Chapitre III de La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly
III.1. Description statique des héros par les métaphores directes: matières, objets, animaux
III.1.1. Matières: pierres et métaux, armes, vêtements, boîtes, vases, murs, feu, eau, abîme, fleur, bois, glace, air
III.1.2. Les métaphores animales: reptiles, félins, la panthère, animaux mythiques
III.1.3. La description statique des héros par les métaphores directes: conclusion
Notes

Chapitre III. Le masque traduit par le monde
Dans cette grande partie, nous allons essayer de rassembler tous les synonymes du Masque, que Barbey a utilisés dans la description statique: il s’agit aussi bien des métaphores qu’il emploie pour exprimer un masque invisible, et qui ont trait à des matières, des objets, des animaux, que la carte d’identité qu’il leur fabrique, et qui, d’une certaine façon, nous en dit long sur leur être. Il s’agit aussi du décor qui est l’annonce d’un être, que ce soit sa vêture, ses accessoires ou le lieu où Barbey le place.
Nous finirons par les descriptions des maisons ou des objets mobiliers qui traduisent eux aussi les héros, de par le génie de Barbey.
Bien entendu, si Barbey pêche dans le monde des comparaisons, des métaphores, des traductions du masque, c’est aussi qu’il y voit, et qu’il voit peut-être le monde à travers ce prisme particulier.
C’est pourquoi la mise en scène du masque passe obligatoirement par cette traduction du masque en de multiples détails qui convergent.
En nous attachant toujours à l’étude des personnages tels que Barbey les décrit, statiquement ici, et en nous attachant aux mots qu’il utilise uniquement dans les circonstances où il cherche à montrer que ce sont des sphinx, qu’ils portent des masques, ou, au contraire, qu’ils sont vrais et purs, nous mettrons en évidence la complexité et l’unité de ce monde.
D’après le Songe de Poliphile (burin)
III.1. Description statique des héros par les métaphores directes: matières, objets, animaux
Vu la quantité de citations, nous ne prendrons qu’un échantillon de chaque, reportant souvent le reste en notes que le lecteur se chargera d’exploiter parallèlement.
Quand Genette fait une étude À propos du Baroque et de ses métaphores, il prévient: «Il ne faut pas chercher ici une de ces rêveries dont parle Bachelard, où l’imagination explore les couches secrètes d’une substance. Ces éléments, ces métaux, ces pierreries, ne sont retenues, bien au contraire, que pour leur fonction la plus superficielle et la plus abstraite»[1].
Ici, dans notre travail, nous suivrons le même cheminement: les noms des choses seront le système de définition par écho, rappel, supposition, de nos trois mots-clés (et de leurs contraires). Ils ne nous intéressent que sur ce plan et par ce mode de relation.
C’est leur utilisation par rapport au masque qui nous intéresse, leur utilisation dans la mise en scène et dans l’écriture du masque: donc un point de vue orienté et partiel, énumératif et convergent.
III.1.1. Matières: pierres et métaux, armes, vêtements, boîtes, vases, murs, feu, eau, abîme, fleur, bois, glace, air
Le masque le plus simple est concrétisé par de la matière: Barbey reprend cette évidence au psychologique.
Le contraire de l’opacité: les pierres précieuses.
La céleste Calixte a seule l’apanage du diamant: «cette main de diamant sur laquelle même le feu ne pourrait rien et qu’ont les êtres comme elle». Tout à fait symétrique et diabolique: le «diamant noir» qu’est Vellini pour Ryno; le «diamant noir» qu’est pour Don Juan la petite masque. Elle est aussi une «topaze brûlée»: pierre à reflets bizarres et mystérieuse.
L’albâtre signifie la fragilité, la sensibilité: pas de protection.
L’opale a une qualité particulière; proche de l’albâtre: elle laisse passer la lumière. Quand Calixte reprend vie, «son front se teignait maintenant de l’opale de la vie». C’est aussi l’âme passant à travers le corps pur: Mme d’Anglure a le «corps vaporeusement opalisé du séraphin». La perle, la nacre sont diaphanes. Le mystère s’allie à la pureté.
«L’opale l’emportait sur le diamant malgré l’insolence de ses feux, l’âme sur l’esprit, la poésie du voile sur le charme énigmatique de la nudité»: Hermangarde est opale, elle n’est pas opacité du métal; elle est transparence visible et non pureté totale.
De nombreuses occurrences[2] corroborent ce fonctionnement symbolique.
Les métaphores qui ont trait aux MÉTAUX ont d’abord un sens courant, tout en
s’appliquant au masque.
Le plomb est lourd: «la chape de plomb de l’hypocrisie».
Le cuivre qui double un vaisseau le rend plus résistant: le front cuivré de Marmor est inentamable. Brassard, le dandy, qu’on aurait dit «un brick doublé de cuivre», marqué par la mort d’Alberte, dit que ce fut un événement comme un «acide qui aurait marqué sur l’acier». Mais le métal le plus souvent mentionné est le bronze ou l’airain.
En opposition avec l’albâtre, il marque la dureté. Sombreval «plus dur que le flambeau de bronze qu’il tenait à la main». Yseult est plus dure même que le bronze, puisqu’elle ne peut donner l’illusion de s’attendrir, alors qu’«à travers les brumes mélancoliques d’un soir avancé, (on peut croire) qu’un dôme de bronze peut perdre son austérité rigide». Yseult est toujours égale à elle-même et ne s’amollit jamais: elle donne par son attitude «une réponse d’airain au triomphant bonheur d’Allan», «reste un bronze muet à toutes les aurores, comme à tous les crépuscules».
Cette insensibilité peut-être voulue pour cacher quelque chose. La Duchesse pour dissimuler ses projets de fuite dit, presque avec un néologisme: «je me bronzais jusque dans les yeux, pour qu’il ne pût pas soupçonner ce qui fermentait sous ce front de bronze où couvait l’idée de ma vengeance».
En 1885, Barbey écrit: «D’ailleurs, est-ce qu’au début de la vie et à l’âge d’Allan, on pourrait voiler quelque chose à celle qui fait tout éprouver? Il serait d’airain, il serait de marbre que ces regards de femme qui semblent si doux et qui sont si pénétrants, perceraient aisément l’airain et le marbre pour voir dessous le sentiment qu’elles auraient inspiré et qu’on leur cacherait le plus».
En 1835, il avait écrit: «Et d’ailleurs, ce serait du marbre blanc qui envelopperait les cervelles que ces doux regards de femme passeraient à travers pour y saisir la pensée qu’elles y feraient naître et que nous leur cacherions le plus».
Donc, il ajoute «airain», ce qui est différent, selon sa conception des symboles, de marbre: sans doute cette réflexion s’est-elle précisée avec la vie et se compare-t-il plus à l’airain, qui a brûlé, qu’à du marbre.
Le bronze, en effet, est un métal qui a subi l’échauffement de la passion, et derrière, où dans le passé, il y a la violence. Vellini éclate, mais très vite, «ses yeux, sa tête, son âme, avaient repris leur bronze accoutumé, et de tout ce métal, sortit le son de la colère, éclatant et dur». Elle devient «image de guerre», «sur le canon» de la Vigie.
La couleur du bronze devient elle-même synonyme de ces valeurs (dureté[3], insensibilité, dissimulation[4], violence[5]). Les personnages ont des éléments d’airain, pour nous annoncer la couleur de leur caractère. Vellini a des «cils d’airain», la petite masque ressemble à une «maquette de bronze»; le Père Riculf est décrit avec «un crâne cerclé d’une légère couronne, bronzée comme sa barbe», et «d’une couleur foncée de bronze comme l’hercule antique». La couleur est décolorée, pour ainsi dire et cède devant la signification symbolique: «ce n’est donc pas un homme, dit Jeanne avec un front de bronze tant le sentiment pur de la femme avait disparu dans les flammes d’une passion plus forte que quinze ans de sagesse, et enflammée par dix-huit mois d’atroces combats». Madame de Ferjol est ce qui reste d’une passion, mais sa fille l’ignore; «bronze verdi par le chagrin», son ancienne nature est méconnaissable et dissimulée.
À l’opposé de l’airain symbolique, se trouve l’or céleste. Calixte a «un front de lumière, plus impassible encore qu’un front d’airain». Au moment de sa mort, elle «transsude un vague effluve d’or». Une frange d’or aux paupières de Calixte, des yeux frangés d’airain pour Vellini; la chevelure de la Marquise de Flers était simplement d’un blond éclatant, mais celle d’Hermangarde, c’est de «l’or en fusion».
Balzac, dans César Birotteau utilise une comparaison qui semble proche de celles de Barbey, mais les significations du mot «bronze» ne vont jamais, chez lui, jusqu’à une symbolique aussi puissante que chez notre auteur. Un exemple: «Pillerault fut si violemment frappé par ses réflexions, que sa figure de médaille et de style sévère se bronza comme le métal sous le coup de balancier; il demeura fixe, regarda sans la voir la muraille d’en face au travers des vitres, en écoutant le long discours de Birotteau».
À la différence de l’airain, qui est la dureté, l’argile est la terre molle, connue, qui a chauffé, a pu se durcir, mais peut se dégrader. C’est ainsi que Vellini, la passionnée, a perdu ses attraits, entre autres celui du mystère: «cette tête de Vellini, flétrie et déformée par les ans, cette tête d’argile». Quand Madame de Ferjol impose à Lasthénie, la douce, le masque d’une coupable: «Détrempée dans tant de larmes, son âme était devenue une molle argile sous le rude pouce d’une sculptrice à laquelle même le marbre n’aurait pas résisté».
La pauvre Lasthénie a en effet pour mère une «colonne de marbre».
Le marbre s’oppose donc à l’argile et à l’albâtre par sa dureté. Il ne s’effrite pas. Ainsi, Yseult, malgré toutes ces épreuves, reste intacte: «toutes ces raies apparentes sur ce marbre n’avaient pas entamé plus avant ce beau bloc de marbre de Carrare»[6]. Signe de l’absence – même involontaire – de passion[7], il est aussi le symbole de la rigidité, et, quand Barbey n’en précise pas la matière, recouvre le sens de «statue». Ainsi, La Croix-Jugan est «rigide comme la statue du mépris de la vie, taillée pour mettre sur un tombeau, dans sa pose de marbre»[8].
Cette valeur symbolique se vérifie à travers l’étude des oppositions. Certes la Malgaigne a la même attitude de «momie gardant un cadavre», et l’immobilité lui est coutumière: nous la voyons «immobile et silencieuse comme une statue dont le socle aurait été le bord de la route qui surplombait l’étang» et elle se compare elle-même à une «borne au bord de la route»: on dirait «une de ces figures, mystérieuses et voilées, sinistres comme on en trouve sculptées dans le chêne des portraits gothiques», et pourtant son «visage est épuisé et blanc comme la craie». C’est qu’elle est une matière tendre qui résiste mal au chagrin, et non un marbre. De même Lasthénie qui a certes «l’immobilité d’une statue», «ressemble à un médaillon de plâtre sur le brun de chêne» des lambris car elle n’a pas la dureté du marbre. Vellini n’est jamais dire de marbre, même quand elle est immobile, elle est alors de «lave éteinte».
