Chapitre VI de La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly
VI.1. Conclusion sur le masque structurant l’œuvre en général
VI.2. Synthèses et questions
A. Définition des fonctions du masque
B. La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly
C. La passion et sa relation avec le masque
D. La laideur masculine
E. Portée de cette étude: Le masque, toile de fond, trame essentielle?
VI.1. Conclusion sur le masque structurant l’œuvre en général
Nous avons essayé de montrer que le genre littéraire que Barbey avait choisi, celui de l’énigme, en rapport avec le sujet du masque, avait une structure particulière.
Le masque impose un certain ordre dans la révélation des faits, et une certaine intonation, qui peut porter sur le connu ou l’inconnu; on nous annonce que la vie ou le héros vont se découvrir devant nos yeux. Plus les prédictions sont précises, mieux nous percevons l’opacité du masque; d’où le suspense. Mais si l’on sait seulement le sentiment d’épouvante ou de terreur que nous éprouvons, le suspense touche à l’angoisse. Le masque est un objet à double face qui relie l’apparence au profond, le passé au présent, qui joint en lui les opposés.
Les détails nous sont fournis dans un certain ordre, sur un rythme varié, avec des insistances différentes: le projecteur peut nous éblouir; le vraisemblable peut noyer en fait le réel masqué. Les précisions peuvent être des trompe-l’œil, des leurres détaillés, dans un discours énigmatisé dès le début.
L’aveu des zones d’ombre, touchant héros et faits, tient d’une esthétique du masque: la suggestion fragmentaire, illustrée par la thèse du soupirail, a pour but de faire rêver plus que de décrire. L’illumination finale rétrospective, illustrée par la métaphore de la goutte de lumière qui devient flamboiement, permet de lever le masque mais laisse part à la «pensivité». Ces deux structures transposent sur le plan du style ce qui se passe au niveau du récit et de la lutte. Le rapport forme et fond est parfaitement harmonieux.
Enfin Barbey a, petit à petit, découvert des techniques qui lui permettent d’avoir son propre rythme et son propre dessein dans le dévoilement: les coïncidences, qui sont la goutte de lumière dans l’œuvre, la conversation qui permet le pluriel de l’objet de l’œuvre, l’éclairage latéral qui en donne plusieurs versions propres à faire sortir le mystère (ou enchâssée) de visions centrées sur le même point, mais la déformant.
L’accumulation, qui est une des tendances profondes; fonctionne, nous l’avons vu, selon la même structure que le masque. Elle exige du lecteur qu’il progresse de la même façon que Barbey pour percevoir le «reploiement et le soulèvement» du rideau que Barbey manœuvre quand il met en scène son sujet. «Tout roman aurevillien deviendrait ainsi jeu de miroirs, successives mises en abyme. L’impression qu’ils font naître chez le lecteur viendrait de là, car le procédé, comme on l’a dit, crée des perspectives, doue la matière romanesque d’une sorte de transcendance, en même temps qu’il dissipe l’illusion.» [1]
On peut parler ici d’une littérature dont l’écriture est inspirée par le masque, et par les jeux de masque. Elle est en harmonie avec le continu qu’elle enrichit. Nous avons essayé de montrer que le lecteur, par le biais de la lecture, revit certaines situations et ressent certaines impressions.
En effet, cette écriture vivifie le masque, elle le rend perceptible et concret, à travers toutes les structures que nous avons étudiées. Nous vivons ces aventures, nous nous posons les questions. Et, particulièrement à la fin, l’interrogation ne nous quitte pas puisqu’il n’est pas complètement répondu à notre question sur les masques.
Le lecteur participe alors à l’œuvre. Il poursuit le travail de Barbey, démasquant ou plutôt cherchant à démasquer les héros. À la limite, il comprend, de l’intérieur, cet écrivain qui s’intéresse aux masques et qui voit partout de la profondeur et du mystère, peut-être parce qu’il a été masque, profondeur et mystère.

VI.2. Synthèses et questions
En guise de conclusion, nous voudrions rassembler tous les éléments, diffus et dispersés, de la mise en scène du masque autour de quelques grands thèmes.
Il est d’abord utile de donner une définition complète du masque et de sa problématique en général, tout en ayant en tête ce qui a précédé. On verra alors, implicitement, que l’œuvre romanesque recouvre la presque totalité de cet ensemble, ce qui est déjà remarquable.
Puis, des éléments dispersés, des grandes lignes de notre travail, rappelés sous une forme plus liée et synthétique se dégagera une unité structurale et verbale.
Enfin, en nous limitant strictement à ces romans, nous retiendrons deux thèmes, impliqués étroitement avec le masque.
Il est impossible de donner une conclusion qui «fermerait» notre thèse: ce seront des questions qui la termineront, plus que des affirmations, comme le veulent les jeux de masque.
A. Définition des fonctions du masque
Cette définition est à lire en gardant à l’esprit tout ce qui précède; il faut en effet faire la relation entre chacune de ces fonctions et ce que nous avons trouvé ici et là dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly.
Le masque est un moyen de protection
- Moyen de protection de l’individu contre lui-même. Il n’est pas d’émotion un peu forte qui n’imprime sa marque éphémère sur le visage. La nécessité, parfois, de n’en laisser rien paraître, compose à son tour un masque d’impénétrabilité (souhaitée).
- Moyen de protection de l’individu contre un danger purement physique: armes défensives sur le haut du visage (casque de métal, masque d’escrime, mentonnière, heaume etc.) et sur tout le corps (armure, chlamyde, déguisement etc.). il faut y ajouter leurs restrictions ou leurs affadissements: voiles, capuchons, cagoules etc.
- Moyen de protection de l’individu contre une force psychique ou d’origine surnaturelle: certains sont passifs (dissimuler son visage sous un mouchoir, dans ses mains, sous ses cheveux), d’autres sont actifs (rendre son visage effrayant par un masque, des regards impressifs, vitrifiants par exemple, des mimiques dirigées dans le but d’effrayer l’autre).
Le masque est aussi l’objet qui peut être signe
- Signe d’une maladie (jaunisse, tempérament colérique, états psychosomatiques) ou de certains états (grossesse, vieillesse, mort, catalepsie).
- Signe distinctif d’une caste, d’une association, d’une corporation, d’une famille, d’un ordre, d’une race (capuchon des moines, casque du maître d’armes, teint de l’espagnole etc.). Le visage stylisé par le fard, au cinéma, est le signe de l’être avant de servir à la dissimulation. Barthes voit ainsi, dans le masque «farineux» de Garbo, fait de fard, et presque de plâtre, «l’idée platonicienne de la créature». En effet, «la tentation du masque total (le masque antique, par exemple,) implique moins le thème du secret (ce qui est le cas des demi-masques italiens) que celui d’un archétype du visage humain». [2]
- Signe d’une certaine forme de théâtre, physique ou symbolique.
- Signe du refus d’être ce qu’on est: le fard est le dernier avatar du masque: Je est un autre. Les produits de beauté se nomment cosmétiques. Ce nom pourrait désigner tous les masques du monde: ils rectifient les traits que la nature a disposés. Ils modifient ainsi, en même temps qu’une chance ou qu’un destin, l’ordre même du monde, dont le visage est un microcosme. C’est le rêve de tous les gens qui se sentent laids ou embellissables (en particulier des dandys.).
Le masque est aussi appareil de transgression
- Le fard libère l’homme de son physique.
- Le masque mondain introduit une liberté que la morale réprouve, en même temps qu’une certaine duperie et un jeu. Le carnaval s’oppose à la thèse de l’Église.
- Le masque est demande d’une liberté effrénée: le plus frivole des masques, le loup, a pour fonction essentielle, non pas de donner un incognito indiscutable à qui le revêt, mais de lui conférer la dignité d’homme masqué et par là, de donner accès à un nouveau mode de relation avec ses semblables.
Car un personnage masqué n’est pas seulement un personnage dont l’identité réelle demeure inconnue.
Il est plus encore; il est surtout autre chose puisqu’il se pose lui-même comme énigme, et qu’il défie autrui d’en découvrir le mot. Il se met donc en dehors de la loi commune, revendiquant pour lui l’usage d’une liberté d’autant plus grande qu’elle n’est pas limitée, momentanément, par les conventions sociales.
- Le masque touche ainsi à l’Inconnu, à la Divinité libre. Dans les civilisations archaïques, par exemple, tout se passe comme si la face de bois du masque n’avait pas d’envers, et que, par ses yeux sans paupières filtrait, non pas le regard d’un homme, d’un danseur, mais la nuit originelle d’où l’être mystérieux a été tiré au commencement, et qui se révèle enfin. Ryno devant Vellini est semblable au prêtre «qui voulait voir le néant de l’Isis, longtemps adorée, et qui lui déchirait, d’une main forcenée, ses voiles de lin et ses bandelettes. Hélas! à chaque bandelette rompue, il trouvait un voile miraculeux, et sous chaque voile déchiré qui tombait, il reparaissait une bandelette; et la déesse, toujours invisible, défiait et écrasait l’impie de sa mystérieuse divinité» (474 I).
