Pourquoi chercher le sens de ces deux adjectifs dans ce texte si connu !?
Commençons à l’américaine par une petite touche d’humour …
Nous allons voir un texte où il sera beaucoup question d’animaux domestiques : petit bétail, moutons, béliers et brebis, ou sauvages : loups déguisés en animal bêlant ou chevrotant, ou brebis à la dent féroce, ou difficiles à caractériser : serpents et colombes…
Le chapitre 5 de Matthieu évoque d’abord ce qui se traduit souvent par « les brebis perdues d’Israël » (Matthieu 10,6). On peut préciser que le grec, probata, πρόβατα, signifie littéralement des « animaux qui marchent », ce qui les différencie des animaux qui rampent ou nagent. Il ne s’agit ici que des animaux domestiques : on peut traduire par petit bétail, ovins ou caprins plutôt que le gros bétail qui pâture sans beaucoup se déplacer. Ce ne sont donc pas les « brebis perdues d’Israël », et ce ne sont ni des béliers, ni des moutons : les ovins d’Israël serait la traduction la plus juste… (et qui en plus éviterait tout froissement en matière de genre !) mais elle est si peu poétique que l’on peut utiliser successivement les unes ou les autres pour notre raisonnement. Or, le choix n’est pas facile : le français connote le mouton comme un faible ou un traître, le bélier comme un violent, et la brebis comme un animal passif et un peu bête, ou l’une des ouailles d’un pasteur, sachant que , justement ouailles étymologiquement vint du mot latin, ovis, tout ovin, dont dérive d’ailleurs le terme ovin… Faute de mieux, nous utiliserons donc le classique brebis…Matthieu montre Jésus envoyant ses disciples dans le monde auprès » des « brebis perdues de la maison d’Israël ». (Matthieu 10,7). En fait il a bien conscience de les envoyer en apprentissage directement sur le terrain, sans entraînement fictif préalable… et aller vers ce troupeau est en fait aller en mission risquée vers un milieu dangereux. Matthieu ne met-il pas sur le visage de Jésus un petit sourire rassurant lorsqu’il leur dépeint avec une formule humoristique en un seul verset un tableau surréaliste : en fait ce sont eux les vraies brebis, et les autres sont … carnassières ! Il les envoie en fait « comme des brebis au milieu des loups » ; eux, alors devront s’y préparer en ayant en même temps une qualité précise propre aux serpents et une autre propre aux colombes… Un art pas facile ! Mais le pasteur qu’est Jésus ne voit dans ces brebis-loups sauvages que des brebis perdues à « gagner »…
Ce sont précisément ces deux qualités que nous allons tâcher de décrire, de comprendre et de traduire.
En effet, les points de suspension de notre titre sont là, comme nous le faisons souvent, pour représenter deux adjectifs dont le sens est à établir, avant de songer à une traduction.
En effet, comme on considère le plus souvent le serpent comme le symbole du mal et la colombe comme le symbole de la pureté, on imagine souvent que ces deux adjectifs sont antinomiques. C’est pourquoi ils sont traduits par des adjectifs variés qui s’opposent comme le noir et le blanc : « être rusés, prudents, adroits, malins, comme des serpents et purs, simples, candides, parfaits, innocents, ingénus, comme des colombes ».
A l’étude, le sens s’avérera assez différent et beaucoup plus stimulant pour nous, car le conseil de Jésus comme toujours est non seulement porteur mais aussi cohérent avec le reste de son message.
Voici le texte : nous mettons ici en italique les deux adjectifs concernés
Le texte grec est le suivant : Ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω ὑμᾶς ὡς πρόβατα ἐν μέσῳ λύκων· γίνεσθε οὖν φρόνιμοι ὡς οἱ ὄφεις καὶ ἀκέραιοι ὡς αἱ περιστεραί.
La traduction latine (la Vulgate) est la suivante : « ecce ego mitto vos sicut oves in medio luporum : estote ergo prudentes sicut serpentes et simplices sicut columbae. »
En français, avec les adjectifs à traduire entre crochets : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc [ phronimoi ]… comme les serpents et [ akeraioi] comme les colombes ».
Le contexte de cette phrase
Pour commencer, resituons (comme il le faut toujours) la phrase dans son contexte.
Jésus, au début de ce discours envoie pour la première fois les disciples (Matthieu 10, 5) dans le monde, ce qui est ardu, et il leur demande, ce qui est moins naturel et plus difficile encore, d’« aller de préférence vers les brebis perdues ». Il a bien conscience de les envoyer eux-mêmes, ce qui est risqué, « comme des brebis au milieu des loups » (Matthieu 10,16) et c’est alors qu’il leur fait la recommandation, tel un berger plein de sollicitude, de se garder « des humains » qui sont quasiment assimilés à des loups… (Matthieu 10,17) , sachant que lui-même annonce le royaume également … aux loups qui ne sont en fait, eux aussi, pour lui, que des brebis perdues…
Juste avant, il a recommandé d’abord à ses disciples de ressembler par certains côtés aux serpents et par d’autres aux colombes (Matthieu 10, 16) : c’est le passage qui nous intéresse ici.
La question que pose cette phrase
En effet, nous connaissons bien ce passage et avons l’impression de bien l’avoir compris ; il est si connu qu’il se trouve même cité comme un conseil de la sagesse populaire, un conseil qui autoriserait même des modèles de pureté à ruser voire mentir ou pire… Le conditionnel que nous utilisons montre que c’est un contresens, un contresens grave dans ses conséquences.
