Un « palais dans un labyrinthe » selon ses propres termes : Jules Barbey d’Aurevilly
Oui, il fut comparé de son vivant à un labyrinthe. C’est un mot qui fait battre le cœur : complexité des secrets, danger d’un piège maléfique et diabolique, mythologie antique et contes traditionnels, beauté travaillée des sols des cathédrales ou des jardins à la française…
Il fut comparé, plus précisément, par une de ses amies, à un « palais dans un labyrinthe »… et alors s’érige devant nous l’idée d’une individualité noble, élégante, secrète, aux secrets d’autant plus attirants…
C’est pourquoi Anatole de Monzie écrit en introduction d’un texte inédit et que je dois à Maître Louis Guitard : « un grand écrivain qui n’eut pas un grand avenir » mais « entre tous les gens de lettres de son époque le plus étrange peut-être, le plus vivant à coup sûr, le plus fantasque le plus audacieux, le plus coquet d’originalité feinte ou vraie »
Qui est donc Barbey ?
- Les photos, aimablement transposées par M.Madelmont et M.Beaubatie seront un piège : elles donnent l’apparence, alors que, nous le verrons, chez Barbey, il faut la dépasser.
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d’abord, je ferai une description chronologique avec toute la complexité de la vie qui est un désordre dont il essaie de faire sortir de l’ordre… (et mon exposé sera fidèle à cette image pour le laisser vivre sans l’enfermer dans des structures artificielles),
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puis je poserai quelques points de synthèse plus transversaux à partir du fil d’Ariane qui nous permettra de pénétrer au coeur de ce labyrinthe.
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ensuite, je répondrai à vos questions avec plaisir, car mon problème a plutôt été de me restreindre !
Le départ de « son » labyrinthe est orné d’une porte spectaculaire : il naît le Jour des Morts, un 2 novembre 1808, lors d’une partie de carte… Jules-Amédée Barbey naît donc à Saint-Sauveur le Vicomte (Manche), dans la maison du grand-oncle de Jules et son parrain, Henri Lefebvre de Montressel. Théophile Barbey et Ernestine Ango étaient mariés depuis 10 mois : le 4 janvier 1808.
Famille royaliste et catholique assez rigide, à l’ambiance aigrie et morose à cause de la Révolution, et aux beaux jours passés, en particulier à cause d’une grand mère du côté paternel, qui s’est ruinée au jeu dans son salon. La mère, intelligente et mondaine, est peu affectueuse avec Jules, son aîné, qu’elle trouve laid. Elle aura 4 fils en 4 ans : Léon, le préféré, Edouard, turbulent et coléreux, Ernest, fade, calme et discipliné.
Le père demande au Roi que Jules entre dans une école militaire. Mais on le lui refuse car il est ultraroyaliste. Fureur paternelle. On ne sait si, ensuite, il a été suivi par un précepteur ou s’il a étudié au collège de valognes.
Il va souvent chez son oncle de Valognes, ville ultraroyaliste et aristocratique, qu’il connaît bien puisqu’il y est médecin et en sera le maire sous l’Empire et la Restauration alors qu’il est libéral, incroyant, et sarcastique sur ses concitoyens. Vacances bénies à Carteret et Barneville, avec la mer, sa vraie mère, et auprès de servantes qui raconte les légendes normandes. ( cf. lettre 52)
A douze ans, Jules discute beaucoup histoire et spéculation métaphysique avec son cousin germain, Edelestand du Méril, qui a 19 ans, et il est amoureux fou de sa cousine Ernestine qui elle a 18 ans, hélas. Amoureux aussi de celle qui lui sauva la vie… Amoureux du Buste jaune, et également fasciné par un autre, Niobé.
Précoce en effet sur le plan de la sensibilité et de l’écriture Fier et passionné. Goût de la beauté qui ne le quittera pas : beauté physique, alors qu’il se croit laid; beauté de tous les détails matériels de la vie ; attrait général pour l’Art… Il s’affiche libéral et républicain. D’une religion très extérieure et révoltée contre Dieu qui a permis la laideur… A 16 ans, en 1824, il publie Aux Héros des Thermopyles, poème dédié à casimir Delavigne, et tout à la gloire de la démocratie grecque qui veut se libérer des Turcs.
Sa famille pourrait être fière de lui, s’il n’était pas en fait le plus souvent en désaccord avec elle…
Il écrit ensuite tout un volume de vers, mais personne ne veut les publier. Il les brûle de dépit : il ne sera pas poète et ses poésies, rares, seront des gouttes de sang.
A 19 ans, il part achever ses études à Paris au collège Stanislas où il se lie d’amitié avec Maurice de Guérin. Beaucoup de lectures : « Les hommes, ces Narcisse, se mirent toujours un peu eux-mêmes dans les admirations qu’ils ont…. » : Musset, Scott, Alfieri, Byron. Bachelier. Acquis aux idées libérales, contrairement à Guérin. Par exemple, quand son oncle mourra Jules refuse reprendre le nom d’Aurevilly par conviction démocratique. Vacances en famille orageuses.
Voudrait faire l’armée : son père s’y oppose maintenant. Edouard le fait en rompant toute attache.
A 21 ans, après négociation serrée, Jules accepte de faire son droit à Caen avec Léon qui le rejoint. Il est assez solitaire. Mais Léon, qui a accepté de s’appeler d’Aurevilly, est très vite intégré dans les salons légitimistes.
Il a 22 ans et rencontre Louise des Costils qui a 19 ans et vient de se marier avec un cousin germain. Liaison. Il voudrait qu’elle se sépare de son mari. Difficultés. Cancans. Scandale Lettres paternelles : Louise rompt. Il déverse tout cela dans Le cachet d’onyx.
Un jour, il fait la connaissance de Trebutien, un « Républicain » ( !) comme lui, un libraire érudit et polyglotte de Caen qui, à 30 ans, vient de publier des contes persans et des contes inédits des Mille et une nuits. Il a une difformité des membres inférieurs, accepte mal ce handicap et vit en reclus, « un homme maigre, à l’allure pénitente () infernale () un Père du désert avec une jambe repliée… », un peu jaloux de Barbey car il est studieux, mais n’a pas de vrai talent. D’où une amitié à éclipses.
A 24 ans, il fonde son premier journal : la Revue de Caen, libérale et virulente, avec Edelestand du Méril (qui donne les fonds) et Trebutien pour « poursuivre le mouvement social amorcé en 1789 et continué en 1830 ». Barbey n’ose y publier Le cachet d’onyx, mais y publie Léa. Un critique stigmatise « ces petits Marat littéraires () qui s’égosillent un jour pour se briser la voix à tout jamais. ». Ce journal n’aura même pas de 2° numéro… Mais le journal très légitimiste de son frère lui a du succès. Léon y publie et sa mère aussi. Cependant Léon et Jules réussissent quand même à s’entendre très bien : par exemple, lorsque Léon publie en 1833 un recueil de poèmes, il le dédie à Jules.
Jules passe sa thèse à 19 ans sur un sujet technique et procédurier… C’est la fin de cette adolescence qui l’a déjà mené sur des chemins bien imprévus au départ…
A 25 ans, Jules se voit enfin partir pour Paris, mais son père s’y oppose Inutilement, car Jules a touché 1200 F de rente de son parrain mort en 1819… ce qui le met à l’écart des chemins prévus…Il part donc dans l’idée d’être écrivain, mais surtout journaliste. Barbey écrira dans une trentaine de journaux qui n’ont cessé d’apparaître et de disparaître, au sein de ces époques troublées qui vont de la Restauration à 1889… Il y eut du journalisme alimentaire… Mais rien de ce qu’écrit Barbey n’est… barbant, comme il le disait lui-même ! Nous ne mentionnerons pas chacun des articles qui réunis forment douze gros volumes… Nous nous limiterons à ce qui est vraiment instructif pour connaître sa personnalité.
Il était solitaire à Caen, mais à Paris il s’efforce de pénétrer les salons et réussit à vite faire oublier le provincial.
Il a retrouvé Guérin, de faible santé, qu’il va aider à s’épanouir et à écrire, comme il l’explique fièrement à Trebutien leur ami à tous deux. « J’ai vu Guérin gâtant son profil du dernier des Abencérages avec une cravate et des favoris ridicules, arrivant de chez M. de Lamennais avec la tournure d’un couvreur en ardoises, et peu de temps après, quand j’eus été son Ubalde, et quand je lui eus montré le Bouclier qui avait fait rougir Renaud de ses aiguillettes, il était transformé, élégant, poétique, ayant l’instinct de sa beauté mauresque, et il aurait donné des leçons de toilette et de manières à Lord Byron. » L’amitié de ce « beau Rêveur, aux yeux profonds » le flattait sûrement, et il était heureux que son meilleur ami fût « trouvé très beau »[1]
Il soigne sa ligne, prouve à une dame qu’il est « plus mince sans corset qu’elle avec le sien qui craquait de partout »choisit des extravagances vestimentaires, aime le rouge énergique, étudie ses mouvements expressifs, sa marche hautaine, son expression pour la rendre fascinante. Il manifeste de la rudesse qui contraste avec les raffinements. Il affirme que l’alcool et le jeûne sont de bons médicaments pour lui, qui en plus font la taille fine. Contraint de se restreindre financièrement, il méprisera toujours ceux qui courent après l’argent. Tant pis s’il dépense tout, il veut être pris pour un libertin et un épicurien : voici comment il invite ses amis à un dîner. Il les voit d’avance « étalé(s) sur les coussins du canapé jetés à terre » « digérer comme une bête fauve largement repue » ce qu’il met au menu d’un « fougueux repas de garçons »: «… du gigot parfaitement cru » à dévorer « férocement » « avec un appétit de cannibale »… « gigot bon et tendre comme la fesse d’une femme. On le fera mariner, on le piquera d’ail et on le servira broche en bouche, saisi avec génie et jetant le sang, dans le jus, au couteau ». Il ajoute filets sautés, homard, salade et melon, et croit bon de se justifier: « c’est assez parce qu’il faut que l’effort de nos appétits se concentre sur le gigot ». Toutefois, avec un remords il se ravise pour ne pas sembler lésiner : «Voulez-vous du poisson, père du sperme? » et de donner des détails sur les vins et les alcools dont il est très amateur.
Il est provocant, ironique, imprévisible, froid, passionné… Bref, il avoue un jour qu’il était alors « fort insupportable, tourmenté et tourmentant comme un homme qui, pour éviter d’être commun, eût sauté tous les sauts de loup que le monde appelle les convenances et la dignité. »
Pourquoi toutes ces mises en scène ? Pour compenser son complexe de laideur, dit-il en citant Jean-Paul : « On ne s’aperçoit pas plus de la laideur d’un homme éloquent qu’on ne voit la corde de la harpe quand elle commence à résonner. »
Pour faire passer ses idées, pour gagner sa vie, et parce « Ecrire, je l’ai toujours éprouvé, est un apaisement de soi-même », il fonde son 2° journal : la Revue critique de la philosophie, des sciences et de la littérature avec du Méril et Trebutien, mais on trouve vite Jules un peu excessif. Tensions. La Revue disparaît après quelques mois.
Il retourne à Caen voir Louise, mais déception… et il en souffre insupportablement. Ces tentatives, à chaque voyage en Normandie, se produiront fréquemment, jusqu’à ce que Louise cherche même à marier Jules et lui redemande ses lettres… d’où ses critiques contre le mariage. Par réaction, il écrit la Bague d’Annibal, ironique et violente que personne ne veut publier. Mais il pensera toujours avec passion et tendresse à Louise, même à la fin de sa vie.
Personne ne veut non plus publier Germaine ou La Pitié, dans lequel il évoque très indirectement la froideur de ses parents envers lui, pas plus qu’ Amaïdée un poème en prose écrit un peu à la façon de Guérin et où il met en scène leur amitié. Le beau poète, Somegod, dans Amaïdée, c’est lui Il essaie néanmoins de ne pas se décourager : il a 29 ans. « César ne fut rien avant quarante ans qu’un très spirituel et très cochon Romain. Voilà qui m’empêchera de perdre courage… »[2]
Admis maintenant dans tous les salons, il accepte le nom « d’Aurevilly », non par vanité nobiliaire, mais parce qu’il croit à la consigne de ce nom impérieux, et s’en fait toute une mythologie symbolique: les y du Sagittaire.
Pommadé, coiffé, chevelure léonine, fleur à la boutonnière, canne, pantalon noir à bande de satin orange, cape, femmes accueillantes, souvent les maîtresses des autres, opium, alcool.
Mais en fait il avoue jouer une comédie. Il aime être seul au théâtre ou à l’opéra car autrement, « je suis occupé à cacher mes impressions, ce qui gâte tout mon plaisir ». Jusque là malheureux en amour, il croit en effet avoir compris qu’il faut cacher ses sentiments. Ce n’est pas son naturel et au fond il est assez malheureux. Migraines, insomnies : bouillon, mélange d’eau de Cologne et d’eau sucrée ; bains… Il écrit un roman : L’Amour Impossible, qui se passe dans ce milieu stérilisant.
Peu de voyages car il déteste « les tas de pierres ». Ce qui lui fait craindre d’être déjà blasé.
Sujet à l’atmosphère et au temps. Craint le mois de novembre. Quasi superstitieux pour les dates le concernant.
Il s’angoisse vite devant la solitude et a peur d’être abandonné comme le jour de sa naissance : il redoute la « sensation du dimanche »..Mais en même temps il a le dégoût du monde : « j’ai tellement la haine du commun que la vérité m’ennuie et me dégoûte du moment qu’elle se répand »… Pourtant la seule chose qui le stimule : l’attention des autres dans un salon. Il écrit à Louise : « Quand tu me verras au milieu du monde, ne me regarde plus et écoute moi moins encore. Ce n’est pas ainsi que j’étais autrefois, ce n’est pas ainsi que tu m’as aimé. Le monde ne m’a appris qu’à être un Esprit léger et frivole. Pour vivre avec ses favoris, et à l’abri des coups trop tôt reçus, il m’a fallu railler sur tout et mentir avec grâce, il m’a fallu me croiser quatre griffes de lion sur le sein. »[3]
Même la politique et les journaux le dégoûtent : « La presse me dégoûte. Je voudrais qu’on la sabrât et nos constitutions aussi, ces causes journalières de déboires. _ Je suis radical mais non démocratique. _ La démocratie est la souveraineté de l’ignoble. On peut m’en croire, moi qui l’ai aimée et dont l’amour a été tué par le dégoût ». (25 sept 36). « Lu les journaux. Rien, toujours rien dans cette misérable politique expectante, que les paniques des gouvernants » (29 sept 36)
Il déteste le monde et sait qu’il a besoin de lui.
C’est aussi une période de formation intellectuelle : Il s’instruit et discute. Résolutions. Journaux intimes comme Byron et la soeur de Maurice : premier Memorandum rédigé pour Guérin. Il en rédigera 5 pour ses amis.
A la surprise générale, Léon rompt ses fiançailles pour, sans attendre de revoir son frère, entrer au Séminaire, « moment enivrant » comme l’écrit ironiquement Jules.