Symbole donc de la froideur, de l’absence de passion, ou au moins, de son parfait contrôle, son envahissement peut aussi être subi comme une sorte de maladie: Yseult est dite, par deux fois, avoir des «yeux de marbre». «Être inerte, mais être, c’est encore souffrir; mais ne pas vouloir être inerte, se débattre contre le marbre qui vous monte jusqu’à la poitrine, et sentir le marbre plus fort que la vie, quoiqu’il ne puisse pas l’essuyer». C’est ce que vit «cette majestueuse cariatide, descendue de son entablement» dont on disait: «la statue y est encore, mais la femme n’y est plus». La froideur d’Yseult fait souffrir Allan, et finalement le contaminera.
La dureté du marbre explique sa qualité d’«impénétrabilité». Riculf a des pieds «d’ivoire ou de marbre sculptés par Phidias», mais tout son corps semble en fait être de marbre: Madame de Ferjol «vit que l’homme était de marbre, et, comme le marbre, glacé, impénétrable, et poli». Elle n’essaiera plus de le connaître. Marmor, «écueil de marbre humain qui ne faisait pas un seul pli» et qui «en cet instant, il faut l’avouer, portait bien son nom de Marmor». Chez la femme pure et qui n’a rien pourtant rien à cacher, le marbre exprime la rigidité des principes: «Hermangarde était de cette race d’âme: marbres purs qui ne se rayaient pas, car se rayer, c’est commencer à s’ouvrir et elles restent fermées». De même pour la duchesse d’Arcos, si calme, qui ne soupçonnait pas qu’en elle-même et «sous ces marbres dormait un volcan»; elle est entourée, de façon prémonitoire, d’un paysage de marbre rouge.
Mais le marbre résiste aussi à la chaleur et peut cacher le feu qui brûle en dessous, à la manière des poêles qu’on trouve alors dans les maisons: Alberte «me produisait l’effet d’un épais et dur couvercle de marbre qui brûlait, chauffé par en dessous; je croyais qu’il arriverait un moment où le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brûlante, mais le marbre ne perdit jamais de sa rigide densité», «du feu couvant sous un couvercle de marbre», nous confie Brassard.
De ce point de vue, le marbre est le contraire du plomb. Ainsi chez Léa est qui est malade et ne doit pas ressentir d’émotions trop violentes, sa mère, Madame de Saint-Séverin, la bien nommée, fait tout pour préserver «de chocs trop violents, de touchers trop rudes, ce cristal fêlé, ce cœur, qui, en se dilatant, aurait fait éclater sa frêle enveloppe. Hélas! ce cœur, au moral, tout comme au physique, ne battait que sous une plaque de plomb». Réginald aime, et cherche à savoir si elle peut ressentir une émotion: «angles de marbre et d’acier que toutes ces questions contre lesquelles Réginald se battait le front avec fureur» (I, 29, 32). Dans ces quelques lignes, toutes ces métaphores de matières sont destinées à nous faire comprendre que la froideur (à l’apparence) marmoréenne de Léa n’était peut-être pas native, mais que maintenant, elle est devenue naturelle, involontaire. Cet état est maintenu par Madame de Saint-Séverin qui sait sa fille en danger dès que la passion brûlera en Léa. Fusion, dissolution, émiettement seront les caractéristiques de la mort de Léa. Le plomb est froid est difficile à bouger, mais il est très fusible et malléable.
Pour toutes ces remarques d’observation physique, chimique et quotidiennes, le marbre est donc un des matériaux privilégiés du masque[9].
Autres variétés de pierre:
Nous avons la pierre ponce, la craie, le plâtre qui s’opposent au marbre.
Les Bergers ont «une face couleur de céruse écrasée», masque à l’expression diabolique. Le père Mesnilgrand lui aussi a «une face blanche comme la céruse», masque de Carnaval, certes, mais qui n’en remplit pas moins son office. Marmor s’en différencie par «un front sculpté en terre de Sienne», ce qui insiste également sur le fard, mais dénote un caractère sombre et secrètement passionné.
La Pudica est une «statue de corail vivant», parce que son état d’esprit qui semble mystérieux et insaisissable s’incarne dans un corps qui semble en traduire des sentiments.
Cousins de la statue, le camée et le portrait: Madame d’Anglure, comprenant que Maulévrier ne l’aime plus, «ressemble à un camée jauni par le temps». La Duchesse, avant d’aimer, nous dit «j’étais presque aussi impassible que les portraits de mes aïeules». Vellini, au premier dîner où Ryno est convié, a l’air d’un «tableau ou une statue», sans doute parce qu’il ne la connaît pas encore. L’apparence saisissable du corps laisse transparaître les états d’âme… pour mieux les masquer parfois, comme un leurre.
Pour exprimer le masque, les personnages peuvent être comparés par exemple à des statues, comme ci-dessus, ou simplement décrits comme revêtus d’ARMES, défensives et/ou offensives.
L’épée, c’est Hauteclaire, baptisée au nom de l’épée d’un preux, décrite comme une épée piquante, craquante, découplée, etc. Symbole sexuel classique. Dans sa première passe avec Serlon, elle le domine: «on ne peut pas vous toucher, Mademoiselle. Serait-ce un augure?» Lorsque le docteur entend les épées qui se «croisent et se frottent et s’agacent»: «froissement animé du fer, voilà donc toujours leur manière de faire l’amour»; «faisaient des armes» (110). L’épée entraîne même un type d’amour et Barbey conte une autre fois l’histoire d’un jeune homme amoureux fou d’une épée indifférente (501 II). Mais Hauteclaire aime Serlon. Le fleuret est une arme pour toucher autant que pour éloigner, pour se révéler autant que pour dissimuler. Il n’est doux et «ouvert» qu’apprivoisé.
Autres armes, purement défensives celles-ci: le bouclier et le casque, signaux belliqueux traditionnels autant que protections.
L’âme de Sombreval est fermée à tout, repoussant tout, «comme un bouclier». Marmor justifie, par sa propre présence, le retard d’un joueur et ceci «est présenté comme un bouclier contre tout reproche».
Jeanne de Feuardent, avant la passion, est remarquée pour sa coiffe blanche, qu’elle porte comme si c’était le «cimier d’un casque»; ce qui traduit bien son caractère.
Mais la fonction défensive est souvent défectueuse: Hortense souffre «sous son diadème de pierreries, visière de casque faussée, et impuissante contre l’invisible épée de la douleur qui frappe toujours l’ennemi à la tête, avant de l’achever dans le cœur». Yseult aussi détache «sa couronne de dédains du front pour lequel elle n’avait été qu’une visière de casque faussée». Le casque n’est donc souvent qu’un masque partiel.
Il est complété par la cuirasse. Même la céleste Calixte en porte une: «la femme fausse la cuirasse impénétrable du séraphin»; Yseult se fait la même réflexion: «ah! la cuirasse de la femme est toujours faussée à l’endroit du cœur». Madame de Gesvres affirme que sa cuirasse la défend mal contre Maulévrier qui veut voir «par quel endroit de la cuirasse avait pénétré la blessure dont elle se plaignait», et il pense: elle «succombera dans sa cuirasse, froidement, élégamment». La cuirasse a certaines fonctions symboliques communes avec le masque.
Il semble que Barbey ait aussi employé comme synonyme de cuirasse le mot «chlamyde», l’ancien manteau des Grecs, en lin, retenu par une agrafe. Madame de Gesvres ne soutient plus son rôle: «Ce ne fut que plus tard, et vers la fin de la soirée que, comme une guerrière lasse qui désagrafe sa chlamyde, elle apparut dans la vérité de son âme, masquée si souvent avec son esprit». Allan aussi se plaint: «N’y a-t-il pas des jours ou on a besoin de dépouiller la chlamyde d’une vie solitaire, pour respirer un peu?» et Yseult mourante: «elle respira plus à l’aise en voyant se détacher d’elle cette agrafe de la vie qui l’avait si longtemps blessée, cette chlamyde de la vie trop étroite pour les puissantes dilatations de son âme». La chlamyde ressemble donc à une cuirasse dans l’imaginaire de Barbey.
Cuirasses et casque ressemblent parfois au masque des escrimeurs ou au Masque de fer.
Maulévrier porte ce «masque de fat qui est souvent un masque de fer»; Aloys de Synarose, «un masque de fer, cadenassé par le mépris et par l’orgueil» parce qu’il ne veut pas être blessé par plus bas que soi. Madame de Tremblay vit «la tête lacée dans un masque».
Cette thématique – l’être vrai emprisonné ou dissimulé- rejoint alors celle du Masque et du mensonge.
Il en est de même pour le vêtement, qui lui aussi peut-être synonyme de contrainte imposée ou choisie.
Si Hermangarde doit «s’envelopper dans cette indifférence polie sur laquelle l’observation la plus aiguë glisse comme sur une armure sans défaut», la société peut-être souvent plus répressive que protectrice: la Duchesse se plaint «de cette dure et compressive étiquette qui empêcherait les cœurs de battre, si les cœurs n’étaient pas plus forts que ce corset de fer». Mademoiselle de Feuardent avait «emprisonné dans un corset de bure une âme trop longtemps contenue», et qui était digne de la pourpre. Yseult, masquée pour tous, se découvre à Allan, et «tire sa gaine de femme que le monde ne connaissait point».
Le héros peut choisir la contrainte pour (se) protéger: Somegod, habillé à l’antique, porte une tunique qui restait «en plis gracieux sur cette poitrine et en gardait bien le secret». Les Soupeuses du dîner de Don Juan «se drapèrent, s’enveloppèrent dans cette dernière flamme»; c’était «le désespoir en toilette, caché sous des sourires ou des rires».
Allan veut tromper Yseult, qui avait raison, sur ce qu’il ressent: «revêtait en quelque sorte son amour au seuil, mais aussi l’y laissait-il le lendemain. Le jour n’était pas loin sans doute où il ne le retrouverait plus». Superbe phrase ironique de Barbey.
Le velours semble avoir une place particulière dans la mise en scène sur le plan symbolique.
Yseult raconte: «j’enfermais de convulsives souffrances dans le velours et dans les sourires»; Vellini a des yeux noirs «profonds comme le velours qui absorbe la lumière sans la renvoyer»; des articulations de velours pour Vellini et Hauteclaire; Marmor ressemble à un «tigre dans sa peau de velours»: même Madame d’Anglure, au moment où elle croit être la préférée, laisse partir «un regard de panthère […] de ses suaves prunelles de velours gris». Le velours serait-il un synonyme du Mal? Barbey note «catinisme des lits de soie, des canapés de velours».
Il y a donc réellement une symbolique des matériaux qui va plus loin que la connotation.
Autre forme du vêtement, le voile, les bandeaux et bandelettes.
La Pudica est un mélange compliqué, mais clair «pour tous ceux qui ont le flair de la femme et qui en respirent la vraie odeur, à travers les voiles blancs et parfumés de vertu dans lesquels elle s’entortille».
Yseult sait masquer ses sentiments: «ses yeux restèrent fixes sous ces deux flèches de flamme qui s’y plongeaient et ne déchirèrent pas le voile intérieur dont ses rayons caressants étaient voilés»[10].