Cette définition de la divinité par le mystère qui reste masqué, est la même pour certains héros: nous ne connaissons pas l’envers de leur masque, et nous avons l’impression de forces obscures, de l’instinct, de l’inconscient, de la fatalité: c’est l’énigme, le sphinx, le gouffre primordiaux.
Nous sommes masqués pour nous-mêmes
Car souvent nous nous dissimulons aux yeux des autres comme aux nôtres, et souvent nous en arrivons à nous tromper sur nous-mêmes.
Nous n’avons sans doute pas la possibilité de connaître vraiment quiconque. Nous nous trouvons dans la position de cet audacieux dont parlait Novalis: «Un homme réussit à soulever le voile de la déesse de Saïs. Mais que vit-il? Miracle des miracles, lui-même.»
Mais lui-même, qui était-il? C’est la question qu’Œdipe aurait pu poser au Sphinx. Le masque est signe et preuve de la profondeur de l’existence quasi inconnaissable et quasi divine de l’homme.
Le masque est signal, une fois perçu, dévoilement commencé
Le masque africain a précisément cette fonction. Le masque artistique est porteur du même sens: «Si le masque n’est pas d’abord ce qu’il représente, mais ce qu’il transforme, c’est à dire choisit de ne pas représenter, […] n’en est-il pas de même pour toute œuvre d’art?» [3]
Et cette différence qui est construction et élaboration. Le masque, perçu, possède un pouvoir de révélation bien supérieur à la représentation fidèle: «Un masque en dit toujours plus long qu’un visage» a dit Oscar Wilde.
Mais si le masque n’est pas reconnu, le pouvoir supplémentaire va au sphinx ou à l’abîme.
L’énigme est la question que pose le masque, elle n’existe que sous forme de question; la solution la détruit (le sphinx de Thèbes se suicide). Par contre, le masque, objectif ou subjectif, peut, même connu, subsister dans son épaisseur.
B. La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly
Après avoir parcouru le vaste domaine du masque, revenons, de façon plus précise à notre thème. Notre point de vue est donc plus rapproché. Il s’agit pour nous d’étudier les règles littéraires de ce thème.
Dans les romans, tant que le metteur en scène ne laisse percevoir le masque à personne, il ne donne pas d’existence au masque dans le présent du récit. (Mais peut-être a posteriori, lors d’une relecture ou d’une remémorisation.)
S’il est révélé, nous percevons alors la vraie figure du héros, et le masque n’existe plus comme opacité. Nous possédons ce masque: nous savon sa conformation, plus ou moins précisément, comme si nous prenions un moulage que nous aurions modifié en papiétant à certains endroits. Mais il peut en c exister (c’est la loi du récit) aux yeux des autres héros. «L’envers d’un masque décrit à sa façon le visage sur lequel il a été moulé.» [4]
Si un héros observateur perçoit le masque, il lui donne verbalement l’existence. Alors naît pour lui l’énigme: «Qu’y a-t-il derrière?». Tant que l’énigme n’est pas résolue, nous ne connaissons pas vraiment le masque. C’est à dire, nous ne connaissons pas sa configuration, et partant la différence avec ce qu’il cache.
Le masque a deux côtés. Le masque objectif est celui qui est le fruit, l’objet de l’action du masqué: ainsi, lorsque Marmor bronze au front, il a un front «bronzé», c’est objectif. Par contre, si l’observateur note: «un regard impénétrable», nous sommes du côté de celui qui cherche à voir: c’est le côté subjectif du masque, celui qui cherche à nous subjuguer, celui que nous subissons. C’est le metteur en scène qui a décidé de quel côté serait la caméra.
Le masque, comme le rideau ou la porte, est le passage obstacle qu’on peut enfoncer. Il est la frontière dangereuse pour les deux belligérants. L’observateur doit être victorieux et le lever, l’observé doit conserver baissée la visière de son casque. Il est le lieu du danger maximum, de la faiblesse et de la défense stratégique, le point d’attaque favori, l’indice, suivant la loi que nous avons vue plus haut: le masque perçu révèle encore plus qu’il se cachait.
Il peut être synonyme de tout ce qui sert d’abri contre l’observateur, de cachette et d’obstacle, de séparation entre un espace intérieur et un espace extérieur et extériorisant qui voudrait happer le secret.
Il peut être aussi la couverture superficielle (mondaine ou sociale) qu’une couverture jetée par le héros sur son être profond: porté non seulement par une personne, mais par toute une société.
Il peut être porté par des héros, mais Barbey qui est aussi metteur en scène, peut l’avoir mis sur toute la nouvelle en choisissant comme technique et comme genre l’énigme.
À la fois cachette et obstacle entre deux points de rencontre, le masque engendre une dialectique, celle de la révélation, de la transparence.
L’étendue du masque et les moyens mis en œuvre
Nous avons constaté que Barbey avait posé sur ses romans une affiche où l’accent sur le réalisme, puis sur le scandale était de plus en plus appuyé.
Puis nous avons donné rapidement les résultats d’une étude qui n’avait pas sa place ici: les noms réels ou historiques donnent au roman le «lustre» de la réalité, c’est tout. Le réalisme est limité, et le scandale serait sans doute impossible parce qu’il serait presque sans raison. Ces romans reproduisent l’apparence de la réalité: ce sont des masques et non des moulages d’après nature.
Ces affirmations de réalisme qui encadrent le roman, comme une parure, sont en accord avec l’intérieur, et l’on dirait que l’auteur agit comme un de ses narrateurs. Barbey créateur, oui, mais aussi, Barbey se créant à l’image de ses héros.
Cette mise en scène des livres est destinée aux passants, qu’il s’agit d’accrocher. Mais les facettes de Barbey sont, elles aussi, destinées à la société. Le parallélisme entre les deux façons d’agir nous en dirait assez long sur lui si nous devions ici parler de Barbey.
Bornons-nous à constater que ce masque de réalisme qu’il met sur ses livres répond pour lui à une nécessité d’ordre matériel autant que psychologique; et qu’on retrouve ce thème du masque à l’intérieur de ses romans.
Permanence et constance
Partout l’auteur constate la présence du masque (société, église, etc.) et il la met en scène dans ses romans, directement ou de façon allusive.
Constamment, on se trouve en face d’une médiation sur ce que révèle et cache l’apparence des choses: les habits, les noms, la figure, les accessoires… Les lieux, les races, les temps, où Barbey trouve des significations en rapport avec le masque. On trouve bien sûr des idées semblables chez d’autres auteurs. «Sa maison même n’était pas comme la maison des autres; elle lui semblait un immobile costume qui cachait son existence; et le rayon lumineux s’échappant le soir, par la fente d’un volet, lui causait quelque chose de cette irritation que vous envoie silencieusement une prunelle par la découpure d’un masque noir» [5]. Mais, dans l’œuvre de Barbey, c’est presque une obsession. Ainsi, en parlant du jeune Allan qui voudrait connaître Madame de Scudemor, mystère pour lui, la comparaison utilisée est celle des écrans qui protègent d’une lumière trop vive, mais qui, ici, ont une fonction de révélateurs: «N’est-ce pas en approchant de cette âme allumée plus tôt qu’on y peut lire, – tout or et lumière – les caractères des premiers désirs, comme en posant un flambeau derrière les transparents de nos fêtes on fait jaillir des symboles de feu du fond sombre sur lequel ils étaient indistinctement tracés? Quand la vie entière est avenir, c’est surtout le passé qui est inconnu» (II 407).
Cette métaphore compliquée s’inscrit assez naturellement dans l’œuvre: tout l’échevelé, le romantisme, l’alambiqué de ces métaphores n’est permis que par la force sous-entendue de leur objet.
Le masque est présent jusque dans ses dérivés: mascarade qui qualifie souvent la vie; Carnaval et Venise qui reprennent le même thème, mascaron qui a les mêmes fonctions décoratives que le sphinx sur le mobilier Empire, et enfin, ce faux ami, masque au féminin, qui permet l’intéressant jeu de significations à propos de la petite fille.
Ce domaine du masque est vraiment bien connu, mis en valeur et prospecté.
Pour Rousseau, le thème du masque et du Voile ne se développe que dans une direction: «les autres collent sur mon visage des masques qui ne me ressemblent pas» «Ce sont les autres qui ont subi la métamorphose la plus surprenante et qui, méconnaissables eux-mêmes, défigurent mon image et mes œuvres». C’est pourquoi «il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre», et il en est de même pour Dieu qui nous est caché. [6]
On peut trouver cette direction dans l’œuvre romanesque de Barbey, mais elle n’est qu’une des parties de la thématique du masque. Chez Rousseau, il est symbolique, chez Barbey, il recouvre la presque totalité de la réalité.
Les moyens: les caractéristiques et les possibilités de la métaphore et de l’énigme
Non seulement le masque recouvre la presque totalité de la réalité, mais encore il est le prisme à travers lequel la réalité est perçue, et l’outil qui sert à la rendre.