Ernest, lui, se marie. Il s’en moque cruellement, se pose contre l ’émancipation féminine, ne pratique que les femmes jolies, bref, il joue au cynique. S’amuse à faire la cour aux dames et à emmener le mari au jardin pour qu’il puisse le provoquer en duel s’il le veut mais raille ensuite leur lâcheté… Il estime que le mariage tue l’amour… et que la province tue l’intelligence. Il déteste les Bas-bleus, mais aime encore moins les sottes…
En fait ce voyage n’a pas rapproché Barbey du reste de sa famille et entraîne une demi-rupture avec elle et la Normandie : il n’y reviendra pas avant 20 ans.
Dans un long portrait, Barbey décrit le Parisien arrivant en province, et établissant un plan de comportement pour ravager toutes les chambres à coucher ! Il séduira en « ne faisant jamais rien comme les autres, (…) se posant hardiment absurde parce qu’il y a très souvent du génie dans l’absurdité, – poétisant la beauté s’il est laid, et l’humiliant s’il est beau, tout ce qu’on possède perdant de sa valeur immédiatement et les thèses égoïstes étant ridicules à soutenir, – bien tourné et ayant du regard (on se fait d’ailleurs du regard comme de la voix (à force de chanter) quand on n’en a pas), et si ces deux qualités ne se rencontrent point, toutefois et dans toute hypothèse, d’une élégance irréprochable et d’une vraie lutte de recherche avec les femmes. » [4] Quel tableau! quel programme! Quelle logique machiavélique!… et parfaitement bien adaptée au cas de notre Barbey de 28 ans, arrivant de Paris à Coutances…
Et Barbey le met en pratique : « Ils ne peuvent pas dire qui je suis, si ce n’est une taille de spectre vêtu de noir et une figure très dédaigneuse, comme le mari de Marie Stuart dans Walter Scott dont le portrait sévère et gracieux poursuit très souvent mon souvenir. » Masque. Caparaçon qui protège une promptitude à s’émouvoir et une grande sensibilité.
Il retrouve, à sa grande surprise, Léon heureux et épanoui.
Du coup, il s’interroge sur les buts de sa propre vie. Que cherche-t-il ? Mais il n’arrive pas à sortir de sa conduite et de son personnage de dandy.
Et c’est ce même Don Juan qui écrit : « Il y avait assez de monde, et des visages neufs. Mais je n’ai vu que Mme L... belle! belle! – Ce caprice, car de l’amour je ne peux en avoir que pour une seule, devient d’une singulière véhémence. Du reste, elle le sait. Elle part pour Enghien, où elle va passer un mois, j’irai… Ayons-la, pour n’y plus penser après. Ah! cela n’arriverait pas si Louise (que j’aime comme la seule à jamais aimée) était là pour m’empêcher de regarder tout ce qui ne serait pas elle. La tête et le coeur sont des abîmes. »[5]
Barbey s’affole d’une femme, et en même temps aime toujours Louise avec la même intensité, et la même pudeur à s’exprimer.
« Levé à dix heures aujourd’hui et reçu une bonne lettre de L. ; toute ma vie, le reste, n’est qu’apparence et mensonge. » [6]
Ou
« ()Levé après avoir fini un volume de mon ami Saint-Simon. – fait allumer du feu. – Commencé une longue, longue lettre à ma L[ouise]. – Le tailleur est venu. – Interrompu pour essayer un amour d’habit qui fait à peindre, et dont je vais offrir la virginité à Mlle Caroline de G[ervain] (la fiancée du poète Guérin). – Repris ma lettre qui m’a balayé l’âme de l’écume des jours précédents. – Je lui dis vrai, malgré ce que j’ai senti si vivement ces temps-ci, je l’aime autant que jamais : mais c’est un amour tellement profond qu’il semble simple comme la vie, comme les choses de Dieu qui ne dépendent plus de nous!
Si elle avait été là, si j’avais pu trouver près d’elle ce que j’y trouvais autrefois, je ne pense pas que ce qui a eu lieu fût arrivé! – Angoisse de moins ! – Mais nous autres, créatures misérables qui n’avons pas d’enfants à aimer, il faut que nous aimions quelque chose, et non de souvenir, mais pour ainsi dire pratiquement, – une tête humaine à appuyer sur notre coeur. Lu à bâtons rompus. – Voici le coiffeur. – Habillons-nous, car on dîne de bonne heure chez ces dames. – Away! Away!
Minuit et demi.
Je rentre. – Une nuit sombre, un ciel rayé par larges bandes sur un fond gris, l’air doux, le sol humide, peu d’étoiles. – Revenu à pied par plaisir, moitié chantonnant, moitié songeant.
Habillé tantôt, pris une voiture, – allé chez A[7] qui m’a trouvé adorablement mis, ce qui me fait presque autant de plaisir que de me trouver spirituel. – Ai pris un bouquet. – Allé chez Mlle de La F[orêt].- Ai embrassé la fiancée de Guérin sur les deux joues, et sa tante par-dessus le marché. – Le dîner bon, mais trop long, – quand il y a des femmes, il ne faut pas rester à table longtemps. – N’ai pas beaucoup causé, – sans entrain, sans verve, – aussi suis-je devenu par le fait d’un dîner trop copieux aussi torpide qu’un boa. – Réveillé de cet engourdissement par une violente palpitation. – Suis sorti près de me trouver mal et craignant de faire quelque sottise. – Guérin m’a conduit dans sa chambre où il m’a lu divers feuillets du Journal de sa soeur.-()
Rentré, bien, à cela près d’une velléité de migraine causée, je crois, par le parfum des fleurs dont nous étions entourés. – me revoici dans ma solitude. – La chambre en désordre, les flacons débouchés précipitamment, au moment de partir, et restés, exhalant ce qu’ils n’enferment plus ; les vêtements sur les meubles ; les livres et les papiers épars ! – Cette vie me pèse. Pas de liens, pas de foyer, une tente de nomade qu’on plie en quelques heures et qu’on emporte. C’est triste, passé vingt-cinq ans. () [8]
Il n’est pas en forme et se sent, à 29 ans, « vieux, vieux, vieux ». Tristesse sèche. Par contraste, il est heureux de fiancer Guérin ! C’est pratiquement lui qui le maria, Guérin ne s’intéressant qu’à la poésie et à l’écriture et Barbey ne comprenant certes pas ce tempérament ! et pour la première fois il sympathise avec le mariage : « Byron n’en médisait tant que parce qu’on avait détruit le sien »
Une des plus grandes impressions de sa vie : la première rencontre avec la soeur de Maurice, Eugénie: « voici ma première impression. N’est pas jolie de traits et pourrait même passer pour laide, si on peut l’être avec une physionomie comme la sienne… Figure tuée par l’âme, – yeux «tirés » par les combats intérieurs, – (…) maigreur (…) holocauste » [9].
Deux jours après, il apprend de Guérin son impression à elle : elle « a dit de moi que j’étais « un beau palais dans lequel il y a un labyrinthe ». Beau palais est là pour faire passer le labyrinthe, je m’imagine, mais peu importe, le mot est remarquable et me plaît. » [10] Et en effet, Barbey le citera souvent. Le palais, comme le labyrinthe, sont des oeuvres d’art et sont beaux. Mais le thème du masque et du mystère intérieur sont des caractéristiques flatteuses pour un dandy : il accepte bien volontiers d’être percé à jour, puisqu’on lui reconnaît justement la qualité d’être un mystère sans fin…
Une brouille avec Trebutien, après 7 ans d’amitié intense, ne le fait pas se questionner sur lui-même, mais le lance encore plus dans ses ambitions parisiennes..
Barbey est maintenant reconnu dans les salons aussi comme un causeur brillant et intelligent. Il lit comme un forcené des sujets ardus, il découvre Stendhal, passionné et dandy, et Joseph de Maistre, conservateur et traditionaliste, métaphysicien extrêmement exigeant au point de vue religieux,
Dès 1838, il collaboration avec le Nouvelliste qui soutient le ministère Thiers, et peut enfin se livrer à l’art d’ « articler », et s’y jette avec courage et plaisir. Son seul problème… et son seul but : être libre de dire ce qu’il veut… Il se réjouit d’ être objet de scandale : « Mon feuilleton a paru ce soir. Il paraît qu’ils l’ont trouvé bon, mais diablement paradoxal. Des paradoxes! ah! parbleu! je leur en lâcherai bien d’autres dans les jambes. Ils verront. »
Mariage enfin de Maurice de Guérin : Barbey lui explique comment faire ! [11] Mais Maurice de Guérin succombe brutalement à sa maladie : « Toutes les affections sur lesquelles j’ai vécu sont détruites… Il n’y a plus que ruines dans mon passé et dans mon coeur. »
Barbey, Trebutien et Eugénie songent à publier ses oeuvres, et se désolent de n’avoir pas de portrait de lui : « il n’aimait pas assez les femmes pour se faire portraiter pour elles, et il ne s’aimait pas assez lui-même pour trouver du plaisir à se voir. Il était anti-fat. Je n’ai jamais connu personne plus inconscient de ses qualités, lui qui voyait si bien les qualités des autres et qui en jouissait sybaritiquement. C’est moi qui lui avais appris qu’il était beau, comme je lui avais appris qu’il avait du talent. Et à peine s’il me croyait. Il joignait les mains comme une femme, mais à cela près de cet aristocratique détail d’une vie que j’avais faite dandyque par contagion, il n’avait aucune coquetterie soutenue. Dans l’impossibilité de donner son portrait plastique, il faudra donner son portrait littéraire et je vous jure que je le soignerai. Si j’ai jamais eu du pinceau et de la palette dans le coup de plume, je vous assure que ce ne sera rien en comparaison de ce que je montrerai pour lui. »[12] Barbey n’était vraiment pas un jaloux…
Mais sa soeur veut peindre un Guérin trop religieux, et Barbey non. Elle voudrait aussi sans doute convertir ce Roi des Ribauds, mais il se plaît à jouer seulement un peu dans le rôle qu’elle lui donne de tentateur…
En 1840, il se lie avec une amie d’Eugénie, Mme de Maistre, qui est une lointaine parente de Joseph de Maistre, et qui tient un salon. Elle s’éprend de lui, « Bataille de dames ». Barbey n’en est amoureux d’aucune et jouit de la situation! Mme de Maistre prend sur lui une grande influence. Elle chasse Eugénie, sans que Barbey soit conscient du drame : en 1854, Barbey raconte à Trebutien la fameuse brouille entre Eugénie, madame de Maistre et une de ses amies et rivales : « Eugénie, cette laide de génie, qui avait passé trente ans à rêver l’amour en regardant l’archange Saint-Michel de la bannière de l’église de son village, transportée dans cette serre tropicale des salons de Paris qui ferait éclater les cactus, sentit son coeur fleurir, – pan! pan! – comme un aloès, cette fleur qui déchire son bouton avec le bruit d’un coup de carabine, et l’amitié, parfilée avec la Baronne sauta du coup! » [13]
Il est assez heureux auprès de Mme de Maistre : républicain toujours, et anticlérical, il joue les dandys dans son salon catholique et légitimiste… Mais Barbey ne sera jamais amoureux d’elle. Il est dandy, mais aussi naïf et toujours sincère. Il incapable d’imaginer les autres mentir
1841 : Publication de L’Amour impossible (inspiré par Mme du Vallon). Réconciliation avec Trebutien devenu bibliothécaire à Caen. Jusqu’en 1858, les deux amis échangent une correspondance des plus riches.
1842 : Publication enfin de L’Amour impossible !
1843 Trebutien publie La Bague d’Annibal.
Il commence donc à être publié… mais surtout dans des journaux de mode : au Moniteur de la Mode par exemple sous le nom de Maximilienne de Syrène, pas moinnse !, et en plus, il en sera remercié parce qu’on trouve souvent ses articles sur la mode d’un ton « trop métaphysique, trop élevé pour leur public. ».
Lui, surnommé le roi des dandys, prévoit de faire l’éloge paradoxal de la vanité, si utile à la société. Il rédige une étude sur Brummell « dont les gilets blancs causaient de si violentes insomnies à Byron » et prend des renseignements « orientés »: « Songez que je suis friand de tout ce qu’il y a de plus excentrique. Je ne repousserai rien. ». Le dandy est un monopole de l’Angleterre : maître de soi, railleur froid et redouté, ennemi des tenues voyantes mais d’un raffinement suprême que seuls les gens avertis perçoivent. Personne ne veut publier son essai, et c’est Trebutien qui le fera en 1845 à 30 exemplaires particulièrement soignés…
Sans doute à cette époque, liaison de quelques années avec Vellini, celle qui lui inspirera très vite « Une vieille maîtresse ». « C’est ma maîtresse d’…espagnol. elle est de Malaga, brune, dorée, parfumée comme le vin de son pays. ». Il a mené « la vie d’un démon avec un autre démon… » «Cela s’est brisé comme les sucriers qu’elle me jetait à la tête. ». enfant et vieille, luxure et naturel naïf, androgyne, magicienne, attirante et surtout laide car « On aime seulement les femmes belles ; on adore les laides quand on se met à les aimer. »(Fragments sur les femmes). C’est la Reine des voluptés coupables, et elle possède « les redoutables séductions qu’on peut supposer à un démon ». Elle fait partie des femmes « () belles et difformes qu’on dit aimer d’un amour difforme et monstrueux comme elles. (d’un) Amour mauvais et orageux ».
Barbey se peint en Ryno et le public fait bien l’amalgame voulu : Octave Uzanne, un de ses amis, nous laisse la preuve que Barbey avait réussi à faire coïncider l’image romanesque qu’il donnait de lui dans ses livres avec celle qu’il ordonnait de percevoir aux salons de Paris qu’il hypnotisait!: « Torrentueusement, son verbe roulait de mirifiques pierreries qu’il livrait au courant de sa causerie avec l’inconscience de l’inépuisable trésor d’où elles surgissaient en éclats rutilants. Svelte, élancé, large d’épaules, le buste avantageux, montrant une fringante tournure de vieux diable mondain, je voyais en lui une sorte de Paganini issu des Contes d’Hoffmann… (…)Il portait la moustache cosmétiquée de noir, balafrant son visage de pirate espagnol, fait pour vivre plutôt sur le pont d’une brigantine d’attaque que dans un salon littéraire (…) une évocation noblement expressive des anciens guerriers-gentilshommes de vieille roche…
Son geste, d’un charme impérieux et d’une distinction hautaine, était ample, mais plein de grâce et de mesure. Il mettait en relief des mains qu’il avait très fines, très parlantes ou très chuchoteuses et qui, en soulignant ses discours, révélaient une mimique spéciale, originale, à la fois calme et fougueuse, courtoise et altière…
C’était indiscutablement l’homme de ses écrits. »[14]
Le choix d’un bon faiseur, les détails de tissu et de coupe, les précisions sur la façon d’une canne, l’attention à ses boucles, le choix de ses boutonnières[15], sont des menus plaisirs dont il jouit en sybarite, des compensations à cette laideur prétendue qu’il subit, un mot de passe secret pour séduire ceux qui y sont sensibles etc. Ces côtés féminins, selon lui qui se piquait de toute façon d’être libre et unique, mettaient en valeur et complétaient son personnage d’homme fort. Un être solide peut se permettre le luxe des futilités dites de femme.[16] L’androgynie est le summum de la beauté : un peu de féminin dans un homme très viril, ou un peu de masculin dans une femme très féminine.
