Chapitre V de La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly
V. La structure de masque dans la mise en scène du masque
V.1. La mise en scène du masque comme structure du «Dessous de cartes»
V.1.1. Étude de la première thèse en relation avec la structure : Valognes, Paris, l’Intimité
V.1.2. Étude de la seconde thèse en relation avec la structure : le jeu du soupirail et de la goutte de lumière
V.1.3. Le masque comme structure du « Dessous de cartes » : conclusion
V.2. La structure et la mise en scène du masque, en général
V.2.1. Le suspense du connu, et le suspense de l’inconnu
V.2.2. La précision : rythme des descriptions, procédés stylistiques, précisions réclamées par l’incrédule ou le catholique
V.2.3. L’inconnu : zones d’ignorance sur les personnages, sur les faits; soupirail, goutte de lumière
V.2.4. Les structures qui font ressortir l’énigme : hasard, conversation, éclairage latéral, mise en abyme, accumulation

Chapitre V. La structure de masque dans la mise en scène du masque
Ces histoires de masques, ces personnages masqués, ces lieux-temps propices au masque, sont-ils le fruit d’une écriture qui est en rapport de sens avec eux?
La structure, dans ce cas, ne créerait pas un nouvel intérêt dans le récit; elle renforcerait celui qui est exposé. Elle mettrait en valeur un sens (statique) en allant dans le même sens, comme la monture met en valeur un diamant.
Comment donc cette histoire de masque, lourde d’un certain poids de mystère dans ses intrigues, ses personnages, ses lieux, devient-elle dans le même volume, plus lourde de mystère, par le coefficient actif de la structure? Comment Barbey rend-il son histoire plus mystérieuse par la structure de l’écriture? Ce n’est plus le sujet à l’état pur qui nous intéresse, mais l’histoire en tant que supportée, aidée par une forme. Ce ne sont plus les aventures qui nous intéressent, mais la «masquité» et la relation du lecteur à l’énigme.
Le roman obéit-il à des règles semblables à celles de la mise en scène, mais dans un autre univers? Ou plus simplement, retrouve-t-on l’élément thématique dans la structure?
Dans les romans de Barbey, nous l’avons vu, la réalité est dominée par le masque. Les règles du masque sont celles de la réalité: la société impose un certain type de vie et de relations; le caractère entraîne plus ou moins à l’hypocrisie; ou à l’impénétrabilité; les relations personnelles sont les fruits de ces structures.
La relation du héros observateur au masque et la relation du lecteur à l’énigme dessinent comme deux triangles semblables. Le premier, dessiné par Barbey est le fruit d’une mise en scène; le second, désiré par lui, est le fruit d’une écriture qui est elle aussi une autre mise en scène, ou plutôt une mise en page.
Nous prendrons, avant d’aller au général, un exemple en choisissant Le Dessous de Cartes où le narrateur cherche à défendre deux thèses.
La première thèse du conteur est la suivante: le roman est à la vie, coudoyé par nous, mais caché.
Voyons si la structure du récit conforte cette thèse, et si le masque s’impose ou doit se supposer, d’après les différentes structures sociales décrites dans cette nouvelle.

V.1. La mise en scène du masque comme structure du «Dessous de cartes»
V.1.1. Étude de la première thèse en relation avec la structure: Valognes, Paris, l’Intimité
Quelle méthode employer? Barthes fait remarquer que texte, tissu et tresse sont des mots de même origine signifiante. Son étude S/Z prend les différents sèmes ligne à ligne, et les relie à distance tout en expliquant leur lien à l’énigme qu’est Zambinella ou Sarrazine. Nous n’utiliserons pas la même méthode qui serait trop longue ici, et préférons regrouper les sèmes.
À Valognes: Le cadre
La nouvelle s’ouvre par une description de la province en général: cancans et on-dit, bruits sourds, besoin d’observation, suppositions, échec à l’observation.
Valognes est remarquable par sa structure sociale: la noblesse s’enkyste là, devient impénétrable et insensible. «Profondément et férocement aristocratique, concentrée, comme au fond d’un creuset, […] la démarcation était si profonde, si épaisse, si infranchissable entre ce qui était noble et ce qui ne l’était pas, que toute lutte entre la noblesse et la roture était impossible». Les adjectifs sont les mêmes que ceux appliqués au masque. En effet, cette noblesse en porte un: celui du silence. Mais «pour les femmes de chambre, il n’y a point d’héroïnes». Les nobles, eux, épaissiront le mystère un peu découvert.
Les Anglais sont attirés par cette ville. Un peu de psychologie ethnique à la manière de Barbey: «ils l’aimaient pour son silence, sa tenue rigide, pour l’élévation froide de ses habitudes»; «les qualités pharisaïques et protestantes sous-entendues dans le confortable mot d’Honorability» sont celles qui règnent à Valognes, surtout depuis la mission.
La société ne va plus au spectacle, ne donne plus de bal; mais les Confréries fleurissent. «Cette société se divise en deux parties: la partie qui jouait, et les jeunes filles qui ne jouaient pas». le sème du Jeu reprend bien des éléments:
Noblesse, anglais, province, «abîme sans fond de leurs jours vides»; voici les raisons qui poussent à choisir le whist: «dignité de ce jeu, silencieux et contenu comme la grande diplomatie», «auguste silence au fond duquel on joue enveloppé», «renfermé, muet et sombre»; il nécessite impassibilité, indifférence, et audace. Il est aussi la passion des âmes usées, tourne aux saturnales, au vice.
À Valognes: La société des trois héros.
La comtesse est décrite essentiellement à deux moments.
La première description est celle d’un physique pâle et indifférent, d’un esprit épigrammatique, d’une fierté et d’une contenance tenant à sa noblesse.
La seconde, plus profonde, nous révèle un double fond: cette pâleur est teintée de soufre, l’esprit est cruel, ma contenance irréprochable, mais touchant à l’impertinence (II, 145). «Elle remplit ses devoirs extérieurs de religion et de monde avec une exacte sobriété qui est la convenance suprême dans ce monde où tous les enthousiasmes sont sévèrement défendus».
Petit à petit, on lui découvre une physionomie effrayante de fougue réprimée et de volonté. Elle vit dans un fond d’hôtel ou dans un fond de château, et la réverbération de lueurs futures fait parler à notre conteur de la «volupté de vivre la tête lacée dans un masque».
«C’est mon diamant, c’est ma fille» dit-elle avec esprit et indifférence. Puis ce calme cristallisé fond pour un instant dans le regard idolâtre et dans la manière fauve, amoureusement cruelle, dont elle mord les résédas en regardant Marmor, avant de se remettre tranquillement à jouer.
Cet éclair fait naître un soupçon chez le narrateur.
La découverte du cadavre sera le dévoilement final de cette âme: elle nous est révélée scellée et murée, morte comme elle a vécu. Le mystère est cerné, mais il demeure.
Marmor de Karkoël arrive comme une bombe. L’audace est le premier caractère qui frappe en lui.
Il est totalement impénétrable, et n’est pas même cernable. Les gestes qui le trahissent révèlent un «caractère extravagant et une insanité intellectuelle» sans qu’on sache si c’est le jeu ou l’amour qui est vide.
Il semble qu’il ne vive que pour le jeu, au point d’en avoir la vision déformée: la solution est «un jeu de cartes biseautées». Il ne s’aperçoit ni des jeunes filles, ni de Madame du Tremblay: il regarde sa dame de carreau. Il partira pour les grandes Indes, la malle pleine de l’or qu’il a gagné.
Mais «les cartes (n’) étaient-elles (pas) une espèce d’écran qu’il semblait déplier pour cacher son âme?». Il est fascinant; c’est un Cleveland; il a des «mains blanches à faire religion d’une petite maîtresse qui les aurait eues». Doués d’un «tournoiement de flamme», elles causent un choc. Il n’est pas beau, mais est expressif, fait rêver, séduit.
Seul indice: cette bague «qu’il jette comme s’il avait voulu la cacher».
Pour Herminie du Tremblay, la tresse est très lâche. Elle est presque invisible, du fond de son embrasure.
Elle appartient au groupe des jeunes filles. La mission leur a enlevé leurs distractions. Elles regardent les whisteurs, en cousant, en bâillant en dedans à se rougir les yeux. Elles ont une «tenue droite qui contraste avec la souplesse pliante de leur taille», elles brodent pour leur mère des collerettes, elles sont les victimes de la province et de Valognes.
Sans doute a-t-elle reçu une éducation de jeune fille comme il faut. Sa mère l’a «élevée irréprochablement au point de vue de éducation officielle». Notons la virgule très significative, car l’irréprochable de Madame de Stasseville «ressemblait toujours à l’impertinence».
Seules de toutes ces jeunes filles, Herminie, charmante, la rose de Stasseville, d’une beauté qui serait admirée de tout Paris, est assez riche pour rêver à un mariage d’amour, sans déroger.
Les autres sont des momies. A-t-elle rêvé d’épouser Karkoël? Sûrement. Mais ce n’était qu’une rêverie. «Si l’on savait toutes les confidences que les jeunes filles se font entre elles, on mettrait sur le compte de l’amour la première rêverie venue. Or vous avouerez qu’un homme comme ce Karkoël avait bien tout ce qui fait rêver». «C’est vrai, mais on a plus que des confidences de jeune fille,» et la révélation de la jardinière. Donc, on peut supposer qu’elle a été la maîtresse de Marmor.
Du reste, lors de la première partie de whist la scène est significative. La disposition des personnages, les connotations qui portent sur Herminie et sur Marmor (beauté et sensibilité; puissance de fascination), le jugement d’Ernestine de Beaumont auquel ne souscrit pas Herminie nous font pressentir la naissance d’un sentiment.
Cinq lignes après, Barbey note cette réflexion: «Toute supériorité quelconque est une séduction irrésistible, qui procède par rapt, et vous emporte dans son orbite. Mais ce n’est pas tout. Elle vous féconde en vous emportant. Voyez les grands causeurs! Ils donnent la réplique et ils l’inspirent. Quand ils ne causent plus, les sots privés du rayon qui les dora, reviennent, ternes, à fleur de peau, des conversations, comme des poissons morts retournés qui montrent un ventre sans écailles». Tout serait à étudier du point de vue de la métaphore dans ces phrases extraordinaires, et à mettre en relation avec Valognes et les deux femmes.
La séduction de Marmor vient de cette «vélocité de rotation qui ressemblait au tournoiement de la flamme», «et qui avait tant frappé Herminie de Stasseville, la première fois qu’elle l’avait vu». cette façon de faire est à l’opposé de celles de sa mère. «Elle l’adorait en silence». «C’était comme une fatalité». Impossible à expliquer.
Finalement, Herminie est victime de la haine de sa mère et de l’indifférence de Marmor: «tête de victime», «figure souffrante», empoisonnée par un «meurtrier».
Nous nous trouvons par conséquent en face d’un triangle qui n’est jamais posé comme tel, surtout du fait de l’absence quasi totale d’Herminie.
Pourtant, dès l’entrée de Marmor le triangle est créé, nous l’avons noté. En effet les trois noms sont prononcés presque ensemble, mais de façon invisible et discrète. Barbey a pris un biais pour y arriver, biais qui est simplement une indication de mise en scène.
Herminie sera toujours mentionnée avec les deux autres, et ne sera jamais seule. Les procédés de Barbey lui permettent d’y faire allusion de façon indirecte, et quasiment comme une incidence, en ayant l’air de «ne pas y toucher». (142, 153, 158, 159, 160).
Après la scène de la jardinière, les révélations seront alors nettes et ne seront plus dues à un «hasard» adroitement ménagé par le romancier.
Le triangle, d’abord coïncidences à la lecture, se révèle donc la ligne de force de la nouvelle à partir de l’éclair jeté par le diamant.
La première thèse, le drame caché et coudoyé est donc clairement illustré à Valognes.
Ce récit se situe dans un cadre bien précis. Voyons si étude de ce cadre, de sa structure, est en accord avec la thèse.
À Paris: le cadre.
Si nous étudions maintenant le cadre dans lequel nous est présenté le conteur, nous apercevons une structure intéressante.
Le cadre n’est plus un salon de Valognes, mais un salon de Paris. La noblesse y est présente (détails sur les Mascrany, la bonne compagnie qui s’y trouve, noms, etc.)
Ce n’est plus le jeu qui triomphe, mais le jeu d’esprit, le dialogue; ce soir-là, par aventure, le monologue triomphe, en la personne du plus grand des causeurs; comme à Valognes, par exception, Marmor arrive, le roi des whisteurs.
La tenue de ce salon est correcte. Celle de Valognes touchait au pharisaïsme. Pourtant, «un joli mouvement de pruderie offensée. Et je dis pruderie sans humeur, car la pruderie des femmes bien nées qui n’affectent rien, est quelque chose de très gracieux», le «cri de la loyauté révoltée» de Madame de Mascrany se traduit chez d’autres, «connaisseuses en plaisirs cachés» par un «frémissement nerveux». La réalité de ces jeunes femmes se révèle surtout à la fin, lorsque le Je écrit: «le narrateur fut interrompu par le cri très vrai de deux ou trois femmes, pourtant bien brouillées avec le naturel. Depuis longtemps il les avait quittées, mais, ma foi, pour cette occasion, il leur revint. Les autres, qui se dominaient davantage, ne se permirent qu’un haut-le-corps, mais il fut presque convulsif.» Finalement, il nous apprend que la silencieuse et impassible comtesse Damnaglia «a la force de cacher bien des passions et bien du bonheur», comme Madame de Stasseville.