Ce triple mouvement est rendu par la richesse incroyable dans les synonymes et les métaphores, par la précision tout à fait adéquate d’un certain type de structure et enfin par le choix d’un genre littéraire: l’énigme.
Premier grand moyen: les métaphores
Le terme «métaphore» est employé ici dans un sens très élargi; le héros bronzé est une métaphore classique. Mais le héros qui se trouve dans un lieu, dans un temps, avec des habits (etc.) qui traduisent soit lui-même, soit l’action (passée, présent ou à venir) est en quelque sorte caractérisé par une métaphore.
Nous nous trouvons en face d’un code très élaboré où les valeurs sont constantes. Sans vouloir rappeler tout ce qui a été énuméré, rassemblons quelques conclusions:
- La statue et le marbre se rejoignent dans le thème de Niobé et du buste blanc. Le bronze et le sphinx dans le thème de l’énigme. Le marbre, glacé, impénétrable et poli correspond au masque clair et inscrutable comme l’espace; le bronze qui a brûlé et a durci est noir et ténébreux comme la nuit. L’abîme, comme ce qui a chauffé, est toujours infernal. Le masque peut être profond, épais, infranchissable, comme la démarcation entre les nobles et les autres à Valognes.
- Les couleurs ont aussi des valeurs constantes: si Don Juan voit la petite masque jaune comme le souci, c’est qu’il a des yeux bleu d’enfer. Si Léa a des cheveux nuancés d’un duvet de fleur, c’est parce que la fleur signifie l’absence de masque.
- Les noms servent à traduire un personnage (par analogie) ou à le masquer (par opposition).
«Il s’appelait Rollon Langrune, et son nom, doublement normand, dira bien tout ce qu’il était, visiblement et invisiblement, à tous ceux qui ont le sentiment des analogies; qui comprennent par exemple, que le dieu de la couleur s’appelle Rubens, et qui retrouvent dans la suavité corrégienne du nom de Mozart le souffle de l’éther qui sort de la Flûte Enchantée.» (I 887) cet appel à la subjectivité intuitive du lecteur, Barbey le fait plusieurs fois, et explique comment il retrouve l’essence derrière le nom qui la masque. Et cette démarche, il l’effectue aussi quand il choisit un nom à reproduire, ou quand il le crée. «Même sur l’échafaud, elle ne dut pas se repentir, cette Marguerite qui s’appelait aussi Madeleine, mais ne fit pas pénitence pour un crime d’amour» (376 II). Marmor traduit le masque, comme Calixte la pureté chrétienne.
- Les lieux ont leur propre symbolique où l’intimité ose s’afficher à l’extérieur, et où la vérité se fait jour. «Viens, mon Yseult, viens au balcon» s’écrie Allan, heureux d’être aimé. Mais c’est là qu’il s’apercevra du mensonge. Le rideau et la porte ont toujours un rôle précis; celui de tous les occlusifs qui ne sont pas naturels: ils sont signaux de passage et introduisent la dialectique de la lutte.
En fait, tout est matière à cette traduction du masque, et tout a une valeur si précise que le réel se charge de sens: l’écrit lui-même ne peut plus se soustraire à cette habitude de pensée. Si certains mots sont employés dans un sens non conforme à la norme, il est nécessaire et urgent de préciser tout de suite cette non-valeur (sphinx, glace, rougeur, vert). Mais les mots en général entrent dans des catégories de valeur: c’est ainsi que «masque» est moins grave que «énigme» ou «sphinx» quand il est employé à propos d’un héros. (Et cette constante révèle un peu de l’échelle de valeurs de Barbey.)
Deuxième grand moyen: la structure de la métaphore
C’est le moyen privilégié par Barbey pour traduire le masque.
La métaphore permet de «dégager l’essence commune par le miracle d’une analogie» [7] entre deux choses. Et c’est vrai ici puisqu’elles concourent toutes à décrire le masque. Barthes ajoute «C’est un livre entier qui sera la signification d’un seul concept, et inversement, une forme minuscule pourra servir de signifiant à un concept gonflé d’une très riche histoire. Bien qu’elle ne soit pas très habituelle dans la langue, cette disproportion entre le signifiant et le signifié n’est pas spéciale au mythe: chez Freud, par exemple, l’acte manqué est un signifiant d’une minceur sans proportion avec le sens propre qu’il trahit.» [8]
Cette structure du style révèle donc l’importance du thème et implique en même temps un certain procédé de critique: Fagès, dans Comprendre le structuralisme, suggère de relever les expressions voisines, additionner les membres et leurs significations, et ainsi, on trouve un invariant, le noyau sémique, puis de sèmes variables. On voit la parenté avec la méthode psychocritique et la ressemblance avec notre travail.
Mais la métaphore ne fait pas que chercher à traduire une essence, elle met aussi en relief la différence: «S’il y a dans la métaphore à la fois mise en œuvre d’une ressemblance et celle d’une différence, une tentative d’«assimilation» et une résistance à cette assimilation, faute de quoi il n’y aurait qu’une stérile tautologie, l’essence n’est-elle pas davantage du côté qui diffère et qui résiste, du côté irréductible et réfractaire de la chose? [9]? Plus particuliers, par conséquent, plus réels, pourrait-on dire. C’est exactement la structure du masque: la Rose de Stasseville est la métaphore d’Herminie: certes, elle a des ressemblances avec la Rose, mais elle est aussi autre, et la métaphore lui sert de masque.
Il ressort de ces trois constations que la métaphore permet de laisser la distance entre le réel et l’écrit, permet d’écrire, par de nombreux signifiants une seule réalité, vue sous tous les angles, mais de lui garder son mystère, et, jouant sur son importance, cachée et révélée à petits coups, permet un Jeu de masque qui harmonise le fond et la forme.
Troisième moyen: le choix du genre littéraire de l’énigme
Presque tous les romans, ici, sont bâtis sur le thème de soulever, qui est le prétexte de l’œuvre. Le narrateur est intrigué par le médaillon représentant l’inconnue. Rollon Langrune de même: «Dévoré des mêmes curiosités que je ressentais, il voulut alors soulever le bandeau rouge qui devait éternellement rester au front du portrait, ce bandeau qui était teint de sang peut être, et qui déshonorait les lignes idéales de ce front divin» (880 I).
Dans un autre roman, Ryno «avait ouvert son passé, dans les replis les plus secrets, à ces yeux de lynx qu’il ne redoutait pas». Plus tard, il refera de même et «il écrivit à la fin, sous l’impulsion de ce besoin de confession, plus impérieux dans l’homme que le besoin de respirer» la lettre que sa femme lira. Ce thème de s’ouvrir, de montrer enfin la réalité, de se confesser, bref de lever le masque, rejoint le thème de «mouler» la réalité: «Ryno moula sa douleur dans un plâtre tourmenté comme elle, dans cette lettre». De même, le narrateur, ayant écouté Rollon, va créer une œuvre: «les pages qui vont suivre ressembleront au plâtre avec lequel on essaie de lever une empreinte de la vie, et qui n’en est qu’une ironie! Mais l’homme est si impuissant contre la mort qu’il s’en contente. Puissiez-vous vous en contenter!» (I 880, 335, 509, 882).
Le thème de soulever et de mouler sont liés par le biais du masque de plâtre: il s’agit d’atteindre la réalité derrière l’énigme, et de reproduire la réalité découverte. Ce sont là les raisons données à l’écrit, et peut être peut-on voir là des raisons à une vocation d’écrivain?
Le mystère qui est éclairci se dévoile peu à peu, suivant une progression qui utilise les «trucs» littéraires bien connus du roman policier et de l’énigme. Mais nous aurons rarement en face de nous une révélation totale: il y a une série de révélations qui se terminent par une meilleure approche du mystère. «Affleurement d’un mystère qu’on ne nous révélera pas» [10]. Tel est en fait ce fameux dévoilement… telle est la fin des nouvelles où le Masque est un sujet principal. Dans celles où il n’est qu’un moyen, nous connaissons effectivement le mot de la fin.
Dans le genre énigmatique, le lecteur est interpellé directement et de façon beaucoup plus pressante que quand il est simple lecteur ou spectateur. Nous nous trouvons dans la position de l’observateur qui s’efforce de regarder par la fente, par le soupirail. Il faut ajouter que l’«empilement des narrateurs dans certains romans» contribue à donner au lecteur l’impression de participer lui-même à cette enquête. D’où le vertige de l’Infini. «On connaît bien, au théâtre par Hamlet, par l’Illusion Comique, par le Saint-Genest de Rotrou, ce pirandellisme avant la lettre qui cherche à dérouter le public en introduisant une seconde scène sur scène, en faisant jouer aux acteurs le rôle de comédiens ou de spectateurs, en multipliant les décrochements d’une scène gigogne qui, à la limite, se refléterait indéfiniment en elle-même.» [11]
Nous avons essayé de mettre en évidence cette composition en abîme dans Le Dessous de Cartes, et la prise qu’elle a sur le lecteur. «De telles inventions suggèrent que, si les personnages d’une fiction peuvent être spectateurs, nous, les lecteurs ou les spectateurs, pouvons être des personnages fictifs.» [12]
Sans aller plus loin, dans notre cas, nous avons pu dire que le lecteur comprenait qu’il pouvait côtoyer des Diaboliques, et que lui-même possédait un masque, au même titre que ce sympathique salon.
