Chapitre II de La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly
II. Les mots “masques”, “énigme” et “sphinx”
II.1. Relevé des mots “masques”, “énigme” et “sphinx”
II.1.1. Relevé
II.1.2. Conclusion
II.2. Analyse de l’emploi des mots “masque”, “énigme” et “sphinx”
II.2.2. Analyse
ii.2.2. Conclusion
II.3. Histoires de masques : conclusion

II. Les mots masque, sphinx et énigme
Pour qu’on mette en scène le Masque, il faut au moins qu’il en soit question dans le sujet.
Ainsi prenons maintenant le livre que nous tend Barbey et laissons de côté les préliminaires et les rapports avec la réalité pour ne plus nous occuper que des histoires.
Les héros, leurs comparses, les relations qu’ils ont entre eux, existent-ils par le masque?
Si ces trois mots nous permettent de cerner l’action et de caractériser les personnages, nous pourrons dire que ce thème est réellement dominant, de façon consciente, dans l’écriture et les mots que choisit Barbey, qu’il lui convient d’employer.
En effet, ils sont passés à travers le crible des corrections. Le choix des histoires peut être le fruit de l’inconscient, mais celui des mots est aussi, en plus, le résultat du travail de l’écrivain conscient.
II. 1. Relevé des mots masques, énigme et sphinx
II.1.1. Relevé
Rien dans Le Cachet, Léa, Des Touches, Une Page d’Histoire.
La Bague: Joséphine fait «penser à un sphinx» ou était-ce simplement une «femme, ce jour-et-nuit de la grande mascarade de la vie?» Aloys, qu’elle essaie de gagner, est un homme de génie, conscient de sa valeur. Il porte donc un masque qui ne s’entrouvre qu’à de rares moments «car il avait un masque, un masque de fer cadenassé derrière sa tête, et dont il avait jeté la clef à la mer: car c’était le mépris qui l’avait forgé, et l’orgueil qui l’avait scellé là; un masque plus dur et plus froid que celui du frère adultérin de Louis XIV». Ces deux sentiments lui feront dédaigner Joséphine, malgré l’amour qu’il éprouve pour elle. C’est le manque de franchise qui est leur crime (I, 143, 144, 162).
Dans L’Amour impossible, ces mots peuvent servir à résumer l’histoire: ce sont donc des mot-clés. Madame de Gesvres, «sphinx charmant», ne «convenait pas de ce besoin d’affection; elle le masquait plutôt». Comme elle va, à la fois, pour rechercher la sensation d’aimer, et par vanité, prendre à Madame d’Anglure son amant, elle écrit une lettre à celle-ci; cette lettre annonce toute son attitude qui entraînera la mort de Caroline: «Tout le génie de la femme respirait dans ce pli épistolaire. C’était tout à la fois mensonge et perfidie, masque et stylet.» Dans ses relations avec Maulevrier, elle va «jouer au sphinx». De même, lui, après s’être trahi, «rattachait ce masque de fat, qui est souvent un masque de fer, quand entr’ouvert par elle», il risquait de se voir percé à jour. Ils luttent: «le mot de l’énigme était donc dans la tête ou dans le cœur de cette femme, mais pas ailleurs». Il s’agit bien ici de coquetteries, de comédies et ce sont ces jeux «de masque» qui empêcheront l’amour de naître: «elle apparut dans la vérité de son âme, masquée si souvent avec son esprit», et elle avoue qu’elle ne peut plus aimer (1, 45, 50, 60, 77, 81, 65, 114).