La jeune Sybille, au prénom bien mystérieux, près de sa mère, a un caractère assez particulier: un peu mal élevée (enfant gâtée, despote, capricieuse, à qui sa mère laisse la liberté d’écouter ou de fuir), elle est familière avec le conteur (celui qu’elle n’avait pas nommé, dans sa familiarité naïve et presque tendre) et semble éprouver pour lui un sentiment ambigu («jeta ses yeux noirs et profonds du côté du narrateur, comme si elle se fut penchée sur un abîme» or elle aime «l’espèce d’émotion que l’on a quand on plonge les pieds dans un bain froid que la température, et qui coupe l’haleine à mesure qu’on entre dans la saisissante fraîcheur de son eau»). Elle aime avoir peur, est curieuse, prématurément pensive.
Son caractère, par certains côtés, est parallèle à celui qu’on peut supposer à Herminie; et ses réactions semblent proches de celle-ci devant Marmor qui la fascine, et qui est comparé et à un conteur.
Sybille est une Herminie mieux concrétisée, plus extériorisée, mieux connue du lecteur. Elle n’est plus un «blanc innocent», mais elle est elle-même énigme dès le début.
Le roi des causeurs a été, (nous) dit-il, un adolescent pris de passion pour Marmor. Il semble qu’il éprouve encore, adulte, une fascination inexplicable.
Il lui ressemble par plus d’un trait.
C’est le roi des causeurs, qui se met lui-même en parallèle avec le roi des whisteurs pour expliquer la séduction.
C’est aussi un Don Juan qui ne raconte pas ses aventures; un homme adroit (sournoise courtoisie, petite rouerie, art suprême qui consiste surtout à bien se cacher).
Dans son adolescence, curieux, écoutant aux portes, il ne fait que supposer, à force d’observation, ce que Marmor connaît, lui.
Maintenant, il comprend, s’il ne le pratique pas, ce plaisir du masque. Il est presque antireligieux à certains moments (analyse du diabolique et du divin).
C’est un audacieux, qui, épouvanté par la réalité, ne met qu’un demi-masque d’arlequin à son histoire, et ne s’effraie plus qu’on l’interrompe en confirmant ses descriptions.
Il y a un autre personnage pressent à Paris, et qui n’est pas sans importance: le Je
«En principe, celui qui dit je n’a pas de nom. Mais en fait, c’est un nom, le meilleur des noms. Dire je, c’est immanquablement attribuer des signifiés, c’est aussi se pourvoir d’une durée biographique, se soumettre imaginairement à une «évolution» intelligible, se signifier comme objet du destin, donner un sens au temps. À ce niveau, je […] est donc un personnage». [1]
Effectivement, alors que dans notre récit le Je devrait n’être qu’auditeur, nous découvrons qu’il est un personnage.
Après être, comme Marmor, arrivé en retard, il cherche à se cacher: mouvement étonnant. «Protégé par la discussion, je me glissai sans être vu derrière le dos de la comtesse de Damnaglia». Les mots «éclatants» et «veloutés» qui qualifient le dos sont un leurre: ce n’est pas la beauté du dos qui intéresse le Je: nous saurons à la fin que c’est sa «physionomie». Il veut en effet observer les réactions de l’auditoire au récit:
«j’en jugeai au dos de la comtesse de Damnaglia, alors si près de moi». «J’allongeai mes regards par-dessus mon rempart d’albâtre, l’épaule de la comtesse de Damnaglia, et je vis l’émotion marbrer de ses nuances diverses tous ces visages.» Il observe les gens du salon, qu’il connaît bien, et trouve des confirmations à ses suppositions.
Il est donc aussi observateur et réfléchi, à Paris, que le conteur adolescent l’était à Valognes.
Les rapports du Je avec le conteur sont d’abord ceux d’un docteur qui «nous tient tous sous la griffe de son récit», à un scripteur. L’intention du causeur était simple, mais elle s’enrichit du dessein du Je: «Et il raconta ce qui va suivre. Mais pourrai-je rappeler sans l’affaiblir, ce récit, nuancé par la voix et le geste, et faire ressortir l’impression qu’il produisit sur toutes les personnes rassemblées dans l’atmosphère sympathique de ce salon?». Le dessein du Je qui observe le salon, est donc de traduire les révélations qu’entraîne l’histoire de Valognes, contée à Paris. Peut-être tout le mérite de l’écrit du Je est-il de nous faire connaître le contrecoup de l’histoire dans ce salon. Et de fait, nous sommes aussi dans la griffe du Je car les gens du salon de Paris sont d’autres héros.
Les rapports du Je avec Sybille sont intéressants en eux-mêmes. Le Je a décrit Sybille attirée par le conteur, mais il est lui-même attiré par Sybille: «Involontairement, je cherchai celui de la jeune Sybille, de la sauvage enfant qui s’était cabrée, aux premiers mots de l’histoire. J’aurais aimé à voir passer les éclairs de la transe dans ces yeux noirs qui font penser au ténébreux et sinistre canal Orfano à Venise, car il s’y noiera plus d’un cœur. Mais elle n’était plus sur le canapé de sa mère. Inquiète de ce qui allait suivre, la sollicitude de la baronne avait sans doute fait à sa fille quelque signe de furtive départie, et elle avait disparu». Il semble que le Je souhaite un jour se noyer dans ces yeux, et voir leur noirceur augmenter. Le Je voudrait tirer de Sybille du plaisir, par l’intermédiaire de l’action du conteur.
Mais en fait ce Je et ce conteur ne sont-ils pas qu’un? Nous ne trouvons aucune trace de jalousie dans leur comportement envers Sybille: l’union et l’entente sont parfaites entre eux: compliments du Je au conteur, prémonition du Je qui se «poste» au meilleur endroit pour juger de l’effet d’un récit qu’il a l’air de pressentir.
Il s’agit d’une sorte de dédoublement, ou encore de deux personnages complémentaires qui explicitent la structure de cette nouvelle: il ne s’agit pas d’une histoire quelconque racontée dans un salon sans l’intérêt pour l’histoire.
Il y a une relation entre la figure du triangle de Valognes et ce salon où se trouvent
– des femmes qui, à les observer, peuvent être diaboliques.
– un conteur, qui à le regarder attirer Sybille et agir, ressemble quelque peu à Marmor.
– une jeune Sybille qui n’est pas sans ressemblance avec Herminie, dont elle explicite le côté mystérieux et passionné.
Les deux triangles sont parallèles, et il était nécessaire qu’un observateur libère le conteur (littérairement) de la tache de les mettre en relief, d’où le dédoublement conteur-observateur.
Cet observateur apporte de l’eau au moulin de la thèse du conteur: a savoir que nous côtoyons des drames cachés tous les jours. En effet dès le début il note dans les salons que «des âmes vives» sont absorbées et ce thème se poursuit jusqu’à la fin.
L’Intimité, ou le troisième triangle / triple fond.
Nous pouvons tenir pour acquis que c’est Barbey qui se projette en la double identité conteur-Je; que c’est Madame de Maistre qui a inspiré Madame de Mascrany à Barbey; que Sybille est la jeune fille de celle-ci.
Sachant d’autre part que Madame de Maistre était plus ou moins la maîtresse de Barbey, nous pouvons donc retrouver au niveau du vécu un troisième triangle, semblable à celui de Valognes et du salon de la nouvelle.
Y a-t-il des indices sur ce troisième triangle dans le texte?
C’est la fin surtout qui nous éclaire, parce qu’un récit est une force et que cette force a une incidence sur les auditeurs, et sur nous lecteurs. Ce qui est raconté (Le Dessous de Valognes) modifie ainsi à qui c’est raconté (Le Dessous de Paris). Comme c’est la plume de l’écrivain qui agence le jeu, nous pouvons remonter jusqu’à son intimité: conscience ou inconscient.
Il semble qu’à la fin particulièrement les problèmes soient nombreux, traduisent (involontairement) certains sentiments de Barbey par leur présence même, et nous permettent d’apercevoir ce triple fond.
Voici quels sont les éléments étranges:
– pour la première fois, le causeur est dit «romancier»
– la marquise accuse: «Vous m’avez gâté de fleurs que j’aimais»
– elle casse le cou «à une rose bien innocente» (et non un réséda)
– elle en éparpille les débris dans une espèce d’horreur rêveuse
– «Voilà qui est fini, je ne porterai plus de réséda».
Cette dernière phrase signifie-t-elle: «je n’accomplirai plus ce que signifiait le réséda», c’est-à-dire l’adultère, qui est l’acte d’une mauvaise mère, «je préfère ma fille à tout amour qui la tuerait, je préfère briser cet amour»? Ce serait plus catégorique que la marquise qui aime Don Juan, et la fin ressemblerait à celle de Sarrazine que Barthes a analysée comme l’impuissance contagieuse à la suite d’un récit de castration. Elle en éparpillerait les débris: ce serait alors une sorte de rite funéraire de l’amour adultère.
Mais alors pourquoi «horreur rêveuse» et non pas «horreur» tout court? Le sentiment du rêve déjà exprimé par un autre auditeur. Le mot «rêveuse» s’applique donc bien, dans l’esprit de Barbey à Madame de Mascrany-Madame de Maistre.
Serait-ce alors, et c’est ce que nous croyons, que la première phrase (vous m’avez gâté de fleurs que j’aimais) était fausse, et que le lapsus le révèle?
En effet, elle est partagée: elle casse presque inconsciemment le cou à une rose. L’expression est forte. Pourquoi casser le cou à une rose si c’est du réséda qu’elle parle? Or Herminie est dite la Rose des Stasseville. Nous pensons que la marquise, jalouse de sa fille, inconsciemment, la brise, comme Madame de Stasseville a brisé sa fille. Le Je ajoute que cette rose était «bien innocente». La marquise accus e sa fille de l’avoir remplacée. Le triangle est donc reconstruit, avec les sentiments qu’il implique, en plus discret bien sûr.
En fait, si elle ne portera plus de réséda, c’est que l’histoire a, malencontreusement, appris qu’un rien peut trahir. Cette histoire lui a fait peur parce qu’elle peut s’appliquer à elle, et c’est pourquoi elle a demandé à sa fille de s’éloigner.
Elle ne portera plus de réséda, parce que, si la démonstration du conteur-Je-Barbey est vraie, si le roman est à la vie de tous les jours, si on le coudoie, si on peut le voir, eh bien! elle-même peut être vue, et son roman, et la défiance qu’elle éprouvera envers sa fille, peut être sa rivale.
Ce qu’elle souhaite donc, c’est se débarrasser d’une fille qu’elle croit coupable, et ne plus porter d’indice dangereux.
La mère a peur d’une révélation possible devant sa fille, mais le Je se l’imaginait avec délectation. Et le lecteur l’accompagne sur le chemin du fantasme.
En effet, rien ne s’est peut-être passé ainsi. Mais ce que nous savons de la vie de Barbey, et l’autre diabolique du Plus Bel Amour de Don Juan, contribuent à jeter de vives lumières sur cette structure en triangle, qui coiffe les deux autres, de façon peut être non voulue consciemment. Le mot «romancier» serait alors un lapsus qui manifesterait les craintes de Barbey d’être directement visé par une scène.
D’autre part, l’écrivain a le droit de modifier les «figures» qu’il dessine avec ses personnages.
Ainsi dans S/Z passe-t-on du narrateur-père et de la femme-enfant, au narrateur-faible et à la femme-reine. Ils évoluent en fonction de leurs rapports, et des rapports dont l’auteur a besoin.
Ici, néanmoins, on a l’impression d’éléments qui lui échappent, et dont l’importance est plus grande de ce fait, pour connaître le tréfonds de la nouvelle.
Conclusion sur la première thèse: La nouvelle se lit à trois niveaux:
– Valognes: le whist, les trois
– Paris: le salon, les trois
– L’intimité; les trois et l’inconscient fantasmant.
Il y a un dessous de cartes à la partie de whist à Valognes.
Il y en a un dans le salon parisien.
Il y en a un dans un texte écrit apparemment consciemment.
La thèse du conteur, (le roman est partout caché), est donc illustrée à trois niveaux. La structure n’introduit pas un nouveau thème dans le récit. Elle renforce, elle augmente la solidité du tissu en le triplant.
La relation du jeune adolescent au masque, est la même que celle du Je au salon, est la même que celle du lecteur à Barbey.
Il a dessiné la première, pointillé la seconde, et ignorait que la troisième puisse être perceptible.
La thèse soutenue par le conteur et abondamment développée par lui en théorie, puis avec l’exemple qu’il donne, est reprise dans le salon de Paris, par Mademoiselle de Revistal qui dit «passionnément»: «il en est également de la musique et de la vie. Ce qui fait l’expression de l’une et de l’autre, ce sont les silences bien plus que les accords». Et effectivement son amie, Madame de Damnaglia, ronge depuis le début le bout de son éventail.