1844-45 : il commence Une vieille maîtresse et collabore à La Sylphide, journal de modeset novueautés..
Derrière l’apparence conquérante, Barbey s’use à se démener pour vivre : « Je suis lassé quoique mon âme ne manque pas de fermeté, mais la patience n’est pas une vertu à hauteur de main humaine. Pour être Patient, il faut être Eternel. Je ne le suis pas; j’ai soif de mon jour et la vie m’est bien dure. »
A partir de 1846, sous l’influence de Joseph de Maistre et du salon de Mme de Maistre, il se convertit intellectuellement du moins, sans pratiquer. Un voyage au centre de la France, à Bourg-Argental, 28 jours, le retrouve soudain fervent défenseur du trône et de l’autel. Ultra-montain contre le gallicans, absolutiste contre les Libéraux, il épouse tous les dogmes religieux avec une hardiesse de Don Quichotte. Il a pour les hérésies du passé une cruauté d’Inquisiteur. « Nos pères ont été sages d’égorger les Huguenots, et bien imprudents de ne pas brûler Luther. » Remarquons que malgré toutes ces violences verbales, Barbey, s’il était courageux, n’a jamais accompli de brutalité, et qu’on lui savait même un coeur d’or. Il participe tout de suite concrètement à la Fondation de la société catholique, accompagnée d’une revue- son 3° journal – dont Barbey est rédacteur en chef, très sévère au point de vue catholicisme : c’est ainsi qu’en 1847, Barbey lance le premier numéro de La Revue du Monde catholique
En 1848, Barbey n’est pas effrayé par la révolution au début et préside même un groupe d’ouvriers qui l’adorent… Club des ouvriers de la Fraternité. mais assez vite il est déçu : « Je ne suis pas un enthousiaste, mais un homme résolu à se mêler à un mouvement dont Dieu, qui a toujours quelque grand dessein d’ordre, fera sans doute sortir quelque chose ». « Je serai plus du côté de l’ordre dont nous n’aurons jamais assez, que du côté de la liberté dont nous commençons à avoir trop. ». Au début, il voulait même se porter candidat, mais après il est content de ne pas avoir « grossi la foule de ces candidatures nombreuses comme les sauterelles d’Egypte, grotesques vanités en prurit ». Il croyait encore conciliables démocratie et catholicisme. Mais il ne tardera pas à se faire savoir légitimiste.
C’est bien vite, hélas, le dernier numéro de La Revue du Monde catholique et Barbey y a laissé beaucoup de plumes ainsi que de ses amis.
Activité et solitude : « Je travaille beaucoup, je suis un stylite, un fakir de solitude ». Le premier article des Prophète du Passé consacré à de Maistre paraît : c’est le début d’une collection qui comprendra XII tomes : les Oeuvres et les Hommes qui rassemblent ses articles de journaux par thème.
Il veut toujours écrire dans les Journaux, qui représentent « les mémoires acquittés du tailleur et du bottier » et travaille un moment justement pour La Mode, mais même ses propres amis craignent ses idées trop marquées, y compris dans des articles au sujet superficiel… Il avoue vouloir un journal où il pourrait faire de la politique « comme je l’entends, _ dictatorialement. » Il traite les royalistes de lâches et de « parti de coglioni ». Il affirme même qu’il a besoin d’un vomitoire « pour dégorger » le mépris qu’il se sent pour les « lamentables têtes à perruques aussi dégradées, aussi lâches, aussi sordides et aussi juste-milieu que des épiciers. » Indépendant, ne tolérant aucune compromission, par certains côtés anarchiste, désaccord constant avec ce qui l’entoure, mal à l’aise partout… « portrait dépaysé, je cherche mon cadre. La société est faite de sorte que peut-être ne le trouverai-je jamais. »
En fait avec sa conversion, il revient aux souvenirs de jeunesse, et ses romans maintenant n’auront plus pour cadre Paris, mais Valognes et la Normandie.
C’est là qu’il situe alors Le Dessous de cartes d’une partie de whist et la seconde partie de Une vieille maîtresse. Il peut enfin clore ce livre « de sang coagulé » qui s’est enfin détaché de lui et il l’envoie à Trebutien dont il craint la « timidité » littéraire, avec ces mots : « Quant à Vellini, si elle ne vous rend pas amoureux fou, je vous déclare incombustible et vous pouvez manger un poulet dans un four allumé sans inconvénient! ».
1851, Barbey collabore à un journal orléaniste… mais il ne passe qu’un seul article dans le journal des catholiques.Publication presque simultanée des Prophètes du passé et d’Une vieille maîtresse : succès immédiat auprès du public pour le roman. Barbey s’en étonne vu qu’il a une « destinée d’impopularité », mais toujours aussi peu de louanges de la part des critiques. Les Libres-penseurs pour une fois restent à peu près muets, mais le milieu catholique tout entier, dont même Léon et Trebutien, se lèvent contre lui… Un critique va jusqu’à dire que c’est un roman « révolutionnaire et socialiste ».
Barbey fulmine à Trebutien : « Ah! La Vellini ne vous plaît pas! Le catholique n’accepte pas la bohémienne, baptisée pourtant ! et vous avez vu des dangers dans tous ces tableaux.(…) Le catholicisme est la science du bien et du mal. Il sonde les reins et les coeurs, () il regarde dans l’âme : c’est ce que j’ai fait.() J’ai fait comme un confesseur et un casuiste, j’ai jaugé les immondices du coeur humain. (…) j’ai dit la passion et ses fautes et certes, je n’en ai pas fait l’apothéose. »
Le scandale est augmenté encore par le fait de la simultanéité de la parution avec les Prophètes. On critique ces auteurs qui « pensent comme M. de Maistre et écrivent comme le marquis de Sade! » Le scandale réjouit le dandy mais consterne le catholique et l’écrivain.
C’est alors qu’il rencontre la baronne Emilie de Bouglon, 30 ans, veuve depuis 2 ans, mère d’une fille et d’un garçon. Lily, l’Ange Blanc, madone de missel, n’a, dit-elle, jamais aimé. A 44 ans, il songe au mariage pour la première fois.
En 1852, Barbey fait une campagne assez vive pour Louis-Napoléon, comme pour un moindre mal,, quittant les Orléanistes trop modérés, et prône le rétablissement de l’Empire. Il lui suffit de savoir que le futur Napoléon III est contre la Révolution, autoritaire et chrétien. Il entre dans un journal bonapartiste, Le Public, car il voudrait jouer un rôle politique, mais le journal cesse de paraître une fois les élections passées, et Barbey en sera presque de sa poche.
Il entre au Pays aussi dans l’idée de faire de la politique, mais n’y fera que de la critique littéraire bibliographique, pendant 10 ans… Il dissimule mal son dépit d’être cantonné dans ces « humbles fonctions. Du reste, on peut bien faire, et on doit bien faire partout. Ils m’ont donné des assiettes à laver, comme à Saint Bonaventure, mais je veux leur laver cette vaisselle avec des mains de cardinal! »
Il demande en mariage l’Ange Blanc Mais ils ne se marient pas tout de suite car Barbey veut avoir remboursé ses dettes et ne veut rien devoir à sa femme. Il essaie un commerce de… articles religieux esthétiques qui échoue.
Barbey néanmoins se prend pour un père de famille et goûte ce bonheur… La santé de Mme de Bouglon est fragile, mais elle est quand même assez dominatrice : elle le fait arrêter de boire et il l’appelle sa rédemptrice.
Son frère Edouard meurt seul à Valognes, mais il le juge alors sévèrement car « ses passions manquaient de noblesse! ».
Trebutien publie en 1854 ses Poésies et L’Ensorcelée dans un silence médiatique quasi-total.A cette occasion, il fait la connaissance de Baudelaire qui est le seul à admirer ce roman. Barbey quant à lui admire Baudelaire, féroce, fier, fou de perfection,… Ils auront souvent les mêmes opinions (Poe) et parfois Barbey articlera même à la place de Baudelaire.
1855, Barbey commence Un Prêtre marié.
1856 : il cherche à se réconcilier formellement avec ses parents et retourne en Normandie. Louise du Méril est veuve à 45 ans, mais c’est trop tard…
Quelques jours chez Trebutien. Moments délicats, car celui ci a une immense admiration pour Barbey. Il fait des recherches pour lui, déchiffre et recopie ses manuscrits, et peaufine des chefs-d’oeuvre de publication. A l’inverse Barbey écrit pour lui son 3° Mémorandum. Trebutien prend Barbey pour un vrai Don Juan. Barbey entre dans le jeu, mais lui, il conseille à Trebutien d’avoir des extases… mystiques.[17] Un jour Trebutien tombe amoureux d’une femme mariée qui semble lui répondre. Barbey, à sa demande, lui donne des conseils, mais il ajoute qu’il est trop bien pour elle et qu’il a entendu dire qu’elle louchait… Le gag du poème des 36 ans. Rupture de Mme Trolley… Barbey console alors Trebutien lui disant que lui aussi a aimé des femmes, que c’était le démon ou le Léviathan, et que c’est bien mieux que Trebutien ne l’ait pas fait…Tête de Trebutien !
Le dandysme s’éloigne car Barbey privilégie la sincérité et la passion. Il pense que les passionnés ne peuvent être dandys, et ne doivent pas l’être. Il ne cherche plus à cacher ses sentiments, et surtout pas à Mme de Bouglon. Retour à la pratique religieuse : il se sent pécheur, aime les églises sombres et l’atmosphère des Vêpres.
Le problème religieux principal que se pose Barbey, tout comme Byron, n’est pas celui du Mal ou de la souffrance mais celui de la beauté. D’abord, il conteste un Dieu qui crée un monde à aimer, périssable et donc désespérant ; un Dieu-Père inconscient ou cruel, puisqu’il crée aussi du laid, dispensateur de beauté et de laideur, injuste puisqu’il « donne » à certains la laideur, et que la religion demande à ceux-ci la résignation et l’acceptation de cette injustice ; et une religion saturée jusqu’à la déformation d’une certaine conception philosophique étrangère à l’Evangile, une espèce de platonisme matérialiste[18] où le Beau est forcément bon, et la laid souvent mauvais, ce qui sacralise un fait de société qui refuse les laids..
Sa révolte n’a donc jamais été une négation totale de Dieu. Il ne comprenait pas ce « Père » et osait le dire, autant qu’il a pu se révolter contre l’absence ou l’injustice du sien.[19] Le dandysme; souvent cynique ou matérialiste, peut exprimer une protestation contre des autorités contestables qui créent un malaise familial, social, moral et religieux[20].
En tout cas, les promenades avec l’Ange Blanc le convertissent tout doucement à accepter ce qu’il ne peut comprendre de Dieu… Mais il ne vivra pas saintement sa foi… Il est très indulgent là dessus : « Soyons faible, soyons passionnés,… mais aimons Dieu »[21].Ce qui conduit Léon à dire : « Mon frère, au point de vue doctrinal, est excellent… mais il y a le côté pratique »[22]. Les étrangers eux ne peuvent comprendre : un critique raille : « Je vois que M. d’Aurevilly porte son Dieu à son chapeau. Dans son cœur, je ne sais. »
Pour à plaire à l’Ange Blanc, il commence Le Chevalier Des Touches dont le sujet est très moral, sans ambiguïté ou presque. Mais il a justement du mal à s’y plier : « Je n’écris pas vite ce roman dans lequel je veux ployer ma nature rebelle à de certaines choses pour lesquelles elle n’a pas d’instinct. Il faut que cet insurgé d’esprit finisse par obéir,- il le faut! » Il lui faudra 10 ans ! Le Château des soufflets par contre est une compensation pour sa liberté: le héros finira damné, mais Barbey lui pardonne lui !
Il décide aussi de revoir ses parents afin de se réconcilier vraiment avec eux, Léon jouant les ambassadeurs. Son père est plus sociable qu’avant, mais il trouve sa mère très diminuée…. Les lieux aussi ont changé, sauf la mer : « Comme ils ne peuvent pas faire tenir la mer dans un pot de chambre, ni l’empêcher de se moquer d’eux dans le rire de ses vagues, au moins ils ne l’ont pas souillée ni changée, et je l’ai revue, _ belle, immaculée identique à ce qu’elle était dans mon enfance». Il visite Trebutien avec qui il passe de bons moments, mais il désire retrouver vite Madame de Bouglon..
Barbey devient, pourrait-on dire, de plus en plus beau : sveltesse, redingotes cintrées et bigarrées, couleurs vives sans jamais de vulgarité. Le rouge. « vêtement couleur d’amour de guerre et de puissance « (Th Silvestre). Les bottes plutôt que les chaussures, sombreros plutôt que le haut de forme. cape… « Nez aquilin, aux narines vigoureusement remuantes; front un peu en fuite, pas grand, mais plein et très exalté; moustaches de léopard; oeil d’orateur, et non sans violence; deux rides en coup de sabre qui vont des ailess du nez au coin de la bouche, laquelle est assez hautaine, travaillée par l’ironie, néanmoins pleine de bonté et froissée par l’habitude ardente de la parole comme une bouche à feu est fatiguée par le tir. »
Barbey est toujours très en verve quand il le veut, en public. Baudelaire, humilié de ne pas réussir à rivaliser avec Barbey lui jeta: « Il faudrait vous louer comme soleil à l’artificier Ruggieri! » et Barbey de riposter : Mon ami, si mon éclat offusque vos yeux, mettez une visière verte quand vous viendrez chez moi! ».
1857 Il a de sérieux ennemis, et ses amis sont en fait des inconnus. Barbey rend des jugements sans concession et n’a guère d’amis dans les milieux littéraires qu’il n’aime pas fréquenter, mais on lui reconnaît sa grande honnêteté et son intelligence. « je n’ai jamais quitté mon gant blanc »
Il tente de défendre Les Fleurs du mal et plaide comme pour lui. « La torture que doit produire un tel poison sauve des dangers de son ivresse.() Après les Fleurs du Mal, il n’y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle… ou se faire chrétien! »
Il n’aime pas Victor Hugo, trop à gauche. Il déteste l’hypocrite et mielleux Sainte-Beuve qu’il résume en deux mots « anecdotes et détails… comme le coton filé trop fin qui cass(e) en entrant dans la profondeur ». Sainte-Beuve, lui, rétorque qu’il rougirait de traverser Paris avec lui même en temps de Carnaval » et lui retourne un jour une de ses écrits avec comme explication : « pour cause d’impertinence ». Il reproche à Flaubert de manquer de tendresse, d’idéalité, de poésie, de spontanéité, mais l’admire néanmoins. Flaubert à son tour évoque son compatriote, le « gigantesque » « ennemi Barbey d’Aurevilly ».
