Communication faite le 9 mai 1997 dans le cadre du Colloque « Polémique et Religion », 6 journées organisées par le Centre de Recherches Romantiques et Révolutionnaires, sous la responsabilité scientifique d’A. Petit et J. Wagner, le 9 mai 1997, journée consacrée à « Roman et religion en France aux XVIIIe et XIXe siècles », à l’Université Blaise Pascal, de Clermont-Ferrand.
La religion ne semble pas un thème dominant dans ce roman (au contraire du Prêtre marié dont Pascale Jonchière vient de nous entretenir) mais néanmoins, dans notre colloque, il a droit à une place fondamentale et notre question s’explique parce que ce roman est juste au tournant de la conversion chez Barbey, et peut servir d’exemple ou de point de départ pour un débat plus général sur le thème « Roman et Religion ».
A ce point de vue, il est intéressant de triple façon :
- par les circonstances biographiques de sa rédaction.
- par la description du religieux et sa place.
- par les préfaces des trois éditions où Barbey s’explique sur les liens entre Roman et Religion.
Les circonstances de la rédaction :
Il souffrit, dit-il, dès sa naissance, de la froideur de parents injustes, et s’est également très tôt opposé intérieurement aux convictions de sa famille ultra-royaliste et croyante traditionnellement.
En 1844, il a 36 ans, et depuis 8 ans il a presque rompu avec ses parents : il se veut le prince des dandys, plutôt libéral en politique, ironique et solitaire, presque libertin d’esprit…
Quant à la religion, dans son mode de vie, il s’est contenté de manifester l’indifférence d’un mondain qui suit l’Eglise du bout des lèvres pour obéir aux convenances extérieures, et parallèlement dans ses premières productions, le thème du religieux est si ténu qu’elles semblent presque a-religieuses.
Est-ce l’expression superficielle d’une religion superficielle? Il faut faire la part du conscient et de l’inconscient. Ces premiers textes ne sont pas vraiment seulement a-religieux : de même qu’il y a réglé des comptes avec sa famille, de même il a présenté en fait, à petites touches presque invisibles, une religion qui n’interfère dans les problèmes humains que pour compliquer et pervertir les situations, et ceci pourrait à soi seul signer un auteur athée ou même anticlérical.
En fait, chez lui l’aspiration religieuse est forte, et il bout intérieurement d’une révolte d’autant plus forte contre un Dieu auquel il ne peut s’empêcher de croire, et qu’il a la douleur de trouver injuste et presque pervers lui aussi…
C’est donc non pas l’aspiration religieuse qui est en germe, mais seulement l’expression de celle-ci.
Ces tensions se sont d’ailleurs renforcées au fil des circonstances de sa vie. En voici quatre qui auront leur importance pour la Genèse de notre roman :
Depuis octobre 1831, Barbey est toujours désespéré et révolté de n’avoir pu épouser Louise qui était déjà officiellement fiancée à un autre et avec qui néanmoins il a sans doute eu une liaison. En 1836, il a vu son frère prendre femme, ce dont il s’est moqué méchamment dans l’intimité. En 1838, il a réussi à marier son meilleur ami, mais se demande maintenant s’il ne vaut pas mieux finalement n’avoir que des maîtresses. Enfin, en 1843, il a vécu une grande passion avec celle qui lui inspirera Vellini, maîtresse qu’il a dû cacher car elle était immontrable à la bonne société et dont il donnera plus tard des descriptions quasi opposées.
A cause de toutes ces préoccupations que nous venons de voir, dans le roman qui mûrit alors et va s’écrire, Barbey se trouvera presque sans l’avoir voulu, à traiter indirectement de religion, entre autres en décrivant le mariage parisien, un lien social n’ayant qu’un rapport fort lointain avec le sacrement.
C’est dans ce contexte que naît Une vieille maîtresse ; et la façon pimentée dont Barbey commente la gestation de cette œuvre est d’ailleurs fort significative : pour reprendre quelques unes de ses expressions, il projette une mystification très dandyque, et se flatte d’écrire un diable de roman, un roman qui n’est pas catholique, pour qui il cherche un titre Sphinx, et dans lequel le mystère ensorcelant – au sens fort – de Vellini vient aussi de son aspect hermaphrodite. Il « vit tout dans les bras de (sa) Malagaise » et « c’est (sa) seule maîtresse ». Que de provocations malignes lancées au nez des âmes pieuses !