Elle trouve pour le lecteur une autre application en la personne de Barbey qui, caché sous le conteur-Je, observateur et moraliste, se croyait à l’abri de son regard. Il connaît sans doute ce bonheur du masque qu’il feint de supposer concevable seulement… Barbey en reparlera dans ses mémorandums, mais pas toujours en ces termes. S’il s’inspire d’un fait retenu de sa jeunesse, il s’inspire aussi de ce qu’il vit et de ce qu’il imagine.
La structure de la composition en abyme, ou de la glace à trois pans renforce donc le thème du drame coudoyé et caché.
V.1.2. Étude de la seconde thèse en relation avec la structure: le jeu du soupirail et de la goutte de lumière
Le thème du masque est donc admirablement soutenu par la forme de la nouvelle: on peut parler de dévoilements successifs: le rayonnement du masque s’élargit et s’amplifie. Il domine la nouvelle, non seulement par le récit anecdotique, à Valognes, mais encore par l’importance qu’il prend dans l’espace, le temps et les êtres.
Pour la seconde thèse en sera-t-il de même?
La voici: «ce qu’on ne sait pas centuple l’impression de ce qu’on sait. […] Je me figure que l’enfer, vu d’un soupirail, devait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier».
Barbey va encore se servir des structures mêmes du genre qu’il a choisi pour appuyer cette thèse. Il va donc essayer de limiter la vision du lecteur, tout en essayant de stimuler son envie de voir cet enfer que hantent les diaboliques.
C’est le jeu de l’énigme.
En règle générale, une énigme se centre, se pose, se formule, se retarde, se dévoile.
Ce déroulement reproduit un peu, fait remarquer Barthes, le processus de la fugue:
– sujet de l’énigme: exposition du thème de la fugue.
– retards: divertissement.
– partie serrée où les bribes de réponse se précipitent: strette.
– dévoilement: conclusion.
C’est le plan que nous suivrons pour étudier la structure de la nouvelle sur le plan herméneutique.
Le titre
Le titre (Le Dessous de cartes d’une partie de whist) indique immédiatement le genre de la nouvelle: il s’agit, pour le lecteur, de dévoiler l’énigme qui lui est posée par l’intermédiaire d’un jeu de mots. Il connaît donc à peu près pense-t-il, la règle du jeu. «À un Dîner d’Athées» semble, par contraste, plutôt inviter le lecteur à «écouter». Le titre est donc le premier moyen pour informer le lecteur de l’importance du mystère.
Mais le lecteur perçoit aussi que ce n’est pas un seul nom qu’il va lui falloir trouver. En effet, un dessous de cartes n’est pas composé d’une seule carte, mais de plusieurs: un ensemble qui a une certaine valeur, une certaine combinaison de relations internes, et une autre externe celle-ci, avec le reste des cartes connues. (Quand Ryno parle du «dessous de cartes de presque toutes les intimités», il ne veut pas non plus donner de détails).
On ne sait même pas sur quels personnages doit porter notre attention de lecteur. Mademoiselle de Beaumont n’aimerait-elle pas en secret Marmor? est une des questions que nous pouvons nous poser. La province, Valognes, les Anglais, le jeu, les jeunes filles, les whisteurs, voici tout un jeu de cartes, dont certaines doivent constituer le dessous. Il y a trop de possibilités.
Jusqu’au moment où on prononce le mot de «tête de victime», nous ne savons même pas de quelle partie il s’agit.
Est-ce la première partie? De nombreuses notations nous donnent à penser qu’elle est importante: «cette première soirée, je n’y étais pas, mais elle me fut racontée par un parent; cette soirée si banale prendra des proportions qui vous étonneront; peut-être fut-ce de cette soirée que le sort de Madame de Stasseville fut décidé; Marmor vient du bout du monde s’asseoir à cette table verte où il manquait un partner […]». Le mot le plus curieux est, à notre avis «une partie de cartes gagnée»: c’est presque un pléonasme, puisqu’une partie est toujours gagnée.
Mais ce participe a une réalité d’anticipation. En effet, plus tard, le lecteur, «en se retournant», perçoit que Marmor, à cette soirée, a «gagné» sa fille, et peut être la mère.
Est-ce plutôt la seconde? Elle est décisive elle aussi, mais pour le lecteur. C’est là qu’il commence à entrevoir dans le présent, et non plus dans le futur voilé, le masque des personnages, et le dessous de cartes de ce trio. Les mots y insistent: «j’étais dans le salon, le jour solennel, celui de la Saint Louis, rien de plus que tous les jours, ce soir-là comme toujours»; mais à un certain moment le diamant étincelle, avec les conséquences que l’on sait. Cette partie banale devient alors «cette fameuse partie du diamant; cette partie de whist qui avait été pour moi un événement».
La première partie est importante rétrospectivement, et sans doute est-ce rétrospectivement que le parent plus âgé a pu donner tous les détails au conteur jeune (en particulier la réflexion d’Herminie). Le mystère redouble parce que le lecteur est prévenu qu’il y a un mystère, mais sans savoir de quoi il s’agit en fait; il croit deviner l’intrigue entre Marmor et Madame de Stasseville.
La seconde partie est importante, puisque le jeune adolescent en saura plus et avec plus de certitudes que le Chevalier de Tharsis.
Nous ne saurions même pas dans quel sens jouent tous ces éléments (personnages, parties) si nous n’étions pas aidés. En effet, le conteur, qui connaît la solution, attise notre curiosité, oriente notre recherche, et la rend plus pressante, en nous apportant par anticipation des détails nombreux. Nous pouvons alors mieux nous formuler l’énigme. Il est en effet impossible de répondre à une question si nous n’en connaissons pas la teneur.
Voici quelques-uns des éléments anticipés: «Cleveland, cette réalité du Pirate que Marmor allait reprendre en sous œuvres; l’homme qui devait le moins se rencontrer dans la vie de Madame du Tremblay».
Le lecteur croit qu’il s’agit alors de relations cachées entre Marmor et la comtesse. Mais il ne comprend pas pourquoi on en parle «avec épouvante». C’est là que Barbey réussit dans un tour de force de nous donner pour leurre une énigme!
En effet, le conteur, faisant part au lecteur de son intuition de jeunesse, lui montre une Herminie «victime», victime peut être de ces caractères froids, et pour Marmor, extravagants. Le lecteur qui se considère bon devin, a erré. Il ne s’en rend compte qu’à la fin. Ce n’était pas une simple liaison entre Marmor de Madame du Tremblay; ce n’était pas seulement le meurtre d’une fille par un couple maudit. Le coup de tonnerre final nous apprend qu’Herminie a été la maîtresse de Marmor.
C’était «un de ces faits mystérieux de sentiment ou de passion qui perdent toute une destinée, un de ces brisements de cœur qui ne rendent qu’un bruit sourd, comme celui d’un corps tombant dans une oubliette, et par-dessus lesquels le monde émet ses mille voix ou son silence; une de ces sanglantes comédies dont on a vu en public les acteurs tous les jours, et qui sont sinistres dans l’intimité».
C’est l’intimité mère-fille, c’était l’oubliette de la chambre, c’était le drame à trois. Toutes ces phrases sont à relire en pensant à Herminie aussi.
Le lecteur ne peut se formuler l’énigme dans la totalité qu’à la fin quand le conteur a levé le masque d’Herminie. Seul le début de la solution nous a donné le sens de la question. Seule la solution permettra au lecteur de comprendre enfin, véritablement le sens du titre.
Le déroulement
En général, un récit à énigme utilise des recettes littéraires.
On y trouve des réponses partielles ou suspendues après avoir été amorcées, de fausses réponses (déclarées pour telles dans le texte), des mensonges, leurres, ambiguïtés, retards, délais, feintes, mensonges, par prétérition (en omettant sciemment une cause vraie), l’équivoque avec sa part de vrai et de faux, l’hésitation à raconter, ou la constatation d’un blocage, d’une impasse. Tous ces éléments stylistiques se retrouvent chez Barbey, retardant la solution.
Mais le Dessous présente un cas quelque peu différent. Il n’y a pas d’équivoque, puisqu’il y a seulement un espace d’écoute, constitué par des plans parallèles. En fait l’obstacle à la solution ne vient pas tant du côté technique de la structure, que du fond.
En effet, c’est le masque lui-même qui est obstacle.
Barbey-conteur multiplie les connotations et les affirmations du masque (indéchiffrable, impénétrable, indifférent etc.). Les métaphores dernières sont «casse-tête, marbre, hiéroglyphes». La comtesse de Hautcardon conclut «probablement, il n’y a rien», et le Chevalier de Tharsis ne peut dire si Marmor était autre chose qu’un joueur. Ils sont constitués en énigme préliminaire à résoudre. Le lecteur, un peu plus avancé grâce aux anticipations du conteur, sait, lui, qu’il y a quelque chose derrière la façade. Mais les deux héros sont eux-mêmes des masques, des énigmes, et comment trouver la solution d’un dessous de cartes dont on ne connaît pas le sens des cartes? …
Surtout quand il manque un mot important; Herminie en effet, est un «blanc» innocent. Toutes les connotations banales, accessoires qui l’entourent, ont pour fonction de la rendre insoupçonnable au cours du récit. Mais, avec la magie des impressions rétrospectives, elles la rendront plus mystérieuse, et aussi secrète que les deux amants. Elle est déguisée et non-énigme jusqu’au moment de la caisse de résédas. Ce manque est pour Barbey, un moyen de retarder, et même plus, de dévoyer le lecteur. Plus grande est l’erreur, plus le mystère prend de profondeur.
Le mur que Barbey construit autour de l’enfer, moellon après moellon, est donc solide: plus les énigmes sont bien définies (Herminie insoupçonnable, Marmor et la comtesse indémasquables), plus les signes se multiplient pour les définir (portraits à plusieurs reprises), plus la vérité semble introuvable. Le lecteur est près d’abandonner. «Le signifié de connotation est à la lettre un index: il pointe mais ne dit pas.» [2]
Mais dans ce mur, il ménage des ouvertures.
La lueur qui passe par les soupiraux est sans commune mesure avec ce qu’on peut apercevoir; telle est la seconde thèse du conteur.
On peut constater que le déclic psychologique est souvent infime: le tournoiement d’une flamme frappe tant Herminie lorsque Marmor donne qu’elle l’aime, sous le coup de la fatalité. Les deux éclairs de Marmor le révèlent. Les éclairs du glaive qui tourne dans les yeux de Madame du Tremblay lui acquièrent peut-être Marmor. Le dard de feu électrique jaillit du diamant et révèle une vérité impossible aux yeux du jeune homme.
De même, les indices qui poussent au soupçon sont sans commune mesure avec la réalité qu’ils dévoilent (éclat de la bague qu’on avait voulu cacher, résédas mordus, tête d’Herminie ressemblant à une tête de victime, racontars des femmes de chambre, confidences de Mademoiselle E. De Beaumont). La sympathie que ressent l’adolescent pour les jeunes filles et son attirance pour Marmor faussent son intuition. Il est animé d’une énergie endoscopique prononcée mais diffuse. Il est effrayé par ce qu’il croit découvrir, et espère que c’est faux.
En fait, seuls les morts, et la caisse de résédas parlent avec certitude.
Il est intéressant, esthétiquement, de constater que le processus de révélation matériel est parallèle au processus de révélation psychologique: un soupirail-indice révèle beaucoup mais brièvement-partiellement.
La révélation matérielle: «La partie était sombre comme l’espèce de demi-jour qui l’éclairait. Il en jaillit un dard de feu blanc tellement électrique, qu’il fit presque mal aux yeux, comme un éclair. (Lumière vive mais ponctuelle). Le whist continua, muet, renfermé, sombre».
La révélation de l’intuition: «ces faits dont je ne voyais pas très bien la relation entre eux, ces faits, mal éclairés d’une intuition que je me reprochais, dans l’écheveau entortillé desquels le possible et l’incompréhensible apparaissaient. […] Aussi m’efforçai-je d’étouffer, d’éteindre en moi, cette fausse lueur, ce flamboiement qui s’était allumé et qui avait passé dans mon âme, comme l’éclair de ce diamant qui était passé sur cette table verte».
Le chemin est donc le même: obscurité, lumière, obscurité. La lueur qui était devenue flamboiement s’éteint presque. L’imagination ne voit plus dans le soupirail qu’un soupirail, jusqu’à la révélation finale qui, rétrospectivement, redonnera toute sa valeur au spectacle entr’aperçu autrefois. «Ces faits, mal éclairés, reçurent plus tard une goutte de lumière qui en débrouilla à jamais pour moi le chaos».
Les connotations du signifié (énigme impénétrable, plus «blanc») sont donc fréquentes et constituent le «mur»; mais il y a quelques indices, et des anticipations, qui nous font sentir le mystère, comme autant de soupiraux. Le discours est «franc» dans la mesure où le conteur se place au point de l’adolescent intrigué qu’il était, qui est le même que celui des lecteurs, et, en même temps, facilite à ceux-ci les soupçons (partiellement). Le conteur connaît déjà la fin, et a orienté, depuis le début, son histoire, par un cadre approprié, et des détails qui deviendront significatifs. Ceci donne un rythme particulier à l’œuvre: un démarrage assez lent, riche en descriptions, puis le fait brut, enrichi intérieurement de tous les éléments donnés auparavant et qui ne prennent sens qu’alors.