Les voiles peuvent être aussi inconscients: les yeux de la Malgaigne, couverts «de la taie mystérieuse de leur distraction éternelle», ont «l’égarement ou le voile de ceux où la préoccupation domine».[11]
S’il y a voile, tous les observateurs (le lecteur, l’auteur, les personnages entre eux) ressentent le désir de le lever; cela donne naissance au mystère et au suspense, nous y reviendrons. Ainsi, lorsque Ryno veut épuiser le sortilège de Vellini, «il ressemblait au prêtre égyptien qui voulait voir le néant de l’Isis, longtemps adorée, et qui lui déchirait d’une main forcenée, ses voiles de lin et ses bandelettes. Hélas! à chaque bandelette rompue, il trouvait un voile miraculeux, et sous chaque voile déchiré qui tombait, il reparaissait une autre bandelette; et la déesse, toujours invisible, défiait et écrasait l’impie de sa mystérieuse divinité».[12]
Parfois aussi, c’est l’innocence qui est bandeau: «ce bandeau blanc de l’innocence, aussi épais que le bandeau aux mille arcs-en-ciel de l’amour», aveugle Camille.
Parents du voile, mais un voile durci en quelque sorte, le mur, avec son révélateur, la fenêtre, ou, en réduction, la boîte, le vase, sont des métaphores qu’emploie Barbey pour nous faire comprendre la présence d’une réalité cachée, et d’un masque.
Le vase est ouvert, et pourtant il entraîne, par l’utilisation qu’en fait Barbey, le port d’un masque: «Quand on est heureux, on craint de perdre, aux ondulations de la plus fugitive gaieté, quelques gouttes de ce nectar dans lequel jusques aux bords du cœur sont noyés». Remarque très importante, nous le verrons par la suite et qui explique que les êtres au sommet de la félicité soient presque graves, (ce qui ressemble à un masque).
C’est la même théorie qui est appliquée au flacon: quand Tressignies revint de chez la Duchesse, loin de publier comme elle le lui avait demandé, son aventure, «il la mit et la scella dans le coin le plus mystérieux de son être, comme on bouche un flacon de parfum très précieux, dont on perdrait quelque chose en le faisant respirer». La jouissance cachée est un des thèmes de Barbey.
Parfois, le flacon n’est pas assez hermétique: Barbey analyse une lettre des Ravalet «où sa passion paraît déborder du contenu des mots, comme une odeur passe à travers le cristal d’un flacon hermétiquement fermé». Précieux secret dont Barbey se délecte.
Mais, de parfum, le secret de Marmor devient poison: «le couvercle de ce front d’or bruni ne s’ouvrait pas plus que ces boîtes à poison asiatiques, gardées pour le jour de la défaite et des désastres dans l’écrin des sultans indiens». Cette phrase mise au début du Dessous de Cartes sera reprise de façon indirecte par la «bague ouverte», puis refermée, dans laquelle il instille un poison, venu d’un flacon noir: c’est «le plus admirable des poisons indiens», «le jeu de cartes biseautées avec lequel on est sûr de gagner la dernière partie de cartes contre le destin».
La Pudica, «ouverte au plaisir seul», «abreuvoir de tous les désirs», est elle aussi masquée, car personne ne peut savoir quelle est la matière intime de ce réceptacle de la volupté.
La Pudica est effectivement comme protégée par un mur: «rien du cœur ne traversait les cloisons physiques de cette femme, ouverte au plaisir seul». La Vicomtesse de Tremblay est «une âme scellée et murée», «inscrutable», «tous ces flambeaux intérieurs qui jettent des lumières sur nos actes, ne projetaient pas de lueurs sur les siens. Rien du dedans n’éclairait les dehors de cette femme, rien du dehors ne se répercutait au dedans». Marmor garde bien le «sérail de ses pensées». Le jeu est «un écran qu’il semblait déplier pour cacher son âme».
Le mur peut être protection, presque involontaire: Yseult avoue «la vanité me bastionna dans l’orgueil» et elle raconte «un sentiment qui, mort, me mura l’âme avec des quartiers de granit». La petite masque: «c’était un mur».
Pour La Croix-Jugan, il semble qu’il y ait d’abord une cause physique, «les bandages qui liaient son visage fracassé, appuyaient sur sa bouche un silence pesant comme un mur», mais nous voyons ensuite que c’est un trait de son caractère: «cette âme fermée (est) comme une forteresse sans meurtrière, (et) ne donnait à personne le droit de voir dans ses pensées».
Les constructions sont parfois destinées sciemment à cacher autre chose: Sombreval construit «un palais enchanté, un château de cartes magiques dont chacune était un mensonge». Sa fausse conversion est «une pyramide d’impostures sous laquelle il s’engloutissait», «s’établissant, grâce à cette Loi, dans son péché, comme dans une forteresse». La Duchesse: «je fus absolument impénétrable. Grâce à cette dissimulation qui boucha tous les jours de mon être, par lesquels mon secret aurait pu filtrer, je préparais ma fuite de ce château dont les murs m’écrasaient». Elle élève ensuite «une pyramide de fumier» sur le nom de son mari. (Notons que ce sont les rares comparaisons de relief.)
Parfois le mur est simplement la séparation voulue entre deux personnes: «ce mur épais d’une main retournée» met entre Hermangarde et Ryno «un mur de cristal invisible, mais résistant». Madame de Ferjol se refuse à laisser sa fille s’épancher: «elle mettait sa main, comme un mur, sur cette source de sentiments». Yseult cherche à rendre Allan indifférent: «Elle le muraillait dans sa personnalité». Sombreval «a muré la seule porte où j’aurais pu passer» dit La Malgaigne.
Parfois ce mur est l’occasion d’un conflit: chacun des deux veut le détruire… mais voilà que ce n’est pas le même diagnostic… Ainsi Calixte sent dans l’âme de Néel «fermeture, résistance, endurcissement», tandis que lui, comme Sombreval, est effrayé par la croix qui lui semble «se dresser sur la limite de ce front entre l’âme et le corps de cette jeune fille adorée». Son allié sera Sombreval qui se confie à lui et ose partiellement démanteler, afin de le contacter, le mur qu’il avait réussi à bâtir: «pour la première fois, il parlait de lui, il ouvrait des jours sur son âme, ordinairement sombre comme la nuit».
La fenêtre matérialise en effet le mur, elle le révèle. Ainsi La Croix-Jugan a-t-il «la bouche en feu du four du diable» et ses yeux ressemblent «à deux soupiraux de l’Enfer». D’une nature opposée à celle du mur, Maître Tainnebouy: «Une de ces physionomies gaies et franches qui sont comme la grande porte ouverte d’une âme où chacun peut entrer».
Le fait même qu’un mur existe est la preuve d’une présence mauvaise: Bérengère a un «caractère fermé comme les portes de l’enfer». Derrière le mur, comme sous le marbre, la présence de la chaleur infernale. La Malgaigne, qui a élevé Sombreval, pressent «les ambitions dont elle sentait le feu couvant à travers ce jeune homme, comme un feu».
Le feu, en effet, ne peut être contenu. La chaleur passe même invisible. La flamme qui anime Vellini transparaît à travers son corps, ses yeux.
Les connotations sont nombreuses, trop pour qu’on les dépouille toutes, et ce thème est bien connu. Retenons-en simplement la conclusion: l’intérieur peut déborder dans le physique.
C’est en Jeanne-Madelaine de Feuardent que cette lutte entre l’âme et le corps est le plus extraordinaire: le feu est lié au sang: «le sang des Feuardent, d’une race vieillie ardente autrefois comme son nom, […] devait produire en elle quelque inextinguible incendie, pour peu qu’il fût agité par cette vieille sorcière de destinée, qui remue si souvent nos passions dans nos veines endormies, avec un tison enflammé». «Vous qui n’êtes pas rouge d’ordinaire, vous avez les joues comme du feu». «Le sang des Feuardent qui vous brûle les joues, se révoltera encore longtemps avant de se calmer tout à fait». «L’idée de son mariage, de sa chute volontaire dans les bras d’un paysan, lui fondait le front dans le feu de la honte». «Comme une torche humaine que les yeux de ce prêtre auraient allumée, la couleur violente, couperose ardente de son sang soulevé s’établit à poste fixe sur le beau visage. […] Il y avait des moments où sur la pourpre de ce visage incendié, il passait comme des nuées d’un pourpre plus foncé, presque violettes, ou presque noires; et ces nuées, révélations d’affreux troubles dans ce malheureux cœur volcanisé, étaient plus terribles que toutes ces pâleurs. […] Cette vie était devenue un enfer caché, dont cette cruelle couleur rouge qu’elle portait au visage était la lueur». «Sa joue de feu dans la main». «La pléthore de son cœur ressemblait à la pléthore de son visage. Seulement, elle se disait en appuyant sa main sur ce cœur qui lui battait jusque dans la gorge, que le dernier bouillonnement allait en jaillir, et qu’après le volcan serait vide et ne fumerait peut-être plus».
Le feu est donc lié à l’Enfer, mais aussi à la passion: Néel, aime Calixte: «ce petit souffle de la bouche aimée lui injecta le front de feu». La passion transforme même la pureté. «La passion inassouvie qui creusait l’œil comme la faim, et y allume sa flamme avide, commençait à dessécher son beau visage. Le feu couvait sous la peau amincie des pommettes».
Le feu, c’est aussi l’auréole du mystère. Rollon Langrune ressemble à «un rocher noir éclairé par une flamme fauve». Yseult, dans une situation inavouable, a des yeux «d’une flamme pour ainsi dire épaissie». Le seul suspense du Chevalier des Touches, de notre point de vue du Masque, c’est Aimée, «qu’une rougeur immerge», que «le pourpre d’un incendie recouvre», en qui «tout s’infusa d’un vermillon de flamme». Nous sommes donc amenés, en suivant cet indice aurevillien, à la supposer coupable de quelque faute.
Calixte, la plus pure, a une nature qui est à l’opposé du feu. Lorsqu’elle apprend la vérité au sujet de son père, elle «se plonge la tête dans les mains, comme on le ferait au premier éclair qui brûle les yeux dans un orage». Et pourtant, nous avons vu qu’avec sa main de diamant elle ne craignait pas le feu: de même «elle marchait sur les flots soulevés de son cœur et en aplanissait les tempêtes»[13].
En effet, l’eau, enflammée par la passion, devient volcan, orage tempête, lorsqu’elle se révèle; devient étang, lac profond, abîme de la mer, lorsqu’elle couve le mal. Par opposition, nous verrons le transparent de l’eau, métaphore pour les personnages qui ne portent pas de masque.
Vellini est «sournoise comme la mer», qui prend ses victimes sans les rendre. «Ryno s’enfonce dans le lac enchanté des caresses d’autrefois; plus il descendait dans cette mer de douloureuses délices, moins il en touchait le fond, ce fond de sable auquel il aspirait comme à la fin de cette coupable volupté»; et l’œil «noir et épais comme du bitume» de Vellini lui semble ouvrir des «villes coupables qui dormaient sous les eaux croupies et torpides».
Calixte, plus légère, peut-être retirée de l’étang, mais Sombreval, qui recherche abîme, non: «plus pesant que Calixte, il était sans doute descendu profondément en ces vases sans fond où il s’était perdu».