De te fabula narratur, telle est la solution à l’énigme que pose le sphinx à Œdipe, et qui est la seule à intéresser l’homme.
De même que dans le tableau des Menines, de Vélasquez, le sujet que peint le peintre n’est pas sur la toile, de même que le peintre regarde le spectateur, de même, dans l’énigme posée par Barbey, à son niveau le plus élevé et médité, le sujet n’est pas formulé directement dans le roman et Barbey regarde plus loin que ses héros de papier. L’écrit sert de masque à ces intentions diffuses que seule l’analyse permet de discerner.
Le masque a donc une étendue et des prétentions qui dépassent le cadre de l’écrit.
Il a aussi un pouvoir sur deux des thèmes principaux: la laideur et la passion; nous voudrions essayer de discerner les structures qui relient ces deux thèmes à notre sujet qui est central.
C. La passion et sa relation avec le masque
Le cas des Célestes
Si nous commençons par regarder la relation des Célestes avec le masque et le mystère, nous constatons qu’elles ne sont jamais, apparemment pures: Léa a des yeux plus battus, un regard plus voilé, une faiblesse qui peut sembler étrange; le romancier pose la question: Léa aimerait-elle? Calixte est sous l’ombre du bandeau, de sa maladie qui pose sur elle un masque, et a fait un vœu qui doit rester secret; elle meurt en disant: «Nous sommes condamnés», elle qui vient d’avoir une extase: est-ce parce qu’elle aime tant son père qu’elle parle comme un avocat devant Dieu ou expie-t-elle la faute de n’avoir pas éloigné assez tôt Néel? Aimée se fiance à Monsieur Jacques qui a peut-être fait vœu de chasteté, et choisit de se montrer nue aux Chouans pour sauver Des Touches: est-elle consciente de participer à un possible parjure? Pourquoi donc a-t-elle choisi ce moyen-là?! Cette Monna Lisa autorise des suppositions injurieuses jusqu’à la fin. La petite masque subit une distorsion de la part des convives, distorsion fondée sur un élément réel, mais qui ne sera pas rectifiée dans la nouvelle. Lasthénie est qualifiée de «refoulée» parce qu’elle est enceinte, la mère suppose qu’elle cache quelque chose: elle est plongée dans les ténèbres de la calomnie jusqu’à la révélation finale.
On constate donc que le romancier laisse planer sur ces Célestes des ombres qui leur donnent du mystère, mais ce mystère est un masque puisqu’elles sont innocentées. Il les fonde en «énigmes» à leur corps défendant (sans employer jamais ce mot, bien sûr). Toutefois le cas de certaines n’est pas totalement éclairci et est laissé à l’appréciation du lecteur.
On dirait que pour donner de l’intérêt aux célestes, il a fallu les «diaboliques» quelque peu, même artificiellement. Ce sont des êtres d’exception dans les romans de Barbey, mais ils n’échappent pas à une tendance générale que nous étudierons plus loin.
On peut glisser en pensant qu’à l’inverse, les héros; sous la plume du narrateur évidemment, ont tendance à diaboliser ce qu’ils ne comprennent pas: c’est pourquoi on fait porter aux Célestes un masque qui les révolte parfois, ou scandalise un entourage qui n’est pas médisant ni calomniateur: pour Percy qui ne comprend pas les rougeurs d’Aimée, elle a peut être péché; pour le prêtre de l’Isis qui ne veut plus croire, le mystère miraculeux est peut-être une supercherie; pour Sombreval qui a l’esprit scientifique, «Dieu se voilait», alors que, pour le croyant, son mystère est la preuve de son Être.
C’est pour soutenir l’intérêt romanesque par le mystère et l’énigme que les Célestes portent un masque. Peut-être sembleraient-elles fades sans cet artifice qui n’existe que parce qu’on leur suppose des passions communes? En effet, dans l’œuvre aurevillienne, le masque est expliqué par la passion.
Le cas de la nudité
Si nous partons d’un autre point de vue, verrons-nous appréciée et corrigée de la même façon la nudité? En effet, la nudité est, comme les Célestes, d’essence radicale et franche. Va-t-elle du coup, parce qu’elle n’est pas sous un masque, sembler dénuée d’intérêt?
Lorsqu’Aimée se déshabille devant les Bleus, elle est «chaste», comme si elle avait été sous l’œil seul de Dieu. Et, en effet, la nudité semblera toujours liée à la froideur, de façon assez paradoxale (et aurevillienne).
L’appartement de Vellini est d’une «nudité simple et ferme», de même que l’Espagnole a un extérieur froid quand elle est immobile. Chez Vellini, on ne trouve pas de perspectives, de voilages transparents et «féminins», de jeu de glace. La nudité a la même valeur que l’habit opaque qui interdit la passion. Madame de Scudemor «y tomba, résignée, plus noblement que la Romaine qui drapait sa tunique, à l’heure suprême, pour plus chastement mourir», et après ce «martyr moral», elle se rajuste dans ses vêtements. Plus tard, elle emploiera l’expression frappante: «cet enveloppement de la tête avec son manteau, comme autrefois Anaxagore.» (458, 463 II).
La franche nudité est liée à la mort. On en trouverait maints exemples. Elle n’engendre pas la passion.
Une preuve de plus, à l’appui de ce que nous affirmons, se trouve dans la façon dont la nudité voilée est appréciée. Allan commence à désirer Madame de Scudemor en regardant ses admirables bras à travers la transparence des manches de son corsage. (Voir dans les métaphores.) Les Diaboliques savent faire naître le désir ou l’exacerber: «N’eut-elle pas l’audace et l’indécence de me recevoir, n’ayant pour tout vêtement qu’une mousseline des Indes transparente une nuée, une vapeur, à travers laquelle on voyait ce corps, dont la forme était la seule pureté, et qui se teignait du double vermillon mobile de la volupté et de la pudeur! … Que le diable m’emporte si elle ne ressemblait pas, sous sa nuée blanche, à une statue de corail vivant! Aussi depuis ce temps, je me suis soucié de la blancheur des autres femmes comme de ça!» (216 II) Encore plus explicite est le costume de la Duchesse en prostituée: «Elle revint vers lui, dans le costume qui n’en était pas un, de gladiatrice qui va combattre […] Elle n’était pas entièrement nue; mais c’était bien pis! Elle était bien plus indécente, – bien plus révoltamment indécente que si elle eût été franchement nue. Les marbres sont nuds, et la nudité est chaste. C’est même la bravoure de la chasteté. Mais cette fille, scélératement impudique, qui se serait allumée elle-même, comme une des torches vivantes des jardins de Néron, pour mieux incendier les sens des hommes, et à qui son métier avait sans doute appris les plus basses rubriques de la corruption, avait combiné la transparence insidieuse des voiles et l’osé de la chair, avec le génie et le mauvais goût d’un libertinage atroce […] Dangereux rêve obscène?»
Puisque la nudité franche est rejetée comme non «tentante», les Diaboliques savent qu’il faut la laisser seulement transparaître, la masquer et laisser voir, bien sûr, qu’elle est masquée. D’où toutes les allusions à la transparence. C’est d’elle que vient leur pouvoir tentateur: soulever le masque qu’on voit.
Sur le plan physique, il faut que la nudité soit voilée et transparente pour qu’elle suscite l’intérêt; sur le plan moral (ou romanesque) il faut que les Célestes soient sous le coup d’un mystère pour qu’elles soient intéressantes à décrire. La Vierge-Veuve est d’une moindre force dramatique que la rougissante Aimée; Aimée nue n’est pas une Diabolique.
Pour qu’il y ait intérêt, et passion, il faut qu’il y ait un masque dans l’écriture, le physique, ou le psychologique: la pureté n’est pas un «bon» sujet, ou disons, plus objectivement, qu’elle n’est pas le sujet de ces romans.
La passion implique le masque, même sans nécessité de se cacher
Mesnilgrand père «ne laissait rien filtrer de ses pensées, aussi énigmatiques que celles d’un chat qui fait ronron au coin du feu.» «L’abbé, cette âme fermée comme une forteresse sans meurtrière, et qui ne donnait à personne le droit de voir ses sentiments et ses pensées,» n’est pas loquace, même avec Madame de Montsurvent. Jeanne entre en catalepsie et montre «un front sans sueur, sans frémissement d’épiderme, n’ayant plus rien d’humain, un vrai front de cataleptique […] absorption complète en elle-même» (II 187, I 716, 645).
On voit bien, dans ces exemples que la passion est hermétique quand il n’y a rien à cacher, la première manifestation de la passion est la fermeture, l’endurcissement. Quant aux Savigny, heureux, «l’amour bouclait tout en eux», et il n’y a pas une fêlure à ce bonheur dans le crime.