Le jeu de Barbey, dans l’écriture de cette nouvelle, est, non pas tellement d’arrêter par une série de retards le dévoilement de l’énigme, que de la formuler le plus tardivement possible, le plus lentement, d’en faire ressortir l’impossibilité.
La solution
La conclusion de l’énigme est amenée habituellement par le déchiffrement, le dévoilement, la nomination finale, la découverte et prolifération du mot, irréversible et irrévocable. Cette formulation nette du ressort caché enlève sa vie à l’énigme. Elle n’existe plus.
Mais dans le dessous, la vie de l’énigme est immortelle.
L’énigme demeure, même après le point final. Cette fin est normale, puisque l’adolescent n’a rien appris de plus, adulte, si ce n’est à comprendre la jouissance du masque. (Elle l’est également, puisque, nous le savons, Barbey s’est inspiré d’un événement réel dont il ne connaissait pas tout.)
Le conteur est donc dans la même position que le lecteur: Barbey les aligne sur son attitude mentale, en ne précisant pas ce qui lui est resté inconnu; en ne précisant pas ses suppositions.
Il n’y a pas de solution. Le «chaos» qui devait être débrouillé demeure un chaos, mieux éclairé, c’est tout. Les questions ont trouvé leur véritable inconnue: le lecteur sait enfin le sujet de l’énigme, après s’être trompé tout au long.
L’impossibilité qu’il y ait énigme a été si amplement formulée, avec tant d’insistance, qu’on ne saisit pas même comment il y a pu avoir une échappatoire: le cadre joue un rôle important a posteriori. Les questions sont finalement encore plus nombreuses à la fin. Elles visent juste, et avec précision, mais il n’y sera pas répondu: «le conteur avait fini son histoire, ce roman qu’il avait promis, et dont il n’avait montré ce qu’il en savait, c’est-à-dire les extrémités». L’impossibilité est radicale.
Il n’y a pas de formulation nette possible.
«Raconter à la façon classique, c’est poser la question comme un sujet que l’on tarde à prédiquer» [3]. Ici, dans le dévoilement, il n’y a pas même de prédicat réellement formulé; les mots tabous sont remplacés par des métaphores: «Dieu du chelem» rappelle cette «partie de whist gagnée», et suivie de la parenthèse sur le pouvoir de séduction de toute supériorité.
Cette femme est une énigme, cet Herminie qui n’avait rien d’une énigme en était une, cet homme était une énigme. Le Dessous de Cartes était une relation triangulaire, discrète dans le cours du récit, et qui n’est explicitée qu’à la fin: «question involontaire; donc; pourquoi cette date, et pourquoi […]».
Le Dessous de Cartes, c’est que le gagnant a gagné toute la famille, qu’il y a eu trois morts, et qu’il a gagné une malle d’or.
Comme il n’y a pas de solution nette, le récit ne se clôt pas. Le monde n’est pas adjectivé. Les questions se pressent.
L’impression finale
«Chacun essayait de compléter, avec le genre d’imagination qu’il avait, ce roman authentique, dont on n’avait à juger que par quelques détails dépareillés». Mais cela ne sera pas la réalité passée. Bloy paraphrase Barbey: «C’est un trou d’aiguille à la pellicule de la civilisation qui nous cache le pandémonium dont notre vanité suppose que des cloisons d’univers nous séparent. Le redoutable moraliste des Diaboliques n’a voulu que cela, un trou d’aiguille, assuré que l’enfer est plus effrayant à voir ainsi que par de vastes embrasures. Et c’est bien là que son art est véritablement affolant, l’horreur qu’il offre à nos conjectures, étant, d’ordinaire, beaucoup plus intense que l’horreur qu’il met sous nos yeux.» [4]
La force de l’énigme naît d’elle-même, car l’imagination est infinie.
Mais les sentiments aussi sont remués.
Ce n’est pas seulement une anecdote curieuse. Elle a été amenée par une discussion, et illustrait trois thèses; le drame caché, coudoyé, l’enfer vu par un soupirail, et le bonheur du masque. Elles trouvent dans les auditeurs des résonances diverses, d’où les sept réactions différentes mentionnées, et la dernière, assez vague pour que les lecteurs se sentent libres.
Penser soi-même, penser aux héros, penser aux thèses littéraires dont le récit est l’illustration, voici les grandes orientations sur lesquelles ouvre la pensivité. Le récit est une interpellation à ce salon à l’atmosphère sympathique, qui en subit le contrecoup.
D’où des réactions tantôt intellectuelles, tantôt passionnées, qui n’ont plus rien à voir avec l’énigme elle-même.
La pensivité, aussi supposée chez Sybille, est l’équivalent du point de suspension qui est la reconnaissance définitive de l’énigme comme énigme à jamais.
Conclusion sur la seconde thèse.: Bel ouvrage (presque au sens architectural) construit par Barbey, et conformément à la thèse du conteur, le récit est surtout constitué par un mur, avec quelques rares ouvertures. Nous n’avons donc pas pu voir les relations de ces diaboliques d’un seul et planant regard.
Mais Barbey a aussi enchaîné ses lecteurs au sol: Tout d’abord en ne formulant pas l’énigme clairement (titre), ensuite en ne précisant pas son lieu (toutes les personnes n’étaient pas désignées comme énigmes), puis en insistant sur l’impossibilité de connaître les héros, ce qui revenait à utiliser des mots étrangers à notre langage. L’énigme n’est éclaircie totalement pour personne, et c’est de là que vient son pouvoir sur tous, à tous les niveaux. L’impression est plus forte car sa force d’interrogation demeure presque intacte. Elle devient même peut-être plus grande car on a pris la mesure de l’obscurité qui l’entoure par ces éclairs de lumière, aussi vite éteints. Barbey s’est donc efforcé de ne pas clarifier les choses au lecteur, de manière à lui faire toucher du doigt sa thèse littéraire qu’il soutiendra par un vécu, et surtout par le récit de ce vécu. Il aurait pu dire ce qu’il avait vu par ces soupiraux. Il a préféré nous laisser à notre propre vision.
Le Je affirme: «Peut être tout le mérite de son histoire était-il dans sa manière de la raconter». C’est ce que nous avons tenté de prouver en définissant les relations qui unissent le fond et la forme, le lecteur et l’énigme.
V.1.3. Conclusion sur le masque comme structure du « Dessous de cartes »
Nous avons voulu essayer de montrer, dans ce chapitre que le masque pouvait être autre chose qu’un sujet d’anecdote, qu’une métaphore s’appliquant à des héros masqués, qu’un référent pour des lieux ou des moments, que l’enjeu d’une lutte.
Il est tout cela, mais il est aussi un élément déterminant pour la forme de la nouvelle; en effet, les réflexions de Barbey à ce propos le conduisent à écrire d’une certaine façon. Il met en scène le masque à travers certaines structures.
Ainsi la thèse du drame caché et coudoyé, raconté à Valognes, l’amène à le montrer à Paris, dans un salon, de manière à l’illustrer plus abondamment. Mais, presque inconsciemment, il trahit la réalité de cette thèse au cœur de sa vie ou de ses fantasmes. Le masque joue donc à plein, et ceci d’autant plus que les allusions sont plus discrètes, et que ses applications sont plus nombreuses.
Ainsi la thèse du soupirail est-elle «réalisée» par les soupiraux dans l’énigme, avec une appropriation totale du but et des moyens employés, et une similitude qui permet au lecteur de vérifier par lui-même son exactitude. L’effort de lecture, de relecture qu’elle lui impose lui fait percevoir l’opacité du mur.
Le masque est donc rendu sensible dans sa formulation par une structure dissimulée, mais qui existe (le triangle), et par une façon de se révéler semblable à la partie dramatique de notre étude. La nouvelle se présente à nous comme le masque d’un contenu.

V.2. La structure et la mise en scène du masque, en général
Nous avons choisi précédemment d’analyser, avec précision, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, parce que le conteur avait l’intention d’illustrer deux thèses qui touchaient à la littérature. On trouve souvent dans Barbey des réflexions du même type, et, sans pouvoir analyser toutes les œuvres, peut-être peut-on dégager des constantes.
Peut-on retrouver dans la structure littéraire un parallèle, ou un complément à la structure thématique du masque, et à la structure dramatique qu’il implique?
Le genre de l’énigme, choisi fréquemment par Barbey, et auquel peut se ramener presque toute son œuvre romanesque, implique un jeu similaire entre le texte et le lecteur. Le lecteur souhaite savoir la vérité, qui se confond pour lui avec la fin, la complétude. Il se trouve dans la position du héros observateur; et l’écrivain, dans celle du lecteur, qui livre, petit à petit ses indices et ses conclusions.
La nouvelle, qui ne vit que par le mystère, n’aura d’existence que par les procédés d’écriture (figures de style, temps, retards etc.), par les procédés d’écriture donc, et ceux de composition (disposition des éléments dans un certain ordre qui permet le masque), qui se repartissent dans le plan créé par la présence de l’auteur, du narrateur, du Je et des personnages, et du lecteur.
Il s’agit donc ici de survoler l’œuvre romanesque de Barbey pour y discerner l’influence réciproque qu’ont eue le choix de sujets touchant généralement un masque, et l’utilisation familière des procédés littéraires de composition qui s’apparentent eux-mêmes à une dynamique du masque.
Nous ne prétendons pas être exhaustive; d’abord parce que notre sujet est «la mise en scène du masque», et ensuite, parce que nous avons sélectionné les citations.
Nous ne voulons pas non plus être catégorique: «combien il est difficile, pour le critique, d’éviter de prendre sa propre trouvaille pour la règle suivie par le poète. Le critique, ayant cru faire une découverte, se résigne mal à accepter que le poète n’ait pas, consciemment ou inconsciemment, voulu ce que l’analyse ne fait que supposer. Il se résigne mal à rester seul avec sa découverte». [5]
V.2.1. Le suspense du connu, et le suspense de l’inconnu
Le suspense existe lorsque le héros attend le lever d’un masque.
De même, il va exister au niveau littéraire, pour le lecteur. Barbey va en effet lui signaler l’existence d’un masque dans la nouvelle, et ceci le plus tôt possible, afin de créer le mystère et l’attente. Le masque est lié au suspense, puisque le mystère résolu, son intensité d’existence est diminuée.
Il y a deux types de suspense:
Le premier donne déjà une partie de la réponse, sans donner toutefois toutes les péripéties qui amèneront à la fin. Il insiste sur la certitude inéluctable d’un certain type de dénouement; et la fatalité est d’autant plus grande que c’est, en général, le pouvoir omniscient de l’écrivain qui en est le garant, ou celui du prophète ou du devin.
Le second fait naître l’angoisse, d’autant plus qu’il vient souvent d’un pressentiment, ou de la simple annonce d’une surprise. C’est un véritable point d’interrogation pur, portant sur un objet précis.
Le suspense du connu
L’écrivain se présente dans la nouvelle comme connaissant le passé: «j’ai dit que Léa était grandie». Il connaît le présent, aîtres et cœurs, conscient et inconscient de ses héros: «J’ai essayé de faire connaître un peu en gros et rapidement le caractère qui doit mener la vie à ce récit». Il connaît l’histoire pour du passé: «M. de Maulévrier a avoué depuis… Ils montèrent en voiture pour aller, je crois, acheter des rubans». Hauteclaire est impénétrable «comme la suite ne l’a que trop prouvé». la Duchesse «rappelait à Tressignies une autre femme», incidence qui cache son importance. «Un des derniers soirs où elle employa cette coquetterie qui allait expirer pour faire place à ce que le monde lui avait laissé de noble et de bon». «Il ne prévoyait point jusqu’à quel point il serait atroce». «Elle ne se doutait guère alors qu’elle allait expier bientôt ce calme apparent qui recouvrait une honteuse douleur»
Ce qui ne meurt pas ne contient guère d’allusions au futur parce que le masque n’est pas la préoccupation dominante de Barbey dans ce roman. Pourtant, il nous parle de ce «sol marécageux (du château des Saules)», «ce plancher de naphte dont plus tard leur pied en s’appuyant, devait faire surgir l’incendie».
Dans Une vieille maîtresse, les annonces du futur se font de plus en plus fortes: le masque n’est pas, là non plus, un des thèmes principaux, quoiqu’il soit un des moyens dominants. «Est-ce qu’il est, votre futur beau-fils de ces têtes-là qu’on ensorcelle?» «Se trompait-elle? L’avenir le prouvera». «Nul pressentiment ne vint l’avertir qu’un jour la souffrance pourrait l’y attendre». «Mais hélas! ce fut la dernière». Barbey ne cherche même plus à attiser la curiosité du lecteur par le mystère: le dénouement est certain, à la mesure de la magie de Vellini.
