Introduction et chapitre premier de La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly
I. L’affiche du roman de Barbey
I.1. Dans les préliminaires du texte
I.2. Dans le courant du texte
I.3. Derrière l’affiche du roman
I.4. L’affiche du roman : conclusion

Introduction
Il y a des romanciers qui créent volontairement des univers.
Le monde de la Comédie humaine semble avoir existé. Telle en est la perfection que Balzac lui-même, malade, appelle Bianchon. Il atteste ainsi que sa créature lui semble vivante, et qu’il s’est presque borné à décrire.
De même, dans les Rougon-Macquart, Zola crée en reproduisant la logique scientifique. Ainsi le roman, en épousant le réel, participe-t-il de sa nature.
Barbey d’Aurevilly n’a pas prétendu utiliser le souffle de la connaissance logique, ni atteindre à la grandeur du massif Balzac. Mais le monde aurevillien existe. Changeant et partagé qu’était Barbey, il n’en a pas moins fait naître, dans ses romans, une ambiance qui lui est propre, née d’un univers qui a été le sien, et qui devient perceptible au lecteur.
Changeant et partagé entre la science, la religion et les aspects bizarres de la vie, entre Paris et la province, entre maintenant et autrefois, il a créé un univers où l’on sent tension, un bouleversement, des oppositions, des contrastes qui cherchent à se réduire.
C’est la lutte, secrète ou avouée, au sein des personnages ou entre eux, à la surface du décor ou couvant sous la nature inerte. C’est une structure, complexe ou simple, suivant le récit ou le dirigeant, venant en aide au lecteur ou lui masquant le texte-réponse. Dans ses romans, un des thèmes majeurs semble avoir été celui du masque: ce leitmotiv s’explique parce que Barbey créateur, écrivain, est le même que le Barbey vivant et se cachant, partagé et changeant. L’univers qu’il décrit, ou qu’il invente, l’univers qu’il vit, ont une même source: (ce qu’il vit dans) son psychisme.
Mais ici, nous laisserons de côté l’univers où vit Barbey, pour ne nous attacher qu’à l’univers contenu dans son œuvre de roman.
Le musicien écrit pour flûte et violon, il choisit une forme musicale appropriée, met en valeur ses instruments, et les imagine dans un cadre adapté, qui ajoutera à la sonorité et à la beauté.
Barbey, de même, est un créateur de «romans pour masque et sphinx». il va choisir un sujet qui mettra en valeur ses personnages masqués le plus souvent: il les décrira le mieux possible, les mettant en relief et les précisant, il les placera dans un décor qui les fera ressortir, en s’accordant avec le thème.
Le but de notre étude est d’analyser LA MISE EN ŒUVRE DU MASQUE dans ses romans.
C’est-à-dire:
- en commençant par l’extérieur aux romans eux-mêmes, analyser la présentation littéraire de son œuvre, la «publicité» qu’il orchestre de sa plume, le «genre» qu’il affiche.
- puis analyser l’importance des mots «sphinx et énigme», comme ressorts et moteurs de l’action.
- en nous attachant aux personnages, analyser la consistance des masques, leur texture, leur composition qui est donnée par la fabrication, la juxtaposition, la superposition des métaphores. Elles sont la traduction «imaginale» des héros, leur carte d’identité ou (d’illusion); après l’analyse du décor psychologique, celle du décor matériel, traduction concrète et analogique des personnages et des situations.
- l’aspect dramatique de la mise en scène, le rôle du masque dans l’action et le récit. La lutte entre le masque et les autres implique des armes et des points de faiblesse.
- enfin nous tenterons une étude structurale:
- D’abord, un exemple nous fournira l’étude de la relation entre la thèse, le récit et le vécu, à travers la tresse de la nouvelle, et l’étude du genre littéraire choisi par Barbey, l’énigme, puisqu’il masque un vécu à lui connu.