La Vicomtesse du Tremblay de Stasseville, nom de l’étang, dont la fraîcheur fera en partie mourir Herminie, officiellement tout au moins, est, elle aussi, un être des profondeurs marines: «un de ces êtres destinés à des cohabitations occultes qui plongent dans la vie comme les grands nageurs plongent et nagent sous l’eau».
Même l’eau-masque peut laisser transparaître des émotions: chez Allan, on perçoit «le pli, expirant sillage de la pensée enfermée dans ce front», qui est une «coupe à la forme noble» (thème de la boîte). C’est un «frêle et transparent jeune homme chez qui les émotions montaient du fond à la surface». Camille n’est pas un être des grandes profondeurs, mais si sa mère rentre, «l’épanchement n’était plus qu’un filet d’eau mince, à la place où il avait ruisselé en rivières».
Les abîmes ne sont pas seulement marins (voir ci-dessus), ils peuvent être ceux des montagnes et des vallées.
C’est le cadre d’Une Histoire sans Nom: avant son malheur, Lasthénie se sent comme dans «un fond de coupe dont les bords étaient des montagnes», ce qui est une vision moins pessimiste que celle de sa mère: M. de Ferjol «laissa sa femme au fond de cet entonnoir de montagnes qu’il avait agrandi de sa présence et de son amour, et dont les parois, se resserrant autour d’elle, jetèrent sur son cœur comme un voile de plus.» Malheureuse, elle «se tapit dans son gouffre, comme dans la douleur de son veuvage».
Abîmes et gouffres sont employés, métaphoriquement, par Barbey, souvent sans précision géographique: c’est l’intérieur qui se refoule au plus profond.
Ryno est un mystère pour les autres: «sa vie était comme un gouffre. On n’y voyait pas très clair. Le fond de ses sentiments était un autre abîme». Mais son amour pour Vellini est un mystère pour lui-même: elle lui fait ressentir des «impressions venues du gouffre de l’être».
Sombreval laisse voir à Néel «abîme remué du cœur de cet homme» à la «poitrine sonore».
Camille dissimulant, creuse un abîme en elle: «elle se reculait en elle-même. Elle avait tout englouti en son sein. Abîme noir comme un cratère que la profondeur qu’il y avait déjà dans cette frêle poitrine de rossignol».
La duchesse d’Arcos «n’aurait pas montré, et personne n’aurait vu quels gouffres de profondeur et de volonté il y avait en elle», si elle n’avait pas dû en faire usage pour se venger.
Une Histoire sans Nom est bâti sur cette réalité: «elles venaient de se pencher sur le bord de cet abîme qui les séparait: le manque de confiance».
Plus masqués que ces personnages qui ont des abîmes en eux, il en est qui SONT des abîmes:
Marmor et la Vicomtesse sont «deux abîmes placés l’un en face de l’autre», l’un «noir et impénétrable comme la nuit», l’autre «claire et inscrutable comme l’espace». Eux sont à l’aise dans ce milieu. Leurs sensations ont réellement la «profondeur enflammée de l’Enfer».
C’est que pour Barbey (la métaphore de) l’abîme est toujours infernal(e).
Madame de Ferjol et sa fille sont comme «deux âmes dans un abîme de l’Enfer au fond de ce gouffre de montagnes». Néel voit en Sombreval «la tristesse du déchu qui a touché le fond». Pour Madame de Stasseville, on sait que «l’enfer, c’est le ciel en creux». À Un Dîner d’Athées, Menilgrand voit «rouler devant lui un torrent de bitume de l’enfer». La duchesse d’Arcos avoue «Du fond de cet abîme d’horreur, je me rappelle que nous vivions dans le ciel».
Nous retrouverons plus tard ce thème important chez Barbey. Notons simplement ici que le mot Gouffre ou Abîme, qu’il emploie pour signifier le lieu du masque, a souvent chez lui une connotation infernale.
Yseult dont les actes échappent à un jugement précis (nous l’avons vu en étudiant les mots masque et sphinx), contient elle aussi des abîmes. Mais lesquels? «les seuls abîmes [qui] restent inassouvis quand tous les autres sont pleins». Il n’y a donc en elle, que les abîmes de la pitié. Ce n’est plus la métaphore du masque, ce n’est plus tout à fait une note infernale. La pitié, chez Yseult est un sentiment instinctif et athée. Elle est donc, une fois de plus, inclassable.
Un abîme très particulier, celui de l’eau de source, une source dont on ne discerne pas non plus le fond.
Calixte est une «admirable enfant, transparente malgré son silence, comme une eau de source dont on verrait la profondeur». Notons que Barbey, pour qui est de ce thème de la profondeur est essentiellement diabolique, sent la nécessité de préciser tout de suite le caractère de pureté, voire de sainteté de cet abîme-ci. (Il avait fait de même lorsqu’il employait à propos d’Hermangarde le mot de sphinx.) Mais notons aussi que c’est toujours le thème connoté par le masque qui intéresse Barbey, même chez les célestes.
Lasthénie est obligée de contenir «la source de sentiments qui cherchaient leur lit dans le cœur maternel, et qui, ne la trouvant pas refluèrent».
Si les héros diaboliques ont leur naturel du mensonge, que démasque parfois un lapsus physique, les célestes ne savent pas non plus cacher: «le pli des sourcils sur le front d’opale n’était pas seulement le sillage d’une rêverie qui passe». La lecture est plus aisée pour l’observateur: les soucis se laissent assez facilement déchiffrer à partir des «rides d’eau douce qui creusent quelquefois sur ce front de rêveuse, aussi pur qu’un lac mélancolique».
Le thème du ruisseau courant, et donc apparent, celui du lac pur qui se réserve, lac aux eaux transparentes, est tout proche de celui de la fleur, qui le concentre.
La fleur, Lasthénie, arrosée par tous les ruisseaux de la montagne ressemble à un muguet, nous dit d’entrée Barbey. Elle «avait la blancheur de cette fleur pudique, et elle en avait le mystère». Il va tisser ce double thème: «les yeux de cette tête cendrée, encadrée dans cette blancheur mate du muguet, ressemblaient à de la porcelaine […]. Elle était cachée, et pourtant, elle était ingénue. Personne n’avait songé à plonger dans l’âme de Lasthénie, ce cœur né timide, et fermé comme un bouton de fleur, qui ne devait peut-être jamais s’ouvrir».
«Ce muguet, délicieuse dans sa robe d’un vert sombre qui faisait autour d’elle comme les feuilles dont son visage blanc était la fleur […] Le muguet de son teint avait des meurtrissures», et dès ce moment, elle est condamnée. «Fleur broyée» par sa mère (Barbey avait initialement écrit «fleur flétrie»), «fleur flétrie», «sa beauté perdue ne refleurit pas. Elle ne lui revint point ramenée par sa jeunesse». C’est que Lasthénie a été flétrie par Riculf, flétrissure moins grave que celle que lui a infligée sa mère.
Herminie, «la rose de Stasseville», est elle aussi «éclatante de fraîcheur» jusqu’à son dépérissement.
Aimée, «magnifique rose fermée et toute sa vie restée en bouton», «ne montre un peu l’intérieur de son calice» que le jour de son mariage. À l’annonce de ces malheurs, elle devient «pâle comme l’écorce de bouleau»; a d’autres moments elle est «rouge comme les fleurs que voilà». C’est que «cette chaste femme ôta un à un tous ses voiles, fille sublime qui sacrifiait, pour le sauver, le velouté immaculé des leurs de son âme». Veuve, elle ressemble à une «tombe sous un muguet calme», «scabieuse», «violette au pied d’un tombeau», «d’une chair blanche de jacinthe».
La sensibilité de la vierge, symbolisée par la fleur, se retrouve encore chez Calixte, «rose mystique qui allait saigner sous un souffle au lieu de s’épanouir». Bernardine, «rose-pomme» dans son bonheur, pleure et laisse perler une larme dans ses yeux, «violette des bois tremblant dans la rosée». «Son éclat de fraîcheur sans égale, dans ce pays où les femmes ont la fraîcheur de la fleur de leurs pommiers, s’était évanoui». «Sa fraîcheur de rose ouverte a disparu». «tel qui l’avait vue si fraîche, magnifique gerbe de fleurs humaines, […] la retrouvait comme un bouquet de roses qu’une charrette aurait écrasé».
Mystère du bouton, simplicité de la fleur, fragilité et transparence des pétales s’opposent à la fermeture du mur, à la duplicité du masque, à la dureté et à l’opacité des autres matériaux «diaboliques».[14] «Ces jeunesses vert tendre» (63) s’opposent à la maturité. Lasthénie la douce ressemble à une plante qui attend un tuteur.
Ce tuteur, cette maturité sont souvent rendus par le bois brun. C’est un matériau qui évoque le masque.
C’est un «rameau d’oranger» que glisse Camille dans ses cheveux: «d’emblème innocence, la fleur devint celui du mystère que Camille cachait en son sein». En effet, Allan et elle avaient, avant le mariage, «ouvert l’écorce du dernier mystère».
Néel nous est présenté, dès le début, comme «la branche verdoyante, orgueil et espérance du vieux tronc». Mais ce bourgeon séchera.
Sombreval est presque un véritable arbre, ou une forêt à lui tout seul. «Bâti de ce chêne dont il disait que le cœur de son père avait été fait», il n’est pas que matière, il est aussi sentiment: «robuste carcasse de cette espèce d’arbre humain qui cachait dans son tronc la tempête», il est aussi «d’une intelligence robuste comme un chêne». «Il était laid, et aurait été vulgaire, sans l’ombre majestueuse de toute une forêt de pensées qui semblaient ombrager et offusquer son grand front, taillé comme un dôme».
Cette forêt est profonde comme un abîme, et l’on ne peut s’empêcher de relier Sombre-Val au château du Quesnay (= chênaie).
Robustesse, dureté, abri, obstacle à la lumière, dessèchement, l’arbre s’oppose à la fleur de toutes les façons. Allan est «atteint plus loin que l’écorce» (610). «La hache pouvait redoubler les coups à la racine de l’arbre, il n’en tomberait oiseau ni feuille. L’âme était dépeuplée des derniers doutes et des plus opiniâtres illusions» (612). Il a perdu toute sa jeunesse.
On pourrait même dire qu’à la femme fleur s’oppose l’homme dur.
Ils naissent tous les deux du sol. La nature véritable du sol peut-être modifiée, masquée.
Ainsi Sombreval feint de se convertir: «ce n’était pas de substances qu’il cherchait depuis tant d’années à asservir, que Sombreval était devenu maître, c’était de lui-même, terrible substance, plus difficile à dominer» Et pourtant c’est un géant: «sa tête nue, forte et impassible comme un globe qui obéit à la loi», «porterait un monde sans que son front fît un seul pli».
La Croix-Jugan, lui aussi, a une dimension cosmique: «sous ce masque de cicatrices, il gardait une âme dans laquelle, comme dans cette face labourée, on ne pouvait marquer une blessure de plus». La question qu’on se pose est celle-ci: où donc a-t-il pris «ces effroyables blessures qui lui ont retourné le visage comme le soc de la charrue retourne un champ?». Mais cette terre, si travaillée, ne donnera pas de fruit, car «il est froid comme un rocher». Et ce sol infertile est essentiellement opacité et masque d’un abîme infernal.