Dans L’Ensorcelée, la structure est la même: la magie, les bergers rendent le dénouement certain (même si on peut les laisser de côté pour expliquer ce drame). Le lecteur est averti très tôt: «Jeanne eut peur, elle l’a avoué depuis, en voyant la terrible tête encadrée dans le capuchon noir». «Or, ce jour-là, précisément, à ces vêpres qui lui devinrent fatales». La Croix-Jugan a sur lui l’M qui dit qu’on mourra de mort violente. La magie est la conjonction d’éléments qui s’ordonnent suivant le mauvais vouloir des bergers.
Barbey a longtemps médité la valeur de la superstition et il en a tiré le meilleur parti littéraire. «Les êtres les moins véritablement superstitieux que j’ai connus, dans toutes les classes de la société, étaient les plus foncièrement médiocres». «En tout état de cause, être superstitieux montre que l’on est capable de profondeur d’impression» (Ier Mem.; 13 Août 36).
«La superstition est la compréhension plus vive des mystères de la vie humaine» (II 555). C’est elle qui est censée soulever le mystère de la vie ou d’une intrigue, et Barbey l’utilise pour faire «éclair» sur les profondeurs de la vie. On voit nettement ici comment elle se rattache au suspense dans la mise en scène du masque du récit.
Dans Un Prêtre Marié, nous voyons La Malgaigne dévoiler le futur, et démasquer le faux converti. On refuse de la croire, mais elle gagnera, malgré elle (d’où, peut être le choix de son nom?). Elle avait décrit la fin, sans dire les péripéties. Une telle annonce du futur renforce la tension dramatique: cette annonce nous fait pressentir que la vie changera de visage et ce visage est déjà sous-entendu.
Le suspense de l’inconnu
Ce deuxième type de suspense insiste sur la surprise qui sera ressentie: «Car il vaut la peine de le savoir»; «mais je ne me doutais pas de ce qui allait suivre». Le lecteur est prévenu, dans Le Plus Bel Amour de Don Juan, qu’il va y avoir «un tonnerre inattendu», et que la marquise aura l’imprudence de raconter quelque chose «qu’il eût mieux valu taire». Dans A Un Dîner d’Athées, le suspense n’est pas créé littérairement, mais le masque d’Ydow est annoncé par deux futurs: «et un jour, je l’ai vu s’éveiller»; «ce qu’il a été un jour, je le sais, et cela me suffit». Nous savons par conséquent que Ydow joue un rôle, sans savoir lequel.
Dans Une Histoire sans Nom, les allusions au futur sont pressantes. Elles nous font entrevoir que Riculf porte un masque: «Il ne le savait pas, et les deux femmes non plus, que l’enfer, il allait le leur laisser dans le cœur».
«Quoique les boutons rouges de cardinalat ne dussent jamais étoiler son froc, il semblait fait pour les porter».
«Il sourit, mais de quel sourire,… Madame de Ferjol n’oublia jamais ce sourire, qui, quelque temps après, devait enfoncer dans son âme une si épouvantable conviction».
«Sentait-elle, d’avertissement intérieur, car nous avons tous notre démon de Socrate, qu’il allait leur devenir fatal».
Le refus de communier de Lasthénie a donné à sa mère «une impression qu’elle retrouverait plus tard, comme un clou terrible auquel sa mère suspendrait un jour d’affreux soupçons». En touchant le chapelet oublié, Lasthénie a une réaction nerveuse: «O instinct! Le corps en sait parfois plus long que la pensée! Mais Lasthénie, en ce moment, ne pouvait pas savoir la cause de ce que ses doigts charmants venaient d’éprouver». «Pauvre isolée, qui étouffait d’âme, et qui, au moment où commence cette histoire, ne mourrait pas encore de cet étouffement!»…
Jusqu’ici le côté médical est à peine esquissé, et le lecteur ignore ce qui se cache derrière ces appels sinistres au futur.
Par contre, une fois la grossesse mentionnée, les allusions au futur disparaîtront: le mystère est assez grand par lui-même. Elles ne servent qu’à faire naître un climat d’angoisse, à montrer du doigt Riculf et le «terrible escalier».
Dans Le Dessous de Cartes, il en est de même: c’est un climat d’attente et de curiosité que fait naître l’auteur. Le mot «avec épouvante» donne même une tonalité que rien ne justifie au début. Nous ne connaîtrons quasiment rien jusqu’à la fin; les allusions au futur seront d’autant plus nombreuses, et efficaces, qu’il sera mieux caché, et que le lecteur croira avoir compris un masque banal en somme.
Les avertissements sont fréquents, et longue l’introduction: «Revue en se retournant, cette soirée prendra peut-être des proportions qui pourront vous étonner»; «cette réalité du Pirate que Marmor allait reprendre en sous-œuvre»; «Tout cela m’est resté et vous allez comprendre pourquoi».
Conclusion: Le suspense est donc intimement lié au masque, dans la mesure où le masque semble d’autant plus opaque que nous le connaissons mieux: nous savons qu’il existe, nous savons qu’il nous étonnera, ou nous épouvantera, mais nous ne pouvons le soulever.
L’annonce d’une fin, par le romancier ou les prophètes, qui semble tout à fait improbable, déraisonnable, irrationnelle, met le lecteur en face d’un présent, d’où le suspense. Ces germes tiennent souvent à la nature psychologique des personnages, et souvent au masque puisque le masque est justement cet objet à double-face qui peut relier l’apparence au profond, le présent au passé. Si cet objet double-face n’est pas perçu, le mystère reste entier. Riculf, qui est ou le violateur ou le sphinx en froc, est en même temps le moine repenti.
On peut tenir le même raisonnement à propos du suspense venant de l’inconnu: l’angoisse est encore plus grande. Nous savons qu’il y aura un retournement, un coup de tonnerre, mais nous ne savons même pas ce qui le subira. Nous savons qu’il y a un masque, mais pas à quoi il s’attache. D’où l’impatience des soupeuses de Don Juan, l’auditeur de la diligence etc.
V.2.2. La précision: rythme des descriptions, procédés stylistiques, précisions réclamées par l’incrédule ou le catholique
C’est un des chemins pour parvenir à la création littéraire du masque. Sans pouvoir relever tous les cas, prenons celui, très intéressant du Dessous de Cartes. Il est applicable à beaucoup.
I.
Le rythme des descriptions est varié: Marmor est mis en place en action, puis décrit seulement quand sa qualité de «super-whisteur» est reconnue. Madame du Tremblay est décrite, avec beaucoup de détails sans que ses gestes soient précisés. Herminie, presque invisible, ne se perçoit que par ses sentiments.
Les descriptions, reprises et alternées, nous donnent une idée précise des personnages vus par la province; le conteur, qui connaît le dénouement, nous donne à plusieurs reprises des éléments qui, nous l’avons vu, laissent supposer une intrigue entre ces deux héros. L’intrigue, pour le lecteur, est assez claire, jusqu’au moment où il réalise qu’Herminie pourrait être en cause. Ce n’est qu’à la fin, avec la caisse de résédas, que le lecteur, en se retournant, comprend la portée de certains détails qui lui avaient échappé, ou que Barbey avait habillement glissés, de manière à ce qu’ils ne soient pas remarqués.
Le projecteur, dirigé sur Marmor et Madame du Tremblay, nous avait éblouis, et nous n’avions pas regardé Herminie. Le metteur en scène a donc choisi la précision pour certains, précision qui en «aplatit» d’autres, pour obtenir un coup de théâtre.
Son effet est d’autant plus grand que nous croyions, par notre perspicacité, en être à l’abri.
D’où les réactions à double détente du «salon». on a l’impression d’un masque à double épaisseur: Madame de Stasseville n’était pas seulement la maîtresse de Marmor, Marmor lui-même etc.
Le lisible, par exemple les descriptions de société ou du temps, avait endormi les facultés de suppositions de la province, qui ne demandait que cela. Le processus de «vraisemblabilisation» noyait le paradoxe au niveau thématique.
II.
Les précisions sont amenées par certains procédés stylistiques. Autres formes de précision qui aboutissent au mystère: la métaphore. Remarquablement analysée par Proust et par Genette, entre autres, elle est l’essai d’une description précise, mais en même temps, elle fait ressortir la différence.
Ainsi la Pudica est dite «pêche ou fraise», ainsi qu’Herminie est dite la Rose de Stasseville, mais n’a sans doute que peu de rapport avec cette fleur.
La métaphore fait souvent état d’une ressemblance, ou d’un point de vue qui n’est ni complet, ni global. La chaîne connotative est souvent plus importante que l’exactitude de la métaphore.
La description, même exacte, peut amener à des raisonnements faux qui plaquent un masque que les autres. Nous connaissons le cas de Lasthénie, de la petite masque, d’Hortense. Ajoutons-y celui de Léa: Réginald constate que Léa est belle, et énonce l’enthymème qu’on doit donc pouvoir l’aimer, et être payé de retour. De même Néel, voyant la beauté de Calixte, suppose qu’elle peut l’aimer.
Parfois la description est celle du néant: les héros qui sont sphinx ou énigmes ne peuvent être décrits. Nous nous heurtons à un mur dont on décrirait toute l’opacité, c’est tout. C’est une fin de non percevoir.
Dans la description, très précise, d’Alberte, arrivant chez elle, il y a trois «comme»: «Comme si je n’eusse été là»; «me la présentèrent comme leur fille»; «Très difficile à caractériser». Alberte est un prénom qui convient mieux, sans que Brassard puisse préciser pourquoi.
Est-ce trop raffiner que de dire que le paradoxe du masque peut être rendu par certaines figures littéraires? Comme toutes les figures, elles trahissent la réalité, mais en même temps la trahissent.
Un oxymore, comme celui du Bonheur dans le Crime, nous donne l’essence du crime, mais ne nous révèle rien sur l’intime des personnages: c’est lui, qui est, en dernier ressort, masqué, puisque dans cette nouvelle, nous n’en connaissons que les manifestations extérieures.
La paronomase (Alberte, fille impossible-impassible) rend compte de la dualité inséparable du sphinx qui est froideur et passion surnaturelles.
La synecdoque (Ravila aux yeux d’enfer) nous permet de lever le masque d’un héros, grâce à cette goutte de lumière qui jette sa lueur sur le héros entier.
III.
Les précisions sont parfois réclamées avec la voix d’un Je ou d’un auditeur, incrédule ou catholique.
Dans Le Rideau Cramoisi, le narrateur prêche le faux pour savoir le vrai: «un ton détaché» lui permet de faire jaillir l’anecdote. Les lieux communs, les compliments, les anecdotes (de l’opéra, de Mademoiselle de Guise) lui permettent d’avoir un air blasé. «Vous êtes un homme fort, et les sphinx sont des animaux fabuleux. Il n’y en a point dans la vie, et vous finîtes bien par trouver ce qu’elle avait dans son giron, cette commère-là». Chaque fois le vicomte reprend en précisant un peu plus: «mais», «mais», «mais le giron de cette singulière fille n’en fut pas ouvert pour cela». Le résultat de ces contradictions est (entre autres) de faire ressortir le mystère impossible de cette fille impassible.
Dans Le Bonheur dans le Crime, le narrateur est catholique, et, comme dans d’autres nouvelles où l’entourage sera moralisant, cela a pour conséquence de mettre en valeur le thème diabolique. Et surtout de détailler les choses qui peuvent sembler inconcevables à des gens «normaux». Le diabolisme consiste justement, pour Barbey, dans cette joie infernale du dédoublement. Le diable n’intervient pas réellement.
Dans L’Ensorcelée ou Un Prêtre Marié, nous voyons des sceptiques qui refusent la superstition. Les détails sur ces «faits reconnus par l’Église» sont nombreux (messe des morts, cloche, bergers, sorts). Mais on peut aussi les laisser totalement de côté pour comprendre les héros. Le surnaturel à connotation superstitieuse offre à notre esprit l’axe de l’infini, et le discours du moraliste laisse planer le mystère sur les héros. La description de ses actions est d’une utilité quasi nulle pour la compréhension de Serlon.
Conclusion: Le jeu narratif chez Barbey consiste à raconter une histoire minimum dans un discours maximum. D’où l’abondance de précisions, et les répétitions sur l’axe syntagmatique. Ces précisions et ces détails peuvent être en fait, nous l’avons vu des trompe-l’œil: la métaphore donne un aspect seulement; on peut raisonner faux à partir de détails réels; on peut se heurter au mur opaque de la réalité; la précision peut donc être un leurre détaillé, et c’est tout.
Il faut noter que, chez Barbey, le discours essaie de mentir le moins possible. Il ment en général plutôt par omission. Les détails donnés en grand nombre au début sont orientés dans un certain sens: celui qui permet au masque d’exister.
«Toute l’habileté du romancier consiste à limiter ces instants (de découverte) plus encore qu’à nous les faire attendre. Plutôt que de donner, dans la scène même, les analyses psychologiques, les descriptions des personnages, de lieux, il accumule ainsi tous ces éléments dans de longs préliminaires et peut ainsi réduire à l’essentiel ce passage de son récit. Attiser la curiosité est l’effet le plus apparent, en réalité très secondaire. Lorsque intervient cette scène, ce geste, ce détail est alors seulement, tout ce qui précède prend brusquement sens, et le lecteur se voit comme contraint à un regard en arrière, à un mouvement rétrospectif que l’auteur facilite précisément en reprenant dans sa conclusion les thèmes du début». On peut ainsi dresser une sorte de courbe de la diabolique type, obéissant à un double mouvement «linéaire, de lenteur ou d’accumulation; circulaire, de reprise des images et des thèmes». [6]
Le discours est donc énigmatisé dès le début, jusque dans ses précisions qui contribuent à la mise en scène du masque.