Une vieille maîtresse: Hermangarde «espèce de sphinx sans raillerie à force de beauté pure, de calme de pudique attitude et à qui la passion, en lui fendant sa muette poitrine, arracherait, un jour, le secret», aime Ryno, qui a eu une longue liaison avec Vellini. Au début cette dernière a voulu haïr Ryno; «la haine tranquille couvrait son visage, armé d’audace, d’un masque de lave éteinte». cependant l’amour l’emporte: «ils ont l’orgueil de la possession complète qui foule avec dédain tous les masques». La franchise entre eux est aussi de règle. Mais au moment du mariage de Ryno, Vellini est prête à l’imposture: «je n’ai rien, dit-elle cachée, pensait-elle par sa volonté sous son frêle masque de baptiste». Leurs relations se brisent, puis reprennent, et c’est alors pour tous deux, la nécessité de se cacher. Les soucis changent leurs visages: ils «lui avaient posé sur les traits un masque dévasté qui faisait frémir». Ryno sait qu’Hermangarde sait. «Ce sphinx de félicité muette qui jamais ne disait son dernier mot et se cachait dans l’abîme de lui-même, sous l’étreinte de la volupté, il savait qu’il serait un sphinx de douleur dévorée quand il se mettrait à souffrir.» La tension de cette situation est telle que Ryno éclate en se confiant à Vellini: «J’étouffe… Le front de ton Ryno n’a pas été fait pour tenir sous un masque. un de ces jours, Je le sais, le masque ou le front éclatera.» (1, 220, 293, 304, 244, 490, 423, 502). Hermangarde ne peut comprendre cet amour: «lisant et relisant cette énigme qui ne se résolvait pour elle qu’en la déchirant» (528). c’est la fin de l’histoire.
L’Ensorcelée: La Croix-Jugan, la «tête masquée de bandelettes et de sang séché» puis plus tard couvert d’un «masque de cicatrices», inspire à Jeanne-Madeleine un amour tel qu’elle en a les sangs tournés, et qu’elle aussi, par contagion pourrait-on dire, porte un masque, «un masque rouge de sang extravasé». Clothilde Mauduit avait dans sa jeunesse «le calme meurtrier des sphinx» qui exaspère les coupables passions avec les cruautés du sang froid (632). Sous l’œil fixe des bergers qui «ne bougeaient pas plus que des sphinx», les personnages vont à la mort.
La Croix-Jugan reste à jamais «la formidable énigme» dont nul n’a trouvé le mot (717), «un de ces personnages énigmatiques et redoutables» qu’on ne peut oublier (732). Fascination par un masque d’obsession: cette histoire mérite son titre (1, 593, 603, 658, 675).
Un Prêtre Marié: Sombreval, «inconnu tout d’abord de visage, grâce au masque que les années avaient moulé sur son angle facial» se révèle petit à petit. Devant sa fille qui est pieuse, il se tait. Mais un jour, Néel, qu’il voudrait voir épouser Calixte, perçoit «l’impiété qui rejetait le masque de silence sous lequel Sombreval la gardait toujours».
Lorsque Sombreval feint de retourner à l’Église, il déclare à Néel: «Mais il est des gens qui ont vécu dix ans, vingt ans, trente ans, sous un masque scellé par des bourreaux sur leur face écrasée […] et moi, moi qui n’ai pas dix ans à vivre, je ne pourrais pas endurer le poids d’un masque mis sur mon visage et sur ma vie par ma volonté, et cela pour sauver ma fille!»
Néel l’admire. Mais il se demande «si, malgré sa fière énergie, cet homme pourrait comprimer toute sa vie une nature semblable à la sienne et rester le masque de fer de son idée. Or, s’il ne pouvait pas, si un jour le front du sacrilège fendait le masque en se gonflant…» Hélas, Néel est sûr de ne pas être aimé. Lui qui avait «un nez plus pur que celui de tous les sphinx grecs», voilà que la douleur «attachait à ce front […] la masque sombre qu’on n’arrache pas quand on veut et dans lequel elle cadenasse les têtes les plus fières». Aussi, quand on révéla le sacrilège de Sombreval, «il sortit de cette sphère de mensonge qui l’étouffait. Il respira hors du masque dans lequel il était obligé de vivre, même auprès de Calixte… et qui sait… car l’homme se mêle toujours à tout…, qui sait s’il ne brisa pas d’autant mieux ce masque, que cela ne rapportait rien de le porter, et que, de la compression à laquelle il était condamné, Calixte ne devait jamais être le prix». Calixte meurt de cette révélation, Sombreval se suicide; Néel se laisse mourir (1, 886, 1015, 1109, 1112, 918, 1154, 1182).
Le Rideau cramoisi: Un seul mot pour nous décrire en résumé Alberte, mais ce mot est multiplié: «cette fille […] me paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les sphinx dont l’image se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire». Alberte mourra, au sein même du plaisir qu’elle prend dans le secret (II, 47). «Énigmatique Alberte» (43).