Bien dans le ton des œuvres précédentes et de sa vie d’alors, la première partie du roman se passe effectivement à Paris dans un milieu perverti : celui des salons du XVIII° ou du Faubourg Saint-Germain, élégance et dandysme, esprit et cynisme ; Vellini est le souffle de la vie, de la passion et de la nature, toutes trois libérées de toute contrainte ; elle prend toute la place et contamine Ryno, tandis que son antithèse, la pure et blanc-bleu Hermangarde, est une belle image, idéale comme un poncif, plat, parfait et réfrigérant.
Ce qui est nouveau chez lui, ce sont les attaques contre le religieux : directes et beaucoup plus nombreuses, elles ont un aspect « léger » qui va d’un ton ironique de badinage moqueur à des plaisanteries osées destinées à voiler la violence sacrilège du blasphème.
Or 2 ans après, en 1846, l’on constate objectivement soudain des révolutions dans sa vie : par exemple il fonde une Société Catholique, qui se double de la Revue du Monde Catholique. Il ose parler dans son cas de conversion de l’esprit et de changements de vie mais confesse que la conversion intérieure n’est pas encore complète…
Ceci devrait avoir des incidences sur l’oeuvre en cours… Ainsi le voit-on essayer de lui donner un côté religieux. En septembre 1846, il avoue à demi-mot qu’il force son talent dans ce sens, d’où ses difficultés à écrire: «Est-ce la verve qui s’éteint en moi ? Y a-t-il des parties dans le premier volume qui se rapprochent plus de mon passé et m ‘aient inspiré davantage? Pour moi, le talent est un écho des plus grands sentiments qui ont passé dans la vie J’aspire tous les jours à devenir impersonnel, et je ne puis. »
Découragé peut-être par son incapacité à écrire une seconde partie en accord avec sa nouvelle vie de foi, il part pour une espèce de « croisade industrielle missionnaire catholique », et passe à Bourg-Argental des moments fort sombres sur lesquels il ne donne aucune explication. Au retour par contre, il écrit en novembre : « cette sécheresse a cessé. Elle tenait à de certaines circonstances qui déplaçaient toutes les forces de mon âme et ne m ‘en laissaient guère pour un livre. Ces circonstances ayant changé, l’Estro m ‘est revenu à ailes déployées. »
Que s’est-il passé? On ne sait. En tout cas, on le verra ensuite mettre tout son talent de journaliste, de polémiste virulent et même une bonne partie de sa fortune, de sa carrière, et de sa vie au service de l’Eglise. Il met au point des projets pour convertir ses amis, ses abonnés, ou la France entière par des moyens divers et presque comiques… Excessif en tout, Barbey s’assagira ensuite, mais jusqu’à la fin de sa vie restera fidèle à ces choix.
Barbey reprend donc sa seconde partie, et parle maintenant de son « enfant » sur un ton fort différent : en décembre 1847 il est fier d’avoir lu son roman « dans une soirée d’hommes bien graves » qui ne l’ont pas trouvé « indigne de la gravité de (sa) position actuelle » …Dans « cette douce solitude qu(`il a)embrassée (..) sans aucune espèce d’amour », il « travaille beaucoup. » Il pontifie presque : «le temps n’est pas aux romans » et se présente comme « un stylite, un Fakir de solitude. »
Et, logiquement, analogiquement et symboliquement, cette seconde partie écrite par ce nouveau converti, ne se déroule plus à Paris mais en Normandie ; il se plonge dans l’évocation presque réaliste et simple de son pays d’enfance et se laisse aller à un romantisme tout fulgurant de passion et de sensualité.
C’est dans ce nouveau cadre social et littéraire qu’il attaque la rédaction des passages où Ryno retombe dans les bras de sa vieille maîtresse, où Hermangarde pleure comme un Ange du Ciel, où Vellini attribue à la destinée son triomphe… C’est à dire les moments où un romancier chrétien pourrait faire entendre sa différence.