En effet, ce contresens naît de l’expérience qui trouve un bon sens « universel » à cette phrase qui décrit la difficulté de la tâche lorsque des gens missionnés vont désarmés au milieu d’ennemis et les qualités qui leur sont nécessaires pour réussir à survivre et atteindre leurs objectifs.
Il semble clair, dans le langage symbolique de notre civilisation actuelle d’ici, que le serpent symbolise la ruse et le mensonge, le mal, et que la colombe s’y oppose, catégoriquement et tout aussi essentiellement, par sa blancheur, symbole de pureté et d’innocence ; il est donc évident, dans ce cadre, qu’il faudrait que des personnes pures, simples, candides, parfaites, ingénues comme les colombes, soient au besoin ou dans certains cas menteuses et rusées comme le serpent de la Genèse : elles seraient alors prudentes, adroites ou malignes, Ce ne serait donc pas duplicité, mais un défaut mis au service d’une qualité pour réussir une mission ; du réalisme mis au service de l’idéalisme… En lui rendant la monnaie de sa pièce, la céleste colombe exploiterait enfin, par exception, le serpents diabolique à son profit.
On voit les conséquences d’une telle compréhension : elle rend et rendrait possible bien des dérives… Trois exemples:
1°) Une religion déjà ancienne permettait, pour arriver à survivre, de dissimuler, de mentir, d’abjurer, de se parjurer si nécessaire etc. : c’est la taqîya. Malheureusement, les dérives sont possibles. Ainsi, depuis les années 1990, certains extrémistes la conseillent pour triompher par tous les moyens des religions ou sociétés qu’ils se représentent comme ennemies, persécutrices ou éventuellement menaçantes tant que leur religion ne domine pas toutes les autres (voir à taqîya, https://fr.wikipedia.org/wiki/Taq%C3%AEya).
2°) Dans un pays totalitaire, une partie importante des citoyens espionnait l’autre pour le bien de l’Etat ou du pays, affirmait-on (système mis en place par la Stasi en Allemagne de l’Est) : même au sein des familles, la franchise et la sincérité n’existaient quasiment plus.
3°) Des personnes ayant autorité, morale, parentale, politique, financière, religieuse .. abusent de certains de leurs ressortissants en instrumentalisant des valeurs supposées communes.
Les exemples sont trop nombreux. Cette conception peut ainsi nourrir le terrorisme et l’espionnage, et mettre partout une atmosphère de suspicion. en risquant même de nuire aux libertés de tous.
En réalité, ce verset de l’Evangile ne dit pas du tout cela! Ce qui peut nous alerter est l’incohérence de cette phrase avec tout le reste du message évangélique et ce qu’on a pu écrire au sujet de Jésus. En fait, cette traduction déforme cette phrase qui, dans son grec originel, contient un problème de compréhension dont on n’est pas toujours conscient…
En fait, les évangiles nous montrent-t-ils Jésus appliquant cette consigne lui-même ? Non, au contraire ! L’ont-ils dit ailleurs explicitement ? Si l’on resitue cette consigne dans le message évangélique, elle détone fortement : serait-on fondé à croire que Jésus – habituellement sans préjugés – trouvait tous les serpents rusés, par opposition aux colombes toujours pures ? Le « et » signifie-t-il un « mais » dans la bouche de Jésus, le serpent n’ayant que des défauts et le disciple devant s’exercer à « acquérir » puis utiliser un défaut attribué aux serpents par souci d’efficacité missionnaire ? Jésus permettrait-il aux disciples, en quelque sorte, d’agir et d’être en ayant comme principe que la fin justifie les moyens ? Ce serait en vérité assez incohérent avec le reste de sa vie et de son message, et un fidèle qui perçoit intuitivement l’esprit de Jésus et souhaite agir en accord avec l’esprit du message de l’Evangile reculerait sans doute devant la mise en pratique d’une telle recommandation.
La méthode de cette petite étude
Ne faut-il donc pas vérifier si le sens originel ne serait pas plus cohérent et enthousiasmant que ce que plusieurs de ces traductions pourraient aboutir à nous faire croire ?
C’est l’objectif de cette petite étude qui permet de comprendre le sens réel de ces adjectifs grecs qui se rapportent aux serpents et aux colombes, et finalement, – bonne nouvelle ! – il s’avérera que les recommandations de Jésus sont cohérentes, vitales et bonnes pour tous.
En fait, il s’agit ici, en bonne méthode, de traduire en respectant le sens des mots à l’époque et dans le lieu où quelqu’un les a employés. Le sens d’un texte ne peut se trouver qu’en étudiant les mots qui le composent, sans faire d’anachronisme ni de barbarisme contextuel, sans rétroprojection, mais en y redonnant aux mots la signification que leur donnait celui qui les employait.
Il faudra donc ici
– restituer d’abord les significations du code symbolique (serpent et colombe)
– restituer ensuite le champ de toutes les significations possibles des deux adjectifs
– croiser ces significations pour définir leur emploi à chacun dans le contexte de ce verset.
– A la fin, nous pourrons enfin reprendre la double recommandation de Jésus
– pour mieux en mesurer la cohérence libératrice et exigeante.