- Ensuite, nous nous en tiendrons au procédé d’écriture et de la répartition des éléments dans la suite qui aident à la mise en scène du masque.
Le metteur en scène, comme le romancier, voit son sujet, son «genre». Il choisit ses acteurs, leur indique leur rôle et leur physique, puis s’occupe du décor et des accessoires, et enfin dirige l’action. Souvent, il imprime sa personnalité sur l’ensemble. Barbey est le metteur en scène de Barbey. C’est pourquoi il est perceptible à travers ses romans, d’une façon indirecte (et sujette de ce fait à caution).
Il nous faut d’abord rapidement définir le masque avant d’étudier comment il sera mis en scène.
La richesse et la complexité de cet objet-sens en font un thème remarquable par les possibilités qu’il offre.
Masque: faux visage sous lequel est dissimulé le vrai. Par extension celui qui porte un masque; pour se protéger contre un danger, pour transgresser en toute impunité, ou, involontairement, comme signe de maladies ou de certains états.
Le sphinx est le masque-question par excellence, impénétrable et fascinant.
L’énigme est la question que pose le masque. Elle n’existe que sous forme de question. Par contre le masque, même reconnu, peut subsister. D’où un jeu entre le masque et le regard qui veut le reconnaître.
I. L’affiche du roman de Barbey
De quelle façon nous sont présentés par Barbey lui-même les romans qu’il écrit?
Notre question se justifie dans la mesure où il est son propre imprésario, son propre publiciste.
I.1. Dans les préliminaires du texte
En effet les préliminaires du texte (épigraphe, dédicaces, notes, exergues, avertissements, défenses, introductions, préfaces) nombreux et variés, nous «présentent» (dans le sens d’une présentation à la cour) cet enfant de l’écrivain. C’est le réalisme qui est essentiellement le sujet de ces avant-textes.
Les présentations sont de plusieurs types:
- certaines œuvres ne sont précédées par rien. C’est le cas de Léa, du Cachet d’Onyx; Ce qui ne meurt pas est seulement déclaré possible.
- d’autres œuvres (Une Page d’Histoire, Une Histoire sans Nom, Un Prêtre Marié, Le Chevalier des Touches, L’Ensorcelée) sont signalées comme touchant à l’histoire ou à une théorie mise en pratique dans un conte le plus réel possible.
- La Bague d’Hannibal, L’Amour Impossible s’ouvrent par des préliminaires affirmant que le quotient de réalité augmente et faisant déjà appel au piquant du scandale. Il reprendra cette technique dans Les Diaboliques, en la poussant à l’extrême. le scandale attire le public comme le lecteur.
I.2. Dans le courant du texte
Le réalisme sera-t-il toujours centre d’intérêt?
Dans Léa, Le Cachet et Germaine, le lecteur n’est pas invité à retrouver la vie sous le roman. Il n’y a pas de masque, puisqu’il n’y a pas de vécu à cacher, ni à transformer en le transcrivant. Le roman se déroulera donc sans autre référence à un réalisme auquel il n’est pas donné d’être le centre d’intérêt.
Il en va différemment dans les autres œuvres: le réalisme est mis en gros caractères dans l’affiche et c’est sur lui que Barbey posera l’accent tout au long du roman. Dans le courant du texte, Barbey présente ses romans comme réalistes.
– Dans tous les textes, réalisme du possible, de l’histoire, de la géographie, du social, etc.
– Dans certains il prétend avoir entendu son histoire de la bouche même d’un de ses héros à qui il donne, auprès du lecteur, de cette façon, un peu de sa propre réalité. L’Ensorcelée, Le Chevalier des Touches, Un Prêtre marié, les 4 Diaboliques, Une Histoire sans Nom, ont ainsi l’auteur pour garant. (La Vengeance d’une femme à un degré moins net.)