Il fonde avec enthousiasme son 4° journal Le Réveil, Journal catholique, littéraire et gouvernemental, dont le premier article commence par ces mots « Silence à l’orgie ! » Mais très vite les autres journaux déplorent que « les nouveaux gardiens de la morale publique et de la chasteté des Muses ressemblent à des grenadiers en goguette chargés de protéger les vierges d’un couvent. » Il quittera bientôt ce journal, le trouvant trop modéré… Par contre il continue à écrire dans le Pays, où il encense Les paradis artificiels, et démolit Les Misérables de V.Hugo en 6 articles ! qui font scandale. Se retrouve donc chassé du Pays.. « J’ai un fier mal de coeur de tout cela et je voudrais pouvoir aller me livrer aux charmes de la misanthropie et du mépris dans quelque coin… » A 54 ans, à cause de la franchise de ses paroles, il n’écrit plus que dans de petits journaux, même s’il est connu…
[23]Mort de sa mère. Le père redevient désagréable.
Deuxième édition, « expurgée » d’Une vieille maîtresse qui fait scandale à cause de ses opinions catholiques maintenant affichées. Rigault, critique catholique, décrit cette dualité : « Le seul but de ce livre() c’est la volonté d’analyser les causes secrètes de l’empire illimité d’une vieille maîtresse, d’approfondir un mystère de sensualité, de trouver des images et des métaphores amoureuses, émanées de la moelle épinière, pour exprimer toutes les nuances des pensées impures. Ajoutez-y des raffinements inouïs () et pour dernière perfection, un scandaleux mélange de religiosité et d’érotisme. » En fait Barbey n’a supprimé qu’un détail qui nous semble aujourd’hui anodin… Baudelaire avait pris sa défense en 1857 : « Ce culte de la vérité, exprimée avec une effroyable ardeur ne pouvait que déplaire à la foule. D’Aurevilly vrai catholique, évoquant la passion pour la vaincre, chantant, pleurant et criant au milieu de l’orage, planté comme Ajax sur le rocher de la désolation, () ne pouvait pas non plus mordre sur une espèce assoupie dont les yeux sont fermés au miracle de l’exception. »
Rupture définitive avec Trebutien à propos de la publication des oeuvres de Guérin. Barbey veut rester fidèle à l’esprit panthéiste de celui-ci, mais Trebutien veut le catholiciser. D’autre part Trebutien jusqu’ici n’avait fait que des tirages confidentiels, et pour Guérin, Barbey, croyant bien faire, propose un grand éditeur. Trebutien se vexe…
1860 Par économie, il s’installe au 25 rue Rousselet, à Paris, dans un modeste appartement de deux pièces, son « tourne-bride » qu’il occupera jusqu’à sa mort. C’est de là qu’il dirige en 1862 la parution du premier volume des Oeuvres et des hommes, recueil d’articles. Parfois il se réfugie à la Bastide d’Armagnac près de Mme de Bouglon. Mais les fiançailles sont compromises : car madame de Bouglon perd sa fille nouvellement mariée… La tristesse lui fait, dit-elle, remettre ce mariage à plus tard. Son influence sur Barbey décline un peu et il semble reprendre goût à l’existence antérieure plus mondaine.
Il n’écrit plus que quelques articles, et un de ces rares articles dans le Figaro, violent, contre Buloz et la Revue des Deux Mondes, entraîne un procès que perd Barbey ! Il est mis à la porte…Du coup le rival du Figaro, le Nain Jaune, l’accueille et fait paraître Les Quarante Médaillons de l’Académie, portraits au vitriol, mais très pertinents, et, en feuilleton, Le Chevalier des Touches. Mais Le Nain Jaune cesse de paraître… Heureusement Barbey pourra rentrer en grâce au Pays, brièvement cette fois.
Ses moyens baissent encore. Il cache ses besoins sous l’insouciance dans les salons. Il accuse la société moderne qui trempe « par un bout dans l’athéisme, par l’autre dans le christianisme ramolli. »
Voyage à Saint-Sauveur, voit Léon avec plaisir, et son père qu’il n’a pas vu depuis la mort de sa mère, il y a 6 ans, : avare, autoritaire, « sans conversation d’aucune espèce, mais non silencieux, () contrariant et vorace, il commence par se servir soi-même, et le meilleur morceau raflé, il nous jette le plat pour que nous nous servions ». Vie austère dans cette maison « dont mon père serait la pénitence ». Se rappelle beaucoup le passé. Va à Saint-Sauveur, Carteret, Barneville… et écrit le 5° Memorandum, pour l’Ange Blanc, mais il ressent pour elle maintenant plus d’estime que de passion.
Publication du Chevalier des Touches en volume, et d’ Un Prêtre marié, en feuilleton, dans Le Pays. Mais le Prêtre marié passe pour une satire sociale, et catholiques et libéraux le rejettent. Barbey désespère d’être compris et apprécié.
Barbey quitte définitivement Le Pays pour publier des articles au Nain jaune qui est ressuscité sous la forme d’un journal démocrate et anticlérical… Comment lui, un vieux catholique monarchiste peut-il travailler avec des jeunes républicains anti-cléricaux ? parce qu’ils ont « une commune violence et une commune détestation de leur temps ». Il manifeste en effet souvent son hostilité au régime et à l’époque toute entière. Ces articles pouraient être de tout repos : il est censé faire de la critique dramatique… Mais Barbey attaque jusqu’au Parnasse dans Les Médaillonnets du Parnasse contemporain. Il attaque presque grossièrement George Sand dont il admire le style pourtant un peu plus robuste que les autres : « Mère gigogne aux adultères, pagode chinoise ou japonaise aux gros yeux hébétés d’une rêverie sans bout, aux grosses lèvres jaunies par le cigare () perdue dans un engourdissement profond comme le vide » Devant un homme d’esprit, (lui!) elle est semblable à une vache au bout d’un pré, regardant par la brèche d’une haie une locomotive qui passe. »… Quant aux autres articles, il les regroupe dans un volume au titre prometteur, Les Ridicules du temps !
Selon Barbey, l’oeuvre et le style sont homothétique de la personne de l’auteur. Celle de Barbey est « à la fois violente et parée, aristocratique et militaire, comme il aurait souhaité que fût sa propre vie » [24]C’est, à l’opposé du classique, une beauté barbare en tout cas, compliquée… fardée, grimée, masquée… surchargée, et Barbey en convient : après la période dandyque et parisienne, il tenta de simplifier un peu son style. Son brouillon avec les griffonnages. La mise au propre très ornée, encres multicolores, enluminures etc. La publication très raffinée.
Or cette écriture , même si elle ressemble à la personnalité de Barbey, n’est pas une production qui lui est naturelle : autant les thèmes abordés sont spontanés, autant le style est travaillé.
Et c’est sur ce point qu’il y a un rapport étroit entre la composition littéraire et le problème de la beauté . Peut-être un écrivain qui se sent bien dans sa peau aurait-il plus envie de prôner un style brut ? En tout cas Barbey, lui, a le souci de polir le naturel de sa parole intérieure. Alors qu’il est presque toujours content de sa verve (il note les exceptions), le style écrit lui donne beaucoup de mal : c’est le moment de la création qui est le plus difficile : c’est ce qui fait le plus mal à mettre au monde ; pourquoi?
Peut-être parce que justement c’est l’aspect esthétique de l’oeuvre, et non plus l’aspect rêve, ni l’aspect révolte qui venaient trop facilement ! Il faut donc maîtriser cela, le scruter et l’embellir, le tailler, le tailler à facettes,… pour reprendre le titre des dernières oeuvres retrouvées de Barbey. Le style, c’est le visage de l’oeuvre, et c’est sans doute la partie la plus délicate, et en même temps celle dont il tire le plus de plaisir lorsqu’elle est réussie ; le transfert entre le style et l’homme étant constant chez lui, à son sujet comme pour les autres qu’il regarde.
D’ailleurs, quand Barbey explique les différences de constitution des styles, – et constitution est à prendre presque au sens corporel – il le fait comme en parlant d’un corps d’enfant qu’on met au monde avec un vocabulaire très explicite : « Il y a des styles qui sortent de la pensée comme l’enfant du ventre de la mère, avec des douleurs et du sang. Il y en a qui, comme un bois rugueux et dur, ne deviennent brillants que sous les coups de hachette de la rature. D’autres qui sortent d’une incubation longue et pesante. » (Décidément, les naissances ne sont pas des moments heureux![25] La métaphore de l’oeuvre-enfant est reprise par l’écriture, qui, comme la naissance, est toujours avant tout douleur et difficulté, du côté de la parturiente comme du côté de l’enfant…
Que veut-il dire lorsqu’il s’écrie que l’écriture le déchire ? c’est qu’elle jaillit au moment où il est déchiré justement… Il souffre et écrire le soulage, mais ce soulagement n’est acquis qu’au prix d’un autre déchirement. L’écriture ne jaillit pas par la bouche, naturellement, comme la parole, ou par la main, mais elle jaillit là où ça saigne. [26]Il est difficile de partir de ruines pour rebâtir ; reprendre les pierres, et refaire autrement… Mais c’est la seule solution.
C’est pourquoi Barbey peut admirer le style de quelqu’un qui ne partage pas ses idées.
Une Vieille maîtresse est réédité avec une nouvelle Préface : Barbey attaqué sur l’immoralité de ce livre qui re-sort alors que sa conversion est célèbre, fait le point sur son évolution et explique que, lorsqu’il écrivait son roman, en 50, il ne croyait pas comme maintenant :
« A cette époque, l’auteur n’était pas entré dans cette voie de convictions et d’idées auxquelles il a donné sa vie. Il n’avait jamais été un ennemi de l’Eglise. Il l’avait au contraire, toujours admirée, et réputée comme la plus belle et la plus grande chose qu’il y ait, même humainement, sur la terre. Mais, chrétien par le baptême et par le respect, il ne l’était pas de foi et de pratique, comme il l’est devenu grâce à Dieu. »[27]
Il soutient qu’il n’avait jamais été ennemi de l’Eglise : cette tournure négative et les arguments donnés (« belle et grande chose »), montrent bien le niveau de la foi des gens de son milieu : une Foi extérieure, qui ne résiste pas à la réalité, ni aux injustices, etc. Alors qu’il reniera parfois plus ou moins certaines oeuvres, il ne lui semble pas, tout compte fait, qu’il doive renier celle-ci : les attaques, en tout cas celles qui lui sont portées par les libres penseurs, ou par les catholiques frileux, il les rejette toujours au nom des mêmes principes que jadis. Si bien qu’il peut encore maintenant signer Une vieille maîtresse.
Cette nouvelle Préface répond aux catholiques de convenances et aux Libre-Penseurs hypocrites, à ceux qui posent ce problème de l’art catholique : un romancier catholique a-t-il le droit de peindre – si bien! – la passion quand elle est condamnable ? C’est un problème de morale et d’esthétique, et non plus le problème du mariage et de la passion, ni celui de la laideur en soi. Il affirmera constamment qu’ils peuvent peindre quelque chose qui n’est pas sain, pourvu qu’ils le disent tel.
1866 :Il travaille aux Diaboliques et collabore à une revue satirique.
1867 1867Première rencontre avec Léon Bloy
Son père meurt à 83 ans, laissant des biens que les 3 enfants vont se disputer avec âpreté. Barbey veut surtout le Buste jaune. Ernest réapparaît dans sa vie. Jules va enfin quand même pouvoir rembourser à Madame de Bouglon la somme qu’il s’était résigné à lui emprunter. Elle songe maintenant avant tout à l’établissement de son fils Raymond et réclame même que Barbey lui donne ses droits d’auteur ultérieurs.
Barbey est effrayé des progrès que Napoléon III permet à la démocratie et aux idées libérales. Il collabore alors à un journal fondé pour préparer les élections et défendre une dernière fois un Empire plus autoritaire. Les élections ont lieu : majorité républicaine, et Napoléon sera contraint de modifier la Constitution. Barbey rompt donc alors avec l’Empire et collabore à plusieurs journaux de diverses tendances : au Gaulois, entre au Constitutionnel (le journal de… Sainte-Beuve !) où il fait des critiques littéraires jusqu’à sa mort. IL est également critique dramatique au Parlement journal républicain..
1870 Siège de Paris. Lui qui avait toujours refusé de faire partie de la Garde Nationale, et qui avait même fait de la prison à cause de cela, s’engage… Il mûrit encore plus ses critiques contre Goethe, un allemand lui aussi. « Pendant que les Prussiens obusaient Paris, ce grand Goethe m’ennuyait… Il m’obusait d’ennui! » Et il prend ce siège pour une punition divine.
Après le siège, il va à Saint-Sauveur et caresse le projet de s’installer définitivement là-bas pour échapper à Paris. Mais l’héritage consiste surtout en des dettes : « Nous étions nés pour être riches; nous n’avons plus que le morceau de pain qui donne l’indépendance à la fierté. Et c’est tout! Des trois maisons que nous avions à Saint-Sauveur, et dans lesquelles a passé le rêve turbulent de notre enfance, il n’y a plus une poutre à nous sous laquelle nous puissions nous abriter. » Il apprend la mort de Trebutien… Et retrouve avec plaisir Léon qui est fatigué maintenant. « Je t’aime, comme si j’avais 25 ans depuis que j’ai vu, de mes propres yeux que ton amour de Dieu n’a pas (trop sublimement pour moi) atrophié ton coeur de chair et qu’il en reste un bout de vivant pour ton frère, le charnel pacha! ». De son autre frère, Ernest, qui meurt en 73, il dira « beaucoup moins frère » mais « la perte d’un frère fait toujours un trou. »
Puis il part pour Valognes où Edelestand du Méril vient de mourir aussi, en lui laissant 2000 F de rente, ce qui fait hésiter Barbey à acquérir une maison à Valognes où il a tant de souvenirs. « il se noie de mélancolie » et y continue un recueil de nouvelles, les Diaboliques. Il retournera régulièrement en Normandie chaque été, à Valognes surtout la ville de son oncle, plus qu’à Saint-Sauveur la ville de son père. Il cesse de travailler pour le Parlement. De la Nomandie, il se rend compte que l’agitation de Paris lui fait aussi du bien.
En 1872-1873, il retourne donc à Paris et reprend sa collaboration au Figaro où il mène une vive campagne anti-républicaine, puis au Constitutionne.. Toujours original, comme le Gaulois l’honore en lui demandant de faire le Salon, lui qui est pourtant assez féru d’Art, il se flatte de ne leur donner que les libres « sensations de l’âme d’un barbare »…Plusieurs de ses romans sont enfin republiés ou publiés. Il a autour de lui une petite cour d’admirateurs, dont Bloy et un George Landry qui joue les secrétaires particuliers La politique lui semble aller vers la réaction avec Mac Mahon. Il est content, mais en fait, en 75, l’Assemblée vote une constitution républicaine.