Le Plus Bel Amour de Don Juan: La structure de l’application du mot «masque» est particulière. En effet, c’est Don Juan ou l’assemblée féminine, dont une qui porte un «masque d’astérisque», qui l’applique à une fillette. celle-ci ressentant inconsciemment quelque chose, l’avouera à son confesseur, puis à sa mère. De plus, Don Juan et sa mère sont amants, et c’est le couple, qui, en fait, doit cacher sa relation devant la fille. Le sens du mot, en lui-même, est particulier: en effet, il est employé au masculin une seule fois, et, pour le reste au féminin. Or, au féminin, le mot vient étymologiquement, de masco, sorcière. Tout ceci converge donc pour nous faire penser que cette fillette est relativement «innocente» alors que ce sont les «yeux bleus d’enfer de Ravila», ou ceux de ses commensales, qui la voient masquée. Don Juan l’appelait «petite masque» et s’étonne que «la petite masque qui avait un si joli sourire pour tout le monde repliait son sourire pour moi, fronçait âprement les sourcils, et, à force de se crisper, devenait, d’une petite masque, un vrai masque ridé de cariatide humiliée, qui semblait, quand ma main passait sur son front, porter le poids d’un entablement sous ma main». Après l’aveu, les soupeuses demandent: «qu’est devenue la petite masque?» et elles rêvent: «sans cela…» Et en entendant ce soupir, nous repensons à l’exergue: «le meilleur régal du diable, c’est une innocence» (II, 63, 66, 73, 79, 59).
Le Bonheur dans le crime: Hauteclaire est «toute la journée le fleuret à la main, et la figure sous les mailles de son masque d’armes qu’elle n’ôtait pas beaucoup pour eux […] mais, le dimanche, à la messe, comme la rue, elle était presque aussi masquée que dans la salle de son père, la dentelle de son voile noir étant encore plus sombre et plus serrée que les mailles de son masque de fer. […] Cette jeune fille qui continuait le masque par le voile, n’était-elle pas encore plus impénétrable de caractère que de visage […]».
Serlon, lui, n’est pas dit porter un masque: il est le double de Hauteclaire. Pour le docteur, leurs relations sont une énigme qui lui «prenait la pensée comme la griffe de sphinx d’un problème» (1, 94, 110).
Le Dessous de cartes: la vie aventureuse de Marmor lui a attaché le «masque d’un homme de trente-cinq» ans. «A côté de lui, les sphinx accroupis dans la lave de leur basalte eussent semblé des statues de génies de la confiance et de l’expansion». La comtesse de Stasseville est comparée «à certains monstres au visage et au sein de femme», avec des «griffes fabuleuses, comme l’étonnante poésie des Anciens» pouvait en créer. C’est aux sphinx que pense Barbey, non plus à ceux de l’Égypte, mais à ceux de la Grèce. Lors d’une partie mémorable, le conteur repense un jour où Marmor, qui «avait un masque de verre» pour transvaser un poison, lui dit, «en ôtant son masque»: «c’est une ressource contre tout». La jouissance de pouvoir «respirer, la tête lacée dans un masque» et le poison expliquent, si l’on peut dire, la fin de la nouvelle (II, 140, 143, 154, 161, 155).
À un dîner d’athées: Le Major Ydow, quoique dissimulé, ne porte pas de masque, et n’est pas décrit comme un sphinx. Par contre la Pudica est ainsi nommée: elle restait «au milieu de tous les désordres de ses sens soulevés, impénétrable comme le sphinx. Seulement le sphinx était froid, et elle ne l’était pas…». «C’était un sphinx que la Pudica, un sphinx qui dévorait le plaisir silencieusement, et gardait son secret». C’est ce secret qui inspira à Ydow son châtiment. Le cachet sert à masquer le contenu de quelque chose, tout en affirmant éventuellement son propriétaire.
La Vengeance d’une femme: La Duchesse, pour se venger de son mari, s’est faite prostituée. Mais quand elle se raconte: «On eût juré d’un masque tombé, et que la vraie figure, la vraie personne reparaissait». C’est la dualité dans la personne: la femme se sacrifie à la vengeance (II, 248).