Y aura-t-il dans cette seconde partie un parti-pris religieux visiblement différent ?
Non.
Certes, pour la première fois, ce thème du religieux présente un volume important : quoique l’importance ne se mesure pas au nombre de caractères bien sûr, notons qu’un relevé de ce thème aboutit à 19 pages de citations…
Ce relevé et son analyse fait ressortir une chose surprenante : tout l’ensemble du roman présente finalement les mêmes caractéristiques du point de vue religieux:
- On constate d’abord avec satisfaction que Barbey n’a créé aucun personnage antipathique ni mauvais, mais c’est pour remarquer ensuite que tous les personnages que Barbey s’essaie à construire comme des modèles de sainteté et de pureté divines, conformes à l’idéal de l’Eglise, peuvent être ou devenir d’un jansénisme sec, d’une froideur implacable et d’une perfection qui les amènent à faire souffrir autant que s’ils étaient des « Méchants »… A rebours, ce sont les personnages presque tous continuellement sympathiques (la grand-mère, le Ryno vellinien, Vellini elle-même) qui accomplissent des péchés, mortels et véniels, présentés ô combien tentants ! les uns et les autres . Et, pour le comble, l’auteur plaide visiblement pour eux et leur pardonne largement. Et si la parfaite Hermargarde s’oublie jusqu’à oublier Dieu pour Ryno, elle est doublement excusée par son « créateur »…
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La religion est surtout supersitition. Les gens simples, les Normands, mariniers et pêcheurs, croient aux fées, aux gnomes et aux revenants autant qu’aux saints et à Notre-Dame qui serait plutôt pour eux une Reine des Fées… Des neuvaines aux sacrements, les véritables rites religieux sont eux-mêmes pervertis. Vellini, très croyante soi-disant, est très en fait superstitieuse, mais à la façon d’une espagnole. Même la religion sincère d’Hermangarde n’échappe pas non plus à cet aspect « magique » dramatiquement puéril. Tout cela n’est pas innocent… Et il n’y a pas un commentaire pour redonner une vérité théologique ou évangélique…
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On y trouve également ces ingrédients précieux du romanesque romantique à travers la présence insistante de notions interdites par l’Eglise d’alors ou de toujours : magie, sorcellerie, incinération des morts, divination, croyance en la bonne aventure et en la prédestination etc. Ils ont une très grande importance dans ce roman.
-L’ironie blasphématoire de la première partie domine également la seconde partie
- Encore plus grave, car plus profond : Barbey se livre à des réflexions polémiques nettement plus sérieuses, sous couvert de celles menées par les personnages, lorsque le roman (qu’il écrit) «réfléchit » aux fondements logiques de la religion et aux incidences de la théologie sur la vie en général. Ainsi par exemple, la théorie catholique des sacrements, du mariage en particulier, et les conceptions d’un Dieu « bon », « Tout Puissant », « Providence » et « omniscient »… sont battues en brèche sans qu’un contradicteur vienne rétablir la vérité que devrait défendre un baptisé…
Tout va dans le même sens…
Et l’on n’a pas l’impression que la Foi tout neuve de Barbey ait modifié la direction initiale.
Commencé dans sa période d’indifférence ou de révolte contre Dieu, ce roman ne porte pas l’empreinte positive de la religion dans la seconde partie, ni dans des corrections éventuelles de la première retravaillée pourtant jusqu’en 1849.
Le thème, la façon, la forme, les détails comme l’ensemble donnent un livre qui expose les contradictions de la religion catholique, les déformations des esprits religieux et les conséquences des exigences du paraître d’un certain monde qui s’affiche religieux et pratiquant .
L’on pouvait se demander si ce roman qui avait été commencé par un dandy areligieux serait finalement le premier roman du nouveau converti. Il n’en est rien. Ce roman n’est pas celui d’un prosélyte heureux de sa nouvelle foi. Le paradoxe, logique pourtant! est que converti, donc plus concerné par la religion, il ose exprimer plus visiblement ses révoltes. Ce roman a un aspect bien plus anti-religieux que les romans a-religieux antérieurs. En fait, même converti, Barbey conserve de graves problèmes religieux dont nous parlerons un peu plus loin.