En 1874, l’édition des Diaboliques entraîne instantanément des poursuites. S’il avait donné le titre initial, Ricochets de conversation, il y aurait sûrement eu moins de scandale. 2 avaient déjà été publiées : en 1850 Le dessous de cartes, et en 1867 Le plus bel amour de don Juan. La préface est très conventionnelle : les nouvelles sont écrites « par un moraliste chrétien » et l’ épigraphe du Bonheur par exemple le disculpe par avance : « En ces temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie, c’est à croire que le Diable a dicté… ». Mais Barbey est accusé: « Que dites-vous des bons livres qu’enfante un des champions du trône et de l’autel? » (Paul Girard). Le livre fait «un tapage d’enfer », on dit qu’il est plein d’une « influence satanique, dissolvante et malsaine » car il ne donne pas envie, en fait, d’être vertueux. Barbey et son éditeur sont inculpés d’outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs. L’éditeur dit que des raisons familiales très graves l’ont empêché de lire le volume avant l’impression, sinon il n’eût pas laissé faire.L’imprimeur aussi est poursuivi : il affirme avoir demandé à Barbey des modifications qu’il n’a pas faites. Mais il est quand même accusé de complicité. On saisit les exemplaires restants. et on vérifie si du personnel féminin s’est occupé de l’impression. Heureusement, non. Ouf ! Barbey accepte de s’engager à la non-mise en vente du livre, l’éditeur et l’imprimeur aussi. Ils obtiennent alors un non-lieu, et la procédure se clôt sur 19 francs quatre-vingt-treize centimes de frais.
Pourquoi ce revirement de Barbey, lui si provocant? « J’avais été dénoncé au procureur général par des ennemis comme j’ai le bonheur d’en avoir et qui voulurent faire payer au Romancier la rigueur du Critique. La morale outragée n’était que le prétexte, se venger du Critique, telle était la raison de ce prodigieux acharnement. » Il n’a pas voulu une condamnation qui aurait porté sur l’immoralité de ses nouvelles et il attendra 7 ans avant d’oser les republier.
Grâce à Léon Bloy, un petit groupe d’écrivains entoure Barbey. Bourget, Huysmans, Richepin. Et malheureusement Péladan, qui en faisant de lui des portraits stéréotypés et exagérés lui nuira beaucoup et même encore maintenant. Coppée est son meilleur ami qu’il avait pourtant ainsi éreinté : « « Ah! Dame, quand les employés du ministère de l’Intérieur se mêlent de faire de l’idéal et de la haute fantaisie, voilà comme ils en font! » Mais peut-être avait-il pu prendre cela comme un vrai compliment… Il trouve chez lui une vraie famille avec sa soeur Annette, une autre soeur et ses deux filles.
Considéré comme un marginal, il se rapproche pourtant des écrivains envers qui il avait été dur (Banville, Edmond de Goncourt, Hérédia, Taine). Seuls Hugo et Flaubert restent ses ennemis irréconciliables, ainsi qu’un nouveau venu, Zola : il sait qu’il a de l’avenir, mais l’accuse de travailler dans la fange ».
Il entoure Léon, de plus en plus malade et perdant la tête, et qui meurt en son absence. Il ne retournera plus guère en Normandie où sont trop de souvenirs tristes.
Il publie le cinquième volume des Oeuvres et des Hommes qui contient les Bas-bleus[28], dans lesquels il dit son admiration pour Mme de Staël et Eugénie de Guérin. On le dit mysogyne, mais il ne l’est pas tant que cela par rapport à son époque : selon lui, si les hommes ont le droit de vote, (ce qu’à Dieu ne plaise!) les femmes devraient aussi l’avoir. Il critique la prétention, le sentimentalisme et la fadeur de tous, y compris des femmes, c’est tout !
Il montre qu’il ne baisse pas la garde dans un audacieux Goethe et Diderot. Pour lui, Goethe a écrit un très beau roman, mais ensuite on l’a statufié et il s’est statufié. Quant à Diderot, plein de passion, il lui ressemble mais l’irrite aussi par son mouvement perpétuel brillant mais peu profond, et par son impiété, constante elle.
Les milieux catholiques lui font toujours des difficultés : l’archevêque de Paris interdit de mettre en vente l’édition d’Un prêtre marié. Barbey ne s’en étonne pas. « Quand on est catholique, on ne doit compter que sur Dieu seul. () En tant que parti, les catholiques se trouvent assez pieux pour se croire le droit d’être ingrats. » Ou encore « Ah! Nous appartenons à de jolis partis… Qu’y a-t-il de plus bête que les royalistes, si ce n’est les catholiques ?… »
Il reste trop conservateur en politique, trop « diabolique » dans ses romans et dans son apparence toujours provocatrice : silhouette élancée et fière, expression hautaine et perçante, artifices pour sembler jeune et vaillant, habillé comme en 1830 : redingotes étroites, chemises à jabot, couleurs éclatantes. Coexistence de sérieux et d’extravagance, d’où sa séduction. Il séduit physiquement presque plus maintenant qu’autrefois. Sur cette photo intéressante, nous voyons Barbey, magnifique de prestance, subjuguer son auditoire, comme les narrateurs qui s’échelonnent dans son oeuvre. A 72 ans, « lorsque adossé à la cheminée – sa pose favorite -, il prend la parole dans un salon, il n’est pas rare que tous les regards convergent vers ce superbe septuagénaire, vêtu d’un habit noir rehaussé d’une mousseuse cravate de dentelles. »[29]
En 1879, il rencontre Louise Read qui vit dan le souvenir de son frère mort à 19 ans Henri-Charles Read, poète. C’est une jeune fille timide, fade, de la bourgeoisie etc. Elle a a 35 ans et lui 70. Elle s’enthousiasme devant Bartbey : « Sa conversation brillante, remplie de traits d’expressions fortes, hardie, de poésie aussi, de pensées élevées, ainsi que d’observations fines, spirituelles au possible, est merveilleuse.() Il se dépense avec une générosité qui effraye même d’abord, mais il a un fond si riche qu’on sent vite qu’il n’y met pas la moindre effort ». Elle se propose comme secrétaire, mais Barbey n’est pas pressé. Seul la solitude et la vieillesse le feront changer d’avis.
Il écrit dans un journal légitimiste, mais on lui demande de se cantonner dans la littérature car devant la laïcisation de Jules Ferry, il a réagi très violemment et s’est lancé dans la polémique. Il refuse « le pédantisme athée, l’orgueil humanitaire, la philanthropie hypocrite » et bien sûr « l’enseignement laïque, l’instruction obligatoire et la morale indépendante » tout cela bien sûr au nom de la religion. Il fait peur même à son journal en allant jusqu’à faire l’apologie du régicide quand les rois ne sont pas assez rois… On lui demande de se cantonner dans le théâtre, et il finit par écrire qu’il préfère le cirque : beauté des mouvements, rire des clowns, force et grâce, risque et précision… : si tous écrivaient ainsi, ses flèches barbelées resteraient dans le carquois du redoutable Sagittaire !
Il publie Une page d’histoire. [30]Les deux héros sont beaux physiquement et leur inceste, jamais vraiment flétri ni condamné, est même l’histoire d’un bonheur souhaitable. Ce thème fréquent au début des écrits de Barbey est repris également dans Une Histoire sans nom. Cette dernière période, de 1878 à sa mort, pourrait donc se caractériser comme le retour aux impressions affectives du passé : le manque de tendresse parental initial et ses conséquences. Une Histoire sans nom est en effet aussi une critique contre l’éducation janséniste qu’il a sans doute subie. Grand sucès de vente pour ce beau petit bijou.
Louise Read s’occupe pour lui progressivement de tout. L’ancien dandy si exigeant est devenu facile à vivre et content de tout pour la maison. Il s’amuse encore beaucoup de flirts platoniques car il est encore très bien conservé : il fait tout pour d’ailleurs !… Beaucoup de gens viennent le « voir » et il surprend par ses habits excentriques et sa verdeur. (Longévité moyenne des hommes d’alors : 41 ans) [31] Raymond Woog le décrit assis « la tête rejetée en arrière, le nez en bec d’aigle sous une arcade sourcilière profonde, lèvres minces, moustache longue et tombante, trop noire… Les cheveux, clairsemés sur le sommet du crâne, plus drus autour des oreilles et sur la nuque, étaient du même noir inquiétant… la pomme d’Adam saillante et le visage couvert d’un cuir coriace et tanné… Le son de sa voix ressemblait à son écriture, grave avec des envolées, des arabesques, des fioritures d’où la préciosité n’était pas exclue »
Jean Richepin, Paul Bourget, Jean Lorrain, Anatole France ; émules en dandysme. Barbey a toujours sa conversation passionnante. Il aime Berlioz, Millet, Théodore Rousseau et Delacroix,. mais il ne comprend pas les impressionnistes. Il veut maintenant finir de publier ses oeuvres et pense prendre moins de temps pour la polémique dans les journaux.
Ce qui ne meurt pas paraît en feuilleton dans le Gil Blas et en volume : il l’avait écrite en 1835 !
Publication également des 3° et 4° Memoranda, préfacés par Bourget.
Il livre ses derniers articles consacrés à ses amis Bloy, Huysmans, Richepin et Péladan. Puis il tombe malade (hépatite) ce qui le vexe profondément.
Un portrait d’Ostrowski nous plonge dans son intimité : noblement assis, le dos à la cheminée, peut-être sur sa cathèdre, le bras appuyé sur une chaise, son chat noir, Démonette, se frotte à la manche de son vêtement d’intérieur, aurevillien avant tout : tabard, mâtiné de la dalmatique des chevaliers, ou djellâba, on ne sait. Sur sa tête, accessoire qui aurait pu être bourgeois, vulgaire ou inesthétique, un bonnet… mais métamorphosé en « clémentine » rouge ou noire, soutachée d’or : le bonnet papal, celui-là même que portaient les cardinaux du XV° siècle, et que Léon X a dans son portrait peint par Raphaël (une sorte de bonnet phrygien qui protège du froid gentiment, d’où son nom, à moins qu’il ne vienne d’un pape Clément…). « Ainsi vêtu, il rappelait Dante, dont il avait le port majestueux et altier. Sa beauté mâle et vigoureuse, ses traits accentués, son nez en bec d’aigle allaient bien à ces vêtements pittoresques. » [32]
Il a 80 ans et malgré tout peut encore séduire « pour son admirable physionomie ruinée et superbe, le front large bossué au dessus des sourcils, le nez impérieux comme un bec d’aigle, la bouche amère au repos, mais bientôt sinueuse d’une parole éloquente et précieuse, de rire sifflant ou sonore sans vulgarité. » [33] En dépit de l’étrangeté de tels costumes, Barbey possède une physionomie qui coupe court à la moquerie. Mais l’âge est là, et le mot de « ruine » vient d’être prononcé. Ses ennemis parlent de son maquillage, et s’en moquent, ne comprenant pas que ce sont ses armes, avec la politesse et l’honneur, contre la vieillesse.
Il continue à sortir beaucoup, mais sent quand même la solitude : tant de morts autour de lui…. Apprenant qu’il était malade, madame de Bouglon s’est remanifestée…pensant surtout aux droits d’auteur… Elle redoute que Mlle Read intrigue… Atterré, Barbey finit pourtant par faire un testament devant notaire dans lequel il lègue à Raymond de Bouglon l’entière propriété de ses romans… Coup de théâtre, un an après, il lègue aussi à Mlle Read tout le reste… Alors madame de Bouglon, furieuse, va tout faire pour s’opposer à cela…. Bloy et Péladan, chacun son clan, prennent parti l’un contre l’autre dans les discussions qui s’élèvent à propos de sa succession (il s’agit de droits d’auteurs uniquement : Barbey est pauvre). Cela se sait partout.
1885 : La publication, interrompue, des Oeuvres et des Hommes reprend.
1886 : Collaboration à la Revue indépendante.
1887 : Collaboration à la Revue indépendante.
Pour échapper aux disputes entre le clan Bouglon et le clan Read, Barbey fait un dernier voyage en Normandie.
Il publie enfin sa Léa. (sa première nouvelle !).
Barbey tombe à nouveau assez gravement malade et rédige un dernier testament qui fait de Mlle Read sa légataire universelle tout en lui demandant de faire exactement ses volontés (c’est à dire en fait qu’il la laisse libre d’accomplir aussi le premier testament, ce que fera d’ailleurs Louise Read). La baronne est furieuse et lui crie dans des lettres violentes qu’il est un homme fini.
Publication des Poètes, onzième volume des Ouvres et des Hommes.
Le 18 avril 1889, Barbey corrige les épreuves de Amaïdée, son premier poème en prose, qu’il avait même oublié depuis 54 ans ! Il y ajoute cette note, essentielle pour bien le comprendre finalement : « Quand il écrivit ces pages, l’auteur ignorait tout alors de la vie. L’âme très enivrée alors de ses lectures et de ses rêves, il demandait aux efforts de l’orgueil humain ce que seuls peuvent et pourront éternellement – il l’a su depuis- deux pauvres morceaux de bois mis en croix. » Fini tout dandysme et toute provocation.
2 jours après cette profession de foi, il vient de recevoir un télégramme de Mme de Bouglon, et il est terrassé par une hémorragie interne. au cours desquels Mlle Read et Léon Bloy se relaient à son chevet. Louise Read a trouvé la dépêche de la baronne en découvrant Barbey étendu à terre. Pour elle, cela ne fait aucun doute, c’est l’Ange blanc qui a donné le coup de grâce. On ne connaîtra jamais le contenu de ce télégramme. Louise prétendra l’avoir brûlé sans même l’avoir lu. Il résiste pendant trois jours à cette attaque. Vomissant du sang, sujet à des syncopes, Barbey trouve encore la force élégante de lire des vers et de raconter des histoires. On fait venir des médecins malgré ses protestations. Un prêtre lui administre les derniers sacrements.
Il meurt au matin du 23 avril 1889.
Le groupe se dispute jusque sur le seuil de la porte, mais la baronne refuse de venir lui dire un dernier adieu. Son cercueil est déposé dans le caveau des Read en attendant que grâce à une souscription, il puisse être transféré près de son frère Léon à Saint-Sauveur. Louise Read grâce à l’héritage finira les publications et se dévouera à sa gloire.
Nous avons raconté sa vie, maintenant quelque chose de plus transversal, de plus synthétique sur quelques points.
A-t-on le droit de faire de la psychologie sur Barbey, en allant au delà de ce qu’il dit et montre ostensiblement ? Oui, car Barbey lui-même le permet au critique : « Nous n’ignorons pas que toute critique littéraire, pour être digne de ce nom, doit traverser l’oeuvre et aller jusqu’à l’homme. Nous sommes résignés à aller jusque là. »[34] L’homme est en effet indissociable de l’oeuvre. « L’homme n’est jamais assez intellectuel pour pouvoir se passer de sentiments et les plus forts sont les sentiments blessés. »[35] Barbey lui-même pratique la critique « indiscrète », psychologique, parce que, écrivain lui-même, il avoue que son oeuvre est inspirée par son vécu. [36]
« Tout est vrai dans ce que j’écris. Vrai de la vie passée, soufferte, éprouvée d’une manière quelconque, non pas seulement de la vie supposée ou devinée. Il faut avoir le courage de se regarder, fût-on laid, En dehors de la réalité et du souvenir, je n’aurais pas trois sous de talent, et il est même probable que je n’écrirais point. »
Bref, il sait d’expérience que les oeuvres révèlent l’être qui écrit et que même si un livre est le produit d’un tout autre moi que celui que nous manifestons, comme le dit Stendhal, c’est néanmoins un moi, et peut-être bien plus réel que celui que nous présentons….