Une histoire sans nom: Nous retrouvons, dans ce roman, la même structure que dans Le Plus Bel Amour de Don Juan: Madame de Ferjol projette sur sa fille un masque psychologique qu’elle croit correspondre à son mensonge secret: mais elle se trompe sur ce que manifeste le masque qu’elle a cru discerner, apparence trompeuse. Elle a elle-même fauté et se rappelle «avec quel horrible bonheur, on se colle ce masque d’une menterie sur la figure brûlante qui va le dévorer, et qui ne laissera plus voir, quand il tombera en cendres, qu’une figure dévorée, que rien ne cachera plus jamais». Et voici qu’elle découvre que sa fille Lasthénie «a le masque». Sa religion la pousse à s’indigner, et aussi sa faute ancienne, et elle lève le crucifix «comme on lève un marteau, sur le visage de la fille, pour écraser ce masque dont elle parlait. Mais ce ne fut qu’un éclair. le lourd crucifix ne tomba pas sur le visage tranquille de la jeune fille endormie, mais chose non moins horrible! c’est contre son visage, à elle-même, que cette femme exaspérée le retourna et qu’elle l’abattit!… Elle s’en frappa violemment, avec la frénésie d’une pénitence qu’elle voulait s’infliger dans un fanatisme féroce». Mais l’instant d’après elle s’écrie: «Oh, dissimulée! […] Tu n’as pas crié, mais ton crime à présent crie sur ta face, et tout le monde va l’entendre crier comme moi! Tu ne savais pas qu’il y avait un masque qui ne trompait point, et qui dit tout; un masque accusateur, et tu l’as». Pour dissimuler la grossesse de sa fille, «c’était elle qui, au moment de sortir, lui entortillait la tête dans un voile épais – dût Lasthénie étouffer là-dessous! – pour cacher ce masque qu’elle avait vu et qu’elle n’eut pas mieux caché, quant il aurait été une lèpre…». L’innocente Lasthénie, énigme à elle-même et désespérée, même de Dieu, finira par se suicider: elle a étouffé sous le masque de culpabilité et de haine que lui imposait sa mère. C’était le moine Riculf, «cet effrayant Sphinx en froc, qui pendant quarante jours, avait vécu impénétrable à côté d’elle», qui était responsable, apprendra-t-on, de ce drame (II, 290, 294, 305, 307, 308, 304). «L’énigmatique capucin» «restait indéchiffrablement une énigme», dont Madame de Ferjol, pleine de haine, vient contempler le cadavre.
Ce qui ne meurt pas (anciennement Germaine): Yseult de Scumedor a subi des passions qui lui ont ravagé le cœur, et elle a essayé, non sans mal, d’arriver à l’impassibilité: «souvent une larme que mon cœur n’avait pas pu ravaler, sillonnait de sa trace brûlante le masque de bronze que je m’étais mis.» Allan l’aime; il ne le cache pas: «Est-ce qu’au début de la vie et à l’âge d’Allan, on pourrait voiler quelque chose à celle qui fait tout éprouver, Plus tard, même, est-il sur de se fier à un masque? Il serait d’airain, il serait de marbre, que ces regards de femme, qui semblent si doux et qui sont si pénétrants perceraient aisément l’airain et le marbre, pour voir dessous le sentiment qu’elles auraient inspiré, et qu’on leur cacherait le plus». Allan, lui, croit qu’Yseult a peur: «Quand on a souffert autrefois, la peur met un masque aux sentiments dont on pourrait souffrir encore». Yseult, voulant tarir cet amour d’Allan fait une petite comédie: «Un homme fort lui eût cassé son masque sur la figure et mis à nu comme un ver son âme devant lui». Mais cela ne suffit pas. Elle semble ainsi un «martyr moral»: «Elle ressemblait aux sphinx du lit par son profil grec, l’ouverture de l’angle facial, et son immobilité rigide dans la pâleur profonde de sa chair, comme eux dans le vert de leur bronze. Mais là s’arrêtait l’analogie, car, nul mystère railleur ne jouait sur sa lèvre. Nulle impénétrabilité ne fermait son front. Hélas! Il y apparaissait quelque chose de plus triste encore. Il y apparaissait le néant». (Notons qu’ici, nous avons une sorte de définition du sphinx.) Mais cela devient une torture, et elle n’arrive pas à rester insensible. Cela lui est presque insupportable: «Est-ce que Brutus lui-même ne portait pas quelque fois à sa bouche un pan de sa toge, pour y cacher le rire du mépris qui y revenait peut-être à travers la magnifique imposture qui aurait trahi sa volonté et le génie sous le masque de la stupidité?» Elle prend alors une résolution extrême, feindre d’aimer.