D’ailleurs, loin de toute polémique religieuse, ne désirant pas exposer ses difficultés personnelles d’alors, il n’a pas rédigé de préface ostentatoire pour la publication de 1851, mais une simple dédicace qui insiste en deux mots sur le réalisme de la description qu’il a faite du coeur humain.
Ses articles et publications d’alors oscillent aussi également entre les deux Barbey, et le nouveau est moins connu du public et des critiques que l’ancien. Et comme dans ce roman, le nouveau converti se cache si bien qu’on ne pourrait croire qu’il l’a co-signé, ce roman est accueilli comme les antérieurs : les ultra-chrétiens évitent d’en parler ; les autres n’en sont pas plus choqués que des premiers. Notre dandy de Barbey s’amuse encore et se rengorge d’être si difficile à classer et à percer à jour.
Mais les intimes savent ce qu’il en est de sa conversion, tant Trébutien que l’Ange Blanc, et sont scandalisés par le fait que Barbey, tout compte fait, a peint le péché comme séducteur et attirant.
Aussi Barbey va clairement s’expliquer dans ses lettres : « Permettez-moi de vous dire ceci : ou il faut renoncer à cette chose qui s’appelle le roman, ou Vellini doit être absoute de ce qu’elle est, quoi qu’elle soit. Il faut renoncer à peindre le coeur humain, ou le peindre tel qu’il est. () Prenez garde, mes amis, ce que vous dites de Vellini atteint l’Art même, à travers elle. Prenez garde, je vous rappelle à l’ordre de Dieu et des facultés humaines. Voulez- vous tuer le roman? Oui, ou non. C’est de cela qu’il retourne. S’il faut qu’il vive, vous savez qu’il mange du coeur humain, qu’il se nourrit de cette moelle. Coeur impur, moelle gâtée. Ai-je dit que tout cela était sain? »
Ce problème ici est un problème d’esthétique et de morale : Dieu donne la liberté de vivre à tous et en particulier celle de peindre à l’artiste.
Les années passent et Barbey se pose en champion officiel du catholicisme le plus ultra.
Et voilà que dix ans après, il veut faire une nouvelle édition de Une Vieille Maîtresse… Il se doute qu’il va être attaqué par les Libres Penseurs qui l’ont dans leur ligne de mire et aussi par les chrétiens qui ne comprendront pas qu’il publie un livre aussi peu moralisant… Comme il pense qu’il sera attaqué sur le fond, un fond qui lui tient à coeur, qui lui est personnel, il veut anticiper et rédige une vraie préface pour aborder le vrai problème qui selon lui est posé dans ce livre : le problème du mariage… Cette préface plaide pour Vellini et Ryno, contre le mariage façon Faubourg Saint-Germain. En voici un court extrait. Mais remarquons qu’il n’y a en fait aucune réflexion réellement religieuse
« L’auteur a voulu donner, à la corruption absolue du temps présent, l’énergique repoussoir d’une corruption relative (..) Malgré les qualités et les sublimités de la. femme qu’il épouse, Marigny divorce par le fait en n’épousant pas sa vieille maîtresse. Son mariage est un crime envers cette femme de son adolescence que les vieux livres de la sagesse israëlites défendent de jamais oublier et qui le tient sous le joug mystérieux d’une fidélité infrangible (..) la vieille maîtresse eût été sa vertu, s’il l’avait épousée, et en ne l’épousant pas, il en a. fait son vice ! O Après avoir ôté de son livre ce qui semblait excessif, l ‘auteur a cru de son devoir d’écrire ces quelques lignes. Sans elles, on n’aurait peut-être pas compris l’idée d’un roman qui a pour visée de montrer cette inexorable chevalerie des inclinations de jeunesse qui frappent le coeur d’un cachet éternel. »
Mais cette préface ne le protègera pas des critiques virulentes de ceux qui se scandalisent hypocritement ou sincèrement qu’un auteur ultra-catholique publie à nouveau une oeuvre qu’il devrait renier…, critiques qui ne portent donc pas sur le sujet qui lui tenait à coeur.