V.2.3. L’inconnu: zones d’ignorance sur les personnages, sur les faits; soupirail, goutte de lumière
Le suspense, la précision peuvent contribuer à mettre en scène le masque, avec plus de force, comme nous l’avons vu. Mais, assez souvent c’est le romancier qui nous fait part de zones d’ignorance dans la connaissance qu’il a de ses héros.
Dans Léa, nous le voyons s’écrier: «oh! vous, femmes, croyez-vous qu’alors Léa eût soupçonné l’amour?»
Pour Raimbaud: «le diable sait seul probablement ce qui se passait dans sa tête, pendant que Madame d’Anglure répondait longuement à ses questions».
Dans L’Ensorcelée, Barbey prétend ne pas avoir à expliquer l’amour de Jeanne-Madelaine Le Hardouey, mais nous donne, en fait le squelette de son explication: «Dieu merci, toute cette psychologie est inutile. Je ne suis qu’un simple conteur.»
A propos des actes d’Alberte: «Mais je ne suis pas un romancier, moi!». Brassard n’est donc pas censé expliquer les particularités de cette aventure et du caractère de cette fille étrange. Il ménage donc involontairement des zones d’ombre que le romancier conservera bien entendu. Le romancier est complice de ses créatures qui ne sont (peut-être) que des instruments.
Souvent il n’y a pas de lien entre les différents aspects des héros. Riculf est un moine énigmatique, puis un violeur, et enfin un pécheur repenti, sans que nous connaissions rien des mécanismes psychologiques qui le poussent à agir? Madame de Stasseville est en même temps glaciale et fausse. Herminie est apparemment la Rose de Stasseville et la maîtresse de Marmor. Nous devons supposer la réalité de «petite masque» à partir des visions des autres. On pourrait multiplier les exemples.
Le mystère du masque s’en trouve épaissi: en effet, l’auteur a déjà feint, autrefois de transcrire les dits et faits des héros indépendants de sa propre volonté; mais Barbey reprend cette vieille technique en la modernisant: ou il prétend que les personnages lui sont inconnus, étrangers, qu’il ne peut les comprendre (par exemple dans leur diabolisme), ou de façon presque actuelle, il les décrit de l’extérieur.
Il y a des zones d’ombre sur les faits.
Le Rideau conclut sur un constat de sans issue: «Et après? – eh! bien, voilà, il n’y a pas d’après»: Alberte est éternellement muette, et l’énigme est au-delà de l’histoire, prolongée indéfiniment dans le présent de Brassard, et dans le nôtre. «Qu’est-il arrivé après? eh! bien voilà, il n’y a pas d’après… ou plutôt, il y a tous les après concevables par l’imagination qui suit malgré elle et croit encore entendre les bruits sourds lentement éteints de la machine passionnelle, brusquement désertée par ceux qui en jouaient.» [7]
Le Plus Bel Amour de Don Juan se clôt sur un silence d’une tombe: «sans cela…»
L’auditeur du Bonheur dans le Crime semble n’avoir toujours pas compris les deux amants: «Sans son crime, je comprendrais l’amour de Serlon.» Il y a donc interrogation.
Mesnilgrand termine en disant: «Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles»: une fois encore la guerre, et la mort peut-être ont enlevé toute possibilité de clarté.
Dans L’Ensorcelée, Barbey, qui aurait voulu vérifier les dires de Maître Tainnebouy sur la messe des morts ne peut le faire.
Le Dessous de Cartes se termine par un aveu d’ignorance: «Pour le reste, on l’ignorait, et on devait l’ignorer toujours», histoire que «personne n’a bien sue», «tous mystères, restés tels à jamais» «l’histoire est fort obscure». Mais le conteur lui, en sait un peu plus, sans qu’il veuille nous faire part de ses suppositions, plus sûres que les nôtres.
La Vengeance d’une Femme est à part: en effet, pour la duchesse, la vengeance consiste à se bien masquer d’abord pour se démasquer ensuite. C’est la seule Diabolique où tous les éclaircissements seront donnés au questionneur: «Le rideau se levait. Il commençait à comprendre ce mot de vengeance qui lui flambait aux lèvres».
Et, à la fin, parce qu’il a vu levé le masque: «Il savait, lui, qu’elle ne se repentait pas, et que cette touchante humilité était encore après la mort, de la vengeance.» Ce n’est pas une histoire mystérieuse, dont le masque serait le sujet. Ici le masque est plutôt un moyen. C’est avant tout une Diabolique.
Il faut qu’il y ait un soupirail pour que le lecteur puisse prendre conscience de ces zones d’ombre. Il faut qu’elles soient concrétisées par quelque coup d’œil qui nous en montre les dimensions, mais ne les fasse pas disparaître à force de clarté. «Une translucidité parfaite serait un néant.» [8] Nous pourrions dire aussi qu’une profondeur totalement explorée deviendrait une surface; un masque n’est plus un masque si on connaît ce qu’il cache et sa configuration.
Barbey a écrit: «Rien ne tourmente plus longtemps la pensée que ce qu’on n’a pas deviné». Il faudrait dire «avec certitude».
Or Barbey veut faire une impression durable dans l’esprit du lecteur et c’est pourquoi, chez lui, l’écriture ne se donne pas pour objet l’élucidation du mystère, mais ce degré particulier d’élucidation du mystère qui est d’ouvrir sans refermer, d’entrouvrir, de rendre un peu transparent. On pourrait utiliser à ce propos bien des métaphores qu’il utilise pour caractériser les héros masqués.
L’écriture accomplit le même travail que celui du conteur, et Barbey ne fait que transposer ce qu’il sent dans la vie: «Ce qui sort de ces drames à transpiration rentrée, est plus sinistre, et d’un effet plus poignant sur l’imagination et le souvenir que si le drame entier s’était déroulé sous nos yeux. Ce qu’on ne sait pas centuple l’impression de ce qu’on sait. Me trompé-je? mais je me figure que l’enfer, vu d’un soupirail, devait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier».
Il n’y a qu’à remplacer «drames» par «nouvelles ou romans» et nous avons sa théorie, mise particulièrement au point dans Les Diaboliques, Une Page d’Histoire et L’Ensorcelée.
Le mur avec un soupirail est, nous l’avons vu, une métaphore pour le masque. Barbey fait donc porter un masque au contenu de sa nouvelle pour obtenir certains effets.
Son but est de faire rêver sur ce qu’on ne voit pas, plutôt que de transcrire une réalité parfaitement possédée. Il parle de «cette fascinante puissance du mystère, la plus grande poésie qu’il ait pour l’imagination des hommes, et peut être, à la portée de ces damnés de l’ignorance, hélas! la seule vérité»; «l’art ne peut rien nous apprendre de sûr: aussi tout art réaliste, toute littérature «claire» n’ont-ils qu’une valeur secondaire et superficielle». L’art véritable doit faire «éclair» sur les profondeurs de la vie; il suggère, fait rêver; il doit être passionné, mystérieux.
Paradoxalement, le mystère devient la seule vérité, ou la «seule approche par l’homme de la vérité» [9].
Le rôle de l’écrivain, le but de la littérature n’est pas de tout dire, mais d’indiquer une voie, de tracer un chemin à l’imagination. C’est pourquoi les nouvelles sont agencées de telle sorte que ce qui puisse dominer à la fin soit la rêverie, l’imagination, la «pensivité» selon le mot de Barthes. Le masque n’est pas levé, de la réalité: on peut rêver et s’interroger, y revenir et imaginer.
Cette expression, «faire éclair sur les profondeurs de la vie» rappelle ce synonyme du Dessous de Cartes: «détails intimes et profonds». C’est dans cette profondeur que résidera la possibilité pour le masque de demeurer puissant sur notre imagination. Barbey le revendique comme objet même du récit romanesque.
C’est donc un objet qui n’est jamais totalement connu.
Il s’agit d’une esthétique de la suggestion fragmentaire: le détail est souvent minime à côté des conclusions qu’il permet de tirer. À rebours, un petit signifiant peut être plusieurs fois signifié.
Nous avons choisi quelques exemples pour illustrer cette esthétique de la suggestion fragmentaire: un petit signe fait éclair sur les profondeurs, ou entraîne de grandes conséquences sur la compréhension d’un personnage. Mais il reste toujours l’ombre, ce qui permet de rester sur une impression de mystère. Nous avons choisi ces extraits non seulement pour leur fond, mais aussi pour leur forme qui reprend précisément la métaphore de la lueur du soupirail.
Calixte, entendant l’aveu de Néel: «Comme si une lueur affreuse l’avait pénétrée, et elle se cacha la tête dans les mains, pour se soustraire à ce qu’elle voyait». Calixte refuse de voir l’enfer.
Hermangarde parle de la «robe rouge», ce «sanglant météore qui avait surgi tout à coup dans le ciel de son bonheur». Ryno compare Vellini à la foudre: «semblable à l’éclair qui coupe un ciel tranquille, elle traversa d’un bord à l’autre toute mon âme et tout mon bonheur». Hermangarde a un pressentiment en voyant cette «femme sombre comme une menace, cette nuée pleine de foudre qui devait lui éclater sur le cœur». Ryno, voyant sa femme près de La Malgaigne, a un pressentiment cruel: «Ryno, en la regardant, eut un éblouissement aux yeux et une contraction au cœur». Plus tard, lorsque Hermangarde saura, il saura qu’elle sait: «ces cris involontaires sortis, comme les feux d’un souterrain, […] montraient sous un jour accablant et cruel ce qu’il n’avait jusque là qu’entrevu».
Nous avons étudié en détail la thèse du soupirail dans Le Dessous de Cartes, pour que nous n’ayons qu’à y ajouter cette citation: «Elles se révélaient par un éclair aigu de ses yeux noirs qu’il savait éteindre quand on le regardait, comme on souffle un flambeau quand on ne veut pas être vu, et par l’autre éclair de ce geste par lequel il fouettait ses cheveux sur sa tempe». Le mot éclair est utilisé ici comme dans un zeugma: il n’a pas le même sens, de prime abord quand il s’agit de l’éclair des yeux, que dans l’éclair du geste. Mais à la réflexion, un sens commun se dégage: ce sont deux indices qui éclairent ses pensées intimes.
On pourrait relever de nombreuses notations, moins construites, dans Le Bonheur dans le Crime. Torty ne supposait pas la présence, au château, de Hauteclaire «dont la vue l’étonna jusqu’à l’éblouissement». Elle apparaît au bord du cercle lumineux, sortant de l’ombre. Torty va «raisonner sur cette situation pour l’éclairer», donner des coups de sonde dans ce qu’il entrevoyait de ce milieu souterrainement volcanisé. Mais c’est la nuit qu’il a, une fois de plus, la révélation: «Le château endormi, morne et blanc sous la lune, était comme une chose morte… Partout ailleurs que dans ce pavillon, choisi à dessein, et dont la porte-fenêtre, ornée d’un balcon, donnait sous des persiennes à demi fermes, tout était silence et obscurité; mais c’était de ces persiennes, à moitié fermées et zébrées de lumière sur le balcon que venait ce double bruit»; «ces formes que j’avais vues comme si elles avaient été nues, dans le cadre éclairé du balcon»; «cette intimité qui me révélait tout» fonctionnent de la même façon qu’un soupirail pour où filtre une lueur dans un mur sombre et opaque. Sans cette scène, dit Torty, sans l’aveu de la comtesse, «je n’aurais jamais eu que de vagues lueurs, pires que l’ignorance». Le soupirail donne vue en effet sur la réalité, mais influence la vision qu’il restreint.
Dans La Vengeance d’une Femme, l’utilisation est tout à fait différente: en effet, il s’agit pour la duchesse d’élargir, au prix de sa vie même, ce soupirail. Donc la lumière envahit petit à petit cet enfer qu’est son âme et Tressignies voit de plus en plus. «Une clarté passée sur son front, à ce nom de Saint-Jean-de-Luz, qui venait de s’envelopper pour lui, avec son incroyable aveu, de si prodigieuses ténèbres. Ah! dit-elle, sous la lueur de ce souvenir, j’étais alors dans toutes les ivresses de la vie». «L’éclair déjà éteint… mais, redoublant d’éclairs sur son âme. […] Elle avait encore des côtés à lui faire voir dans son chef-d’œuvre.» À la fin Tressignies, éclairé par ce «sublime infernal dont elle venait de lui étaler le spectacle, comprit pourquoi ces torchères» et sait qu’elle ne s’est pas repentie.
Dans cette Diabolique le mystère est moins important que l’enfer? Le soupirail augmente le volume, et si Tressignies rêve de cette aventure, il en rêve avec trop de précision, d’où sa fuite devant le concret.