Mais Allan la perce: «la femme comprit qu’un sentiment vrai terrassait l’hypocrisie d’un masque de voix, de regards, de caresses, plus impénétrable qu’un masque de fer». Aux insultes d’Allan, elle répond: «Vous avez bien vu qu’il y avait un masque, mais vous n’avez pas vu ce qui était dessous…». C’est cette pitié, qui ne veut pas mourir. Mais cette pitié, non chrétienne, est porteuse de malheurs, de même que tout masque de bonté. Allan restera jusqu’à la fin d’Yseult, un enfant (II, 484, 389, 461, 399, 497, 506, 516, 518).
II.1.2. Conclusion
Nous voyons donc la place importante de ces mots dans l’œuvre de Barbey.
Ce sont aussi des mots-clés de l’espace intérieur de Barbey car ils nous révèlent un peu de son échelle des valeurs.
L’analyse de l’emploi de ces mots va-t-elle nous permettre de définir des catégories morales, qui seraient celles de Barbey?
II.2. Analyse de l’emploi des mots “masque”, “énigme” et “sphinx”
Dans ce tableau, nous citons les héros qui sont qualifiés de ces noms.
Noms | Masque | Énigme | Joue au Sphinx | Est un Sphinx | Total |
Gesvres | 3 | 1 | 2 | 6 | |
Maulévrier | 2 | 2 | |||
Joséphine | 1 | 1 | |||
Aloys | 3 | 3 | |||
Vellini | 3 | 1 | 4 | ||
Ryno | 4 | 1 | 5 | ||
L. Croix-Jugan | 2 | 2 | 4 | ||
Bergers | 1 | 1 | |||
Madelaine | 1 | 1 | |||
Sombreval | 6 | 6 | |||
Néel | 3 | 1 | 4 | ||
Lasthénie | 6 | 6 | |||
Riculf | 2 | 1 | 3 | ||
Allan | 2 | 2 | |||
(Yseult) | 4 | 1 | 5 | ||
Marmor | 3 | 1 | 4 | ||
Stasseville | 1 | 1 | 2 | ||
Pudica | 4 | 4 | |||
Hauteclaire | 4 | 1 | 5 | ||
(Fillette) | 1 | 1 | |||
Alberte | 2 | 1 | 2 | 5 | |
Duchesse | 1 | 1 |
II.2.2. Analyse
Ce tableau n’est pas scientifique, bien sûr, mais va nous permettre des hypothèses de travail. Notre étude sur le cadre et les synonymes nous permettra de le modifier. En attendant, il nous inspire quelques réflexions:
- sont sphinx: Riculf, Marmor, Stasseville, Hauteclaire (1), Alberte (2), Pudica (3)
- sont énigmes: Vellini, Ryno, Alberte (1), Riculf, La Croix-Jugan (2)
- jouent au sphinx: Joséphine, Bergers, Néel, Yseult (1), Gesvres (2)
- sont masques: Madelaine, Stasseville, Fillette, Duchesse (1), Maulévrier, La Croix-Jugan, Allan, Alberte (2), Madame de Gesvres, Aloys, Vellini, Néel, Marmor (3), Ryno, Yseult, Hauteclaire (4), Sombreval, Ferjol (6).
Notons aussi que 22 héros seulement figurent sur ce tableau alors que bien d’autres eussent pu mériter ce qualificatif, sous la plume de Barbey.
Ainsi nous trouvons dans ce tableau certains adultères (Vellini, Ryno, La Pudica, Hauteclaire), mais Barbey préfère utiliser des synonymes pour Hortense, Madame d’Anglure, madame de Mendoze, Serlon, adultères eux aussi.
Ainsi, Marmor, Madame de Stasseville, Alberte, mais pas Dorsay, ni Baudouin d’Artinel, ni la Clotte, ni Camille, ni Brassard, ni Herminie qui mènent pourtant eux aussi une vie où le plaisir caché a sa place.
Mesnilgrand, le Hardouey, Ydow, qui sont des meurtriers ou approchants, ne sont pas flétris de ces noms qui sont infligés à Marmor, Hauteclaire, Madame de Stasseville.
De même pour Réginald, Dorsay, Monsieur Jacques ou des Touches qui pourtant sont causes de morts physiques ou psychiques.
Les deux amants incestueux sont traités bien différemment d’Alberte ou de Madelaine.
Léa qui est une énigme jusqu’au bout n’est pas un sphinx. Alberte si; Lasthénie, non.