Il ne leur répond pas. Sans doute se rend-il compte également après que sa Vellini est déjà en état de péché puisqu’elle a quitté Sir Reginald et divorcé. Donc… que son Ryno n’aurait pas pu l’épouser à l’Eglise…
En 1865, il décide de faire une troisième édition. Aussi rédige-t-il une longue préface, très travaillée, et qu’il faudrait lire presque en entier à ce colloque. Il n’a plus, en ces années 1865, à se défendre contre la censure politique de l’Ancien régime ni celle, religieuse, d’une Eglise toute puissante : c’est contre son « camp », celui des chrétiens, celui des ultras, qu’il va défendre les idées personnelles que son roman introduit. Il se place sur deux terrains.
A ceux qui s’étonneront de le voir publier encore une fois une oeuvre qui date du temps de son incroyance, il répond d’abord qu’il n’a jamais été athée, ni même immoral.
« Le roman que voici fut publié en 1851 pour la première fois.
A cette époque, l’auteur n’était pas entré dans cette voie de convictions et d’idées auxquelles il a donné sa vie. Il n’avait jamais été un ennemi de l’Eglise. Il l’avait, au contraire, toujours admirée et réputée comme la plus belle et la plus grande chose qu’il y ait, même humainement, sur la terre. Mais, chrétien par le baptême et par le respect, il ne l’était pas de foi et de pratique comme il l’est devenu grâce à Dieu.
L ‘auteur de Une Vieille Maîtresse n ‘était donc alors, comme il n’est encore aujourd’hui, qu ‘un romancier qui a peint la passion telle qu ‘elle est, mais qui, en la peignant, à toutes les pages du livre, l’a condamnée. (..) Il l’a exprimée, il est vrai, le plus énergiquement qu’il l’a pu, mais est-ce de cela qu’on lui fait un reproche?… Est-ce de l’ardeur de sa couleur comme peintre qu’il doit catholiquement s’accuser?… En d’autres termes, la question posée contre lui à propos d’Une Vieille Maîtresse n’est-elle pas beaucoup plus haute et plus générale que l’intérêt d’un livre dont on ne parlait pas tout le temps qu’on manquait de motif pour le jeter à la tête de son auteur? Et cette question n’est-elle pas, en effet, celle du roman lui -même, auquel les ennemis du Catholicisme nous défendent, à nous, catholiques, de toucher ? »
Cette préface redonne au romancier catholique le droit de peindre la passion avec toutes ses séductions « parce qu’il sait qu ‘on peut en tirer des enseignements», pourvu qu’il ne dise « jamais que le mal est le bien et que le bien est le mal.() Le Catholicisme ne mutile pas l’homme » ni « l’Art par peur du scandale. (..) Est-ce que Dieu a prêté aux crimes et aux péchés des hommes en créant l’âme libre de l’homme ? (..) l’art doit-il expirer vaincu par des considérations à hauteur d’appui pour toutes les défaillances? Doit-on le remplacer par un système préventif de haute prudence qui ne permette rien de tout ce qui peut être dangereux, c ‘est à dire, en définitive, rien de rien ?
Il n’y a que Messieurs de la Libre Pensée, si dévoués aux intérêts sociaux, comme on sait, qui aient pu trouver Une Vieille maîtresse subversive. Elle! Mais l’auteur, en racontant cette triste histoire, aurait pu être impassible et il ne l’a pas été! Il a condamné Marignv le mari coupable ! il lui a donné des remords et même des hontes! Il l’a fait se confesser à sa grand’mère et se condamner lui-même. Mais sa femme à qui Marigny finit par demander pardon ne lui pardonne pas ! Aucun romancier n’a été plus que l’auteur d’Une Vieille Maîtresse le Torquemada de ses héros. Subversif, son livre! Mais n’y a-t-il plus à peindre, sous peine de mettre tout en péril, que des Grandissons?… Oui, la passion est révolutionnaire, mais c’est parce qu’elle l’est qu’il importe de la montrer dans toute son étrange et abominable gloire.
Voilà ce que nous avions à dire à Messieurs de la Libre Pensée !
Finissons par un mot de leur Maître : « Il est de viles décences » disait Rousseau.