C’est pourquoi d’ailleurs, il craint tant les erreurs sur lui. « L’attitude de l’esprit, une certaine manière de porter la tête, une parole vivante, tout cela fait bien des illusions! »[37]Il s’exclame : « Qui donc me désentortillera de ce manteau de mensonges à travers lequel on me voit toujours? « [38]
Cette crainte d’être mal perçu se double du désir de ne plus avoir besoin de craindre, et cela passe par le fait d’être réellement et justement connu… Enfin un article qui lui plaît : il a paru dans le Lutèce, journal nihiliste absolu pourtant, Pourquoi cela lui plaît-il ? Parce qu’il a été, dit-il, « surtout montré comme je suis, et non pas comme me voient les imbéciles qui parlent ordinairement de moi. » [39] Ce journaliste qui ne le connaît pas personnellement a une méthode qui est la seule qu’il accepte, de la part d’inconnus: l’article loue son oeuvre sans aucune réserve, le cite abondamment, et ceci sans parler aucunement de son aspect physique sinon pour dire que ceux qui s’y arrêtent se trompent.
En 1885[40], Monsieur Dewèse veut rédiger un article biographique et passe par l’intermédiaire de Louise Read, que Barbey charge ainsi de répondre avec hauteur : « Mademoiselle, je n’ai rien à envoyer à Monsieur Dewèse. Je me soucie peu de la gloire des biographies. La mienne est dans l’obscurité de ma vie. Qu’on devine l’homme à travers les oeuvres si on peut. J’ai toujours vécu dans le centre des calomnies et des inexactitudes biographiques de toutes sortes, et j’y reste avec le plaisir d’être très déguisé au bal masqué. C’est le bonheur du masque qu’on ôte à souper avec les gens qu’on aime.
Voilà!
Quant aux essais sur moi, ils sont rares. Je ne me souviens que du livre d’Alcide Dusolier, – un Alcide d’amitié. »
Cette monographie d’Alcide Dusolier est très mince (une trentaine de pages) et ne comporte absolument rien sur la personne de Barbey : elle ne s’intéresse qu’aux oeuvres, et date de 23 ans… Tout ce qui a été écrit sur lui depuis ce temps-là serait donc à jeter !!! Il préfère qu’on sacrifie le reste de son oeuvre au déplaisir de relire des détails plus récents- et plus « physiques »- qui l’agaceraient… Réaction extrême. [41]
Après sa période dandyque, il ne sera plus question pour lui de jouer du masque, ou d’en jouir : tout en le conservant, il demande à être vu dans sa vérité. Seule réserve : ne pourront la voir que ceux qui en sont dignes. Les autres, il les méprise… et essaie de ne pas se désoler de leur fausses visions.
Nous pouvons, et il nous le demande, le retrouver dans ses écrits. Bien.
Nous donne-t-il aussi ses raisons d’écrire ?
Il écrit involontairement, inflammatoirement, inconsciemment, comme pour s’apaiser… et ce qui pourrait être pris pour oeuvre d’imagination, ou simple reproduction de la réalité, nous est présenté par lui-même dans une toute autre tonalité. Il donne en effet souvent l’impression d’avoir eu, dès le début, besoin d’écrire, un besoin né de la douleur. » Tout est vrai dans ce que j’écris, – vrai de la vie passée, soufferte, éprouvée d’une manière quelconque, – non pas seulement de la vie supposée ou devinée. Je ne suis pas un aussi grand artiste que cela. Il faut avoir le courage de se regarder, fût-on laid! En dehors de la réalité et du souvenir, je n’ai pas trois sous de talent, et il est même probable que je n’écrirais point. Je n’écris jamais qu’inflammatoirement, comme les tissus s’enflamment, pour rejeter les échardes qui nous sont entrées dans la chair. »[42]
« mon talent est une réaction contre ma vie. C’est le rêve de ce qui m’a manqué. Le rêve qui se venge de la réalité impossible.. » [43][44] A Bourget qui veut parler de lui, il conseille : travaillez sur « les résonances de ma vie, (restées secrètes, mais entrevues par les sagaces qui me connaissent), et que vous devez ajouter à ce que vous dites de mon talent qui est une bataille contre ma chienne de destinée et la vengeance de mes rêves. [45]
Quoique la pudeur de l’homme et du dandy ne facilite pas les choses, beaucoup d’autres notations vont dans le même sens : « Ah ma vie, elle a été (…) diversion, arrachement à une idée fixe qui me faisait souffrir » [46].
Les quelques confidences sur les sources de son inspiration ont toutes un ton assez sombre, du début à la fin..
Quelle est donc cette souffrance, née d’une idée fixe, très tôt survenue? Voici quelques textes donnés bien sûr dans l’ordre chronologique, entre 1833 et 1856 :
C’est d’abord la souffrance née de la froideur des parents, et en particulier de la mère.
« Ma famille ne fait rien pour moi, comme à l’ordinaire. Adieu, priez pour moi, que le courage ne cesse pas dans la lutte, et que la douleur ne fausse pas le masque d’acier. Le monde, ce bal masqué qui ne croit qu’au masque, ne voit rien de ces choses, et je ne les dis qu’à vous. Est-ce faiblesse? non, c’est amitié. »[47]
« Parmi les déshérités du monde, les plus malheureux sont les déshérités de leurs mères, pauvres orphelins de coeur, sacrés aux orphelins eux-mêmes entre tous. »[48]
« Ma mère, si peu mère hélas! » [49]
La douleur persista toujours : Edmond de Goncourt raconte que Barbey, à 77 ans, lui confia encore ne pas avoir oublié les dures années de sa jeunesse : » Oui, de dures années pendant lesquelles il ne reçut pas () signe de vie, de tendresse maternelle. « [50]
Mais la froideur ne serait rien, rien, s’il n’y avait pas pire… un véritable traumatisme, répété. Sa mère lui a souvent fait des remarques sur sa laideur. Il ne sait d’ailleurs si c’est la cause ou la conséquence de cette froideur…
Quelques textes très significatifs cependant : nous en choisissons deux, très tôt, comme point de départ : ils datent de 1834-35.
Un long paragraphe dans La Bague est d’autant plus intéressant que Barbey a confié plus tard à Trebutien que le héros, Aloys, a été lui.
« Aloys n’avait pas été si magnifiquement doué. Il était laid ou du moins le croyait-il ainsi. On le lui avait tant répété dans son enfance, alors que le coeur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie et cette fraîcheur, vitalité profonde des créatures à leur aurore ! »[51].
Une autre lettre intime et très personnelle amène cette révélation : « mon adorable famille m’a toujours chanté que j’étais fort laid. »[52]
L’adverbe »toujours », l’expression « aurore » de l’enfance invitent à remonter très haut… L’intéressant ici est que nous avons quelques éléments biographiques et autobiographiques, pour nous guider dans cette recherche.
Et nous remontons directement au plus haut.
Son père terne, falot, silencieux et morose, a épousé à 22 ans une femme qui en avait 20, mais peut-être n’a-t-il jamais été un jeune père… ni un père tout court. Il devait être de race robuste : il est mort à 83 ans, et notre Jules à 81 : belles longévités pour l’époque !
Sa mère est une « jolie femme » qui s’est fait représenter en tenue de visite ou pour sortir, au summum de son élégance sûrement. Ses atours représentent une grande partie de la surface peinte: c’est évidemment son choix ! C’est une miniature que qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, dans sa chambre pourtant très pauvrement décorée, ou d’objets choisis avec beaucoup, beaucoup de discernement !. Elle a été peinte par un des grands miniaturistes de l’époque, cela aussi est significatif : elle est l’oeuvre de J.B. Sabatier, qui expose au Salon de Paris de 1831 à 1841. Elle est datée de 1830 : Barbey avait 22 ans alors, et elle 42 ans : la fin de la jeunesse, 10 ans après les Trente ans balzaciens ? Non ! Sur ce portrait, elle se sait, et en tout cas se veut, ravissante, et délicieuse ! (et l’artiste en tout cas l’a suivie sur ce projet). Elle a un visage très régulier, assez harmonieux, et pose avec un air mi-souriant, mi-pincé. On dirait qu’elle plisse finement, spirituellement, les yeux, comme pour séduire sans en avoir l’air.
Elle a conservé jusqu’à la fin de sa vie les modes de sa jeunesse. Certainement la beauté physique devait tenir une grande place dans sa vie, et elle ne voyait malice ni dans son goût pour la coquetterie, ni dans la façon dont elle cataloguait les enfants, ou les élevait, selon l’esthétique. Elle s’intéressait beaucoup plus qu’à ses enfants à son mari, et beaucoup plus qu’à son mari aux mondanités et aux lectures… Elle manquait peut-être de maturité, et se plaignait souvent de migraines. Les bégueules du coin dénonçaient son indépendance de pensée et d’allure. Elle était pittoresque, avec une grande liberté d’esprit et de langage, redoutée peut-être pour ses épigrammes. Il faut l’imaginer, fière, brillante, mondaine, raffolant du whist comme sa mère, – ultraroyaliste et croyante, mais peut-être un peu superficielle….
Bien plus tard, les retrouvailles de Jules avec sa mère, qui l’angoissèrent tant, vingt ans après leur séparation orageuse, nous donnent d’elle un portrait en flash-back par déduction : négatif de ce qu’elle était au moment où elle lui répétait qu’il était laid :
« Mes parents m’ont reçu à bras ouverts bien grands, mais malgré cette réception à fond de coeur, je vous écris le coeur noyé de tristesse : le changement de ma mère m’a fait mal. Ce n’est plus que le fantôme d’elle-même. Fantôme au physique, mais hélas, fantôme au moral ! cette beauté animée, cette tête pleine de feu, ces cheveux, ce sourire, tout cela n’est plus ! C’est une vieille femme, – une pauvre malade – à l’oeil fixe, à la voix entrecoupée. Et moi, qui n’ai pas vu les changements successifs, qui l’avais laissée charmante encore, éblouissante d’esprit et de vivacité, – vous dire ce que j’ai senti passer dans ce coeur que vous connaissez, vous, quand j’ai pris dans mes bras ce cher débris humain, et que je l’ai serré contre ma poitrine, oh madame, c’est impossible, mais vous êtes si mère que vous comprendrez les douleurs du fils, car je me suis retrouvé fils comme si dix-huit ans de silence, de torts, de négations, n’avaient pas mis leur montagne sur mon âme. Sans cela j’aurais été heureux de leur réception, mais l’état de ma mère m’a navré. »[53]
On sent clairement ce qu’elle donnait comme image. On imagine aussi très bien comme Barbey pouvait être séduit par cette mère si jolie et si jeune… et si digne de juger ainsi de la beauté des autres. On voit bien ce que Barbey aimait en elle, qu’il trouvait « charmante () éblouissante d’esprit et de vivacité ». Au moment même où elle lui disait qu’il était laid, lui la trouvait belle sans doute. Notons que nulle mère dans les oeuvres romanesques de Barbey n’est laide : toutes sont belles, de beautés diverses, mais belles.
Cette façon d’être explique la déception de la mère de Barbey si son fils aîné ne correspondait pas à ce qu’elle avait rêvé comme bébé ou enfant…
Elle eut quatre fils en 4 ans. Le sevrage a-t-il été précoce ou brutal, Madame Barbey étant coquette et mondaine? A-t-elle connu un « baby-blues » plusieurs fois, ou une dépression profonde contre laquelle elle luttait comme elle pouvait ? ou une vraie dépression? Cette dépression est selon nous facilitée quand la mère est blessée lors de l’accouchement. Ici la blessure pourrait être celle précisément qu’elle fit ricocher sur son fils : «tu me fais honte, tu es laid, ».
Et ici il nous faut revenir à la naissance.
Sa mère, mariée depuis 10 mois, toute follette encore peut-être, comme si elle ne pensait pas à ce premier accouchement imminent, et malgré peut-être des douleurs, était partie jouer au whist, et l’accouchement eut lieu soudain chez le grand-oncle, qui en devint le parrain. Ce fut sûrement dans la confusion.
Barbey ne « sait » pas quel fut ce premier regard, mais il imagine, et il l’imagine presque trop : il lui est en effet arrivé quelque chose quand il était tout petit, le jour de sa naissance… On lui a raconté la chose, quand il fut en âge d’entendre parler de ce qui entoure la naissance : il a failli mourir parce qu’on ne le surveillait pas attentivement…
Question logique de l’enfant : Pourquoi donc sa mère, son père, ne le surveillaient-ils pas? Réponse logique de l’enfant mal-aimé : de même qu’ils ne le regardent toujours pas, de même qu’ils lui chantent qu’il est laid, de même ils s’étaient déjà détournés de lui. Telle est encore la conclusion que valide Barbey, bien des années après, quand le comportement de ses parents ne fait que conforter son intuition enfantine.
Barbey a su ainsi qu’il décevait ses parents physiquement. C’est ensuite, à cause du risque mortel que lui fit courir leur négligence le premier jour qu’il a supposé que leur déception datait de leur premier regard.
Ce qui aurait été simple détail pittoresque ou anecdote mélodramatique et romantique s’est chargé pour lui de sens tragique : c’est devenu prémonitoire et/ou symbolique car il ne s’est jamais senti aimé par eux. Comme on lui répétait qu’il était laid, il a imaginé qu’il leur avait déplu dès le premier jour. Et tout un raisonnement s’est mis en place :.
Pourquoi n’est-il pas né beau à leurs yeux? Parce qu’on ne l’avait pas « fabriqué » beau. Pourquoi ? parce qu’il n’était pas désiré. Pourquoi ? parce que ses parents formaient un couple à l’égoïsme trop prononcé. Du moins c’est ce qu’on peut comprendre à la lecture de nombreux textes où l’on voit comme l’amour de la mère façonne physiquement l’enfant. Chez Barbey, il n’y a pas d’enfant qui naisse et vive heureux.
Depuis la psychanalyse, tout le monde sait comme il est agréable pour l’enfant de se savoir accepté, et, encore mieux, désiré. La tournure selon laquelle l’enfant Aloys « n’avait pas été (…) magnifiquement doué » (Et ce verbe « douer » fait penser aux fées au dessus du berceau, les fées, fatalité du fatum…). suivie des détails sur la déception maternelle confirme que Barbey était tout à fait conscient de ce mécanisme que subit l’enfant…
« () sa mère elle-même, sa tendre mère, c’est-à-dire celle qui ne voit rien des défauts de ses enfants à travers l’illusion sublime de sa tendresse l’avait raillé sur sa laideur comme eût pu le faire une marâtre ; ()elle trouvait ses baisers moins bons parce qu’il ne ressemblait pas à l’image désirée qu’elle avait rêvée longtemps… » [54]
L’instinct maternel est une énigme sur laquelle il s’est souvent penché, ne comprenant pas ses parents.