– Mais ce n’est plus seulement l’auteur qui va se porter garant, c’est l’homme lui-même qui affirmera avoir entendu ou observé: La Bague, Des Touches, Un Prêtre marié, 3 Diaboliques, Une Page d’Histoire sont porteurs d’un témoignage qu’il affirme véridique. il affirme qu’il a touché du doigt ce qu’il a transcrit.
Nous pourrions déjà être curieux de voir ce qu’il a vu, mais il va plus loin en effet,
– Il cherche à piquer le lecteur par une pointe de scandale en l’invitant à reconnaître ce qu’il a, dit-il, masqué par décence. C’est ce qui est affirmé dans La Bague, dans Le Rideau Cramoisi, Le Plus Bel Amour, et Le Bonheur dans le Crime. Le réalisme est au comble, affirme-t-il, dans Le Dessous de Cartes. Dans ces cinq textes, la mise en scène, subtile et accrocheuse, convie le lecteur à lever l’anonymat. L’affiche joue sur le scandale, le texte aussi: le ton de la vérité devient plus soutenu, plus cru, dans une couleur proche de la médisance, mais qu’il affirme ne pas être de la calomnie.
Les lettres à Trebutien nous permettent d’affirmer que c’est en partie par goût de la mystification ou du scandale, en partie par souci de publicité (et pour d’autres raisons), que Barbey utilise l’appât du masque à lever. Et les amateurs ne manquent pas.
I.2.1. Conclusion
On peut dire que la jaquette, composée par Barbey, est à peu près parallèle au contenu de l’œuvre (sous le rapport du réalisme) avec un sens de plus en plus grand de la mise en scène, au fur et à mesure des années.
La réalité est utilisée de trois façons:
- Elle est un simple point de départ pour une histoire qui est possible, ou inspirée de la vie.
- Elle reçoit sa caution d’un Barbey écrivain ou quotidien.
- Elle est présentée comme étant à démasquer par l’auteur lui-même.
Ce que le lecteur peut voir en exergue de bien des œuvres, et avec une intensité croissante, c’est «Really»; ce qu’il peut lire dans le courant du texte, c’est une invite à lever le masque du roman, pour y retrouver le passé brut.
Le poids de la réalité personnelle que Barbey jette dans la balance pour obtenir le succès de ses livres, est de plus en plus grand.
Mais avec lui, croît la part du jeu pour le lecteur: certains auteurs misent sur la détente, d’autres sur le rêve, d’autres sur la réflexion. Barbey lui, pour sa publicité, préfère proposer au lecteur un jeu possible: celui de soulever un masque, ou de savoir qu’il y a un masque.
Il est très important de constater cela.
En effet, notre étude porte sur la mise en scène du masque dans les romans de Barbey.
Mais nous avons encore négligé de faire ce qu’on nous poussait à accomplir: le jeu de la reconnaissance: il nous faut encore savoir si c’est vraiment «Really»…
I.3. Derrière l’affiche du roman
Accomplissons ce que Barbey nous invitait à faire: soulever les masques (astérisques, faux noms, lettres de l’alphabet). Nous pouvons facilement découvrir des éléments géographiques (trajets de diligences, villes, salons), des personnes qui n’ont qu’un rôle accessoire (Mlle de Révistal, la Princesse Jable, Mesnilgrand) ou plus important (Brassard, le Comte Jules Amédée Hector, Mme de Stasseville).
Mais ce trajet ne peut plus s’accomplir pour l’anecdote: les aveux de Barbey, à propos du Dessous, en font foi: inspirées ou choisies par les obsessions de Barbey, elles cristallisent autour d’un fait qui fut réel: la jeune fille au lion, des réalités médicales, une impression, des on-dit qui lui ont frappé l’oreille et qu’il continue à dire vrais de bout en bout, une fois transformés.
I.3.1. Conclusion
En général, les préoccupations de réalisme affichées dans les préliminaires se retrouvent dans le texte; elles sont presque inexistantes au début de l’œuvre, mais elles sont de plus en plus appuyées par la suite, car l’insertion du texte dans la vie se fait de plus en plus directe.