Le catholicisme ne les connaît pas. »
Il a donc explicitement répondu par la négative à la question générale s’il en est, de savoir s’il y a incompatibilité entre Roman et Religion. Ce n’est plus à l’Alliance du Trône et de l’Autel qu’il répond, mais uniquement à son institution de référence, à sa hiérarchie dans l’ordre de la Foi : à l’Eglise et aux critiques qui se piquent d’être des critiques catholiques. Telle est sa réponse à ces censeurs-là : un romancier chrétien qui décrirait le mal objectivement ne mettrait pas à mal la religion et ne serait pas condamnable au nom de la religion.
Naturellement, affirme-t-il, c’est son cas.
Est-ce vrai?
Hélas (?!), non
Nous avons vu que lui-même n’a pas mis en pratique, même s’il le prétend, cette objectivité devant ce qu’un chrétien devrait appeler le Mal.
Pire même, lui, le champion de l’ultra-orthodoxie qui défendait haut et fort le catholicisme dans les Journaux politiques et littéraires, lui qui, dans ses écrits romanesques, en véritable néophyte, voulait faire effort pour inventer un roman chrétien, a, tout compte fait, porté de sérieux coups à la religion dans son premier roman de converti.
Ce comportement littéraire était-il la trace d’une conversion encore trop superficielle ou seulement théorique ?
Ce seraient plutôt les traces superficielles d’une conversion qui resta toujours profondément souffrante… ou en souffrance.
En fait, la volonté avait pu primer dans le discours journalistique du débutant. Mais dès les premières oeuvres romanesques, un inapaisement douloureux se laissait percevoir. Au vu de l’évolution ultérieure, même ces petites piques spirituelles qu’on pouvait juger superficielles, prennent à les étudier le sens beaucoup plus profond du Mot d’esprit freudien. Les romans en général sont en effet plus révélateurs de l’intime : le prétexte de l’imaginaire permet de lâcher bride à l’inconscient.
Mais le fait d’écrire ainsi n’épuisera d’ailleurs pas son problème, ni le besoin de l’exprimer.
Car si son aspiration religieuse est toujours là depuis le début, elle a un objet qui fera toujours mal : un Dieu inacceptable parce qu’il fait souffrir, tout comme ses propres parents ou la société qui lui ont justement révélé ce Dieu. C’est ce problème psychologique et affectif qui imprègne sa façon de vivre sa religion et ne se résoudra jamais
C’est à cause de cette ambivalence que, même une fois converti de façon éclatante, il clamera jusqu’à sa mort à 81 ans, qu’il n’a pas varié au fond dans son appréciation de la religion et ne désavouera donc jamais complètement ses oeuvres antérieures.
Ecrivait-il pour se libérer de ses tensions religieuses? Ecrire ce roman a-t-il modifié ses relations à la religion?
Ecrire Une Vieille maîtresse lui a certes servi, sur un plan religieux tout comme sur le plan humain, à mûrir sa réflexion, à clamer ses incompréhensions, voire à se libérer de ses douleurs, comme il le dit à Trebutien.
Mais le fait de l’écrire ne l’a pas fait évoluer : il ne faisait que transcrire ses propres expériences vécues. Il a essayé d’y introduire une note religieuse artificielle avec les difficultés que l’on a vues, pour aboutir finalement à un échec. Par la suite encore, Barbey cherchera à dépasser ses prédécesseurs dans le roman chrétien. Mais il finira toujours par ajouter aux Célestes une part de mystère ou de péché pour leur donner profondeur et intérêt. Esthétique aurevillienne bien connue. Barbey n’a pas « pu » écrire les Célestes qu’il aurait voulu, et Néel-Barbey aurait souhaité une Calixte encore moins soumise à Dieu. Cette constatation le fera d’ailleurs souffrir. Faire la part belle et bonne à la religion dans un roman, autrement dit, conjuguer éthique et esthétique, relève de la gageure surtout quand un écrivain se veut sincère ! et qu’il n’est pas entièrement orthodoxe du point de vue religieux.
Peut-on dire que ce problème religieux sous-jacent a apporté quelque chose au roman, à l’insu même de Barbey ?