Le sol peut au contraire être fuyant comme le sable (Vellini est comparée à du «sable brûlant») ou liquide comme la «boue».
C’est dans La Vengeance d’une femme que nous trouvons cette métaphore: la Duchesse parle du nom de son mari: «ce nom, je le tremperai dans la plus infecte des boues» et elle souhaite le déshonorer par «ce crachat qu’on n’essuie jamais», l’engloutir sous «une pyramide de fumier»; Tressignies finalement décide: «j’y mettrai aussi ma tache de boue, puisque c’est de boue qu’elle a soif».
La boue masque le noble nom, elle est un moyen de recouvrir quelque chose, et les métaphores sont ici celles du relief, alors que plus fréquentes sont celles du creux.
La boue est molle, la glace est dure; la boue est visible, la glace est transparente. Ce sont deux sortes de masques.
Yseult, «cette glace plutôt que ce lac, et du cristal le plus solide, ne s’entamait pas». Elle se connaît «cette main que je pose sur la votre est bien la mienne. La reconnaissez-vous à sa froideur?».
Alors que Yseult l’est seulement au physique, Madame du Tremblay est la glace même. «Au moral, tout avait glissé sur elle, comme sur le plus dur mamelon des glaces polaires». «Ses regards vitrifiés viennent deux froides émeraudes»; «c’est un glaçon poli et coupant», d’«un calme cristallisé», «une femme froide à vous faire tousser», «de l’esprit servi dans sa glace», «un animal à sang-froid», surnommée «Madame de Givre». Elle a un sein de «neige fondue».
L’autre sens de «glace»: le «miroir» se prête lui aussi au jeu des masques par la froideur et l’impassibilité que connote le miroir.
La Comtesse Serlon se doit de rester impassible. Son «front restera aussi poli que la glace qu’elle tenait à la main».
La glace, comme d’autres matériaux, a, pour Barbey, la signification du mal: s’il l’emploie pour des «innocents», il va préciser d’emblée, comme à son habitude – inconsciente? – que c’est l’exception: Lasthénie est loin de l’endurcissement dans le mal: «les yeux de cette tête cendrée, apparaissaient grands et brillants comme de fantastiques miroirs, et leur éclat verdâtre rappelait celui de certaines glaces à reflets étranges, dus peut-être, à la profondeur de leur pureté». Le mot pureté modifie la correspondance avec le masque, qui est habituelle, quand on parle de la glace.
La glace est également parente du marbre, par sa blancheur, sa froideur, sa dureté. Quoique transparente, elle est masque. Tout se passe dans les métaphores des personnages comme si Barbey n’utilisait parfois qu’un sens, à la fois. Ainsi, il y a des masques qui existent pour le toucher: la glace est froide et dure, la boue recouvre; d’autres masques n’existent que pour la vue: l’obscurité, le mur, le gouffre… Le jeu se complète.
Enfin, pour en finir avec le masque traduit par la matière, il nous reste à étudier le quatrième élément: l’air, la vapeur, la fumée, la nuée.
Vellini «avait allumé son cigare, et elle le fumait tout en m’écoutant». «Du fond de la fumée qui rendait son front plus obscur encore», Ryno se prend à aimer le mystère et le contraste: «Je viens de la laisser froide, lourde, meurtrie, avec un front couvert de vapeurs épaisses que tous les miasmes du Lac Camarina, remués par une foudre qui s’y serait éteinte». Mais dès que la foudre renaît, Ryno succombe.
Les Célestes sont pures.
Réginald trouve Léa «calme comme un ciel qu’on maudit».
Sur la miniature de Calixte, «la tête de la jeune fille sortait de tous ces tons gris, comme une étoile sort d’une vapeur». «Les veines ressemblaient à une voie lactée».
Lorsque Calixte rougit (ce qui est d’habitude «diabolique» chez Barbey) il répète plusieurs fois la connotation de pureté, pour lutter contre l’impression habituelle que fait jaillir ce mot, à la lecture la mise en scène: «Il avait fait jaillir le sang de la pudeur, […] Calixte s’était comme illuminé de rougeur […] ce n’était partout qu’une nuance céleste, elle était devenue aurore! et ce fut si beau et si rapide, cette incandescence d’un sang vierge, que Néel se crut aimé. Rose mystique, qui allait saigner au lieu de s’épanouir. L’Innocence a un front de lumière encore plus impassible qu’un front d’airain».
Jéhoël, lui aussi est lumineux, mais c’est la lumière de Luci-Fer, «le moine blanc et pâle, qui semblait l’archange impassible de l’orgie, tombé du ciel, mais relevé au milieu de ceux qui chancelaient autour de lui, devait être un de ces hommes mauvais à rencontrer dans la vie, pour les cœurs tendres qui savent aimer.» «C’était une de ces âmes tout en esprit et volonté, composées avec un éther implacable, dont la pureté tue, et qui n’étreignent, dans leurs ardeurs de feu blanc comme le feu mystique, que des choses invisibles». Pour servir sa cause, il va «souffler de ses lèvres de marbre dans la forge allumée de ce cœur qui se fondait pour lui, malgré sa force, comme le fer finit par devenir fusible dans la flamme». Ce texte, riche en métaphores, nous montre les rapports entre les différentes passions, leurs manifestations, leur action. La pureté de Jéhoël ne vient pas de Dieu.
III.1.2. Les métaphores animales: reptiles, félins, la panthère, animaux mythiques
Nous avons cherché à nous faire une idée des personnages, de leur psychologie, en étudiant les détails que Barbey nous donne à travers les métaphores tirées du monde matériel.
Attachons-nous maintenant à celles que le monde animal lui a inspirées.
Mis à part quelques traits particuliers (héron, guêpe, loup) le monde animal symbolisant le monde des personnages est celui des animaux à sang-froid ou des félins.
Les reptiles: la comtesse de Tremblay a les écailles fascinantes du serpent, sa triple langue, elle en a aussi sa prudence, les lèvres vipérines sibilantes dardant de piques empoisonnées, une organisation sèche et contractile. Vellini aussi porte en elle un froid basilic qui fait parfois son apparition. La Croix-Jugan a une tête gorgonienne. La Duchesse aussi devient gorgonienne: «il lui semblait voir autour de cette tête les serpents que cette femme avait dans le cœur». Mélusine, les ondines, sont de la même forme.
Les serpents se glissent. «Dans leurs luttes entre elles, les femmes passent en se glissant comme des reptiles là où les hommes ne se frayent un passage qu’en brisant tout comme des éléphants».
Un exemple: «On eût dit deux charmantes couleuvres s’enlaçant sur un tapis de fleurs et se caressant de leurs dards sans oser encore se blesser». Dissimulation et souplesse: c’est la métaphore de l’eau dormante ou des voiles qui est reprise dans le domaine animal[15].
Les félins: ils sont de plusieurs sortes.
Les félins énigmatiques et observateurs sont légion dans les romans de Barbey.
L’observation pour eux est vitale, car, comme dit Torty, «chat ganté ne prend pas de souris». Il y va parfois de leur vie: «Marmor, ce lion marin des îles Hébrides, ne se prenait pas à ces souricières de salon». «Ses yeux avaient soif de la pensée des autres, comme les yeux du tigre ont soif de sang».
Ils sont observateurs et en même temps énigmatiques: leur regard absorbe sans renvoyer. «Un de ces regards longs, indolents, tranquilles, endormis dans leur lumière noire, comme les tigres parfois nous en jettent, de leur oblique prunelle d’or», «la lumière en y glissant ne la (fourrure) lustrait même pas, mais s’y absorbait comme l’eau s’absorbe dans l’éponge qui la boit»; «regard profond comme le velours qui absorbe la lumière sans la renvoyer».
Ils sont indéchiffrables: «les chats, à la lumière qui les éblouit, clignotent et ferment de leurs yeux sous les coulisses tirées de leurs paupières: ils se claquemurent». «Ses deux yeux de tigre, faux et froids». Le père Mesnilgrand «aussi énigmatique (s) qu’(e) un chat qui fait ronron au coin du feu»[16]. C’est un caractère commun au félin le plus spectaculaire comme au plus domestiqué.
Les félins sont remarquables par leur souplesse physique et leur sensualité: ce sont deux de leurs attraits. Barbey estime que le chat est «le plus voluptueux animal qui fut jamais». Tressignies évoque les panthères en décrivant la duchesse d’Arcos: «Aucune d’elles n’aurait mieux justifié ce surnom de panthère. Elle en eut ce soir-là les souplesses, les morsures, les bonds, les égratignements». Ces animaux-femmes réveillent «ce qu’il y a de plus fauve dans nos appétits de plaisir».
Voluptueux et délicats[17], ils signalent le même tempérament chez les personnages: la vie de Vellini s’écoule «comme celle des lionnes du désert, entre les engourdissements du sommeil, et les voluptueuses fureurs de l’amour». Ses rapports avec Ryno ont «quelque chose d’horriblement fauve». C’est «avec des mouvements de tigresse amoureuse qu’elle se roulait sur les tapis en m’entraînant avec elle». Lorsqu’elle caresse sa fille, ce sont «presque des lèchements de bête fauve», elle la «mord».
De nombreuses autres héroïnes, rarement des héros, ressortissent de cette thématique[18].
Le félin est aussi un instinctif, qui va jusqu’à la cruauté.
Vellini, si voluptueuse, est une «lionne frémissante dont le courroux était tout près des caresses». «L’âme la plus noble devient une bête féroce quand on l’ennuie», féroce envers les autres, féroce envers elle-même. Nous voyons Vellini, la première fois, «couchée à terre sur une magnifique peau de tigre, en face du feu». Prosny la torture moralement et l’ennuie. «Pour passer le temps, elle eût jeté Prosny au tigre sur lequel elle était couchée, si l’animal eût vécu». Elle se pique avec les griffes d’or de la fourrure et saigne: «il en sortit du sang qu’elle suça tranquillement».
Même Madame d’Anglure, lorsqu’elle se croit aimée, en arrive à la cruauté pour sa rivale dédaignée: «de ses yeux si doux, (sort) un regard de panthère, parti comme l’éclair des suaves prunelles de velours gris».
Exceptionnelle et mentionnée comme telle, la marquise qu’aime Don Juan, si elle est instinctive, ne peut être cruelle. «Lionne d’une espèce inconnue, qui s’imaginait avoir des griffes, et qui, quand elle voulait les allonger, n’en trouvait jamais dans ses magnifiques pattes de velours. C’est avec du velours qu’elle égratignait».
Le félin est donc bien instinctif[19] et cruel[20].
Barbey parle de «ce monstre de fureur qui ne n’assoupissait jamais en lui, et qu’il appelait son crocodile phosphorent dans une fontaine de feu» (Notons cette image intéressante: un animal aquatique dans le domaine igné de son «intérieur».)
Les félins sont d’autant plus dangereux qu’ils sont imprévisibles et rusés.
Ménilgrand peut «répondre avec la douceur d’un agneau»; on peut le supposer «faire un saut de grenouille dans le bénitier», il est quand même un «tigre», au «visage fatigué de lion au repos, mais dont les muscles étaient toujours prêts de jouer dans son mufle ridé», avec un «nez épaté de léopard».