Dans Une Histoire sans Nom, «la peur de voir […] tenait» Madame de Ferjol. De nuit, avec un flambeau, elle éclaire le visage de sa fille et c’est la révélation. Plus tard, l’histoire de la main du voleur, passée par le volet, causera la seconde révélation. Mais la mise en application de la thèse du soupirail est moins importante qu’une autre dont nous parlerons plus loin.
Enfin, dans Une Page d’Histoire, le mystère domine, avec sa poésie, et Barbey transcrit dans cet esprit «cette histoire cachée […] impossible à connaître dans le fond et le tréfonds de sa réalité, éclairée uniquement par la lueur du coup de hache qui l’entrouvrit et qui la termina, cette histoire fut celle d’un amour et d’un bonheur tellement coupables que l’idée en épouvante et charme».
Cette rêverie termine souvent ses œuvres les plus tardives: «indignés mais rêveuses» devant Hauteclaire, «silence plus expressif que toutes les réflexions pesait sur la bouche» de tous les athées; «horreur rêveuse» et autres sentiments du salon Mascrany, «sans cela» fit la duchesse songeuse. Rêverie accentuée devant le rideau cramoisi etc.
Le soupirail permet au rêve de s’éployer, à force de mystère et de masque non connu.
Si le soupirail favorise la rêverie par tout ce qu’il permet de supposer, il n’est pas le seul à guider le lecteur sur son chemin. Le conteur du Dessous de Cartes est illuminé d’abord par une étincelle, «une fausse lueur, un flamboiement qui s’était allumé […] et qui avait passé dans [son] âme comme l’éclair de ce diamant sur cette table verte». Le conteur prévient que ces «faits, mal éclairés d’une intuition que je me reprochais, dans l’écheveau entortillé desquels le possible et l’incompréhensible apparaissaient, reçurent plus tard une goutte de lumière qui en débrouilla pour jamais en moi le chaos». Finalement, effectivement, il est frappé à la fin, d’une idée qui «l’illumina mieux que tout le reste, cette femme naturellement cachée».
La goutte de lumière, comme le soupirail, fait ressortir la profondeur de cette femme. Mais de plus, elle illumine Herminie et Marmor, fait tomber leur masque en partie, rétrospectivement.
Léa se termine déjà par un procédé similaire: Madame de Saint-Séverin «s’était aperçue qu’il avait les lèvres sanglantes».
Si nous sortons du plan interne de l’histoire, pour nous attacher aux rapports du lecteur de Barbey avec l’écriture, nous constatons qu’il s’agit de même envers nous: souvent, il dissimule un détail essentiel (hypocrisie de Sombreval, secret d’Aimée) et lorsque ce détail apparaît, nous voyons le passé illuminé rétrospectivement apparaît, nous voyons le passé illuminé rétrospectivement, et le présent éclairé définitivement.
Ainsi, dans Une Histoire sans Nom, il y a deux révélations: la grossesse de Lasthénie, qui est en fait révélation du mystère, puis révélation de la cause. La première touche Lasthénie; la seconde touche en fait la mère: elle demande la vérité «en le regardant de ces yeux profonds, de ces yeux sous lesquels la pauvre Lasthénie avait toujours baissé les siens». «Alors, oh! alors, c’est moi… dit Madame de Ferjol qui fut traversée d’un éclair qui lui fit voir, en sa lueur rapide toute sa vie. […] Elle s’était jugée». Elle devient alors un abîme de haine. L’illumination révolutionne parfois littéralement l’être qui la subit.
Camille «repasse brisée et confondue le seuil qu’elle avait franchi rapide et terrible». Yseult mourante, affirme à Allan que «les approches de la mort jettent un jour inattendu sur le passé, jusque là mal (faussement) jugé par nous». À son lit de mort, Allan entrevoit de nouvelles réalités: «cette notion de devoir répandait sa sereine lumière dans la nuit de mon âme, comme un pur flambeau allumé à la torche funéraire du lit des mourants».
La lumière que de l’Abbé Méautis verse à flots sur Calixte en lui parlant de son père, détermine en elle une révolution psychologique et même physique, puisqu’elle devient aveugle: «elle était toujours debout, mais aux premiers mots de l’abbé, elle avait plongé son visage dans ses mains, comme on le ferait au premier éclair qui brûle les yeux pendant un orage… Et pendant qu’il parlait, elle avait continué de plonger plus avant, dans le creux de ses mains, sa tête épouvantée, comme si elle eût vu la vérité, l’accablante vérité, se lever en elle dans les paroles tendres et pathétiques du prêtre». L’attitude est la même que devant Néel: mais Néel c’était l’enfer qu’elle percevait par le soupirail, et les paroles de l’abbé, c’est la goutte de lumière qui lui révèle son père, présent, passé et même futur.
Parfois, le goutte de lumière est un détail qui nous arrive: le secret d’Aimée illumine le lecteur qui se questionnait, tout à la fin du Des Touches. Mais cette révélation arrive assez tard pour que Barbey ait pu rendre mystérieuse cette Aimée, et ainsi lui donner quelque chose du mystère de ses diaboliques. Nous comprenons alors, a posteriori, la complexité de ses relations avec Des Touches. Elle perd en inconnu ce qu’elle gagne en mystère, car quel étrange moyen a-t-elle choisi là…
Ce retournement psychologique est aussi un des intérêts du rideau: Brassard n’est qu’un bragard, Mesnilgrand est autre chose qu’un officier athée etc. La goutte de lumière, par la révolution qu’elle occasionne donne des héros une image plus complexe: elle rend compte des détails du passé, et de ceux du présent.
«L’effet produit n’est pas d’étonnement devant une révélation inattendue, mais de plaisir esthétique lorsque l’œuvre apparaît enfin au lecteur.» [10]
Conclusion: Le mur que Barbey a édifié, fait de suspense, de précisions, d’aveu d’ignorance ou d’inconnu, est aussi percé de soupiraux qui permettent de conserver le maximum d’inconnu et de caché. D’où le contrecoup sur le lecteur. L’obscurité dans laquelle il meut ses personnages est parfois illuminée par une goutte de lumière qui a un effet rétroactif. Nous comprenons alors seulement certains détails.
Proust l’avait bien senti qui écrivait à Robert de Montesquiou: «je penserai souvent à cette fenêtre ouverte, à ce volet, aussi poétique pour moi que le rideau cramoisi et devant lequel le passage de Monsieur de Beaumont joue si bien les anecdotiques de Barbey d’Aurevilly qui ne conduisent à rien en apparence». C’est cette apparence que le lecteur s’efforce de lever.
Il conçoit, de par sa propre expérience, la véracité de la théorie de Barbey, et l’éprouve sur lui-même son esthétique de la suggestion fragmentaire et de l’illumination rétroactive. Elles sont d’excellentes esthétiques du masque, parce qu’elles mettent en rapport la forme et le fond.
Ce n’est pas seulement une description que nous lisons, c’est en effet ce que nous ressentons. Et, essayant de lever ces masques, nous percevons le masque raconté par une écriture qui est masque, puisque «énigmatisée».
D’où la pensivité et le rêve qui deviennent aussi les nôtres.
«On montrerait très aisément que la «révélation» en soi a une importance très secondaire en comparant au Rideau Cramoisi et à Dîner d’Athées leurs ébauches, Léa ou le Cachet d’Onyx. Ces deux nouvelles, les premières œuvres de Barbey manquent de perspectives; la mort de Léa dans les bras de Réginald, la vengeance horrible de Dorsay achèvent sans plus le récit sur une impression d’horreur assez vide, presque choquante». Ce sont «des récits purement linéaires, construits sur un effet d’attente, au dénouement brutal». [11]
Les Diaboliques ont en effet une structure littéraire beaucoup plus élaborée. Et elles visent à un autre effet, tenant d’un autre genre littéraire.
V.2.4. Les structures qui font ressortir l’énigme: hasard, conversation, éclairage latéral, mise en abyme, accumulation
De même que, dans la nouvelle, c’est un détail, Marmor surpris par l’adolescent, qui sera source de l’éclaircissement, de même, les récits sont présentés comme arrachés au hasard.
Il peut s’agir de rencontres de personnages: les coïncidences sont nombreuses.
Dans le Rideau: «il est certain que je ne m’attendais pas à le trouver là», ou le couple du Bonheur dans le Crime passant à côté de son médecin sans le voir; Tressignies rencontrant, longtemps une femme dont il a peut-être été amoureux; Mesnilgrand intercepté par Rançonnet dans l’église: l’amoureux du médaillon ayant la chance d’entendre «justement son histoire qui arrive»; Percy croisant Des Touches, et Barbey voulant le retrouver, rencontres différentes car la première involontaire, la seconde poursuivie. Rencontres de Jeanne-Madelaine Le Hardouey: l’abbé de La Croix-Jugan et les bergers à quelques heures d’intervalle.
Pourquoi tant de coïncidences? On peut remarquer qu’il n’y a que trois récits qui naissent de la seule volonté du narrateur (Une vieille maîtresse, Le Plus Bel Amour de Don Juan et Le Dessous de cartes d’une partie de whist).
Il nous semble que l’on peut dire que la coïncidence est la goutte de lumière qui lève le masque du héros dans le récit: elle est, dans l’écriture, l’événement qui déchire le voile dans lequel s’enveloppe la vie, habituellement.
Voici une thèse souvent avancée par Barbey: le monde, la vie, porte un masque, et c’est seulement une rencontre, une circonstance qui peut le lever. Ainsi dans La Vengeance d’une Femme, Tressignies pense: «Quelle femme! Si, au lieu d’être la duchesse de Sierra-Leone, elle avait été la marquise de Vasconcellos, elle eût, avec la pureté et l’ardeur de son amour, offert à l’admiration humaine quelque chose de comparable et d’égal à la grande marquise de Pescaïre. Seulement, ajouta-t-il en lui-même, elle n’aurait pas montré, et personne n’aurait jamais su quels gouffres de profondeur et de volonté étaient en elle».
Même réflexion à propos de Madame du Tremblay: «Sans l’arrivée de Karkoël […] la débile et pâle moqueuse qu’on appelait en riant Madame de Givre n’aurait jamais su elle-même quel impérieux vouloir elle portait dans son sein de neige fondue.»
La coïncidence est donc la goutte de lumière qui fait se lever dans le héros un autre lui-même qui y était masqué.
Ma elle est aussi pour le lecteur un avertissement: sans la coïncidence mise en avant par Barbey, il n’y aurait pas eu de récit à faire (Riculf croisant Lasthénie par exemple) ou pas de récit du tout (si le narrateur n’avait pas rencontré Torty, à un certain moment).
La coïncidence est en même temps la goutte de lumière qui fait jaillir la nouvelle, et en même temps le révélateur de tous les impossibles, de toutes les obscurités que nous ne connaîtrons pas et qui auraient été riches d’autres histoires de masques.
D’où la puissance de rêverie qui se dégage toujours de la coïncidence, même de la vie réelle. Dans les nouvelles aussi, la pensivité qui les clôt souvent, est celle qui saisit à la vue d’un masque levé, dont nous induisons d’autres à lever.
Le rêve, vague, qui ouvre Le Rideau Cramoisi, sera précisé et intensifié par le récit de Brassard; le souvenir de la Duchesse ouvre un champ immense à Tressignies; celui de la Pudica ferme le monde des femmes à Mesnilgrand.
Il peut s’agir aussi de rencontres avec des objets:
Souvent il replonge le héros immédiatement dans le passé, et pourtant le héros vit dans le présent: la bague de Lasthénie qu’aperçoit «par hasard» Madame de Ferjol la replonge dans le passé: «Cela ne finira donc jamais, Seigneur? Non seulement le cancer ne s’arrêtait jamais, mais il se creusait toujours».
La panthère, en face d’Hauteclaire, ressuscite tout un passé, apparemment banalisé dans le présent.
Parfois cette rencontre qui relie le passé au présent, donne à celui-ci une valeur éternelle: le rideau est toujours le même à la fenêtre. Il apparaît comme la métaphore même de l’énigme irrésolue: il est obstacle au savoir et au ça-voir: il bouche la vue à Brassard qui est dehors: nous pourrons mieux connaître Brassard pour qui le rideau fonctionne comme un révélateur, mais jamais Albertine: le rideau reste lueur rouge, et ne donnera jamais l’éblouissement attendu. La rencontre du rideau est donc en fait celle du mystère.
Nous avons déjà pu faire allusion à plusieurs procédés d’écriture ou de composition qui permettent, par des procédés semblables au masque, de mettre en scène au mieux.
Il faut y ajouter la forme de conversation que Barbey utilise fréquemment. Elle lui permet en effet des lenteurs, des reprises, un certain rythme qui est finalement similaire à celui d’une enquête. Les surprises nous arrivent tantôt brutalement (la caisse de résédas) tantôt distillées (La Vengeance d’une Femme). Les digressions ont des fonctions dilatoires d’autant plus fortes que le suspense est déjà là.
Le conteur est libre dans sa façon de présenter les événements: il peut évoquer, par exemple, plusieurs raisons à la passion et à la mort de Jeanne-Madelaine Le Hardouey. Il peut faire hésiter le lecteur sur le sujet véritable du Des Touches: «Tu t’égailles trop, ma sœur! tu chouannes jusque dans ta manière de raconter». Il peut interrompre le récit, parfois maladroitement, pour attiser la curiosité du lecteur, ou préciser a contrario quelque chose.