La passion contient la réalité et l’absorbe. L’image du velours de la panthère qui absorbe la lumière sans la renvoyer est symbolique. On peut y repenser chaque fois que le mot velours est prononcé (félins, mouvements, regards, vêtements, rideaux etc.). Le velours de la panthère qui absorbait la lumière est «vaincu» par le satin de Hauteclaire qui reçoit et renvoie la lumière. Le rideau cramoisi lui aussi absorbe la lumière interne, s’en colore et se rend visible, et renvoie cette lumière, mais rendue confuse, à l’extérieur: on voit là une espèce de symétrie avec le satin qui reçoit la lumière externe et la renvoie à l’extérieur.
La passion est fermeture, même vis-à-vis du complice
Alberte suscite la passion et l’accepte, mais elle ne dit rien: «Alberte, cette nuit-là, était plus silencieusement amoureuse que jamais. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour moi un langage si expressif que, si je lui parlais toujours, moi, si je lui disais toutes mes démences et toutes mes ivresses, je ne lui demandais plus de me parler. À ses étreintes, je l’entendais. Tout à coup, je ne l’entendis plus.» (51 II). La Pudica, de même, suscite et accepte l’amour, mais ne dit rien: «Rien du cœur ne traversait les cloisons physiques de cette femme ouverte au plaisir seul… c’était, je vous l’ai dit, un sphinx que la Puisa, mais un sphinx qui dévorait le plaisir silencieusement, et gardait son secret.» (217 II). Madame de Stasseville, mâchant ses résédas et dévorant des yeux Marmor devait être du même type.
Tous les amants de ces femmes ressemblent à ce «malheureux fou dont l’histoire peu connue est d’autant plus touchante qu’elle est l’emblème de la vie de beaucoup d’entre nous. Un fou s’éprit d’une lame d’épée. Amoureuse altière et cruelle. Mais elle était svelte, gracieuse et souple comme une jeune fille. Elle se relevait comme une couleuvre quand on l’avait pliée en faucille sur le pavé. Elle répandait de beaux reflets bleuâtres qui fascinaient comme les adorables et irrésistibles yeux des femmes que l’on sait perfides. Peut-être y avait-il pour le pauvre fou quelque analogie dans tout cela… Quoi qu’il en fût, l’homicide ne répondait pas à ses caresses que par du sang; du sang pour des baisers, et pour des étreintes du sang aux mains, à la poitrine, aux lèvres! Quand un jour, il se la fit entrer jusqu’à la garde dans le cœur.» (501 II). Cette comparaison est d’autant plus juste qu’en général la femme aimée est maléfique si elle est aussi énigme. (Sauf dans Le Bonheur dans le Crime, qui est extraordinaire. Il faut ajouter que Hauteclaire aime véritablement Serlon.) Les rapprochements seraient intéressants entre cette histoire et la première entrevue entre Hauteclaire et Serlon. Mais dans l’histoire tout sentiment est exclu, et la métaphore (revoir notre chapitre sur les métaphores) fonctionne avec toute la rigueur possible.
Ce type d’amour qui prend sans rien rendre est celui que nous avons déjà qualifié de «sphinxial»: les femmes-sphinx sont en général punies de mort, ou au moins de mort symbolique.
Le châtiment que subit la Pudica touche au masque. Barthes a, dans S/Z, une réflexion passionnante: «La statue appelle la visite, l’exploration, la pénétration. Elle implique l’intérieur. La peinture a peut-être un envers, mais elle n’a pas d’intérieur.» [13] Une statue cachetée est donc une statue pleine, qui n’a plus aucun mystère, ni par conséquent aucun attrait. Elle devient marbre. Et effectivement, étant «ce corps superbe et mutilé», elle est «immobilement pâle sous les yeux d’un homme». Alors qu’auparavant elle était statue de corail, pêche ou fraise (la variété des suppositions explique l’attrait qu’elle suscite et le manifeste en même temps), maintenant qu’il n’y a plus de mystère attirant. Elle ne peut plus être désirée, et Ydow la punit réellement par où elle a péché. (Dorsay lui aussi fait comme si Hortense l’avait trompé.)
Le châtiment des sphinx est donc punition du mystère par la suppression de ce mystère. La statue vivante devient masque plein, de marbre. Le mystère subsiste, bien sûr, mais il n’est plus attirant.
La passion comme devant se protéger des autres
La passion porte aussi un masque parce que les héros doivent se protéger des autres.
Lorsque la passion est coupable, elle nécessite en effet le port d’un masque. (On peut noter en incidente que l’inceste revient proportionnellement assez souvent dans cette œuvre, et nécessite le mensonge.)
Les héros doivent alors étouffer leur bonheur (374 II). La duchesse peut s’enfuir «grâce à cette dissimulation qui boucha tous les jours de mon être par lesquels mon secret aurait pu filtrer». «L’âme scellée et murée» de Madame du Tremblay est de la même espèce que Riculf, «comme le marbre, glacé, impénétrable et poli». On s’est brisé contre cette nature impénétrable. Les citations abondent, qui nous montrent cette force que la passion coupable met en branle pour rester au secret.
Mais il peut y avoir des fissures dans cette forteresse: ce sont les soupiraux, fentes du masque par lesquelles passe cette goutte de lumière qui amène l’illumination. Ce thème est repris par la Fenêtre, le Vase, le Mur, la Boîte, l’Embrasure etc. Comme le dit Barthes en étudiant la cosmologie racinienne: «la chambre est le lieu où est tapie la Puissance; l’Antichambre est l’espace du langage, milieu de la transmission de la scène proprement dite. Entre les deux, il y a un objet tragique qui exprime de façon menaçante à la fois la contiguïté et l’échange, c’est la Porte.
[…] La Porte a un substitut actif, c’est la Voile (ou le mur qui écoute). Il n’est pas seulement une matière inerte destinée à cacher. Il est paupière, symbole du regard masqué, en sorte que l’Antichambre est un lieu-objet, cerné de tous côtés par un espace-sujet.[…]»
Effectivement, il y a beaucoup trop de lieux de passage, de fissures. Ainsi Alberte, en venant chez Brassard, ne ferme ni sa porte, ni celle de ses parents, ni celle de la chambre de son amant; seul le rideau protège du regard de ses voisins. On dirait qu’il est dans un piège et que le secret va se répandre.
On voit souvent la passion filtrer malgré toutes les barrières: la duchesse parle de «cette dure et compressive étiquette qui empêcherait les cœurs de battre, si les cœurs n’étaient pas plus forts que ce corset de fer.» Elle veut aimer. L’Ensorcelée, elle, essaie de résister à sa passion: elle se raidit d’abord, mais ensuite le sang revient par plaques «comme si la vie, un instant refoulée, venait frapper avec furie contre sa cloison de chair.» Son mari remarquera «les sentiments nouveaux et extraordinaires qu’il voyait en elle et qui entrouvraient de temps en temps ce masque rouge de sang extravasé que les révoltes d’un cœur trop concentré avaient moulé sur son visage.»
Il semble en effet que la passion soit incontrôlable le plus souvent: l’amour des Ravalet «s’entoura de ténèbres trahies comme elles le sont toujours par les sentiments incompréhensibles». On garde d’elle une lettre «où sa passion paraît déborder du contenu des mots comme une odeur passe a travers le cristal d’un flacon hermétiquement fermé» (376 II). Image que nous avons déjà vue et qui va de pair avec le thème du secret qui augmente la jouissance.
Serlon trahit son bonheur: «la voix du comte de Savigny n’était pas la même qu’au temps de sa femme. Elle révélait à présent, par la plénitude presque chaude de ses intonations, qu’il avait peine à contenir des sentiments qui ne demandaient qu’à sortir de la poitrine.» (123 II) Mais Hauteclaire, si à l’aise dans le mensonge, sûre de sa victoire, se révélera volontairement.
Cette lutte dans les héros se traduit par l’image du volcan, entre autres, où la réalité est double et dynamique. Le cœur volcanisé de Jeanne-Madelaine, la duchesse qui ne pensait pas que sous ces marbres dormait un volcan, Ménilgrand à la poitrine de volcan, phénix de fureur, renaissant toujours de ses cendres, ayant un crocodile phosphorescent dans sa fontaine de feu, Alberte qui produisait à Brassard «l’effet d’un épais et dur couvercle de marbre qui brûlait, chauffé par en dessous», et même Néel en qui on sent le feu couver sous la peau amincie des pommettes: tous ces héros luttent pour garder contenue une passion dévorante qui peut éclater au grand jour (cf. Le thème du scandale et du Feu). Torty parle de «un milieu souterrain volcanisé» pour décrire l’atmosphère du château de Savigny (cf. nos pages 50, 53, 54).
Le volcan explosera-t-il? Le feu l’emportera-t-il sur la matière? Telle est la question que se pose l’observateur. En effet, «le nœud du drame réside moins dans l’association des contraires que dans leur insoluble et tragique conflit» [14].
Barthes appelle cette structure la structure en médaille: «la médaille est l’emblème de l’incommunicabilité des côtés: comme la barre paradigmatique de l’antithèse, le métal ne peut être traversé: il le sera pourtant. L’antithèse sera transgressée» [15].