Vellini reste calme, et Prosny que cela étonne, cherche à s’expliquer que «la señora restât tranquillement assise sur sa peau de tigre, au lieu de devenir tigresse elle-même». Il prédit à Ryno: «Vous ne serez pas sitôt quitte du chat enragé qu’elle va vous jeter des les jambes, mon pauvre Marigny». Mais, là encore, il se trompe. Vellini est capable de se maîtriser: elle a «cette laideur de lionne qui se fronce, et qui donne un coup de dent au serpent qui la mord au cœur».
Imprévisibles encore tant d’autres. Hauteclaire qui «a des yeux de biche, pour la douceur, ce soir-là». La Croix-Jugan, apprenant la mort de Jeanne-Madelaine, n’est «rien pus qu’à l’ordinaire», il fait ses «yeux de chat sauvage» et ne bouge pas, muet… Rusée, Hermine de Flers: «Malgré de nombreuses fantaisies dont personne ne sut le chiffre exact, elle avait marché avec une précaution et une habilité si féline sur l’extrémité de ces choses qui tachent les pattes veloutées des femmes, qu’elle passa pour Hermine de fait et de nom». Rusées, Bérengère et Caroline, se détestent et font «patte de velours»: c’est le titre du chapitre qui raconte leur entrevue. La Pudica prévoit même l’imprévisible pour Ménilgrand: au milieu du baiser: «cette sensitive avait des nerfs de tigre». Tout à coup, elle bondit: «voilà le major qui monte, […] Voyons, mettez-vous là… je vais le faire partir». Et, de sang-froid, elle lui répondra «tranquillement».
Les félins peuvent souffrir et inspirer l’amour. Quand Ryno souffre au point de boire, il repense à Sir Reginald Annesley: «Il avait de la vie jusque dans les ongles, et pourtant, il lui fallait tous les jours de ces breuvages enflammés pour empêcher le bitume de pourrir dans ses larges veines. Mais oui! oui… qui peut dire qu’il n’avait pas souffert, qu’il ne souffrait pas? et que cette force de lion n’eût pas, quelque part, sa blessure?»
La souffrance chez ses hommes puissants est à elle seule capable d’inspirer l’amour. Ryno, discuté par les «linottes du dandysme», a «des yeux qui avaient soif de la pensée des autres, comme les yeux du tigre ont soif du sang; c’est un abîme.» «Mais les femmes savaient une réponse… une réponse qu’elles ne faisaient pas. Comme la fille de la Fable, elles aimaient cet amoureux à longue crinière. Elles avaient vu tant de fois se tourner vers elle, humbles et caressantes, ces dures prunelles fauves, qui, dans leurs paupières sillonnées et lasses, avaient la lumière rigide et infinie du désert dont le vent a ridé les sables».
Même sentiment devant La Croix-Jugan, pleurant sur la perte de ses espérances: «Qu’y a-t-il de plus émouvant que ces lions troublés, que ces larmes tombées de leurs yeux fiers qui vont, roulant sur leurs crinières, comme la rosée des nuits sur la toison de Gédéon». Il se suicide. Mais il survit, et son visage défiguré va tourner les sangs de Jeanne: «le sang faufilait, comme un ruban de flamme, les paupières brûlées, semblables aux paupières à vif d’un lion qui a traversé l’incendie. C’était magnifique et c’était affreux!».
C’est alors que Jeanne, de pâle, va devenir rouge comme une fournaise, à jamais.
N.B. Relevons rapidement que Barbey, dans les Memoranda, note une impression, et un aveu: «Puis, allé à Musard, où excepté une brune et fauve fille de cinq pieds trois pouces, la chute des reins bien arquée, et le regard noir et chargé, roulée en panthère dans un long châle de soie rouge, je n’ai rien vu, rien vu du tout, qui valût l’immense peine d’être regardé. Mais cette femme a remué en moi je ne sais quoi de léonin qui a toujours été en moi». L’insistance (et la précision) de la formule finale est reprise quelques jours après: il va essayer de séduire Apolline: «Maintenant le diable est déchaîné et Cœur de Lion court à la vengeance».
Les thèmes des félins sont entrelacés.
Enfin, notons que les adjectifs «fauve» et «léonin» sont très employés.
La couleur fauve va à tout ce qui est rouge, noir, brun, jaune ou fauve. Léonin signifie mâle: «Ryno a quelque chose de si mâle, de si léonin, diraient les écrivains de ce temps-ci, dans l’esprit et la physionomie, que l’amour qu’il inspire, doit être de l’émotion en permanence […]». Ces deux adjectifs sont comme la tonalité générale: le halo qui entoure les personnages. Rollon Langrune pourrait être un simple conteur, amateur du passé. Mais Barbey nous le met en scène d’une façon privilégiée: «Le soleil couchant d’une vie puissante jetait sa dernière flamme fauve à cette roche noire». De même, lorsque Ryno voit Vellini pour la première fois, il ne saisit qu’«un œil fauve». Le lecteur, habitué au style de Barbey, sait qu’il s’agira plus que de couleur; alors que Vellini semble amorphe à Ryno.
La panthère du Bonheur dans le Crime représente le plus long développement suivi sur un félin. Ce n’est pas seulement une anecdote sans conséquence; il est chargé d’un sens métaphorique.
L’anecdote: La panthère est d’abord un animal en cage; elle est «fameuse» c’est-à-dire qu’elle est pour les badauds un objet de curiosité; les lecteurs sont censés la connaître («morte l’an dernier de la poitrine»). Elle est soumise en apparence aux promeneurs qui jettent aux animaux engourdis ou endormis (et qui du reste contrastent avec elle) des coquilles de noix (symboles d’une vie creuse) et des pelures de marrons (symboles de mépris). cependant les promeneurs sont impressionnés et semblent porter sur eux le masque de la surprise (contempler yeux ronds, bouche bée, [mauvais] rôle). Barbey lui-même s’avoue humilié par l’attitude souveraine de la panthère.
En effet la bête, par son attitude méprisante, fait oublier qu’elle est en cage. Il ne reste alors qu’un prodige immobile lui aussi figé: un sphinx: «nonchalamment étalée, la tête droite, ses yeux d’émeraude immobiles, échantillon idéal et impassible», la panthère ressemble à un danger en suspens, d’où l’étonnement qui n’est ici qu’un soulagement angoissé vis-à-vis d’un danger pour l’instant maîtrisé. Ce sphinx est terrifiant car on le replace dans son élément. Du sphinx, la panthère a la félinité (la ruse, le silence, la souplesse incassable); du pays où elle vient, Java, l’enfer luxuriant d’une île non civilisée, elle a la supériorité en beauté et en force, elle a la cruauté «naturelle». Le texte y insiste en plusieurs endroits. De ce pays lointain et inaccessible qu’elle représente tout entier (échantillon), elle apporte avec elle le maléfice: «la lumière est absorbée par ses poils; beauté idéale, enchantante et empoisonnante» la panthère est un sphinx qui «fascine» l’homme par sa beauté et sa cruauté.
Les réactions des spectateurs sont proches du narrateur: étonnement voisin de la crainte («terrible») mais Barbey va plus loin et se trouve humilié en tant qu’homme; aussi en fait-il la réflexion au docteur Torty qui l’approuve. cependant que Barbey ouvre une énigme en disant: «mais voyez maintenant! Voici l’équilibre rétabli entre les espèces!» et que s’amorce l’annonce d’un duel par les deux mots «justement en face d’elle».
Le symbole: Il nous faut passer du plan anecdotique au plan symbolique. C’est Barbey lui-même en effet qui nous y invite en nous révélant l’équivalence, «l’équilibre» qu’il y a entre la panthère et le couple. C’est presque une analogie qui se poursuivra par une assimilation. Le duel entre l’inconnu et la panthère est inévitable et Barbey accumule les parallélismes.
Sur le plan physique, la panthère et le couple se ressemblent. L’homme a l’air efféminé (boucles d’oreilles) et hautain (la panthère, dédain impassible et royal). Il porte ses moustaches aiguës comme celles d’un chat (félin). Ils ont passé la ligne (elle vient de Java). Tout est irremarquable dans sa tenue (pas une tache fauve). Sa femme prend le regard (la panthère absorbe la lumière). Elle est tout en noir (velours noir, profond et mat). Elle en a les muscles
(la panthère est nonchalante). L’ampleur de ses formes, la fierté mystérieuse et la force (cf. la panthère), ses yeux fixés et magnétiques (yeux immobiles), l’orgueil aussi. On la voit fascinée par lui. C’est une fascination due à l’amour non à la haine.
Le fauve et Barbey: Ceci ne fait pas directement partie de notre sujet sur la mise en scène du masque, mais y participe néanmoins. C’est en effet en quelque sorte le pourquoi d’un style que nous esquissons à grands traits, la raison plus profonde de la mise en scène et de l’allure de la nouvelle.
Aux yeux de Barbey, la femme inconnue, comme la panthère est supérieure, indéchiffrable dans son immobilité et terrifiante par son pouvoir. Cependant, c’est dans cette nouvelle que Barbey sympathise le plus avec ses personnages, Hauteclaire, en particulier, la femme diabolique mais parfaite est son idéal. En effet elle est à la fois l’idéale vierge de fer et en même temps l’idéale femme de feu. Son type: «elle sucerait l’or, le sang, la vie! Ce serait un fléau, un de ces fléaux de Dieu, un de ces Attilas femelles qui ravagent le monde sans épée». Même si Hauteclaire devient une femme de chambre, c’est encore elle qui reste la plus noble; elle est la servante-maîtresse aux sens les plus forts du terme. Quoique dans la description de la panthère on ne parle ni de dents, ni de griffes, sa cruauté est sous-entendue comme dans la parfaite femme de chambre qu’est Eulalie, se cache une détermination lucide et passionnée.
Barbey avait un goût prononcé pour la tigrerie. L’incise, «en rodant», demande à être expliquée. Il semble que roder signifie ici «errer» dans le parc, et aussi, solution préférable à cause du participe présent, «avancer doucement», ce qui implique une attirance inconsciente et qu’on cherche à cacher.
Barbey cherche peut-être aussi à cacher ce que peut avoir d’étrange son attirance pour le sauvage en comparant la panthère implicitement à des fleurs, des fruits, mais cette tentative de distorsion échoue lorsqu’il termine par les animaux. L’amour qu’il aime est un amour violemment sensuel qui boit la vie comme «l’éponge boit l’eau», malgré son amour de sublimation pour l’Ange Blanc ou d’autres Clorindes. C’est pourquoi littérairement, il a choisi comme biais pour introduire l’histoire, ce duel entre deux panthères. En effet, l’auteur semble s’interrompre dans la description longue et pensive qu’il a donnée de la panthère pour faire rebondir le récit. «Quand scindèrent et se plantèrent justement en face d’elle» les passés simples, les adverbes, les verbes choisis annoncent que l’action va commencer. Le «voyez» excite la curiosité du lecteur. Et comme ce dernier a vu la panthère, l’assimilation se fait plus rapidement.