Les codes symboliques et subjectifs concernant le serpent et la colombe à l’époque de Jésus et à la nôtre
Il s’agit ici de se demander d’abord si ce ne sont pas des codes symboliques que nous avons hérités de diverses sources qui faussent, tels des verres correcteurs inadaptés, le message de Jésus.
Dans le milieu qui rédige l’Evangile en grec, le serpent est loin d’être toujours « mauvais » ! (Contrairement à bien la plupart des opinions subjectives, instinctives, de nos milieux actuels occidentalisés par exemple.)
Certes il est celui qui peut fasciner sa proie, la guette et l’étouffe ou l’empoisonne et il a été choisi par le rédacteur de la Genèse pour inciter adroitement Eve à désobéir et faire désobéir. C’est ce dernier aspect qui est devenu prévalent dans notre conception actuelle où le symbole de la tentation, du péché, de la ruse, du mensonge, et du Mal en général, est souvent le serpent… maléfique et dangereux. Mais à l’époque le serpent est aussi très utile car il tue les rats qui dévorent les récoltes de blé ou les tissus, gâtent les provisions sur un bateau, les cordes des navires, les mailles du filet… Il est même parfois domestiqué ou plus exactement apprivoisé : aussi utile qu’un chat, parfois plus efficace contre les souris… Il fait moins de dégâts qu’un chat, quand il n’est pas venimeux. (confidences de villageois en pays agricole du sud) . Le serpent par son hibernation et ses mues, sa forme sinueuse et circulaire, ses œufs, symbolisait aussi la vie éternelle (en Egypte) et la guérison (le serpent d’airain, le serpent d’Asklépios et d’Hygie, ou celui de Zeus Meilichios, le serpent des laraires ou des oracles) : c’est un des grands symboles grecs, romains, égyptiens, moyen-orientaux d’alors. Cette société méditerranéenne n’en avait donc ni notre vision surtout péjorative, ni notre symbolisme uniquement négatif.
Quant à la peristera, la colombe, dans le milieu qui rédige l’Evangile en grec, elle ne porte pas non plus les mêmes valeurs symboliques qu’ aujourd’hui. Ce qui suit ne cherche pas à être complet mais à aboutir à bien mesurer le sens d’akeraios.
Commençons par parler des colombinés en général. Domestiqué, un colombiné a une certaine valeur alimentaire (chair et œufs) mais a peu de valeur dans les sacrifices. C’est aussi un animal qui, sans être un parangon d’intelligence, peut être dressé à revenir auprès de son maître et à porter des messages : un athlète parfois sous ses plumes douces. Animal parfois lié à Apollon, sa manière de parader, de s’embrasser, lors des amours, frôle l’exhibitionnisme à nos yeux … et comme il est également reconnu comme fidèle en couple et même d’une jalousie qui peut être meurtrière, c’est aussi l’animal d’Aphrodite, d’Astarté ou d’autres divinités de l’amour et du désir surtout charnels. Bien des colombinés sont nommés dans les textes grecs avec des noms particuliers : par exemple, toute la famille de la volaille (alektorides : c’est-à-dire de la même famille que le coq[1]) : la tourterelle, le pigeon, le ramier ou le pigeon vineux, etc. (trugôn, peleia, phatta, oinas etc. cf. Aristote, 559a, ou Histoire des animaux, VI, I, 1) qui ont des noms différents. Ces colombinés ont un plumage varié, tandis qu’elle, la peristera, fait exception en étant uniquement et toujours blanche, ce qui la fait reconnaître pour telle en grec, une colombe, en français vulgaire ou plus élégamment dit, populaire, quotidien ou vernaculaire… C’est que la littérature grecque, comme l’évangile d’ailleurs, usent d’un langage quotidien et n’utilisent pas le langage zoologique moderne (et sa taxinomie récente) .Le terme peristera que nous traduisons par « colombe » désigne en grec comme en français la forme blanche du pigeon biset ou de la tourterelle domestique, dont les lignées depuis longtemps, ont été sélectionnées parmi les Colombinés, pour présenter une couleur unie et invariable : le choix de la couleur s’est porté, par souci esthétique, sur le blanc : on a favorisé donc un leucitisme héréditaire : les iris cependant sont colorés et la rétine normalement constituée, ce qui ne donne pas l’impression d’un oiseau albinos, blanc par accident. Elle a l’aspect vif et précieux d’un éclat de lumière etc.
Ce blanc est plus qu’une couleur : c’est une qualité, la première que les auteurs grecs mentionnent au sujet de la colombe. Tous les auteurs qui mentionnent cet oiseau la disent leukos : éclatante ou blanche, d’un blanc éclatant, car l’adjectif a ces deux sens, les grecs accordant beaucoup d’importance à la luminosité des couleurs et à leur rapport à la lumière. (cf. Adeline Grand-Clément et son équipe : http://plh.univ-tlse2.fr/accueil-plh/publications/adeline-grand-clement-la-fabrique-des-couleurs-histoire-du-paysage-sensible-des-grecs-anciens-viiie-s-debut-du-ve-s-av-n-e–144704.kjsp) .