Calixte, carmélite en cachette, s’oppose à son père, athée en cachette.
Madame de Ferjol est «masque», alors que le cruel Dorsay qui punit une faute imaginaire, ne l’est pas.
La Duchesse, amoureuse en Espagne, est même qualifiée de «transparente».
Pourquoi ces différences, qui sont criantes quand on réalise les prouesses de Barbey; qui, grâce à des comparaisons, des métaphores, réussit à éviter l’emploi de certains mots si commodes dans certains cas pour certains héros.
Nous croyons qu’elles traduisent son échelle de valeurs. Les points (ou les mots) nous font pressentir le jugement que Barbey porte sur les personnages.
Si on relit le classement, nous nous apercevons alors que le crime est essentiellement de trois types qui, bien sûr, peuvent se mêler:
- le plaisir sphinxial ou bestial (non-communication: Pudica, Alberte, Riculf, etc.).
- le plaisir de l’hypocrisie (Hauteclaire, Marmor, Stasseville).
- la non-compréhension de Dieu, ou le refus de Dieu (Ferjol, Riculf, Sombreval).
Ensuite, moins graves, des actions commises sous l’influence de la société (coquetteries de Joséphine, de Madame de Gesvres; orgueil de Maulevrier, d’Aloys; amour-passion de Madelaine, Néel, Ryno, Vellini, Allan, Duchesse, petite masque; amour d’une certaine société: La Croix-Jugan), tous ces intérêts font oublier Dieu, et sont donc, dans une certaine mesure soufflés par le Diable (Yseult est athée et choisit des moyens humains).
Les personnages, qui, quoique dissimulant une partie de leur vie, ne sont pas qualifiés de «masques» ou «sphinx», ont tous quelque chose qui les rachète à nos yeux. Du moins si nous avons la façon de voir qui était habituelle à l’époque de Barbey.
Il existe seulement quatre nouvelles où ni le mot masque, ni le mot sphinx ne sont prononcés.
Voici quelques suppositions que nous nous permettons de faire.
– Pour le Chevalier des Touches, cela semble normal: les héros combattant pour Dieu, et nous savons dès le début qu’Aimée est une sainte. Ce roman est écrit sous l’influence de l’Ange Blanc.
– Dans Léa, qui n’est pas «sphinx», puisqu’elle est innocente, pourquoi Réginald n’est-il pas une seule fois dit «masquer» son amour?
C’est que Barbey lui donne toutes les circonstances atténuantes. Le soir, lui-même, est une nuit d’amour.
Toutefois, peut-être pouvons nous trouver une trace de condamnation puisque la victime meurt, et que, «après ce double enivrement du crime et du mystère», Réginald se retrouve avec les lèvres sanglantes qui le dénoncent, et qui ressemblent, à notre avis, au masque d’un violeur homicide.
Léa est différente d’Alberte, qui meurt aussi, car Léa est innocente. Aussi la faute de Réginald, qui est quasiment masqué à la fin, est-elle beaucoup plus grande que celle de Brassard. C’est pourquoi Réginald est puni, tandis que Brassard échappe à la punition. La mise en scène ici traduit des sentiments de Barbey.
– Dans le Cachet d’onyx, Dorsay n’est jamais qualifié de masque ni de sphinx. Pourquoi? Barbey, qui a écrit ce texte à un moment où il jouait au dandysme, insiste à plusieurs reprises, en disant que c’est un enfant de la société. C’est simplement un crime de fait divers dans les journaux. Sa réflexion, «je t’ai mise une empreinte au front; eh! bien, pour que tu ne sois plus jamais à d’autres, tu seras encore marquée ailleurs» est une réflexion de vaniteux,… et de vaniteux injuste, car il imprime sur cette femme son infidélité à lui (Structure de Lasthénie) (I, 19).
– Dans A un dîner d’athées, le cas est très différent. Ydow, un dandy lui aussi, agit en raison d’une infidélité avouée. Or la Pudica est un sphinx, dans le plaisir, comme dans une scène avec lui. Comment la punir? Alors qu’elle était «ouverte au plaisir seul», alors qu’elle cachetait ses lettres de rendez-vous, il s’agissait de la cacheter, elle, afin qu’elle soit ouverte à tout, sauf au plaisir: «sois punie par où tu as pêché, fille infâme». Et effectivement, ce corps mutilé devient aussitôt «immobilement pâle sous les yeux d’un homme pour la première fois» (II, 217, 226, 227).