Artifice de nouvelliste, figure littéraire, symbole, la panthère est née de la réalité, et aussi d’une obsession de Barbey. Elle est aussi pour lui la femme fascinante mais dangereuse, celle qui ne supporte pas facilement la maîtresse, pas du tout la rivale. L’animal sanguinaire et castrateur, celle qui humilie l’espèce homme par un mépris contre lequel on ne peut rien. Elle est diabolique tentante, la tentation même, enchantante mais empoisonnante.
Les animaux mythiques: pour en finir avec le registre animalier, il nous faut reparler des Sphinx, et des animaux mythiques. En effet le sphinx grec est un animal composite: une tête et un buste de femme, des griffes, et parfois une partie chèvres, parfois une partie lion. Mais en Égypte, les sphinx ont souvent une tête de lion ou d’homme. Le sphinx garde, en tout cas, ce caractère félin que nous avons défini plus haut: qu’il pose l’énigme, comme en Grèce, ou qu’il garde un tombeau, comme en Égypte, il suscite l’interrogation. À ce mot s’attachent des connotations reçues – comme il existe des idées reçues – à quoi le sphinx sert de signifiant. Lévi-Strauss décrypte le mythe du sphinx comme la transposition du rapport originel de l’homme à la femme redoutée (l’amazone). Alberte «viole» presque Brassard comme la femme de Putiphar à laquelle Barbey fait plusieurs allusions. Cette femme-sphinx est souvent la femme dominatrice, la femme forte, et on peut trouver intéressant le rapprochement avec Niobé, autre thème fréquent. Dans le poème de Niobé où Barbey conte un souvenir d’enfance, les trois sont liés: «la figure sinistre et blanche avait les cheveux relevés et tordus négligemment derrière la tête, comme j’avais vu souvent ma mère, le matin, quand sortant de son lit aux sphinx de bronze, elle nous emportait dans ses bras». II 1204. Il semble que la mère, la femme dominatrice et le monstre soient liés par le Sphinx et Niobé. «Moitié femme et moitié serpent; froid basilic».
D’autres animaux mythiques sont souvent évoqués pour décrire le masque. De même des paroles monstrueuses, c’est à dire anti-paroles qui se montrent et se cachent: Vellini est un logogriphe, un hiéroglyphe, un casse-tête chinois; de même, des matériaux extraordinaires: du feu grégeois, du vif argent: qu’on ne peut saisir. Tout ceci touche à un diabolique qui se dispenserait du Diable. Quelques exemples: Joséphine d’Alcy est un sphinx, un griffon, une femme énigmatique, dans grande mascarade de la vie. Madame de Gesvres dépense pour conquérir Maulévrier «un esprit de démon et des façons siréniennes». Les bergers qui ensorcellent Jeanne de Feuardent sont des animaux vautrés dans leur bauge, ou les bêtes
rampantes d’un blason, ils ne bougent pas plus que des sphinx. La Croix-Jugan a une tête gorgonienne, c’est une énigme, un personnage énigmatique et redoutable. Jeanne ne veut révéler à personne l’énigme cruelle de sa vie. Le père Riculf est un mystère indéchiffrable, une énigme, un capucin incompréhensible, effrayant sphinx en froc, impénétrable, froid et mystérieux. La Duchesse a une tête de Gorgone. Alberte, diablesse femme, sphinx, indéchiffrable. Eulalie, cette belle diablesse. Marmor, caractères mystérieux; la Comtesse, Ondine, madame de Givre, sphinx, casse-tête, manuscrit qu’il aurait été impossible de déchiffrer. Rosalba, monstre d’impudicité.
Le monstre
Si nous faisons une analyse succincte, nous voyons qu’il est condamné par le classicisme et le rationalisme. Il ne se manifeste alors que dans des formes mineures (décoration, allégories, etc.); il cherche alors à se faire méconnaître, à se réfugier dans toutes sortes de réserves. mais il subsiste masqué.
Comment? Il faut que sa fréquence dans le passé l’ait rendu familier: tritons, centaures, ondine, mélusine, salamandre… Il faut que l’artifice littéraire «récupère» le monstre pour en faire un objet esthétique: la tête de Gorgone. Il faut qu’il soit domestiqué par l’allégorie. Le sphinx peut être le symbole de l’énigme, ou par la luxure (iconographie du Moyen Âge). Tout ceci est valable chez Barbey.
Les précautions que Barbey utilise, et pourtant la crudité, les redites, les répétitions montrent que chez lui, ce thème ne pouvait rester enfoui. Persécuté, le monstre, ne peut cependant être détruit. Mis en cause par la raison, ou par la foi, ou par le sens d’une esthétique rationnelle, il est trop vivant et vital. En effet, les liens qui relient le monstre aux affects, sont plus forts que ceux qui les relient à la conscience, au savoir. C’est à l’angoisse, aux désirs qu’il est attaché. Double polarité qu’on retrouve souvent, il fascine et dégoûte à la fois. Pour dire la part la plus secrète de soi-même, le créateur de monstres met en scène des êtres inventés, en s’écartant de la nature. Face à cet écart qu’il refuse de mesurer, le lecteur-spectateur accepte ou refuse ce qu’il voit.
Chez Barbey, le thème est développé avec une telle puissance qu’il est presque un leitmotiv qui sous-tend ce thème du masque; qu’il serait presque une explication à sa vie. Le monstre se montre et se masque, ou devrait se masquer. «Monstrueusement provocant» peut
s’appliquer non seulement à la toilette de la Duchesse mais aussi à Une Page d’Histoire, au Bonheur dans le Crime, au Dessous de Cartes, au Plus Bel Amour de Don Juan, à la Pudica, etc. Ce que Barbey peut apercevoir du masque est pour lui, par essence, monstrueusement provocant.
III.1.3. La description statique des héros par les métaphores directes: conclusion
Pour expliquer (au sens ethnologique) le masque qu’il fait porter à ses héros, Barbey utilise le volume que lui offre la métaphore.
Nous nous sommes donc bornée, dans cette partie, à relever et classer celles qui impliquaient la présence d’un masque psychologique. le masque est décrit tantôt dans son prestige (on a l’impression d’un mur), tantôt dans son action (il sert de casque, d’arme), tantôt dans son vécu (il est rejeté parce qu’inutile) etc. Ayant à l’esprit toute notre analyse sur la définition du masque, nous réalisons que le domaine d’exploration est immense.
Toutefois, après notre recherche, quelques constatations se font jour:
Nous relevons des constantes dans l’utilisation de certaines métaphores sur des caractères infernaux.
Les abîmes de la mer, des vallées ou de l’âme; le feu, le bronze, le marbre sont les bases de métaphores diaboliques. Les adjectifs «bronzés, fauve, félin» n’ont plus tant la signification de la couleur que celle d’une certaine ambiance, d’un tempérament.
La distinction entre ce qui a cuit, ce qui a subi l’échauffement de la passion à un moment, ce qui est brûlant, et ce qui n’est pas cuit est importante sur le plan de la description psychologique. Les métaux, l’argile ont fondu; mais l’argile détrempée qu’est l’âme de Lasthénie, le plâtre qu’est devenu ce muguet sont des preuves (inconsciemment peut-être) fournies par (le metteur en scène) Barbey pour aider le lecteur à supposer correctement. ce qui a cuit est infernal.
La distorsion de certaines valeurs classiques est, elle aussi, due au masque intérieur qui dévie la vision des personnages masqués: Vellini, qui doit se cacher dans une caverne est «un diamant noir». La fillette aussi qui croit attendre un enfant de Don Juan, dans son innocence, est dite par lui en plus «topaze brûlée», alors que les topazes sont les bijoux de la belle polonaise, mère de Néel: «feu orangé des topazes aux lueurs mystérieuses» qui lui rappellent
sa beauté «la splendeur d’une aurore boréale», «diaphanéité de certaines substances nacrées», «perle sans rayonnement du bonheur domestique». Don Juan détourne encore la comparaison «céleste» avec les fleurs en la comparant à une «sensitive», «couleur de souci». Autre distorsion; la pureté de Jéhoël qui ne vient pas de Dieu mais de LUCI-FER, archange déchu, par orgueil.
A propos des Célestes, les constantes sont fortes: le diamant et l’or sont réservés à Calixte, l’eau de source, l’albâtre, la topaze, la perle, la nacre, l’opale sont l’apanage de caractères «clairs».
Mais ce qui intéresse Barbey, même chez les Célestes, c’est le mystère; la transparence de la pureté, mais pas la pureté tout court; la transparence dans la profondeur et non l’infini de la transparence. Ainsi, chez Hermangarde, la poésie du voile l’emporte-t-elle sur le charme enivrant de la nudité, au même titre que physiquement, chez la duchesse d’Arcos en déshabillé et chez la Pudica, la transparence insidieuse des voiles se combine avec l’osé de la chair, pour faire une toilette monstrueusement provocante. Chez les Célestes, comme dans les Diaboliques, le thème du masque est celui qui provoque chez Barbey, celui qui intéresse, celui qu’il essaie de mettre en scène à travers tous les artifices.
La fleur, elle aussi, est en même temps visible, éclatante et pourtant en bouton, elle ne révèle rien dans son calice, toute innocente qu’elle soit.
Les armes célestes qui les protègent ne sont pas hermétiques, et même chez Calixte, le cœur a été le point faible de cette armure de diamant.
Nous relevons également des thèmes propres à Barbey, que nous développerions si c’était le lieu de parler de lui.
La cruauté des félins, souvent gratuite chez l’homme, parfois involontaire au moment de la douleur qui ramène l’homme à la bête, est aussi celle qui donne le frisson à Barbey (Vellini). «En elle, c’est l’animal qui est superbe» nous dit-il de Hauteclaire. Mais d’ailleurs, il parle de «tact animal de la femme». «Le je ne sais quoi de léonin qui a toujours été en» lui est ému par les amazones, les écuyères, les sportives, les femmes viriles. Peut-être son goût pour le bizarre, le monstrueux vient-il de là? Peut-être est-ce aussi pour cela que le thème du secret est si important, conjointement avec le thème du masque? Ou peut-être simplement est-il partagé entre deux tendances? Toujours est-il que, parallèlement à Ménilgrand qui cache un crocodile phosphorescent dans sa poitrine de feu, il se décrit lui-même comme un palais dans un labyrinthe, ou encore mieux, comme un volcan sous un glacier, reprenant ainsi notre étude!
Autre thème bien aurevillien, et qui peut se référer à ce qu’il a vécu, le thème de la volupté cachée: rappelons-nous la métaphore du vase ouvert, ce qui entraîne la nécessité de ne pas trop remuer: les êtres heureux doivent être graves… Mais aussi revoyons Tressignies boucher, sceller et cacher ce flacon précieux, car il perdrait à être respiré. Ce n’est pas seulement du dandysme. Et imaginons la volupté de vivre, la tête lacée dans un masque: «leurs sensations (ont) réellement la profondeur enflammée de l’enfer? Or, l’enfer, c’est le ciel en creux. Le mot diabolique ou divin, appliqué à l’intensité des jouissances exprime la même chose». C’est ici toute une symphonie qui est développée au long de son œuvre, sur le thème du masque, à travers les métaphores qui nous décrivent les personnages.