le premier emploi de peristera se trouve chez Esope (Fable 131) : le Choucas et les colombes. Le choucas ou le geai a observé que de blanches colombes étaient bien nourries… Il se blanchit donc pour avoir part au grain lui aussi, mais sa voix le trahit, et ensuite ses congénères ne le reconnaissent pas à cause de sa couleur :
Un choucas, ayant aperçu dans un pigeonnier des pigeons bien nourris, blanchit son plumage et se présenta pour avoir part à leur provende. Tant qu’il resta silencieux, les pigeons, le prenant pour un des leurs, l’admirent parmi eux ; mais à un moment il s’oublia et poussa un cri. Alors, ne connaissant pas sa voix, ils le chassèrent. Et lui, voyant la bonne chère des pigeons lui échapper, revint chez les choucas. Mais les choucas ne le reconnaissant plus à cause de sa couleur, le rejetèrent de leur société, de sorte que pour avoir voulu les deux provendes, il n’eut ni l’une ni l’autre Cette fable montre que nous devons nous contenter de nos propres biens, et nous dire que la convoitise non seulement ne sert à rien, mais encore nous fait perdre souvent ce que nous possédons.
Cette couleur du blanc pur chez la colombe blanche est également notée chez les autres auteurs s’ils s’intéressent aux couleurs :
-Hérodote, Hist., I, 138,10
-Charon 3,5
-le Pseudo-Hippocrate, Au sujet des difficultés…, 484-1
-le grammairien Aristophanès, Historia animalium, I, 28, 6 (« les choses toutes blanches comme des colombes ») .
-Philon d’Alexandrie, ou Philon le Juif, a vécu de 25 av. J.-C. à 50 ap. J.-C. Chez lui, Quaestiones in Genesim, 2,38, 2, puisque que le Blanc est la couleur la plus lumineuse, la plus claire, celle qui renvoie le mieux la lumière, la colombe sera le symbole du Bien et le corbeau celui du mal.
Les colombes sont donc essentiellement vues comme blanches, mais leur blancheur a une caractéristique particulière : elle ne souffre aucune nuance, aucune plume d’une autre couleur ; si un oiseau du type colombe a un duvet gris, si sa couleur est mélangée, altérée, si elle n’est plus intacte, c’est que ce n’était pas une colombe. Une prétendue colombe grise ou avec une seule petite plume grise est en fait un autre oiseau d’une autre espèce.
Certes le poil par exemple des chameaux est brun clair, mais on peut se demander si , à l’époque des évangiles et dans cette zone géographique, on avait connaissance d’autres animaux que la colombe blanche qui auraient eu cette particularité héréditaire d’une couleur tout à fait identique au sein de l’espèce, sur chaque individu, sans aucun reflet ni variation jusqu’à sa mort, ce qui rend si jolie leur petite troupe au sol et arrache un cri de surprise admirative à ceux qui les voient soudain s’envoler.
On voyait donc la colombe, non seulement comme monochrome en blanc, mais aussi comme d’un aspect exceptionnellement uni, uniforme et stable : là était le signe distinctif de son espèce, une marque typique et qui n’est pas modifiable… sauf si la colombe s’est accidentellement salie avant de se nettoyer. C’est cette caractéristique spécifique qui est mise en évidence par un adjectif particulier que nous verrons plus loin : son aspect est par nature, d’une couleur entière, pure et sans nuance ni reflet.
Cette colombe blanche est, bien plus souvent que les autres colombinés aux couleurs variées et mélangées, un animal un peu exceptionnel, un animal de compagnie apprécié, un jouet d’enfant, un appoint esthétique dans un paysage, dans un jardin raffiné plein de verdure et d’eau. C’est pourquoi c’est peut-être une colombe blanche qui est montrée envoyée, même sans le comprendre, pour tester s’il y a de la terre ferme (Noé sur les eaux du Déluge) . Même chose pour cet oiseau mis en cage qu’on libère pour servir de leurre involontaire (les Argonautes aux Symplégades) et dont la mort certaine devrait épargner des vies humaines et permettre d’arriver au but. C’est comme les autres mais avec la puissance démultipliée de sa beauté en plus, l’oiseau favori d’Aphrodite et une invite érotique d’autant plus éloquente lorsqu’on l’offrait à la personne désirée.
Evoquer le blanc de la colombe était donc surtout pour les Grecs évoquer la qualité particulière de cette couleur unie et sans mélange qui la rendait éclatante, eux qui aimaient tant le bariolage et le bigarré. Ils ne voyaient donc pas la colombe comme nous qui la percevons comme un animal dont la blancheur est synonyme de l’absence de péché (le blanc des enfants, de la mariée, des baptisés, du divin) , de l’amour idéal, de la pureté, de l’enfance, au point parfois de signifier, surtout quand elle s’oppose à notre serpent, la naïveté, l’ingénuité, la candeur, voire l’innocence quasiment au sens de la bêtise et de l’ignorance. Ils la voyaient comme porteuse d’une couleur éclatante de force dans sa radicalité colorée unie. La société d’alors n’avait pas la vision d’un oiseau doux, discret, pâle, pur et quasi désincarné, spirituel car le blanc n’était pas porteur de ce symbolisme….
Dans le texte qui nous intéresse, ces deux animaux, serpent et colombe, sont visiblement utilisés comme des références qui ne présentent pour leurs auditeurs et lecteurs contemporains aucune ambiguïté : comme un petit dessin vaut mieux qu’un long discours, ils sont les exemples les plus nets, les symboles mêmes, des qualités nécessaires dans le cas requis. Or nous avons vu le champ de ce que ces animaux signifiaient alors, et le fossé qui existe avec la nôtre… : ils n’ont pas pour Jésus et/ou les évangélistes, le même sens qu’aujourd’hui.