20-30
Les deux crimes, semblables d’apparence, sont très différents.
Le premier, un fait divers social entre une héroïne innocente et un criminel froid.
Le second nous montre un fait sacrilège (le plaisir sphinxial), une héroïne coupable, et un homme qui agit comme un (Dieu) vengeur.
Dans le premier Dorsay n’est ni un masque ni un sphinx.
Dans le second, la Pudica est appelée quatre fois sphinx.
– Quatrième exception à expliquer: l’absence de ces deux mots dans Une Page d’Histoire. Nous y sentons Barbey en sympathie constante avec ses deux héros. Pour lui, apparemment, ce crime n’a aucune importance. Dans son inconscient, il a sans doute souhaité, avec des personnes proches, pouvoir trouver cet amour qui lui a tant manqué chez sa mère. Nous trouvons souvent ce genre de réflexion dans son œuvre, même sous un déguisement léger. Léa en est un exemple, et c’est aussi pourquoi Réginald n’est pas condamné sans retour. Ce qui ne meurt pas aussi. Tout le texte est rempli de la nécessité du secret, et du masque, mais il n’emploie pas ces mots. Il affirme pourtant que c’est un crime, mais en utilisant le vocabulaire classique. Visiblement, il ne fait que reproduire une opinion; il ne la partage pas.
Parallèlement à ces quatre exceptions, il y a deux exemples où nous voyons ces mots employés pour de non-criminels. Et c’est une preuve a contrario qui vient à l’appui de notre théorie. En effet, il emploie alors ces deux mots d’une façon significative.
Hermangarde est une «espèce de sphinx sans raillerie à force de beauté pure, de calme, de pudique attitude, et à qui la passion, en lui fendant sa muette poitrine, arracherait un jour le secret. On savait déjà […]». «Le sphinx de la félicité muette qui ne disait jamais son dernier mot et se cachait dans l’abîme de lui-même sous l’étreinte de la volupté, il savait que ce serait un sphinx de douleur dévorée quand il se mettrait à souffrir.» Le rapport entre Hermangarde et le sphinx ne porte donc que sur un point précis, le mystère, qui dans le cas d’une céleste, est la pudeur, tournée vers le Bien. De nombreuses connotations morales de la vertu ornent le portrait d’Hermangarde, comme pour conjurer la valeur habituelle de ce mot. Barbey commence le portrait en disant: «sphinx sans raillerie». La raillerie est elle un apanage du sphinx, un trait dominant, ou est-ce l’auteur qui ne trouve pas d’autre mot et prévient son lecteur qu’il emploie ce mot en dehors de son sens?
Nous trouvons le même schéma de fonctionnement du mot, lorsqu’il est employé à propos d’Yseult: «Elle ressemblait au sphinx du lit par son profil grec, l’ouverture de l’angle facial, et son immobilité rigide dans la pâleur de sa chair, comme eux dans le vert de leur bronze. Mais là s’arrêtait l’analogie, car nul mystère railleur ne jouait sur sa lèvre. Nulle impénétrabilité ne fermait son front. Hélas! il y apparaissait quelque chose de plus triste encore: il y apparaissait le néant». Nous avons déjà dit qu’Yseult est inclassable: son martyre n’est pas chrétien, elle subit un martyre «moral» qui échappe à la classification du Bien et du Mal: elle est l’Athée. Barbey s’empresse de préciser que la ressemblance est purement physique. (Il ne condamne pas, implicitement, Yseult.)
Remarquons que, dans ces deux exemples, nous avons un portait inversé du sphinx: «beauté pure, calme, pudique attitude, secret arraché, on savait déjà, sphinx sans raillerie, félicité muette, douleur dévorée; nul mystère railleur, nulle impénétrabilité» sont les caractéristiques d’Hermangarde et d’Yseult, qui les différencient des Sphinx.
Les sphinx sont donc beauté impure, violence et passion, action impudique, secret gardé à jamais, sphinx railleur, félicité clamée et réclamée (de l’ordre sexuel), douleur extériorisée et agissante; mystère railleur et impénétrabilité.
Tout ceci caractérise l’action du sphinx qui ne cesse pas pour autant d’être énigme et masque, mais qui, comme nous le reverrons, a un côté assez viril. C’est du reste un mot masculin. (Le féminin serait «sphinge».)