En effet, le conflit se terminera de façon tragique: la mort, le scandale, la mutilation, la fuite seront les seules façons de réduire à néant le conflit entre la passion et l’extérieur: la médaille sera fondue, le masque brûlé.
La passion est donc reliée au masque par tant de liens qu’il s’agit presque d’un nœud gordien. C’est la violence qui tranchera.
On a l’impression, en lisant cette œuvre que la réalité (écrite) qui pimente tout est le masque: les Célestes, la nudité, sont trop simples pour être attirantes. Le masque va leur donner cette profondeur qui les rendra intéressantes pour le lecteur. Nous sommes ici sur le plan de l’écriture et de la composition.
La passion contient en elle le masque et se masque instinctivement: la jouissance du masque par le masque a inspiré plusieurs fois à Barbey des pages dans ses romans, puisque c’est à eux que nous nous en tenons.
L’amour lui-même des Diaboliques est rarement expansif devant le partenaire. Les femmes-sphinx, énigmes, ou tout simplement mystérieuses abondent. Et il semble que ce soit un des péchés capitaux selon Barbey (c’est à elles surtout qu’il réserve le qualificatif pur de Sphinx ou Énigme.) C’est là que réside l’aspect diabolique puisque le Diable n’intervient jamais.
Enfin la passion exige aussi le masque, à un niveau plus commun, lorsqu’il faut se cacher. Et il y a conflit entre la passion et le masque protecteur. Il ne s’agit plus de jouissance du masque alors…
D. La laideur masculine
C’est un second thème autour duquel on peut articuler beaucoup du masque.
En effet, si chez Rousseau, le masque imposé par les autres est purement symbolique, il est très concret dans l’œuvre romanesque de Barbey: c’est la laideur physique qui en entraînera d’autres.
Relevé chronologique du thème
Cet ensemble de citations va nous permettre de voir une évolution.
Dans Le Cachet, l’œuvre sans doute la plus ancienne, nous voyons le Je faire entendre, d’après le ton, que Maria préfère la beauté apparente: «Vous êtes comme les autres, Maria, vous n’aimerez d’amour un beau jeune homme et quand plus tard vous comprendrez que tant de beauté pouvait cacher tant d’ineptie, vous reprendrez votre amour flétri, et ce sera encore à la beauté que vous vous en irez l’offrir.» (7 I) «Elle s’encapriça d’un beau visage.» «quoi donc vous fait peur dans mon Othello, Madame! Voulez-vous que je vous dise? C’est sa peau noire! C’est sa laideur! Sous l’emprise de votre instinct de femme, quand vous vous écriez: «le monstre!» malgré vous, c’est à sa laideur que vous pensez. […] Ainsi chez la femme, chef d’œuvre de la création, le plus ou moins de beauté physique nullifie ou double l’effet d’une douleur (l’atroce, la plus atroce, une femme en rirait dans un crétin, car on rit de ce qu’on ne comprend pas, et bêtement encore, même avec des lèvres divines.)» (11, 12, I).
Cette violence dans le reproche s’explique dans la nouvelle suivante: Léa. Dès la sixième ligne, nous avons cette remarque: «celui des deux qui eût paru le moins beau à la foule, mais dont le visage était le plus largement empreint de génie et de passion», par opposition à son ami «le plus frais et le plus jeune».
Le premier est «chauve avant le temps», du fait de sa sensibilité sensitive d’artiste, Réginald, comme Othello, est avant tout un sensible, et tellement que «cette passion devait le tuer plus tard, le tuer en tant qu’artiste. Cherchez son nom parmi les noms dont la société s’enquête parce que ces noms l’ont marquée, vous ne l’y trouverez pas. Non. Pas même tracé en caractères indistincts au bas de quelque ébauche hâtée. Nulle part ce nom n’a été écrit, si ce n’est sur ces pages qui vous racontent son histoire et que vous oublierez bientôt.» (24 I).
Dans L’Amour Impossible, Madame de Gesvres avait «très bien remarqué l’élégance d’un homme dont la physionomie indifférente avait l’air que nous pourrions supposer aux paresseuses divinités de Lutèce», puis, «elle le trouva bien». Maulévrier est un discret original, remarquable surtout par sa personnalité et certains côtés dandys. C’est pourquoi il n’y a aucune notation physique dans sa description: le prestige dont il est entouré ne donne qu’une importance très secondaire à l’appréciation de la beauté ou de laideur: «maintenant, elle trouvait que la tête allait fort bien à l’auréole» (56, 57, 63, I).
Dans la Bague, écrite peu après, on retrouve identique le thème du Cachet: la laideur empêche d’être apprécié et aimé à sa juste valeur: «Mais j’ai lu quelque part que Rivarol était beau, et que c’était la moitié de son prodigieux esprit… pour les femmes. Or Aloys n’avait pas été si magnifiquement doué. Il était laid, ou du moins le croyait-il ainsi. On le lui avait tant de fois répété dans son enfance, alors que le cœur s’épanouit, et que l’on s’aime avec cette énergie et cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide des créatures à leur aurore!» Ainsi Réginald et Aloys sont laids: mais une grande différence les sépare: Aloys prend conscience qu’il croit être laid, qu’on lui a façonné sa propre image, et qu’il la porte sur lui: Alors que sa mère elle-même, sa tendre mère, c’est à dire qui ne voit rien des défauts de ses enfants à travers l’illusion sublime de sa tendresse, l’avait raillé sur sa laideur comme aurait pu le faire une marâtre; alors qu’elle trouvait ses baisers moins bons parce qu’ils ne ressemblaient pas à l’image désirée qu’elle avait rêvée longtemps; immatériel amour, que cet amour maternel amour! – N’est-ce pas Chateaubriand qui en a conclu l’immortalité de l’âme comme si, dans tous les cas, du reste, toute l’espèce humaine avait porté des jupons! Or ces premières impressions sont si obstinées, elles s’enfoncent dans certaines natures à des profondeurs si grandes qu’elles y restent à jamais, comme ces balles que le fer du chirurgien n’a pu extraire et sur lesquelles la chair s’est refermée: comparaison d’autant plus exacte que ces impressions, comme ces balles, font recouler notre sang à certains jours.
Et ces souvenirs de son enfance vivaient tellement chez Aloys que vingt femmes, peut-être qui l’avaient vengé des dégoûts d’un père et d’une mère – modèles d’aimable sollicitude, qui ne pouvaient souffrir que leur fils ne fût pas un joli garçon – n’avaient pas effacé la trace de la raillerie amère: «rougeur qui ne brûlait pas la joue, mais la pensée… quand il y pensait».
Et c’est par ces blessures que s’introduit le masque, porté volontairement celui-ci: «Car il avait un masque, – un masque de fer cadenassé derrière la tête et dont il avait jeté la clef à la mer, – un masque plus dur et plus froid que celui du frère de Louis XIV: car c’était le mépris qui l’avait forgé, et l’orgueil qui l’avait scellé là. Il ne voulait pas que les hommes puissent se réjouir de l’avoir blessé, s’ils pouvaient le blesser encore. Il ne voulait pas qu’une idée haute et grave fût accueillie par le rire ou l’indifférence. Il avait la pudeur de la pensée, et la fierté encore plus chaste que le sentiment.»
On le voit alors plaisanter, manier l’ironie avec une puissance insultante qui se jouait d’eux à travers ces paroles gracieuses. Il a des yeux d’aigle et refuse de donner plus de prix à la beauté qu’à l’intelligence: il laissera Joséphine épouser Baudoin d’Artinel (161, 163 I).
La laideur commence à être ressentie comme un masque qui a été imposé par de mauvais parents. Et la sensibilité suraiguë impose le port d’un masque qui protégera le cœur, masque d’ironie et de dandysme. Le double mouvement va se poursuivre dans toute l’œuvre
Dans Une vieille maîtresse, Aloys et Maulévrier sont devenus Ryno, qui a pris encore plus de distances avec la société. On parle surtout de son expression et de l’impression qu’il fait sur les femmes: «Enfin ses yeux, – la seule chose qu’il eût vraiment belle- ses yeux avaient soif de la pensée des autres comme les yeux du tigre ont soif de sang» (253 I). Donc Ryno n’est pas vraiment beau. Mais il n’en souffre pas. En effet, la laideur passe loin derrière sa puissance de fascination; le byronisme fait de la beauté une quantité presque négligeable (et même, pour la première fois Vellini qui est dite «laide», séduit et aime vraiment.)
Ce thème de la laideur oblitéré par le byronisme va plus loin dans L’Ensorcelée. En effet, La Croix-Jugan était beau, mais «sous son capuchon», défiguré, sous «son masque de cicatrices», il donne au premier coup d’œil qu’elle lui jette, «un frisson», «une espèce de vertige», «un étonnement cruel qui lui fit mal comme la morsure de l’acier. Elle eut enfin une sensation sans nom, produite par ce visage qui était une chose sans nom.»