Si ces symboles sont employés dans une comparaison ou dans une métaphore, ou dans un texte symbolique, il faudra, sauf à faire des anachronismes, les traduire avec le sens de leur époque d’énonciation, d’emploi.
D’ailleurs, dans ce même texte, la manière d’être des animaux va être précisée par deux adjectifs qui se réfèrent à une de leurs qualités, et dont les disciples sont incités par Jésus à faire preuve lors de leur séjour en milieu hostile. Ce sont ces adjectifs qu’il nous faut comprendre anthropologiquement, émiquement, sans être influencés par notre manière de voir actuelle.
Les emplois en grec des deux adjectifs à comprendre :
Après avoir reconstitué les valeurs symboliques attachées à ces deux animaux, valeurs qui ne sont pas les nôtres, après avoir rectifié ce qui était nos propres préjugés sur leurs préjugés ( !) et leur codes symboliques, il nous faut désormais, pour traduire avec justesse la phrase de l’Evangile, comprendre sans préjugés non plus, les adjectifs qui se rapportent ici aux serpents et aux colombes.
Quant à l’adjectif qui qualifie le serpent, phronimos, φρόνιμος (Matthieu 10,16) dans notre texte, il vient du terme qui signifie l’intelligence, la pensée, et signifie intelligent, sensé, qui a de la présence d’esprit. Si l’on prend seulement les emplois grecs de la Septante, les 11 occurrences de l’adjectif sont aussi souvent positives que négatives selon qu’on s’oppose ou non à Dieu.
Ainsi, cet adjectif phronimos est employé en grec pour le serpent de la Genèse : il est donc d’espèce intelligente… mais c’est l’Humain qui ne le sera pas, hélas. L’adjectif hébreu qui traduit phronimos pour le serpent de la Genèse (3,1) est lui aussi souvent employé dans la Bible, sans connotation négative exclusive, et il signifie également subtil, intelligent, habile, s’appliquant tantôt au Bien tantôt au Mal : עָרוּם, arum. Vous trouverez ici toutes les occurrences de ce terme 6175, avec ce lien https://saintebible.com/hebrew/6175.htm. Ce site est un trésor précieux pour qui sait l’hébreu ou qui ne le connaît pas, ce qui est mon cas ! Cet adjectif est employé 11 fois comme vous pouvez le voir, et jamais avec un sens en lui-même négatif : tout dépend de l’emploi qu’on en fait.
Le serpent certes dans le milieu hébreu, est montré en général agissant comme un animal nuisible à l’homme et dangereux (pas de romantisme de ce côté, ni de SPA !) : le serpent d’airain fait allusion au pouvoir de Moïse qui l’a façonné : ce n’est pas le serpent vivant que vénèrent certains cultes dits païens, mais le signe que le mal est vaincu. Sa dangerosité cependant n’annule jamais son « intelligence », et la traduction ne peut remplacer l’un par l’autre.
En ce qui concerne maintenant l’emploi de ce même adjectif chez Matthieu pour qualifier le côté par lequel le disciple devra ressembler au serpent, un traducteur ne peut traduire phronimos par le sens purement négatif de rusé ou adroit, s’il est compris, interprété et enseigné négativement comme le conseil d’être fourbe, malin, et menteur, puisqu’il signifie partout intelligent ou/et prudent… Le contexte montre que cette qualité est jointe à une autre qui l’oriente dans un sens positif et moral acceptable par tous, sans notion de mensonge par exemple.
Jésus s’adresse en effet aux disciples qui partent dans le monde à destination des brebis perdues et en étant eux-mêmes des brebis au milieu des loups, des humains qui sont des loups. Il leur demande non pas d’être des serpents, mais d’ « être intelligents comme des serpents » : la qualité est là, qui permet de survivre, de se défendre et de se nourrir, et aussi de faire passer la parole de Dieu de façon habile et efficace : Jésus donne lui-même l’exemple de cette intelligence souple et flexible, adaptée au but, usant tantôt de paraboles, tantôt de proverbes bien frappés, de discours rhétoriques très construits, de silences ou de gestes etc. On a aussi d’autres textes où Jésus vante l’habileté ou l’adresse de certains… qui savent faire les bons choix ou trouver avec finesse, les bons systèmes pour arriver à leurs fins : le tout est de choisir une fin vraiment Bonne. L’intelligence est certes de choisir des moyens efficaces, mais éclairés par la compréhension du Vrai et du Bien : la fin ne justifie pas tous les moyens. Au contraire, elle n’en justifie que quelques-uns, les » bons » moralement. La manière dont Jésus lit et explique la Loi qui parfois était déformée, est intelligente et logique : il la restitue enfin comme intelligible pour tous, juste et applicable, sans nuire à d’autres dans son propre intérêt.
Quant à l’adjectif qui se rapporte aux colombes, il provoque d’abord notre étonnement.
En effet, ce n’est pas l’adjectif habituel pour qualifier les colombes : ce n’est pas la couleur blanche (leukos) qui intéresse Jésus.