S’il y a des sources différentes, d’où des interprétations qui se contredisent, le personnage en gagne en complexité, en consistance et en mystère.
Une des utilisations de cette forme de la conversation, est ce que nous appelons «les scènes à éclairage latéral». Ce sont des anecdotes qui viennent couper le courant du récit.
Nous en avons vu l’intérêt: faire ressortir par des précisions le mystère et les particularités du récit principal.
Elles foisonnent dans Le Rideau Cramoisi par exemple. Elles se présentent comme des «semblables» à l’histoire principale, mais en fait, on découvre qu’elles manquent de dimension, des dimensions de la nouvelle (profondeurs, mystère, étrangeté, diabolisme etc.) En fait c’est une ressemblance partielle qui enlève provisoirement le relief au récit. Elles sont parallèles et réductrices: elles valorisent ainsi celle du vicomte: elles la banalisent temporairement, mais ne sont que les degrés zéro de l’histoire du Rideau.
Nous en trouvons dans Un Prêtre Marié, qui illustrent les pouvoirs de La Malgaigne, dans La Bague d’Annibal, dans A Un Dîner d’Athées. Elles rompent le récit, et pourtant l’aident à avancer, sinon dans le déroulement, du moins dans l’esprit du lecteur.
La structure en abyme (ou enchâssée) n’est pas sans ressemblance avec celle que nous venons d’étudier: elles fonctionnent sur différents plans.
Celui qui parle transmet souvent des paroles. La plus grande complexité est je crois dans Le Plus Bel Amour de Don Juan: le Je raconte que Don Juan lui a raconté que la marquise lui avait raconté que sa fille lui a dit. La première raison évoquée pour cette cascade de narrateur serait la prudence de Barbey: «Plus il veut choquer, plus il est prudent. Si son conte est par trop brutal, il en décline la responsabilité par le simple stratagème d’abdiquer son rôle de narrateur auquel il confère, comme par exemple au docteur Torty du Bonheur dans le Crime, sa propre curiosité insatiable et sa passion des révélations. Souvent même, pour plus de sûreté, il multiplie les «cadres» et les événements nous arrivent dépersonnalisés par une succession de raconteurs qui se les sont transmis les uns aux autres. Le cadre, d’ordinaire, ce sera une conversation entre gens de bonnes manières dans un salon, pendant laquelle l’un des assistants se souvient d’une anecdote est absolument nécessaire pour endormir la méfiance du lecteur.» [12]
Mais en fait souvent, nous démasquons très vite Barbey sous tous ces beaux parleurs curieux. Ils portent ses prénoms ou son nom, ils ont ses caractéristiques. Mais on peut constater une loi intéressant les différents masques qu’il revêt, en tant que narrateur: «Le romancier assume le personnage extérieur, social, souvent dandy superficiel, d’Aurevilly tel que le voient les autres; le narrateur représente Barbey tel qu’il se veut, se voit ou se rêve: grand romancier, génie méconnu ou méprisant, Don Juan.» [13]
On pourrait, par l’étude de sa propre mise en abîme, définir un Barbey du plus superficiel au plus profond: du dandy à Langrune, par exemple.
Deuxièmement, la mise en abyme permet aussi de donner aux événements un cadre approprié: qu’il s’agisse d’un accord ou d’un contraste, cela les met en valeur.
Le coin du feu pour La Bague d’Annibal, un salon pour Le Dessous sont en harmonie avec le récit.
Un balcon parisien pour Le Prêtre Marié, une diligence pour une histoire de rideau immobile, voici des contrastes.
L’oreille d’une dévote, puis un dîner léger pour cette histoire raffinée du Plus Bel Amour de Don Juan, le boudoir douillet de la marquise de Flers pour l’histoire de la lionne Vellini: le cadre est véritablement la «monture» du récit.
Les événements eux-mêmes peuvent être soumis à une composition en abyme. Il a alors surtout une valeur de préfiguration:
Dlaïde Malgy se suicide, et nous devinons que Jeanne-Madelaine, malgré l’incertitude charitable du curé s’est suicidée.
Madame de Mendoze meurt de n’être plus aimée, et à la fin d’Une vieille maîtresse, Hermangarde est dite malade: nous supposons qu’elle imitera cette femme qui lui avait tant fait pitié.
La vieille Malgaigne raconte l’histoire de la lande au rompu qui vient errer là: nous supposons que Sombreval reviendra près de l’étang qui lui fut fatal.
(Peut-être peut-on encore noter que souvent, à l’intérieur de l’œuvre dans son ensemble, il se produit comme des résonances et que nous trouvons des correspondances entre les événements et les héros: ce qui semble traduire des préoccupations, ou des visions orientées dans le même sens. On a noté qu’Une Page d’Histoire se présentait comme un raccourci de l’œuvre. J. Petit a pu parler «d’écriture allusive». L’abyme est une allusion, une autre façon de dire la même chose).
Troisièmement, cette structure en abyme nous donne aussi une image plurielle des héros: ces miroirs successifs qui nous transmettent le peu que nous savons de la petite masque, peuvent être les uns convexes, les autres concaves etc. Si bien qu’ils agissent à la manière de masques qui recouvreraient la fillette. La vérité de celle-ci ne peut être obtenue par le lecteur qu’en corrigeant ces déformations (nous connaissons les tendances de Don Juan ou des belles soupeuses).
A cause de ces différences qui ne permettent pas à la vision d’être fidèle, étant le résultat de nombreux miroirs, j’aimerais mieux le terme de visions «enchâssées» les unes dans les autres, ce qui respecte leurs différences, et leur centre d’intérêt commun.
La structure en abyme est donc une des constantes des structures littéraires employées par Barbey. Il l’utilise aussi bien pour mettre en place ses narrateurs (qui, en fait, le représentent souvent) que pour décrire, par le pluriel, les événements ou les héros.
Cette structure n’est pas sans nous rappeler celle du masque: en effet, il s’agit souvent, nous l’avons vu dans la «lutte», de lever un masque qui peut être composé de masques successifs, de cerner un fait qui est déformé, ou dissimulé.
Il est intéressant de constater aussi que ce mot abyme fait référence à la profondeur; en effet, le fait de plusieurs épaisseurs donne une certaine profondeur, qui est le mystère ou l’énigme, à la chose. Mais il donne aussi au regard du lecteur une certaine profondeur qui lui permet de percer.
Une fois le mouvement commencé, il ne peut plus s’arrêter, tant que «l’énergie endoscopique» n’a pas atteint son but.
Enfin, il arrive que le romanesque prenne le pas sur un dénouement trop simple qui n’amènerait pas assez de surprise au gré de Barbey. C’est alors une accumulation d’événements et de rebondissements jusqu’au final qui est un sommet.
L’Ensorcelée, Une Histoire sans Nom, Un Prêtre Marié, Des Touches en sont des exemples, et, malgré les annonces du futur, les événements dépassent toujours ce que le lecteur a pu imaginer.
Il est intéressant de rappeler quelques confidences de Barbey sur la composition de ce romanesque: Un Prêtre Marié devait, au départ, être assez court: «Il m’arrive, avec cette nouvelle, ce qui m’arrive sans cesse quand j’ai l’idée d’écrire quelque chose. Les fonds et les doubles fonds m’apparaissent les uns dans les autres, et la Nouvelle prend des proportions de roman» (L.T. III 310).
Un an plus tard, il écrit: «Je me fais des raccords, mon plan se modifiant dans ma tête à mesure que j’écris, et toutes sortes de rideaux glissant sur leurs tringles dans les cent chambres de mes rêves et me découvrant des perspectives dont je ne me doute jamais quand je commence d’écrire. Oh! Les mystères de la composition! et qu’il me semble que je serais puissant si je ne me complaisais pas trop dans les dédales de la Rêverie» (L.Y. IV 100).
Le roman devient «l’Alhambra de son imagination ravie».
Il est frappant de trouver ici, à propos de la composition, ces comparaisons avec les rideaux (comparaisons presque oniriques, et très révélatrices). C’est comme si le sujet se démasquait progressivement à Barbey, d’où la nécessité, pour le lecteur, de faire les mêmes pas quelques héros pour en avoir une impression valable, et une impression vivante. Il semble qu’il n’y ait pas de composition préétablie qui tienne: les héros eux-mêmes, ou ces événements, se présentent à Barbey avec toute leur richesse d’inconnu et leur profondeur.
D’où l’extrême importance, pour nous, des recommandations qu’il fait à Trebutien: il lui demande en effet de «lire le manuscrit dans son ordre de pagination». «Vous savez que je tiens à votre impression […] Je suis bien sûr que vous le lirez comme il faut le lire, c’est à dire page par page, lisant et ne parcourant pas et souffrant le reploiement et le soulèvement du rideau par l’auteur avec ses gradations voulues et réfléchies» (L.T. III 339).
La reprise de la métaphore du rideau trahit presque une obsession: dans ce roman où, pourtant, le thème du masque, du voile n’est pas le principal, Barbey a utilisé une structure en rideaux successifs, à partir de doubles fonds qui se révélaient à lui petit à petit.
Le masque, qui n’était pas essentiel pour le fond, devient source vitale d’une certaine structure qui est la structure par accumulation.
Cette structure par accumulation semble échapper à la volonté de Barbey. Elle rejoint la structure en abyme, la structure par éclairages latéraux, celle du soupirail est destinée à nous donner seulement une «idée» de ce qui se cache derrière le mur, celle de la goutte de lumière est comme le déploiement final et total d’un voile qui ne nous avait laissé apercevoir que quelques coins du fond.
Ce qui sous-tend ces structures, on le sent intuitivement, c’est la même préoccupation: la surprise accessoirement, mais surtout le sens de la profondeur masquée, et révélée par divers moyens, selon divers rythmes, sur les deux plans de la forme et du fond qui se complètent et s’harmonisent.
Dans Un prêtre Marié, le thème du masque n’est qu’accessoire, et qu’un accessoire dans le fonds, mais il est tout entier passé dans la structure. Il faut relire ce que Barbey dit à Trebutien: «le reploiement et le soulèvement du rideau par l’auteur, avec ses gradations voulues et réfléchies», jusqu’à la fin où nous aurons la certitude que nous attendons depuis le début.
«Je croirais volontiers qu’à l’origine, Sombreval devait être sauvé par le sacrifice de sa fille, puis, le roman dériva: séduit par le satanisme de son personnage, poussé par son byronisme, Barbey préféra la pousser à sa limite.» [14]
Nous le croyons aussi, et c’est justement parce que les héros de Barbey ont été vivants dans son imagination qu’ils seront vivants pour le lecteur si celui-ci prend le temps de lire, page par page. Barbey vivait, en écrivant, les émotions du lecteur.
Les romans et nouvelles de Barbey sont riches en rebondissements non seulement pour provoquer la surprise, mais pour permettre la profondeur, et donner l’élan à l’imagination du lecteur qui doit poursuivre sur sa lancée.
Conclusion: Les coïncidences permettent de déchirer le voile dans lequel s’enveloppe la vie, ou le personnage: elles marquent en même temps la naissance de l’œuvre, et ses limites; elles incitent à la rêverie à cause de tous les possibles inconnus autres qu’elles sous-entendent. L’objet en particulier joint intimement le présent au passé, et donne parfois une valeur extratemporelle à un état. (Le mystère.) Le symbole est-il autre chose que le signe d’une réalité cachée? On pourrait à propos de ces objets parler d’un symbolisme de mystère.
La forme de la conversation permet, plus superficiellement, au masque d’exister: le rythme d’enquête, le suspense possible, la surprise brutale ou distillée, les sources plurielles permettent aux personnages d’exister avec consistance et mystère à la fois.
Les scènes à «éclairage latéral», les scènes en abyme (ou à cloisonnés), et même l’accumulation, sont fondées sur la préoccupation du mystère et de la profondeur. Ces structures sont imposées par le genre d’inspiration de Barbey et son mode de composition, autant que par son sujet. Il demande au lecteur de le suivre dans ce dédale de rideaux, ou d’accepter de ne pas les tirer plus vite que lui.
Nous retrouvons donc toujours dans la structure cette mise en scène du masque que le lecteur doit savoir savourer.
Notes
1. Barthes, S/Z, p. 74.
2. Barthes, S/Z, p. 69.
3. Barthes, S/Z, p. 83.
4. Bloy, Belluaires et porchers, p. 256.
5. Starobinski, Les mots sous les mots, p. 154.
6. Petit, B 4, p. 87.
7. J.-H. Bornecque, Les Diaboliques, Garnier, préface, p. XCVIII.
8. Starobinski, La transparence et l’obstacle, p. 306.
9. Petit, Préface à l’éd. de la Pléiade, p. XXXVI.
10. Petit, B 4, p. 87.
11. Ibid.
12. P. Schneider: «Barbey d’Aurevilly l’extrême», in Les temps modernes, 1951, p. 1548.
13. Petit, B 4.
14. J. Petit, Notice à Un prêtre marié, Pléiade, I, p. 1418.