Publié par Marguerite Champeaux-Rousselot le 18 septembre 2021
Que veut dire « conversif » ?

Soit un mot de base : on lui accole un élément (lettre ou un préfixe) qui le fait changer de sens. Il ne s’agit pas d’un cas comme moral, et a-moral ou im-moral : ce sont desmots contraires ou antonymes, mais d’un autre changement de sens .
L’anglais a gardé des traces d’un pouvoir conversif : celui du du W :
– placé devant le mot East, Est, il le change en West, Ouest.
– placé devant le mot Man, homme, il le change en Woman, femme.
En latin, le doublet Man-Woman se dissimule derrière les racines H/MN de ho-minis, ho-minem, génitif et accusatif de homo et de F/MN, femina, qui a donné « féminin ». Le F est resté sixième lettre de l’alphabet latin, à la place du Vav, W, sixième lettre de l’alphabet hébreu.
Le vav ou waw conversif en hébreu biblique
En effet, il existe en hébreu biblique, la 6°lettre de l’alphabet, une consonne, qui s’appelle vav, se prononce /v/ et s’écrit en hébreu comme un petit clou (יְ) et conventionnellement s’écrit en européen avec un W ou un J.
Cette consonne a en hébreu différents rôles.
Entre autres, elle peut se placer devant un verbe et elle en modifie alors le temps.
Cette fonction n’est jamais employée dans l’hébreu oral, même ancien. Elle n’est employée que dans l’hébreu écrit.
Cette fonction n’existe plus non plus en hébreu moderne.
Deux cas pour cette fonction :
1°) Soit un verbe au passé en hébreu biblique : si on colle devant cette forme verbale un W (vav) il prend un sens futur.
2°) Soit un verbe au futur. (sachant que le Y, Yod, placé en tête d’un verbe le conjugue au futur) : si on colle devant cette forme verbale au futur un W (vav), le verbe qui s’étend toujours dans le futur, prend également la valeur d’une action dans le passé, ponctuelle, accomplie, finie. Il s’agit là d’un passé qui a été définitif et dure…
On dit que le vav, dans cette fonction, est conversif (ou inversif).
L’exemple le plus illustre : en Genèse, 1,3
C’est au tout début :
יְהִי אוֹר YHY AWR, Yehi = « Soit Lumière » ( verbe au futur ).
La phrase suivante utilise la même forme verbale en la faisant précéder d’un W ( vav) וַיְהִי־אוֹר WYHY AWR, VaYehi – « Et fut la Lumière et elle n’a pas fini d’être … »
De nombreux exemples
De multiples verbes commençant par ces deux lettres qui marquent le futur ( Y) précédé d’un W ( vav conversir ).
Cela donne
– וַיְדַבֵּר, WYDBR, Vayedaber, “= il parlera + W = et Il parla (et Il n’a pas fini de parler ) ”,
– וַיֹּאמֶר, WYAMR, Vayomer, “= il dira + W = et Il dit (et Il n’a pas fini de dire ) ”,
– וַיִּקְרָא, WYQRA, Vayqra, “ = il appellera + W = et Il appela (et Il n’a pas fini d’appeler )”,
– וַיְהִי, WYHY,Vayehi, “= il sera + W = et ce fut (et cela n’a pas fini d’être) ”
– ו יּ ב דּ ל WYDL = va yav-dèl = il séparera + W = et il sépara ( et Il n’a pas fini de séparer )
Dans Esther 4.11, on a une allusion à une loi qui a été promulguée mais qui est toujours valable.
Dans Jérémie, une alliance a été scellée mais elle continue et sa propriété essentielle est de continuer.
Dans l’histoire de Jacob et Esaü, également 4 verbes sont au passé ( Esaü a mangé, bu etc. ) et un verbe au passé précédé du W indique clairement que ce passé dure à jamais ( Esaü a « déprécié », méprisé, renoncé à son droit d’aînesse, croyant sans doute qu’il était de peu de durée et d’importance, et cela est devenu définitif et dure…)
On peut gloser sur ces nuances temporelles...
– Il existe des actes qui s’inscrivent dans un passé qui se clôt, qui se finit avec cette action qui est révolue. Il est d’autres actes qui appartiennent à un passé qui a de l’avenir par son essence même : une loi promulguée, une alliance, une promesse. Si moi même j’adopte cette Loi, si je mets mes pas dans celui de Moïse par exemple, je suis un peu Moïse. Moïse a parlé en un temps précis mais il parle encore. Ce passé continue. C’est pourquoi Moïse nous parle encore. Moïse échappe au temps et nous fait entrer dans le même temps que lui. C’est un passé qui a de l’avenir. Est-ce un moyen d’échapper à la mort ? Peut-être un peu… Je repense aussi à bien des passages de l’Evangile où le temps joue un rôle … et en particulier à la phrase où Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais où le Dieu d’Isaac, de Moïse et de Jacob est le Dieu des vivants. ( Nous en avons parlé à la petite école d’écoute et de dialogue de Saint-Merry Hors-les-Murs cet été 2021).
– Ce W (vav) conversif fait prendre conscience de ces aspects temporels qui existent moins en français par exemple et nous ouvre donc à l’Autre. Ethnologie, Psychologie des Foules, civilisations…
Peut-être est-il intéressant de comparer avec les temps grecs ? L’imparfait, action du passé qui a duré longtemps (ελυον. Je déliais ) L’aoriste, action brève et finie dans le passé (ελυσα, je déliai) . Le parfait, action du passé, brève ou longue, dont l’effet se poursuit dans le présent λελυκα ( j’ai délié ). Le futur ( λυσω je délierai)
Ou les temps anglais : préterit, parfait, plus que parfait, forme progressive passée, présente ou futur…
– Outre cette capacité du vav conversif de transformer un passé en futur et l’inverse, il participe peut-être d’une mentalité qui aime inverser les choses et les montrer sous deux angles ( ce qui gêne ceux qui sont un peu trop rationnels, simplistes ou manichéens, ceux qui ne sont pas poètes, sensibles ou nuancés)…
Comme le W (vav) a une forme de petit clou, on peut se demander (eu égard aux commentaires infinis sur les lettres hébraïques) si la thématique de l’inversion ou du paradoxe évangélique ne s’y accroche pas dans les épîtres, l’apocalypse et l’Evangile : le Christ sauveur est cloué sur la croix, attaché alors qu’il libère, châtié alors qu’il est innocent, mourant alors qu’il accomplit sa vie ou la donne, roi des juifs alors qu’il est rejeté, l’Agneau est le chef, etc. etc.
Merci à Elisabeth Smadja de nous avoir enseigné tout cela !
Marguerite Champeaux-Rousselot