Il emploie un autre terme, plus rare et plus difficile à comprendre, akeraios : nous avons vu qu’il était souvent traduit par « purs, simples, candides, parfaits, innocents, comme des colombes ». Selon nous, il y a ambiguïté dans ces termes, et même éventuellement un faux sens sur cet adjectif. Or il est important puisqu’il oriente également l’application de l’intelligence du disciple phronimos.
Que signifie cet adjectif akeraios pour les hellénophones d’alors ? il ne désigne pas une couleur, comme nous allons le voir, même au sens symbolique.
Akeraios est un adjectif grec employé lui aussi avant les textes de Paul et l’évangile de Matthieu. Son étymologie et ses emplois montrent qu’on n’a pas en français une traduction unique pour cet adjectif.
Il vient d’un verbe grec kerannumi qui signifie « mélanger » (par exemple l’eau au vin dans le cratère) mais qui signifie souvent dissoudre, affadir, altérer, rendre im-pur . ( On l’a rapproché également du verbe grec keraizô, de la même famille que keraunos, le tonnerre, verbe qui signifie dévaster, ravager, détruire, égorge, massacrer, détruire, emporter comme un butin ; Kèr est le nom d’une déesse de la mort, ou de plusieurs déesses de la mort, (la Kère traduit-on parfois) et prend finalement comme sens la mort, la douleur, le malheur, les calamités. Mais cette racine qui semble formellement possible, ne semble pas fonctionnelle).
Il existe deux adjectifs qui en dérivent et ont été munis de la négation a : ils ont des sens complémentaires et voisinent au point de pouvoir se confondre parfois : 1°) akeraios évoque l’idée ( kerannumi ) de qui n’a pas été, ou ne s’est pas laissé mélanger, souiller, corrompre., et qui est resté intact. L’homme akeraios est entier, il ne met pas d’eau dans son vin, ne tempère pas son sentiment, ne transige pas etc. 2°) akèratos veut dire non entamé, intact, entier, vierge, qui ne connaît pas le malheur, la souffrance, ( keraizô ? ) et également non mêlé ( kerannumi) .
Le premier emploi qui nous est parvenu se trouve chez Esope, au VIème s. av. J.-C. : dans sa fable 138, Le cheval, le chien et l’homme, l’adjectif caractérise la bonne période de la vie d’un homme, celle-là même qui lui a été accordée au commencement par Zeus lui-même. Il en va très différemment quand il vit les années que les animaux lui ont données : il a alors surtout leurs défauts… Lors de celles que le cheval lui a données, il est glorieux et hautain comme le cheval ; quand ce sont les années du bœuf, il s’entend à commander comme lui qui mène au labour; mais quand il achève son existence, grâce au temps que le chien lui a donné, il devient irascible et grondeur comme le chien… Les mauvaises années sont celles où le « bon » fond de l’homme est entaché par le mauvais des animaux. Les bonnes, celle où sa nature humaine est non-mélangée de celle des animaux : il est dit alors akeraïos, homme intact, 100% pur Homme pour ainsi dire !
Les deux suivants sont d’Aphthonios , également du VIème siècle :
– dans la fable 25 (d’Aphthonios) L’Histoire du loup montre qu’il ne faut pas faire de bienfaits aux méchants. La Grue a guéri un loup, et s’attend à un signe tangible de reconnaissance de sa part mais celui-ci en guise de salaire lui lance qu’elle devrait être bien contente d’avoir conservé sa tête akeraïos c’est-à-dire intacte : elle ne s’est pas fait manger et devrait s’en satisfaire !!
– dans la fable 36, (d’Aphthonios) L’histoire du chêne et du roseau (et non pas de l’olivier comme chez Esope) : le chêne est abattu par le vent, mais le roseau incliné est akeraïos : lui n’est pas déraciné, il est intact.
Platon l’emploie au sens symbolique pour qualifier un discours en deux adjectifs : « bon et akeraios », ou « sans erreur ni dommage et akeraios ». Akeraios signifie ici exempt de mauvais, sans faille dans le discours ou le raisonnement.
Un des emplois les plus courants qualifie un peuple ou une cité qui se doivent d’être ou de rester akeraios etc.
Le seul emploi en grec dans la Bible, dans la Septante, est au livre 8, 12 d’Esther, un livre probablement des alentours de 330 av. J.-C. ou du IIème s. av. J.-C. qui réécrit des événements censés se passer vers le Vème s. environ et rappelle en l’expliquant la fondation d’une fête juive. Après qu’Esther a réussi à faire condamner Aman, l’édit du Roi comporte cette phrase qui explique pourquoi Aman a réussi à tromper même le roi :
τῷ τῆς κακοηθείας ψευδεῖ παραλογισμῷ παραλογισαμένων τὴν τῶν ἐπικρατούντων ἀκέραιον εὐγνωμοσύνην.
« Certains hommes ayant trompé, par le faux raisonnement de la malice, la bienveillance akeraion des puissants. » : cette bienveillance était totale, sans mélange, si entière que le roi, pourtant quasi divin et quasi omniscient en tant que souverain, et son entourage n’avaient rien pu soupçonner…
Ce livre d’Esther, écrit en grec et non en hébreu, n’est pas accepté dans toutes les Bibles, et il n’existe pas dans la Bible en hébreu : on ne peut donc malheureusement pas savoir quel terme hébreu il aurait traduit. Mais ce n’est en tout cas ni évidemment pas au sens de la couleur « blanche », ni au sens d’une innocence loin de toute culpabilité, d’une pureté exempte de toute faute ou de tout péché.