A notre avis, la tension due à un «religieux» mal vécu par un Barbey sincèrement croyant pourtant, donne à ce roman une dimension supplémentaire : c’ est un aspect du problème qu’illustrent les personnages. Ce dualisme qui fait tant souffrir Ryno et peut-être bien tout être humain, c’est aussi les contradictions personnelles de Barbey dont on sent, me semble-t-il, la sincérité et le désir de bien faire, alors qu’il retombe constamment dans son ornière.
Une Vieille Maîtresse fournit donc à notre débat un exemple fructueux puisque le « religieux », à travers le pittoresque, l’intrigue, le ton, les dialogues, et le sujet du roman, apporte de la pierre d’une nouvelle veine à la construction romanesque littéraire aurevillienne, et que Barbey en fera grand usage par la suite.
Autre intérêt : ce roman, écrit au tournant de la conversion, permet d’en mesurer les incidences – incidences de tous ordres et jusqu’aux plus concrètes -. Elle aurait dû entraîner théoriquement une révolution complète dans le roman, mais l’oeuvre a résisté comme si elle existait dans un autre ordre.
En outre, il ne s’agit pas que d’une oeuvre à comprendre. Etudier Une Vieille maîtresse, c’est aussi analyser sur le vivant, sur un auteur, les relations vitales entre l’éthique et l’esthétique, sa Foi et son métier, relations faites de combat et compromissions, parfois vécues dramatiquement et au grand jour.
Barbey n’est qu’un cas qui illustre les relations difficiles entre Roman et Religion, ou plus généralement entre Oeuvre et Religion, ou plus généralement encore entre la Vie et la Religion.
Il ne s’agit plus ici de tourner une censure de l’ordre du politique comme au XVIII°, mais de problèmes individuels qui font face à une critique d’un tout autre ordre.
Ce type de relations complexes ne laisse indifférent ni les chrétiens ni les athées, surtout lorsqu’un écrivain, tel Barbey, donne à son sentiment religieux une plus grande acuité et une plus grande présence, paradoxalement, grâce au fait de passer de l’indifférence religieuse apparente, à l’expression de ses révoltes religieuses, d’autant plus vives chez un croyant sincère[1].
Et de plus, et surtout, quand c’est le fait d’ un auteur qui s’est converti – dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs – comme on en verra tant au XIX° siècle
Dernière constatation : dans ce roman, paradoxalement, le fait de passer de Charybde, l’indifférence religieuse, à Scylla, l’expression de ses révoltes intérieures, a donné une plus grande acuité et une plus grande présence au sentiment religieux profond de Barbey, même si c’est un sentiment qui ne répond pas aux critères habituels de la Foi catholique.
C’est quelque chose de nouveau dans l’oeuvre aurevillienne.
C’est quelque chose d’assez rare dans le Roman en général.
Marguerite Rousselot-Champeaux
Une Vieille maîtresse, roman d’un Jules Barbey d’Aurevilly a-religieux ou converti ? par Marguerite Rousselot, docteur ès Lettres
Communication faite le 9 mai 1997 dans le cadre de 6 journées d’études de 1996 à 1999, suivies d’un colloque international prévu pour 1999, consacrées à « Polémique et religion en France (1730-1870) ».
Le 9 mai 1997, journée consacrée à
« Roman et religion en France aux XVIII° et XIX° siècles » à l’Université Blaise Pascal, de Clermont-Ferrand, dans le cadre du Colloque « Polémique et Religion », organisé par le Centre de Recherches Romantiques et Révolutionnaires, sous la responsabilité scientifique d’A.Petit et J.Wagner
Citer cet article :
Marguerite CHAMPEAUX-ROUSSELOT : « Une Vieille maîtresse, roman d’un Barbey d’Aurevilly a-religieux et/ou d’un converti ? » in « Roman et Religion en France ( 1813-1866) », Paris, ed. Honoré Champion, 2002
ISBN : 2-7453-0594-8)
[1] Voir notre thèse : Moi qui suis laid … » Barbey d’Aurevilly et la laideur , Sorbonne Nouvelle, Paris IV , 1996.
Une réflexion sur “Une vieille maîtresse, roman d’un Jules Barbey d’Aurevilly a-religieux ou converti? (par Marguerite Champeaux-Rousselot)”
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