Nous allons maintenant laisser de côté le royaume, si aimé de la littéraire romantique, des métaphores pour essayer de dresser la carte d’identité des personnages, leur fiche signalétique, en prenant toujours comme centre d’intérêt le masque. Comment notre metteur en scène doit-il rendre les héros inventés par Barbey?
Notes
[1] Genette, Figures, p. 33.
[2] Pierres précieuses aux valeurs classiques: Brassard «aux yeux de saphir perçant», Mme de Tremblay a des yeux d’«émeraudes froides», «des yeux vitrifiés, en qui l’esprit seul allume des éclairs». — Albâtre: Calixte: «tempe de cette forme d’albâtre», «visage du même blanc, profond et diaphane, albâtréen»; Mme d’Anglure a des «fragilités d’albâtre». «Le temps, ce rude sculpteur intérieur qui souvent brise le bloc qu’il voulait tailler, nous grave au visage des rides comme les rayures dans le plus doux des albâtres». — Opale: Lasthénie a un «front d’opale»; le front de Camille «bruni par l’Italie, sous la résille de ses veines foncées, irradiait comme l’opale d’un ciel matinal, des clartés que le cœur incessamment y versait. On eût dit, mais c’est contradictoire, le jour se frayant dans la nuit, si le jour pouvait paraître sans dissiper la nuit», «ciel opale de pureté». Les cils de Calixte «estompaient d’une ombre où perlait vaguement la lumière les joues d’opale de ce visage où sous les ferveurs de la prière semblait trembler la lueur mystérieuse qui scintille au front des anges adorateurs».
[3] Dureté: «Le danger pour tout ce qu’elles aimaient avait étendu autour de leurs cœurs une frémissante couche de bronze». La fillette: «une dureté de petit bronze»; la Duchesse répond à Tressignies avec «l’insensibilité du bronze». «La nécessité aux mains de bronze».
[4] Dissimulation: lorsque Néel part se suicider, il doit cacher ses intentions et rester insensible: «Tu sais ce que je veux, ajouta-t-il avec l’accent qu’aurait eu le bronze, si le bronze parlait. D’ailleurs, il n’y a pas de danger, ajouta-t-il, avec le mensonge d’une confiance superbe.» Allan, pour cacher ses sentiments, essaie «d’être d’airain ou de marbre».
[5] Violence: La Croix-Jugan a les «lèvres bronzées par la poudre», Maulévrier s’est «bronzé à ce jeu».
[6] Dureté: «Hermangarde était de cette race d’âmes: marbres purs qui ne se raient pas, car se rayer, c’est commencer à s’entrouvrir, et elles restent fermées.»
[7] Yseult «était toujours impassible car le seul sentiment de son âme – molécule perdue au sein du bloc opaque – n’avait pas même l’énergie de se faiblement empreindre au visage immuable et glacé» (603).
[8] Rigidité: La Croix-Jugan «porte un manteau noir […] dont les plis profonds comme des cannelures lui donnaient quelque chose de sculpté et de monumental». Lorsqu’il est pâle, il est de «marbre vert». Lorsque Jeanne a une crise chez la Clotte, elle devient rigide: «une pâleur de morte avait enveloppé Jeanne et semblait s’incruster jusqu’au fond de sa chair». «Ce visage, passant au bloc de marbre, et ses pesantes paupières qui couvraient rigidement de leurs voiles opaques les yeux disparus», la font ressembler à «une figure de bas-relief». De même, lorsque Calixte est en proie au tétanos, elle est «rigide, mate et blanche comme une statue tombée de son socle sur l’herbe du gazon», et pourtant «elle pleure, comme dans Virgile les marbres pleurent». Elle est devenue «pâle statue de mausolée», elle a les «yeux blancs d’un buste». «Tous ces organes sont marbrifiés»; elle est statue: «Pour qu’elle fût plus statue encore, les cheveux blonds devinrent blancs». «Ah! le génie de la Douleur, ce grand artiste qui nous sculpte avec un amour si féroce, n’oubliait rien! Statue effrayante, qui craquait dans son marbre et suintait comme les marbres suintaient dans les églises, par les temps humides». Quand Sombreval la tient morte dans ses bras, il reste lui aussi, «immobile, dans une rigidité de marbre».
[9] Maulévrier voit «à de certains éclairs dans le regard [que] l’orage couvait sous ces menteuses surfaces». Madame de Gesvres est «d’une beauté sculpturale».
[10] Voiles conscients: Allan, malheureux, souhaite que reviennent ces moments «où les sens étouffaient l’imagination sous leurs voiles de chair», voiles conscients alors.
[11] Voiles inconscients, perceptibles à l’observateur: «quelle était cette rêverie inconnue dont le voile se dépliait mollement sur» le front pensif de Ryno.
[12]La Croix-Jugan nous est décrit comme une «momie sanglante». La Malgaigne, veillant Calixte, c’est une «momie gardant un cadavre». Immobilité et mystère.
[13] Le Feu visible: Vellini: «ses profonds yeux noirs pleuvaient leur feu dans les miens et m’interceptaient le ciel», «son front que léchaient en passant les flammes de la volupté», «son corps de bronze», ses yeux «tisons ardents de brasero sans flamme s’avivaient d’une clarté qui brûlait le jour», «le brasier dévorant était pâle en comparaison du feu qui lui sortait par les yeux», «sable brûlant qui dévore les yeux» de Ryno. La Croix-Jugan, «soleil de balafres», «le sang faufilait comme un ruban de flamme ses paupières». Toute sa vie, «il a traversé l’incendie». «Ses yeux, deux réchauds de pensées allumées et asphyxiantes de lumière, éclairaient comme la foudre éclaire le piton qu’elle a fracassé». La duchesse d’Arcos: bien digne de porter le nom de Turre Cremata «car elle est brûlée à tous les feux de l’enfer», répète ce mot de «vengeance qui lui flambait toujours aux lèvres». Le portrait de son mari, dans un bracelet, est «un cercle de feu, qui [la] brûle jusqu’à la moelle».
[14] Hermangarde est «une de ces belles jeunes filles qui sortent du calice d’une fleur, sans qu’on sache bien où la fleur finit, où la femme commence». — Léa, aux cheveux «nuancés, un duvet de fleur», semble un «bouton de fleur indéplié; un avorton de fleur» (I 5, 39). — Camille, «sérieuse comme les fleurs qu’elle apportait». — Hortense a des bleuets dans les cheveux, «fleur poussée en pleine terre». — Madame d’Anglure, qui a «la beauté d’un camélia élancé», éprouve une passion trop voyante pour Raimbaud de Maulévrier: «dans ce cœur d’une virginité fabuleuse, éclata tout à coup la fleur d’un sentiment vrai qui ne fleurit plus guère que tous les cent ans, comme l’aloès; et qui fait moins de bruit». — Jeanne, dans sa crise, cache un secret, sous «son écorce momentanée de cadavre». — Il est à noter que Lasthenia est un genre de plante.
[15] Prosny observateur: «héron», «œil vert et bec jaune», «œil de faucon pour l’éclat», «œil de lynx, fin et madré». — Cruels: Des Touches, la guêpe; Prosny, vieux renard, désireux de donner son premier coup de dent. Berger léchant son couteau humide. «Avec sa tête carrée, ses poils hérissés et jaunes, et le mufle qu’il allongeait en buvant avidement cette eau qui avait une si effroyable saveur pour lui, il ressemblait à quelque loup égaré qui, traversant un bourg la nuit, se fût arrêté en haletant, à laper la mare de sang filtrant sous la porte mal jointe de l’étal immonde d’un boucher». — Froids: le berger a «un regard de crapaud». Des Touches a «un cœur de brochet». Autres poissons: Eulalie se mouvait et vivait dans le mensonge «comme le plus flexible des poissons vit et se meut dans l’eau». La comtesse du Tremblay a un «tempérament de plongeur». Les joueurs de whist sont des «cygnes qui plongent leur tête sous l’eau».
[16] Énigmatiques: la Marquise de Gesvres a des «yeux câlins et presque faux»; d’habitude, elle montrait «une physionomie nette et perçante quand elle ne faisait pas la chattemite». Son regard se fait parfois «mi-clos à dessein, et voluptueux à froid». — Marmor fait montre «d’une vigueur de souplesse endormie, comme celle du tigre dans sa peau de velours». Vellini, immobile, rappelle à Ryno «ces lions chimériques accroupis dans les cours de marbre de l’Alhambra, qui portent sur leurs têtes de tigres, la vasque froide d’une fontaine sans eau». L’union de tous ces symboles fait naître, par la plume de Barbey, le caractère énigmatique de Vellini.
[17] Vellini a «cette épine dorsale qui vibrait comme celle d’une nerveuse et souple panthère; avec ses mouvements si félins, ses mollesses énervantes et provocatrices, elle s’en venait tourner autour de moi, avec son regard luisant et étrange, et ses mouvements de jeune jaguar». «Mouvements de velours dans des articulations d’acier». On sent autour d’elle le «fumet irritant de la bête humaine».
[18] Mêmes constatations pour Hauteclaire au pas de velours, surnommée Mademoiselle Ésaü, panthère: «en elle, c’est surtout l’animal qui est superbe». — Madame de Gesvres «roulée dans un mantelet de zibeline qui lui donnait une mine royale et barbare», ressemble dans sa loge à «une espèce de panthère étalée dans la cage». Chez elle, dans sa douillette de soie grise et dans ses pantoufles de velours, belles ermites de boudoir, près de la cheminée, elle ressemble à une «chatte câline, qui faisait le gros dos avec une incomparable volupté». Dans son boudoir jonquille, on trouve «la vanité parisienne, roulée comme un chat dans sa fourrure, sous les plus habiles artifices». Madame de Gesvres a tout d’un chat, rien du tigre. C’est donc un jeu. Mais un faux jeu…
[19] Instinctifs: Vellini «accouche comme une de ces créatures du désert». «Le tigre est calme et même somnolent jusqu’à ce qu’il bondisse, et son premier bond est si juste qu’il n’a pas besoin de recommencer. La señora imitera-t-elle cette aimable bête avec laquelle elle a peut-être plus d’un rapport de ressemblance? Ne fera-t-elle qu’un seul coup de dent du friand bonheur d’Hermangarde?» s’interroge Prosny. L’instinct lié à la cruauté en font le plus redoutable adversaire de l’élévation et de la douce fierté d’Hermangarde. — Ydow pousse «un miaulement étranglé de chat sauvage» et questionne «avec quelque chose qui n’était plus une voix».
[20] Cruels: la cruauté, puissante chez le carnassier, est affreuse chez l’homme quand elle est indépendante de l’instinct. — La jalousie de Vellini la rend heureuse de la mort de l’enfant de Ryno: «un éclair fauve traversa sa prunelle» mais elle se contrôle. — Bérangère de Gesvres, félin au petit pied, torture par sa coquetterie Maulévrier: «comme un enfant ou comme une chatte, elle s’empara d’un petit portefeuille» et, «avec insouciance et taquinerie», elle inscrit son verdict. — Rosalba se contente de rire «comme une hyène» devant le désespoir de son mari. Tressignies, quand il se croit joué par la duchesse, a un «mouvement de vanité tigre».