Paul emploie deux fois seulement cet adjectif
– Paul, Philippiens, 2,15 : « afin que vous soyez irréprochables et akeraioi, enfants de Dieu sans reproche au milieu d’une génération tordue et perverse, parmi lesquels vous brillez comme des flambeaux dans le monde, tenant ferme la parole du Christ etc. » Texte écrit vers 52-54
– Paul, Romains, 16,19 : « je désire que vous soyez sages en étant tournés vers le bien, mais akeraious vers le mal » (cf. Aristote au sujet des mélanges) . Texte écrit vers la fin de sa vie, après 55 et avant 59.
Chez Paul, comme dans le reste de la littérature grecque antérieure, l’adjectif akeraios signifie donc qui n’a pas été mélangé, ni altéré, qui ne s’est pas laissé altérer, qui est de bonne teneur, 100 % pur dans sa composition, de bonne qualité, qui reste ou est resté intact, tel quel… Cela pourrait aussi qualifier une pierre précieuse parfaite, c’est-à-dire sans défaut et d’une couleur uniforme, d’une unité parfaite.
Paul est le seul à l’employer dans tout le Nouveau Testament, à l’exception de Matthieu qui écrit entre 60 et 95 (donc après Paul) son évangile avec la phrase sur les serpents et les colombes en reprenant l’adjectif de Paul.
L’adjectif concerne donc dans son sens général la qualité qui consiste à n’être pas mélangé au sens négatif, altéré, abîmé, avili, diminué… A la différence de leukos, Il ne désigne pas une couleur, mais une manière d’être.
En quoi donc, pour des hellénophones comme celui qui écrit l’évangile qui nous est parvenu, une colombe est-elle akeraios ?! Qu’est-ce que cet adjectif veut dire pour lui ?
En ce qui concerne maintenant son emploi dans le verset de l’évangile où Jésus s’adresse aux disciples qui partent dans le monde, il nous faut éviter une traduction qui contiendrait des anachronismes ou des faux-sens.
Il serait logique que l’évangéliste lui aussi, parlant le grec de son époque, n’ait pas fait allusion chez la colombe à son éclatante couleur blanche (leukos) en employant le mot akeraios (intact, non mélangé) , mais il s’est servi du fait reconnu qu’elle a un plumage monochrome strictement uni. Conservons donc le vrai sens d’akeraios, et cherchons à comprendre pourquoi l’emploi de cet adjectif assez rare.
Certes la colombe peut s’engluer dans du mazout, être salie de poussière, mais elle n’est pas en mesure de changer son plumage héréditaire : elle est leukos et akeraios de naissance, c’est-à-dire involontairement.
Le terme leukos n’implique pas, pour ainsi dire, d’action : le plumage est blanc éclatant, par essence, tandis que akeraios indique implicitement une possibilité d’être keraios, (possibilité qui s’exprime par un adjectif rarissime en grec et qui n’existe quasiment que d’un point de vue lexical et étymologique…) , c’est-à-dire implique une sorte de choix, et donc de difficulté à conserver cette qualité… Cette épithète sert de code symbolique pour celui qui est devenu, librement et volontairement lui, un disciple akeraios de Jésus : il doit le rester, même au milieu du monde. Il doit demeurer tel qu’il était quand il est parti au milieu des loups, en faisant l’effort volontaire de se garder de tout mélange qui l’amoindrirait. Il ne doit pas transiger sur ses valeurs, s’affadir comme le sel qui perdrait son goût ; il doit être oui qui est oui, non qui est non, etc. Il doit rester pur, non pas au sens de non souillé ou non sali, ni au sens de chaste ou immaculé, sans tache ni péché, mais au sens de 100% fidèle à son origine, à sa nature, à son essence, à ses décisions. Etre akeraios, c’est être/rester dans toute son intégrité, non entamé, entier, intact, en l’état etc. Le disciple reste fidèle dans sa vie à lui-même et à son but, à sa règle de vie.
C’est pourquoi le message évangélique a évité le terme leukos et n’a fait ressortir, chez la colombe, que cette qualité d’akeraios pour mettre l’accent sur toute autre chose.
Cette qualité ne doit donc pas être traduite par des termes qui feraient contresens par rapport au grec.
Elle n’a également, encore moins, rien à voir avec quelques uns des sens symboliques que nous donnerions aujourd’hui à la blancheur de la colombe qui dérive parfois chez nous en oie blanche : la naïveté, la simplicité, l’innocence, la candeur, l’ingénuité etc. qui dérive parfois en quasi-bêtise…
L’adjectif grec désigne la solidité d’une cohérence interne, le fait d’être totalement en harmonie, le fait de n’être pas altéré par l’environnement, même peut-être quand on va en milieu dangereux ou hostile pour son intégrité profonde : il implique résistance, ténacité, endurance, constance pour réussir à conserver l’unité de son être, son caractère profond, cette qualité homogène fruit d’un choix exigeant.