Aloys a donc été victime en quelque sorte du narcissisme parental : « Vingt femmes peut-être (qui) l’avaient vengé des dégoûts d’un père et d’une mère – modèles d’aimable sollicitude, qui ne pouvaient souffrir l’idée que leur fils ne fût pas un joli garçon – n’avaient pas effacé la trace de la raillerie amère » « Il était laid ou du moins le croyait-il… »[55]
Les parents de Barbey lui ont fait comprendre, – ou c’est ce qu’il a senti, pensé – qu’ils étaient déçus, voire vexés, par son aspect…: l’enfant va s’en sentir coupable, jusqu’au jour où il découvrira qu’il n’est pas «responsable » de son aspect, ni de leur frustration… et pourra haïr ses parents et/ou se désespérer en se sentant la proie du « remords esthétique ».
Il n’était pas attendu.
La preuve : l’organisation…Il a appris qu’il a « dérangé »….
S’il était né deux heures plus tard, il aurait eu déjà ce fardeau de culpabilité en moins… Cette notion de « moment juste » revient souvent sous sa plume.
Une inconvenance de sa part, qu’il n’aurait pas commise volontairement, mais dont il subirait le poids par la faute de sa mère folle de whist autant que sa grand-mère qui dépensa plus d’un million en folies.
Du coup, ce jour-là, lui semble-t-il, on n’a rien fait pour atténuer ce passage difficile de la naissance…
Habituellement, la mère va essayer d’arranger ce changement de milieu qu’entraîne une naissance pour le bébé, cette « catastrophe ». Elle va essayer de la rendre viable, en s’adaptant aux besoins de l’enfant dans les premières semaines de vie. Sur le plan affectif, elle va lui dire comme il est beau etc., sur le plan matériel, elle va combler ses besoins.
Mais, ce 2 novembre, personne ne tenait Jules dans les bras, ne l’entourait avec amour : il gênait… (Au moins est-ce son impression rétrospective…)
De plus, Barbey est né pendant un whist, un jour de fête religieuse : c’est presque un sacrilège. Seulement cette gaffe vis-à-vis de Dieu est aussi un sacrilège plus grave parce que commis un jour aux connotations très particulières même pour les incroyants.
En effet, il a été mis au monde le 2 novembre, Jour des Morts, un jour de malheur, particulièrement en Bretagne :
Dans La Bague d’Annibal, cette confidence provocante d’Aloys : « J’aime le paradoxe il est vrai, ma naissance elle-même en fut un, ma mère m’ayant introduit dans le monde le jour où l’on célèbre la fête de tous ceux qui en sont partis, – fête d’héritiers où nous semblons dire aux pauvres morts s’ils nous écoutent : » Tenez-vous où vous êtes, agréez nos sentiments, et restez-y! » La bague d’Annibal O.C.I page 25. Admirons la force du verbe actif – et sûrement pas innocent – ma mère « m’ayant introduit » qui donne le sens d’un acte volontaire à l’accouchement « prémédité » de mauvais augure… Il a l’impression, puisqu’elle a toujours été froide avec lui, ensuite aussi loin qu’il se souvienne, qu’elle le met en danger depuis le début.
Peut-être sent-on mieux, après avoir lu tout ce qui précède, le poids d’un autre passage tiré d’un roman : Ce qui ne meurt pas, qui est la plus longue des premières oeuvres. Barbey y a conçu un héros où il se revoit tel qu’il peut se rêver : Allan de Cinthry est créé idéalement beau ; il l’a fait naître désiré, aimé, imaginé, modelé presque trop par sa mère, et l’a doué de tous les éléments qui étaient faits pour rendre son double rêvé « heureux ». Mais soudain, est-ce l’identification qui est trop forte, la réalité douloureuse l’emportant sur la compensation?, l’irruption de la tristesse fait jaillir le souvenir de la naissance : et tout à coup, contrastant avec toute la symbolique si agréablement installée, il fait raconter à Allan cet événement : « Je n’ai pas (une) immense capacité d’être heureux. Toujours, je me suis défié de la vie. Toujours, je lui ai trouvé l’air perfide, alors qu’elle me souriait davantage. Superstition dont ma raison rit, mais qui s’en venge ! J’ai toujours cru que le jour de ma naissance, – t’ai-je dit que je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour de soupirs et de larmes que les Morts dont il porte le nom ont marqué d’une prophétique poussière? – Oui, j’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée. »[56]
Il s’est défié de la vie… comme d’une personne perfide.
C’est comme si, à travers ce roman précoce, le vrai Barbey poussait un cri de protestation destiné aux parents, vers sa vraie mère, dont le sourire n’est que fausseté et perfidie.
Ceci est repris dans la lettre à Trebutien du 1° octobre 51 : « Je suis réellement né le Jour DES MORTS, à deux heures du matin, par un temps du Diable. Je suis venu comme Romulus s’en alla, – dans une tempête. »
C’est en quelque sorte un signe d’élection à rebours.
Il écrit à Louise Read le 2 novembre 1887 et commence ainsi sa lettre :
« A Louise Read : JOUR DES MORTS, qui vivent «
Est-ce de lui qu’il parle ou de tous ceux qui l’entourent, visibles ou invisibles ?
Lorsque des événements ont eu lieu à des dates connues de tous, comme c’est la cas ici, ils sont quasiment « inoubliables » et on ne peut s’en débarrasser, le voulût-on. Les souvenirs en lui s’ancrent (s’encrent?) et ne s’effacent pas. Barbey a l’impression constante qu’un destin a été tracé pour lui ; cf. une lettre de Noël 1887 : « ma ligne de chance à moi a été coupée » ; un autre jour il rappelle à l’Ange Blanc les prédictions d’une voyante etc.[57]. Il vit comme si ce destin malheureux avait été tracé en partie par sa mère…
D’ailleurs, une des preuves de ce mauvais vouloir, c’est ce qui s’est passé dès les premières heures. La naissance est un moment critique : tout peut bien se passer ; tout peut aussi basculer. Une des difficultés de la naissance, c’est ce fameux cordon, qu’aucune jeune mère n’aime à soigner . Au moment où les parents, le père souvent, ou son représentant coupe le cordon, cela signifie que l’enfant est vraiment « né ».[58]
Or, pour Barbey le cordon avait été si mal noué qu’il faillit mourir. Il ne parle nulle part de la personne qui avait mal lié le cordon. En savait-il le nom? Ne voulait-il pas le savoir?
Le berceau, le jour de la naissance, est donc pour lui un endroit éminemment dangereux et n’est nullement un abri sûr et agréable. Amertume, dégoût, ironie : il est certain que dans aucun de ses romans, ni dans sa vie, on ne sent la naissance ni comme un des sommets de l’amour des parents, ni comme le germe de son accroissement, ni comme un début plein d’espoir de l’enfant…
Il gardera toujours la certitude de l’incurie de sa famille qui se manifesta dès les premiers instants[59].
Lorsque les besoins – psychiques ou physiques – de l’enfant ne sont pas satisfaits, et qu’il ne comprend pas pourquoi, l’enfant se sent voué à la mort : il va devoir lutter et contre ses pulsions (faim, soif, désir de tendresse) qui ne sont jamais satisfaites et dont il voudrait l’extinction pour éteindre ainsi ses souffrances. Il va aussi lutter contre son objet-amour, sa mère, qui est devenue haïssable. L’enfant risque alors de se replier sur lui-même et de laisser libre cours à sa haine destructrice et/ou à un narcissisme mauvais par exemple.
Ce passage est significatif :
« Mais quand l’amour, cette tunique sans couture qui enveloppait deux coeurs transfondus, a été déchiré dans chaque fil de sa trame fragile et qu’il n’en reste pas un haillon sacré pour faire un lange à l’enfant qui pleure, le malheureux grandit comme il peut, dans son berceau. Le cordon ombilical du passé a-t-il été tranché comme celui de la chair? l’enfant ne tient plus à la mère. Cette vie une, dans sa duplicité merveilleuse, éclate et se scinde tout à coup, et, chose cruelle, dans cet arrachement de deux existences l’une à l’autre, ce n’est pas l’espace qui doit dorénavant les séparer davantage. » [60]
Le bébé a peut-être ressenti inconsciemment cette négligence, ce détournement… Mais, même sans aller jusqu’à l’inconscient, si cet enfant plus grand a l’impression que sa mère en fait le trouve laid et ne l’aime pas, et si on lui a raconté l’accident, ne peut-il raisonnablement supposer que, consciemment ou non, elle aurait souhaité qu’il meure ? Que devient-il alors ? La douleur physique se fond dans la douleur morale et affective. La menace de mort plane. L’enfant se trouve dans une situation paradoxale : il est confronté à son amour pour sa mère qui doit combler ses besoins et sa haine pour celle qui a mal noué le cordon…
C’est peut-être de là que viennent ses rêves d’enfance devant les bustes de femmes, le désir de posséder ce fameux Buste jaune par jalousie, sa préférence pour Niobé, ses essais de don donjuanisme, sa sensualité, ses provocations, ce besoin de la parole, du paraître, de séduire, etc.
Heureusement un hasard heureux est arrivé à notre auteur, dans la confusion de cet accouchement et ensuite dans l’isolement où il fut apparemment laissé : s’il a en quelque sorte perdu sa mère dès la première seconde, heureusement une autre l’a sauvé…
» Je faillis mourir une heure ou deux après ma naissance (…) il paraît que le cordon ombilical avait été mal noué et que mon sang emportait ma vie dans les couvertures de mon berceau, quand une dame (mon premier amour secret d’adolescent) amie de ma mère, s’aperçut que je pâlissais et me sauva, non des Eaux, comme Moïse, mais du sang – autre fleuve où j’allais périr. La destinée est singulière! Une femme me sauvait pour que je l’aimasse treize ans plus tard, avec cette timidité embrasée qui est la plus terrible maladie que je sache… Est-ce un charme redoublé par les lointains de l’enfance? Mais cette femme, vieille maintenant et qui n’a jamais rien su des ardeurs qu’elle m’a causées, et dont physiquement j’ai failli mourir, je ne l’ai pas revue depuis ma sortie du collège, et je n’ai pas trouvé depuis, sous sourcil aimé, de regard bleu sombre (), qui valût pour moi cet impérieux et fier regard! » [61]
Cette histoire de Jules, c’est aussi de tous ceux, dans ses romans, qui sont « créés» ainsi orphelins réels ou symboliques… Cette femme est un peu devenue sa « mère », et c’est elle qu’il a pu aimer, incestueusement presque, à l’adolescence. Il a sans doute imaginé qu’elle l’avait regardé du premier regard aimant qui l’ait touché et s’est ainsi trouvé une espèce de compensation. Cette femme l’ ainsi sauvé d’un vide terrible. Car, après la césure et le noeud du cordon, vient en effet normalement la caresse ferme et douce des mains, et c’est au même moment, que le corps devient moyen de relation, et le lieu de la vie courante. Si la relation est « froide », il n’y a pas de dialogue comportemental mutuel Si cette absence de contact avait duré, l’image du corps n’aurait pas pu se construire en Jules.
Naturellement, cette histoire aurait pu être simplement pittoresque, sans rien entraîner de douloureux… s’il n’y avait pas eu ultérieurement ces phrases cruelles et l’attitude constante de cette mère froide. Mais comme Barbey n’entend pas cette histoire racontée dans la tendresse et l’amour, la douleur, enfant, de se sentir vu et dit laid, par sa mère, a orienté pour lui, rétrospectivement, – que ce soit vrai ou faux – ce presque drame vécu nouveau-né dans un sens dramatique pour le psychisme.
Quelles furent les suites réelles de cette naissance, nous ne le savons pas, mais Barbey ne parle jamais, jamais, de moments heureux avec sa mère.
Peut-on dire si Barbey était vraiment laid?
Premièrement rappelons que toute cete image du corps est un vécu subjectif. Les appréciations sont subjectives, et aussi l’autoperception.
Puisque Léon fut le préféré, tentons la comparaison.
Nous n’avons pas de portrait enfant de Léon. Il est portraituré ici en séminariste, à 26 ans environ, alors qu’il fait la fierté de ses parents : il nous regarde avec de grands yeux sérieux, profonds, presque un peu effrayés. Le visage est ovale, plein, presque joufflu, la bouche très dessinée, les cheveux plutôt blonds. Ajoutons une expression d’enfant facile ou la tenue élégante et coquette de l’homme d’esprit… Et nous avons le type de beauté à l’époque du début du XIX° siècle, Chateaubriand, Byron, Musset, Lamartine et les gravures de mode nous présentent des jeunes gens aux boucles blondes ou noires, aux visages d’une beauté classique, rêveurs, doux et passionnés. Du moins était-ce ainsi que le voyaient ses parents? ou que Barbey voyait ses parents le voir…
Jules n’est jamais jaloux de cette préférence. Léon est celui qui fut son ami – et c’est parfois plus qu’un frère. Léon avait du caractère, mais faisait sa fierté de respecter les règles de son entourage. Ce fut un prêtre modèle, un jeune homme modèle, et un enfant sans histoires…
Tout le contraire de Jules, qui, depuis sa naissance pourrait-on dire, eut maille à partir avec son entourage…
Nous n’avons pas de portrait de Jules bébé. Mais il existait un portrait de lui à l’âge e 12-13 ans. L’âge dont il écrivit : « Elle était belle, moi laid ». Est-ce sa place d’aîné, dans une famille « Ancien-Régime » qui lui valut d’être ainsi portraituré, paradoxalement puisqu’on le disait laid ? En tout cas, on peut se demander ce que Barbey pensa pendant la pose, lui qui longtemps détestera les portraits..
Seguin qui a vu ce portrait évoque un « adolescent rêveur, au visage ingrat qu’encadrent de longs cheveux. Les yeux frappent déjà, qui, chez lui, seront toujours révélateurs. » Déjà, il avait un visage « plein de personnalité », mais sans doute pas « joli »…
Mais la miniature a été détruite avec les archives du Musée. Ce portrait est fait de mémoire par la même personne qu’un autre de son père qu’on connaît. Ces deux portraits ont une facture trop similaire fades et embellissants stéréotypés, ce qui est déjà cause d’erreur. D’autre part, de mémoire, il est plus difficile de se rappeler les défauts pour les dessiner. (En particulier, si on est un admirateur de celui qu’on dessine). Enfin, on a tendance à dessiner les enfants selon des « canons » ou des types qui doivent se ressembler.
Ce portrait [62][63] est celui d’un possible Barbey de quatorze ans reconstitué par un chirurgien esthétique qui travaille avezc la police. Un menton un peu fuyant, des dents » à problème », un peu mal rangées, un nez un peu trop busqué un peu trop tôt, un teint très brun, des cheveux noirs, abondants, mais difficiles à coiffer, des yeux sûrement très grands, cernés peut-être, d’un noir intense et expressifs,, mais peut-être aux paupières naturellement tombantes (d’où une position un peu cambrée lorsqu’il voulait fasciner) permettent de donner ici un portrait assez probable de Jules, qui ressemble aussi à d’autres jeunes héros aurevilliens : un visage un peu fiévreux, peu classique en tout cas : un visage d’enfant passionné et sensible, un peu irrégulier. Sans être « laid », peut-être les parents pouvaient-ils être un peu déçus par lui, alors que Léon devait être lui le modèle du bel enfant des gravures qu’aimait la mère…
Ce problème du « physique » fut déterminant chez lui et se retrouve avec beaucoup de variantes..