Par contre, si le lecteur essaie de soulever le masque des noms comme Barbey l’invite à le faire, il trouve des erreurs, volontaires ou involontaires, des contradictions dans ses affirmations (a-t-il ou non été Aloys?), des imaginations, même quand Barbey le nie hautement d’avance dans les préliminaires ou dans le cours du texte.
I.4. L’affiche du roman : conclusions
Cette part d’invention ou d’imagination, ce qu’il refuse, est pour nous création. Il aurait voulu être le Walter Scott de la Normandie. C’est un modèle qu’il essaie de suivre, mais il était trop à l’étroit dans cet habit (cf. la genèse du Des Touches). Il était trop passionné et imaginatif. Au lieu de porter le masque de Scott, il préfère revêtir d’un masque de réel des faits subjectifs, ou transformés par son imagination.
Que Barbey ne soit pas un hyperréaliste, vériste, personne ne lui reprochera ce qui tient à son caractère. Mais les questions viennent quand il dit quelque chose dans l’affiche et dans la nouvelle, et qu’ensuite il se révèle ayant déformé le réel.
Il n’en faut pas plus pour que nous disions qu’il fait porter un masque à son récit en quelque sorte. C’est ce masque lui-même qui est la concrétisation, la cristallisation de la vision de Barbey (de même que nous savons que Le Greco avait une vision déformée des choses).
Nous percevons clairement, en la manipulant, en la définissant, comment Barbey crée:
«Qu’importe la vérité pointillée, méticuleuse des faits, pourvu que les horizons se reconnaissent, que les caractères et les mœurs restent avec leur physionomie et que l’imagination dise à la mémoire muette: C’est bien cela.»
«Le roman, c’est à dire l’histoire possible quand elle n’est pas réelle, c’est à dire dans d’autres termes de l’histoire humaine.»
Les hommes, ces «damnés de l’ignorance», ont une seule part de vérité, celle qui est contenue dans le mystère.
Et pourtant, malgré ces théories qui nous expliquent pourquoi Barbey a chargé le masque du réel d’un masque où l’on reconnaît sa main, il a chargé ses livres, à la devanture du libraire ou au début du feuilleton, ou dans le cours du récit, d’une devise que nous savons mensongère. Ce «Really» est un masque.
Pourquoi ce jour faux sur ses livres?
Ce n’est pas un désir de tromper un client sur la marchandise. mais c’est quelque chose de plus profond.
Il semble que Barbey, par peur du commun ou quelque autre raison, mais ce n’est pas ici notre propos, ait toujours, même après sa période la plus dandy, conservé la jouissance de mystifier les gens.
De plus, le dandy comprend bien où sont les intérêts financiers de l’écrivain qui le nourrit, et les deux s’attristent lors des reculs que Barbey doit effectuer, et lors du procès des Diaboliques: «ce sont ces chiens de libraires qui en profitent».
Voici donc trois masques:
- Masque de vérité qu’il met sur des réalités subjectives
- Masque dont il revêt le réel dans ses écrits (faux noms)
- Masque que le dandy écrivain met sur ses écrits
Il les a choisis, et ils nous en disent long sur lui.
Il est non seulement le metteur en scène de ses livres, sur lesquels il fait tomber un certain éclairage, mais encore le metteur en scène de ses personnages.
Voyons donc maintenant, en dehors de toute référence à une réalité objective (vie de Barbey, histoire, etc.) si les créations de Barbey sont nées et disposées sous le signe du masque, c’est à dire et en deux mots, LA MISE EN SCÈNE DU MASQUE DANS LES ROMANS DE BARBEY D’AUREVILLY.
En effet, nous n’avons vu jusqu’ici, en somme, que le masque que Barbey a mis sur ses écrits.