«Ce prêtre semblait se venger de l’horreur de ses blessures par une expression de fierté si sublime qu’on en restait anéanti comme s’il avait été beau! […] fascination pleine d’angoisse». La Clotte déplore: «Tu as donc porté les mains sur toi et détruit cette beauté si funeste qui promettait ce que tu as tenu? Que dirait Dlaïde Malgy si elle vivait et qu’elle te revît?» Mais il suffit qu’il montre «sa tête gorgonienne, parure faite par la guerre et le désespoir», pour ensorceler Jeanne-Madelaine (603, 604? 646? I). Elle «aimait d’amour le monstre défiguré de la Fosse» (659). Elle veut être aimée.
La laideur n’est donc plus cause de rejet, elle peut même être fascinante.
Dans le Des Touches, écrit sous l’influence de l’Ange Blanc, le thème de la laideur est presque absent. Des Touches a une beauté féminine et cruelle. Monsieur Jacques est un Beau Ténébreux: Barbe le surnomme le Beau Tristan au moment où elle accepte d’être qualifiée de laide et ajoute que son goût ne la portait guère vers ce beau mélancolique, mais vers la gaieté qui témoigne de la force d’esprit (789, I).
Dans Un Prêtre Marié, nous ne savons rien du Je, dandy, sinon que la curiosité lui enlève de la maîtrise de soi. Arrive Rollon Langrune: il «avait cette beauté âpre que nos rêveries peuvent supposer au pirate-duc qu’on lui avait donné pour patron, et cette beauté sévère passait presque pour de la laideur, sous les tentures de soie des salons de Paris, où le don de seconde vue de la beauté vraie n’existe pas plus qu’à la Chine.» Comme Réginald dont il aurait accompli le destin, Rollon est un génie qui n’est pas encore connu. La beauté parisienne est déclarée méprisable, et pour découvrir la vraie beauté, il faut un don de seconde vue (sans doute parce qu’il s’agit de passer au-delà des apparences) (877 I).
Sombreval est laid. Il était «le moins beau, le moins fort de tous qui devait donner le moins d’orgueil à son cœur de paysan».
La réflexion, si elle nous fait penser à celle de la Bague sur les parents, est d’un ton bien différent: le père est toujours vivant, mais il a perdu ses quatorze enfants, sauf le treizième; il est si peu père qu’il ne le regarde qu’avec ses yeux de paysan (de même que la mère avait regardé son fils comme un objet décoratif). «Il faut ajouter aussi qu’il manquait de ces agréments extérieurs, lesquels seront toujours d’un irrésistible ascendant sur ces femmes qu’on appelle les hommes. Il était laid et aurait été vulgaire sans l’ombre majestueuse de toute une forêt de pensées qui semblait offusquer et ombrager son grand front, coupé comme un dôme. Il était haut de taille, vaste d’épaules, douées d’une force physique inférieure à celle de ses frères (des Goliaths!) mais assez redoutable encore pour qu’il pût, sans appeler à son aide une charrette versée sur la route, et la replacer droit dans l’ornière. Mais ses épaules, un peu voûtées, touchaient ses oreilles, et il n’était pas fait au tour, comme dit l’expression proverbiale, mais à la hache; dégrossi à grands coups, inachevé.
Il avait les bras longs comme Rob Roy, et comme lui, il eût pu, sans se baisser, renouer sa jarretière. C’était vraiment plutôt un énorme orang-outang qu’un homme; il en avait les larges oreilles, la nuque fortement animale, les pommettes saillantes, les mains velues, le rictus, l’aspect noir et cynique, mais son œil et ses sourcils dignes d’un Jupiter Olympien le vengeaient et disaient en traits de flamme que le Satyre, dans sa peau de bête, avait l’intelligence d’un Dieu» (877, 890, I) La beauté cède le pas devant l’intelligence.
Néel, à la beauté remarquable, à la suite de sa tentative de suicide, est un peu «enlaidi»; mais il en devient plus attirant: «une cicatrice visible et profonde au visage, un sillon qui coupait en deux un de ses purs sourcils; mais cette cicatrice, il ne l’eût pas donnée pour une couronne» (il a un signe au front comme Calixte) «Il boitait maintenant […] Avec sa beauté délicate, cette beauté de cristal que sa chute n’avait pas brisée, et cette claudication légère, qui attendrissait sa démarche, il avait l’air de «cet Ange qui s’était heurté contre une étoile» dont Byron parlait un jour en parlant d’un boiteux comme lui.» (1065) La beauté cède le pas devant le «touchant».
La beauté est donc plutôt un handicap car elle ne «signifie» rien, dans sa banalité. Elle est trop matérielle et donne la seconde place à l’âme. La laideur, par opposition, est significative et cache, dans le cas de Sombreval, la grandeur d’un Titan.
Dans Le Rideau Cramoisi, la beauté intervient pour faire de Brassard la proie d’une femme, et des femmes. «Alors, je n’étais qu’un bambin de sous-lieutenant, fort épinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avec les femmes, quoiqu’elles n’aient jamais voulu le croire, probablement à cause de ma diable de figure… […] ce ne fut pas une femme qui fut prise ici, ce fut moi!» Il se compare à Joseph, victime des avances de la femme de Putiphar. Il ne songe pas à Alberte avant qu’elle lui fasse des avances, et ne s’occupe que de son uniforme (23 II). La beauté pour l’homme est donc une source de danger, plutôt qu’une source de joie sereine.
Don Juan, «c’était la vraie beauté, la beauté insolente, joyeuse, juanesque enfin; le mot dit tout et dispense de la description». Effectivement, la description manque, comme si cette vraie beauté (discernée peut être par la seconde vue) ne pouvait pas être décrite comme conventionnelle, ou eût été incomprise des lecteurs parisiens et provinciaux.
Dans Le Bonheur dans le Crime, Serlon de Savigny, qui sera appelé «le beau Serlon» est fasciné par Hauteclaire, dès la première passe d’armes: «Il la trouva ce qu’elle était, une admirable jeune fille, piquante et provocante en diable […] Il lui demanda de croiser le fer avec elle, mais il ne fut point le Trancrède de la situation, le comte de Savigny! Mademoiselle Hauteclaire Stassin plia à plusieurs reprises son épée en faucille sur le cœur du beau Serlon, et elle ne fut pas touchée une seule fois.»
«On ne peut pas vous toucher, Mademoiselle, lui dit-il avec beaucoup de grâce. Serait-ce un augure?» «L’amour propre de ce jeune homme était-il dès ce soir-là vaincu par l’amour?» (95, 96, II) Les adjectifs (piquant, provocant) actifs, sont réservés à Hauteclaire. Serlon lui se cantonne dans le passif, il demande, il n’est pas le Tancrède, il est désigné par les touches sur le cœur, il lui parle avec grâce: on ne peut vous toucher. Il accepte cette situation et y voit presque un présage: les sexes sont intervertis sans que son amour propre se rebelle: l’amour de Hauteclaire le possède, et la structure de cette relation restera inchangée. Serlon restera la proie de la panthère, proie belle et dandyque, presque féminine (voir la description du couple au Jardin des Plantes et au château). La beauté chez l’homme est signe de faiblesse.
Dans Le Dessous de Cartes, Marmor, au contraire, «n’était pas beau, mais il était expressif», d’où la passion qu’il fait naître chez les Tremblay. C’est un séducteur (140).
Dans A Un Dîner d’Athées, Ménilgrand raconte une histoire. «Ce n’était pas la beauté régulière que les jeunes personnes à âmes froides recherchent. Il était rudement laid; mais son visage pâle et ravagé, sous ses cheveux châtains restés très jeunes, son front ridé prématurément, comme celui de Lara ou du Corsaire, son nez épaté de léopard, ses yeux glauques, légèrement bordés d’un filet de sang comme ceux de chevaux de race très ardents, avaient une expression devant laquelle les femmes les plus moqueuses de la ville de *** se sentaient troublées.» «Belle allure, toujours divinement mis» (184).
Ydow, au contraire est beau comme un Antinoüs.
Du fait de la laideur de Ménilgrand, on pourrait presque déduire que la Pudica était vraie quand elle disait à son mari que le chevalier était le père de son enfant. Si cela est vrai, quand elle refusait de dire à Menilgrand qu’elle l’aimait, on peut supposer qu’elle était vraiment sphinx. (La séduction qu’exerce la laideur entraîne généralement un amour sincère chez la femme.)
Il faut aussi remarquer que Barbey méprise les âmes qui choisissent la beauté. Si bien que la laideur devient un argument en faveur de la femme qui la choisit. (Dans ce cas, la Pudica aurait réellement aimé Menilgrand, mais cet amour n’aurait pas vaincu sa nature de sphinx.)
Dans La Vengeance d’une Femme, Tressignies est un «gant jaune», un dandy.
Ce qui ressort des Diaboliques, c’est que l’homme beau est la proie d’une femme diabolique. La laideur exerce au contraire une attirance qui généralement conduit à l’amour chez la femme. L’attitude vis-à-vis de la laideur est donc complètement renversée.