La beauté l’intéresse et l’attire. Il reconnaît que Lamartine est très beau certes, et ajoute perfidement qu’il a des « lignes aristocratiques, mais très sèches »[64]. Il admire Brummell, lady Hamilton. Lui préfère ressembler à des gens plus énergiques : on « m’a dit que je ressemblais au roi de Suède, que j’avais ses yeux d’aigle. A ce propos, j’ai cité une phrase de Mme de Staël, () sur les yeux noirs de Bernadotte (45). »[65]
Byron, qu’il n’a jamais rencontré, est pour lui le plus bel homme. Mais ce qu’il y a de particulier, c’est que Byron lui ressemble par une souffrance due à son physique : il boitait de naissance… Barbey en est attendri et trouve que c’est une touche de beauté mystérieuse de plus.
Ce thème de la beauté étoilée par un défaut, m’a mise sur la bonne piste pour éclaircir un petit mystère.
En effet, on sait que quand on demandait à Barbey « Si vous n’étiez pas Barbey d’Aurevilly, qui voudriez-vous être? » il répondait – « La Princesse d’Eboli »
On était incapable d’expliquer pourquoi…Androgynie, mystification, goût de l’intrigue ou mystère ? Cette phrase m’a intriguée moi aussi.
A la suite de longues recherches, dans des dictionnaires antérieurs à Barbey (car dans les nôtres ce détail n’y figure plus) je sus ceci : « elle épousa à l’âge de treize ans don Ruy Gomez de Silva, prince d’Eboli et ministre de Philippe II. La princesse d’Eboli était, dit-on, fort belle, quoiqu’elle fût borgne ou louche (tuerta) ; elle plut à Philippe II, et devint probablement sa maîtresse (…) » et j’eus même la surprise de tomber sur ce portrait de la princesse d’Eboli ! Voici la traduction de la première phrase de l’article : « Dame espagnole célèbre pour son talent et sa beauté, même après avoir perdu un oeil. »
Elle a eu pour amants en même temps le Roi, son premier ministre et… son mari, et a osé se faire peindre ainsi, sûre de son charme. Elle a su séduire malgré tout. C’est sans doute le détail qui l’a frappé, parce qu’il le concernait intimement.[66]. Cela le réconfortait et le confortait ensuite dans sa façon d’être et d’agir.
Voici donc résolue logiquement une des nombreuses énigmes que Barbey posait…
Oui, il fut vraiment un palais dans un labyrinthe…. et c’est pourquoi je choisis pour finir deux dessins de Coppée, un de ses meilleurs amis : c’est vrai, qu’avec Barbey, il faut passer sur beaucoup de choses pour le comprendre jusqu’au coeur…
Il était apparemment plein de contradictions : des opinions politiques ultra-royalistes si tranchées qu’elle se retournent en mépris de souverains trop libéraux ; des romans presque policiers, sang et noirs, « diaboliques » condamnés à être jetés au feu par la censure et les catholiques, alors qu’il a voulu les écrire pour convertir les autres…; son titre chèrement acquis de prince des dandys qu’il rejette finalement pour s’enorgueillir de celui de « Roi des Ribauds » ou de Pirate passionné ; ses amours pour les fleuristes rebondies ou une Vellini ensorcelante au plus simple pour Louise, au plus idéal pour son «Ange Blanc » ; ses positions ferraillantes de critique si redouté…équilibrant son estime envers ceux même qu’il aurait dû le plus rejeter mais qu’il admirait : Baudelaire, en particulier.
Romancier baroque et romantique au style plein de panache, poète timide, et critique célèbre, il mourut reconnu de tous, redouté et détesté de beaucoup, mais admiré d’un tout petit nombre de disciples, suprêmement élégant et pauvre comme Job, mais homme d’honneur.
Certes, Barbey décourage parfois celui qui s’est risqué dans les détours de son labyrinthe…car c’était un homme de contrastes, un homme d’imprévu, mais j’espère avoir pu vous montrer qu’il était d’un illogisme qui lui semblait à lui parfaitement logique. Et j’espère aussi avoir pu vous expliquer les causes primitives de la construction de cette individualité souvent touchante. Pour moi, Barbey est quelqu’un qui s’est courageusement battu pour réagir positivement à un difficile départ… : on appelle cela aujourd’hui la résilience, et il peut être pour nous un exemple, pas trop ennuyeux pour une fois !
Au revoir, Barbey !
[1] (Corr., IV, 28 janvier 1854) par Sophie de Rivières par exemple.
[2] LT 30-12-35.
[3] OC t.II p 757
[4] page 790 O.C.II.
[5] page 834 O.C.II.
[6] page 862 O.C.II.
[7] une fleuriste.
[8] page 897-8-9 O.C.II.
[9] page 979 O.C.II.
[10]page 982 O.C.II.
[11]Quitte le Nouvelliste.
[12] Lettre à Trebutien, 2 avril 1855.
[13] page 85 C.G.IV 5 août 1854.
[14] cité par J.P.Seguin, dans Iconographie en face du N° 89. Tiré des Souvenirs d’O. Uzanne, Le Livre, 10 juin 1889.
[15]Cf. ses premiers Memoranda.
[16]cité page 42 dans le livre de Charles Buet dans Barbey d’Aurevilly, impressions et souvenirs. Il s’agit d’un exemplaire des Memoranda pour Mme Ch.B… (épouse de Charles Buet ?).
[17]1855-57
[18]Chez Byron, même critique du kalos kagathos trahi : il se moque même du faux-platonisme qui, hypocritement, prétend tenir la beauté des corps pour rien à côté de l’Idée de la Beauté, et ironise sur Socrate lui-même :
« Or nous avons beau savoir depuis longtemps que les visages trompent et ont toujours trompé; eh bien! ces visages font plus d’impression que les meilleurs livres.
Aurora, qui préférait les livres aux visages, était très-jeune, quoique très-sage, et admirait plus Minerve que les Grâces, surtout dans une page imprimée. Mais la vertu elle-même, avec ses corsets les mieux lacés, n’a pas la cuirasse naturelle de la rigide vieillesse, et Socrate, ce modèle de toutes les perfections, avouait qu’il avait un penchant, (modéré il est vrai) pour la beauté.
Les jeunes filles de seize ans sont encore socratiques, mais innocemment comme Socrate. En effet, si le sublime philosophe de l’Attique avait à soixante et dix ans des velléités telles que celles dont Platon fait mention dans ses dialogues dramatiques, je ne vois pas pourquoi on les blâmerait dans des vierges, – modestes d’ailleurs..Observez bien mon éternelle restriction, car c’est là mon sine qua. (Don Juan Chant quinzième LXXXIV sq.)
C’est d’ailleurs dans la révolte contre Dieu, mauvais père, et rival, qu’on peut discerner en général l’origine du dandysme.
Lire à cet égard l’article d’Antonia Fonyi : Le dandy aurevillien, dans le mystère de l’histoire aurevillienne, in L’Ecole des Lettres, N°7, du 15 janvier 1891, qui corrobore elle aussi et la réalité contestataire du dandysme de Barbey, et son opposition aux valeurs (ou non-valeurs) de l’absence paternelle, le tout dans sa relation à l’Histoire de France, à travers le thème du sang.
A propos d’Eugénie, par exemple, il trace un portrait qui fait saillir toutes les difficultés et les contradictions théologiques et humaines : laide, dotée d’un corps maigre, et d’une belle âme, – beauté perçue seulement par les idéalistes dont elle faisait partie et qui « voient dans les âmes comme on voit dans les coeurs. »Lettre à Trebutien, 1° octobre 1851. Elle « souhaita la beauté »… Elle ressemble à un ascète, elle a un visage d’anachorète, elle est presque une sainte, et cependant, elle n’est pas exaucée: « bien entendu, elle resta laide ». Correspondance, 1°octobre 1851. En 1855, Barbey écrit, après sa mort, une notice sur cette Eugénie de Guérin dont il avait connu et la douleur de n’être pas jolie, et le mystère accepté de cette douleur : il explique la manière dont Eugénie, en tant que chrétienne, et avec des efforts sublimes, les avait compris, et essayant de se mettre au diapason, il esquisse une consolation, (qui fait presque sourire) : « Dieu lui avait refusé cette beauté des vases et des statues que le temps peut détruire ; mais il l’avait ornée de la beauté qui ne passe point, et de celle dont elle disait : « Quelle que soit la forme, l’image de Dieu est là-dessous. Nous avons tous une beauté divine, la seule qu’on doive aimer, la seule qu’on doive conserver pure et fraîche pour Dieu qui nous aime. » Simple et profonde manière de se voir et de s’accepter qu’elle eut toute sa vie et qui aurait sauvé Mme de Staël qu’on appelle une laide de génie, de ses tristesses sans grandeur! » Ce qui est étonnant c’est de voir Barbey, fraîchement converti, dire sans révolte apparente « Dieu » pour commencer cette apologie d’Eugénie…
On mesure ici les progrès religieux faits entre 1851 et 1855. Pourtant les arguments de Barbey sont bien légers encore, même s’ils sont efficaces dans son cas : en fait, c’est la foi dans un Dieu qu’on ne peut comprendre.
[21]1856
[22]1864
[23]1858
[24]P. Bourget, Introduction aux Memoranda, page XIX.
[25] Article du 20 juillet 1874 sur » Jules Janin ».
[26]Elle est le fruit d’une naissance, et en même temps elle est une sorte de naissance, ou d’accouchement : on s’accouche de soi-même peut-être quand on écrit, on se fait naître soi-même, surtout quand sa première naissance a été ratée, et qu’on la refait… on se reconstruit.
[27]cité par J.Petit, I p 1304
[28] cinquième volume des Oeuvres et des Hommes
[29]Thèse de Catherine Boschian : Barbey d’Aurevilly, page 182
[30]Ce mot « histoire » ne comporte pas de majuscule : et en effet, il ne s’agit pas une page d’un intérêt historique, mais d’une histoire qui intéresse Barbey personnellement. Pas une fois ici le mot « laid » qui serait sacrilège.
[31]cité par Aristide Marie, page 317, dans Le Connétable des Lettres
[32]Charles Buet, Impressions et souvenirs, Savine, 1891 p 187
[33]Charles Buet, Impressions et souvenirs,Savine, 1891 p 187
[34]Réveil, 2 Janvier 1858, dans un article intitulé « Notre critique et la leur »
[35]F.Clerget cite page 306 dans Littérateurs et artistes cet aveu, qui, derrière l’aspect aphorisme, est un aveu personnel.
[36] Correspondance du 2 avril 1855
[37] Correspondance III, 29 juillet 51 page 81
[38] C.G. 11 octobre 82, à Louise Read.
[39] 1° juillet 1885, à Madame de Bouglon.
[40]Pas de date plus précise. Correspondance 1885
[41] En 1888, un article assez long paru dans le Gil Blas a dû le faire sortir de ses gonds, car il s’arrête à l’extérieur de sa personne, sans aller plus loin… et surtout cet article prend son extérieur pour la métaphore de son oeuvre entière.
[42] Lettre à Trebutien, 2 avril 1855
[43] Correspondance, 23 août 1883
[44]Peut-être aurait-il aimé que Bourget développât plus la question des blessures de jeunesse, qu’il lui avait visiblement sans doute signalées :
[45] Correspondance après le 14 novembre 1882
[46] Correspondance, 30 décembre 1887.
[47] Correspondance 20 octobre 185O
[48]1833 : Germaine et la pitié O.C. II, p. 490. cf. Byron in Thèse dactylographiée Barbey d’Aurevilly et l’Angleterre, par John Greene, Grenoble, 1968, pages 11-12: Le monde est plein d’orphelins.
D’abord ceux qui le sont au sens propre du mot(…)
Puis ceux qui ne sont pas condamnés à perdre
Leurs tendres parents, dans leurs jours de bourgeonnement,
Mais seulement la tendresse de leurs parents,
Ce qui ne les laisse pas moins orphelins de coeur »
[49]Lettre à Trebutien, 24 mai 1856
[50] Goncourt, Journal, Fasquelle-Flammarion T. III, 1956 p. 467
[51]La bague d’Annibal, 1834 environ. O.C.I p.160.
[52]Correspondance, 18 juillet 1835
[53] Lettre à Madame de Bouglon, 4 septembre 1856.
[54]La bague O.C.I p 160.
[55]La bague O.C.I page 161.
[56] Ce qui ne meurt pas, O.C.II page 565.
[57] Cf. notre Conclusion.
[58]C’est le moment crucial. « Ils peuvent se sentir comblés ; mais le bébé peut n’être pas conforme à ce qu’() ils avaient espéré. « F.Dolto, L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 91.
[59] Cf. supra la description de la froideur de sa famille : « Ma famille ne fait rien pour moi, comme à l’habitude. » 1850 « ma famille est un désespoir ou une chimère » 1855 etc. (voir ma thèse Barbey et la laideur.)
[60] O.C.II, p. 466.
[61] Corr. Gén. Paris, Les Belles lettres, 1983, tome III p 100.
[62] Pour imaginer physiquement un Barbey de treize ans, sans doute nous faut-il plutôt partir de la gravure qui le représente à l’âge de 25 ans environ, Barbey l’orthographie « Finck », mais le Bénézit « Fink ».
[63] Les techniques actuelles de dessin par ordinateur permettent de vieillir un visage, ce qui est très utile lorsqu’on veut identifier un amnésique, rechercher un disparu, ou prévoir un vieillissement du visage à corriger. Plus rarement, cela permet aussi de rajeunir un visage, avec d’assez bonnes chances de réalisme et de vérité. On passe au scanner différents portraits; puis on sélectionne les traits communs. La figure âgée, aux traits nets, permet particulier de comprendre la structure d’un visage, les expressions habituelles. Un masque mortuaire est aussi un précieux renseignement. Cf. notre travail à ce sujet dans notre thèse de doctorat : JBdA et la laideur.
[64]Correspondance Tome 1 page 207
[65] Premier Memorandum 22 septembre 1838. Commentaire sur une miniature de A.D.Fink
[66]Comment interpréter qu’il ait appelé celle qui mourut d’amour pour Marigny Mme de Mendoze, je ne sais. Ignorance à l’époque ou autre chose?
Citer cet article :
Marguerite CHAMPEAUX-ROUSSELOT : « Un « palais dans un labyrinthe » selon ses propres termes : Jules Barbey d’Aurevilly. Biographie et Psychobiographie », 1998, publié sur www.barbey-daurevilly.com
Exposé audio-visuel fait dans le cadre d’une soirée de la Société des Lettres, Arts et Sciences de la Corrèze, le dimanche 28 avril 1998.