Barbey a d’autres moyens pour nuancer l’emploi de ces mots: il peut les prononcer soit sous forme de métaphore (untel est sphinx), soit de comparaison (untel est comme un sphinx), soit de comparaison relative (untel a un nez comme celui d’un sphinx). La relation peut ainsi se dissoudre de plus en plus jusqu’à prendre l’inconsistance du vague, et se résumer à une impression venue de l’extérieur: Allan tient un sphinx du lit dans sa main. La présence du sphinx se fait alors diffuse mais n’existe pas moins autour du héros.
Le fait même que Barbey restreigne l’acception du mot, montre qu’il craint de la part du lecteur un jugement erroné. Il met sous ces mots une charge symbolique et même affective qui lui semble fondamentale pour les autres, comme elle l’est sans doute pour lui. D’où la nécessité, impérative pour lui de préciser.
Reconnaissons également que la signification accordée à ces trois mots (masque, énigme, et sphinx) n’a pas varié. C’est une constante dans son œuvre. Donc il n’a pas évolué si profondément qu’on pourrait le dire: ou, au début, il a feint l’athéisme, ou à la fin, il a joué la conversion, pour l’Ange blanc… De toute façon, un certain manichéisme moral restait en lui (catégorie du Mal, et du reste).
Ces trois mots sont réservés à ceux qui sont la personnification du Mal; il n’a pas besoin du diable pour écrire les Diaboliques. La connotation est si forte qu’elle est implicite le plus souvent.
L’emploi révélateur de ces trois mots n’est pas qu’une manie littéraire. Il prouve en fait une continuité de pensée, et à la limite, permet peut-être de mieux cerner sa vie en profondeur.
II.2.2. Conclusion
Pour conclure notre analyse de l’emploi fait par Barbey de ces trois mots-clés, rappelons que l’ensemble de l’œuvre est placé sous le signe du masque; les synonymes sont innombrables, mais les mots masque, énigme, et sphinx ont, pour Barbey, une connotation maligne: c’est un symptôme quand il les emploie dans sa mise en scène.
De plus, nous percevons mieux son échelle de valeurs: l’inceste ne semble pas un crime, même après sa conversion. Par contre, même avant, il semble qu’il avait une notion aiguë du Bien et du Mal, puisque ce «révélateur» fonctionne correctement à travers toute son œuvre. Cette dualité fait sans doute partie intégrante de sa personnalité, puisque, au même moment où il se dit athée, elle joue son rôle dans sa façon, inconsciente quelque fois de juger ses héros. Cependant, quand il s’affirmera catholique, le thème de la confession, antithèse de sphinx-énigme-masque, deviendra très important, rejoignant celui de l’observateur ou du confesseur laïc.
Chez Rousseau, l’emploi du mot est bien différent. La rupture de l’être et du paraître, qu’il met sur le compte de la société, lui impose de porter un masque. Par conséquent, «il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre» (Émile liv. O.C. IV. 525).
Chez Barbey, ces mots ont un usage caractéristique, d’abord par leur prédominance, ensuite par leur connotation.
II.3. Histoires de masques : conclusions
Ce sont donc presque toujours des histoires où le centre intérêt romanesque est le masque.
Les personnages sont répartis en deux groupes:
- beaucoup sont énigmatiques ou hypocrites: ce sont ceux qui forment la trame de l’histoire (parmi ceux-ci, les «masque, énigme et sphinx» sont à connotation maligne).
- d’autres forment repoussoir: ce sont les âmes transparentes (Hermangarde «sphinx sans raillerie, de pureté», ou «sphinx de douleur». Le «sans raillerie» est caractéristique de Barbey: pour lui, sphinx est tellement chargé d’un sens diabolique, qu’il faut immédiatement, et même maladroitement, préciser la différence exceptionnelle).
Nous allons donc maintenant faire une étude thématique de tous les synonymes de masque, énigme et sphinx, que notre metteur en scène a inventés pour ne pas trop se répéter.
Ces synonymes peuvent s’appliquer aux personnages diaboliques bien sûr, mais aussi aux «célestes» puisqu’ils sont synonymes de ces mots, tabous pour eux.
N.B. Pour cette étude des remplacements, nous pourrons aussi nous servir de l’avant-nouvelle, puisque nous avons déjà défini à travers les héros, l’échelle des valeurs aurevilliennes.