Dans ses dernières œuvres, on trouve la confirmation de cette évolution:
Dans Une Histoire sans Nom, le capucin a tout d’une statue de marbre ou de bronze, on ne sait trop. Le mot de beauté n’est pas prononcé au sujet de son visage: il n’a rien à faire dans cette histoire de viol (271 II).
Dans Une Page d’Histoire, la beauté est cause de mort: «leurs belles têtes, si belles qu’elle même, la brutale tradition, les a trouvées belles, et que le seul détail qu’elle n’ait pas oublié, dans cette histoire psychologique impénétrable, tient à cette seule beauté.» Ils sont appelés «les beaux Incestueux de Tourlaville». «Deux enfants de la plus pure beauté qui sortirent un jour, comme deux roses de cette mare de sang des Ravalet.» «Ces deux enfants, beaux comme l’Innocence, finirent par l’inceste la race fratricide de leur aïeul. Il avait été lui, le Caïn de la haine; ils furent, eux, les Caïns de l’amour, non moins fratricide que la haine, car en s’aimant, ils se tuèrent mutuellement du double couteau de l’inceste qu’ils avaient voulu tous les deux.» «leur dangereuse beauté». Si l’homme est beau, il sera proie, même de celle qui l’aime. «La chronique, qui dire si peu de choses, a dit seulement qu’elle prononça que c’était elle qui avait entraîné son frère.» (371, 371, 376)
Dans Ce qui ne meurt pas, œuvre ancienne et en même temps reprise de la dernière, Allan a une beauté régulière à la Byron (388), une beauté d’Androgyne (529) qui devient plus mâle. Il avait cru séduire Yseult, mais il est finalement victime de la pitié d’Yseult et surtout du désir de Camille.
On a vraiment l’impression que l’homme beau est une victime désignée au désir et à la mort.
Perspective d’ensemble sur la laideur dans l’œuvre romanesque de Barbey
Si nous essayons de résumer l’évolution qui se fait autour du thème de la laideur dans l’œuvre romanesque, nous obtenons ceci:
Dans Le Cachet et Léa, un héros, à qui sa mère a toujours dit qu’il était laid dans son enfance, aussi loin qu’il remonte, constate, ce qui va dans le même sens, que les dans aiment les beaux jeunes gens de préférence aux jeunes gens spirituels et artistes, mais laids. Il est d’une sensibilité suraiguë et en souffre.
Dans L’Amour Impossible et La Bague, le dandysme va permettre de surmonter la laideur: l’auréole peut être plus importante que la beauté.
Le dandysme est aussi un moyen de mettre une protection sur la sensibilité, tout en acquérant cette auréole qui peut effacer la laideur. Enfin, il y a une distinction entre être laid, et se sentir laid, du fait de répétitions, alors que c’est peut être faux. Mais, dès lors, le masque du dandy est bien fixé.
Le dandysme et le byronisme permettent de sublimer le problème. En Ryno, en La Croix-Jugan, c’est la fascination due à toute autre chose que le visage qui fait mouche.
Dans Des Touches et L’Ensorcelée, la beauté est banale et non désirable: la gaieté, l’esprit, la science de Sombreval, la claudication poétique de Néel, la beauté âpre et non parisienne de Rollon Langrune, valent mieux que les beautés efféminées et parfaites. Les salons de Paris sont mauvais juges en la matière, comme ses parents ou les femmes froides.
Dans Les Diaboliques, la beauté classique fait des hommes la proie des femmes diaboliques. Mais si elle n’est pas parfaite, ils peuvent être maîtres des femmes.
Une Page d’Histoire insiste sur le pouvoir mortel/immortel de la Beauté.
Le chemin parcouru
On dirait qu’on suit un chemin où la laideur, ressentie comme un fardeau douloureux au début, comme un masque imposé, devient moins difficile à supporter grâce à un masque qui protège la sensibilité. Puis en déniant à presque tous le droit de qualifier la beauté, l’auteur affirme que la beauté vraie n’est pas «classique»; elle comporte toujours un défaut qui permet la fascination. En outre, si la beauté de l’homme est parfaite, il devient la proie de la femme diabolique.
On dirait que le regret d’être laid a fait place à un contentement relatif (sincère?…). Tout récit où le héros est beau se termine en cauchemar pour lui: ce thème de la beauté qui commence à être heureuse finit sur l’échec.
E. Portée de cette étude: Le masque, toile de fond, trame essentielle?
Cette évolution pivote autour du thème de la laideur, et ne peut se faire et se dire que grâce au «masque».
La laideur est ressentie comme un «masque» qui cache aux autres la réalité profonde de celui qui est laid et souffre de ne pas être reconnu. C’est une appréciation qui a été imposée par l’entourage dès la plus tendre enfance et que celui qui est laid finit par croire vraie.
Lorsque le laid se rend compte, en plus, que cette appréciation est peut être fausse, il ne peut plus détacher de lui cette conviction qui lui colle à la peau, et il se ressent enfermé contre sa conscience et sa volonté dans sa souffrance (second masque).
La souffrance de l’enfant engendre peut être le thème du monstre: objet à cacher et qui peut, me semble-t-il, se rapprocher du thème du laid, autant par ce qu’il implique du côté de la personne qui qualifie (parents par exemple) que du qualifié (enfant).
Le laid n’a pas envie de se montrer. Il se sent monstre et scandale: «je couvre ma face flétrie avec un morceau de velours, noir comme la suie qui emplit l’intérieur des cheminées, il ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l’Être Suprême, avec un sourire de haine impuissante, a mise sur moi» [16].
Cette souffrance impose la fabrication d’une autodéfense pour protéger le cœur trop sensible contre les autres: indifférence, ironie, opinions contraires, dandysme etc.
Pour lutter contre sa propre détermination, on invente de décrier la beauté, ou de magnifier la laideur, ou de la remplacer avantageusement par d’autres qualités (don-juanisme, délicatesse, bonté, esprit, gaieté, sentiment de supériorité). La beauté est dite banale, matérielle, aimée des sots, des femmes froides, des faibles d’esprit, etc.
Mais cette attitude, et ces bonnes raisons, ne sont-elles pas tout simplement un masque qui veut cacher le désir, le regret profond et peut être inconscient. En effet, malgré les processus conscients de compensation que nous venons de voir, les rêves de beauté subsistent, mais leur réalisation (par le récit) tourne au cauchemar: la beauté fait de celui qui la possède la proie des autres.
D’où la puissance dramatique de ces histoires de masque où il vaut mieux, banalement, être laid, avec ce que cela entraîne de souffrance sur le plan des héros.
Au terme de cette étude sur la laideur, où nous avons pris l’œuvre romanesque comme si elle était un personnage qui vivait et parlait (procédé hardi et rapide), nous pouvons discerner les liens du masque avec toute l’œuvre.
La laideur et la nécessité de se cacher peuvent amener la crainte de l’indifférence et de l’abandon.
La nécessité de les éviter grâce au scandale ou grâce à des substituts, peut conduire à des comportements «punissables», d’où l’angoisse.
L’empilement des masques dans la vie psychologique conduit à un envahissement littéraire: le masque devient source d’intérêt pour toute réalité, céleste ou non, matérielle ou psychologique. S’il y a quelque chose qui n’est pas compris, la supposition le diabolise tout de suite. Le masque semble être la raison et le moyen de percevoir et d’écrire.
Si nous passons de l’analyse romanesque concernant les héros à ce qu’elle peut nous révéler de l’auteur (ce que nous avons essayé d’éviter), nous pouvons constater que certains comportements de Flaubert ou de Stendhal sont un peu similaires à ceux de Barbey (cf. Richard) mais nous ne faisons que poser la question du masque structurant la vie consciente et inconsciente de Barbey. (Nous nous sommes limitée à l’œuvre romanesque, sans empiéter sur le reste, considérable, et qui éclairerait notre sujet.)
Il écrivait, et ce sera notre dernière référence à la mise en scène du Masque et à toute sa complexité
(Littérature hermétique)
À
Mon Cher Joséphin Peladan
Le dernier des mages
Diaboliques pour qui ne comprend pas,
Mais pour qui comprend, tout le contraire
J.B. d’A.
Masque n’aurait-il alors plus rien à voir avec son étymologie incertaine, qui signifie noir? Ou est-ce une dernière énigme de Barbey?
Notes
1. J. Petit, B 4.
2. Barthes, Mythologies, p. 70.
3. Claude Lévi-Strauss, La voie des masques.
4. Richard, Littérature et sensation, p. 70.
5. Flaubert, Madame Bovary, éd. Pommier, p. 275.
6. Starobinski, La transparence et l’obstacle, p. 301.
Rousseau, Émile, livre IV, O.C. IV, p. 525.
7. Proust, (cité par Genette, dans Figures) À la recherche du temps perdu, p. 889.
8. Barthes, Mythologies, p. 205.
9. Genette, Figures, p. 46.
10. Petit, B 8, p. 120.
11. Genette, Figures, p. 17.
12. Borges, Enquêtes, p. 85.
13. Barthes, S/Z.
14. Gilles, B 8.
15. Barthes, S/Z.
16. Maldoror, cité par Starobinski dans L’Œil vivant.