En Matthieu, 10, 16, alors que Jésus envoie ses disciples au milieu des loups que sont les humains, il leur recommande d’« être akeraioi comme des colombes », c’est-à-dire d’être dans le monde inaltérables, inaltérés irréprochables, sans reproches, entiers, sans mélange, et d’en revenir intacts, en étant restés fidèles à la mission et au Royaume : y avoir été fermes, résilients, ne pas s’être laissés entamer ni amoindrir, d’être intérieurement sans paille ni fêlure injustifiée, de ne pas avoir mis finalement un bémol par faiblesse à leur discours, de ne pas y avoir laissé une plume par peur etc. Ce disciple n’est pas un ingénu, ni un niais, ni un novice quand il est intelligent en même temps que vrai et naturel ; il n’est ni simplet, ni puéril quand il est simple. On peut à cet égard observer l’attitude akeraios de Jésus lorsqu’il est cerné par ses ennemis.
On est bien loin des traductions par naïfs, candides (= étymologiquement : « blancs » , innocents, quasi béjaunes, coquebins ou blancs-becs pour rester dans le domaine des oiseaux. Les termes purs ou simples et même innocents sont à éviter même s’ils sont bien (trop !) commodes par leur polysémie, car ils sont ambigus et peuvent être compris dans le même sens que les premiers cités, tendancieux et facilement péjoratifs. Purs, parfaits et simples peuvent aussi signifier non mélangé, intact, mais demandent alors à être précisés pour notre sémantique actuelle.
L’ ensemble du verset : signification et traductions de cette impulsion…
La méthode utilisée ici[2] a permis de comprendre le sens des adjectifs remplacés par les points de suspension dans le titre. Elle a commencé par montrer en quoi notre code symbolique pour le serpent et la colombe est différent de celui de l’époque de l’Evangile, avant de les décrire dans leur milieu d’alors, puis de préciser de façon aussi exhaustive que possible le sens de chaque adjectif à l’époque dans les autres contextes. On a pu ainsi aboutit à une bonne définition de l’emploi sémantique de chacun des deux animaux et des deux adjectifs dans le contexte précis de ce verset de Matthieu, ce qui permet une bonne compréhension et devrait faciliter la traduction.
Parmi les traductions vues ci-dessus[3], les plus proches du sens pourraient être : « être intelligents comme des serpents et intacts comme des colombes ».
La traduction de la Vulgate était assez bonne si on comprend bien le sens de simplices (= sans complexité, sous entendu de couleur) : « ecce ego mitto vos sicut oves in medio luporum : estote ergo prudentes sicut serpentes et simplices sicut columbae »
Pour traduire le grec en français, vu le fossé des perceptions entre alors et aujourd’hui concernant ces deux animaux, le mieux pour le sens serait d’accepter de supprimer les comparaisons auxquelles nous sommes habitués, mais qui font obstacle à une juste compréhension : « être intelligents et rester fermes ». C’est ainsi que nous devons être lorsque nous sommes « comme des brebis au milieu des loups. »
Il nous reste enfin le plus important peut-être ! A reprendre la double recommandation de Jésus pour voir si elle forme un ensemble cohérent et acceptable 1°) par ses disciples et 2°) par tous les Hommes.
L’on peut au passage, pour commencer, noter que lorsque Jésus envoie ses disciples (hommes et femmes confondus peut-être ) , les stéréotypes du genre ne semblent plus l’étouffer : hommes et femmes peut-être, doivent tous être à la fois comme des serpents et des colombes, animaux peu sexués extérieurement, mais qui nous sembleraient à nous aujourd’hui, susceptibles d’être attribués, y compris par une psychanalyse un peu systématique, le serpent à l’homme et la colombe à la femme…
On peut ensuite remarquer la différence des stéréotypes avec les nôtres à propos des colombes et des serpents ; noter aussi que Jésus n’a pas de préjugé sur tous les serpents et toutes les colombes (il n’emploie pas l’article défini) , ce qui montre que, comme toujours, il évite de catégoriser et de juger (sauf à coup sûr ) ; il trouve du bon dans les serpents comme dans les colombes et les met à égalité … ce qui est également intéressant au point de vue du caractère que Matthieu souhaite décrire. Les loups même si effrayants sont pour Jésus des brebis/moutons à « gagner » : intelligence et fermeté ne seront pas de trop.
Jésus n’a pas de « préjugé » sur les serpents qu’il ne « condamne » pas plus définitivement que toute autre être vivant : ils peuvent être ou bons ou mauvais. C’est au disciple de ressembler au « bon » serpent, en ce que le serpent a de « bon » : son intelligence.
Jésus n’a pas plus de « préjugé » sur les colombes qu’il n’exalte pas plus définitivement que toute autre être vivant : elles peuvent être ou bonnes ou mauvaises. C’est au disciple de transfigurer en lui une spécificité physique de la colombe, transposable au plan des choix de vie humains : le caractère uni d’un plumage intact. la liberté de l’Homme l’arrache à tout déterminisme et lui permet de » pécher » et de n’être plus , un jour, akeraios de même que de mal user de son intelligence…
Dans ce monde à la fois ouvert et sans incohérences, avec moins de préjugés et de fixité, avec plus d’espoir et de confiance, serpent et colombe ne s’opposent pas non plus, ni catégoriquement ni essentiellement, ce que confirme la conjonction « et » qui ne signifie pas du tout ici un « mais ». Ce sont des animaux toniques et capables, et leurs deux qualités citées à tous deux s’additionnent et se renforcent mutuellement par cette alliance inattendue dans la bouche de Jésus. Il est clair que la qualité akeraios de la colombe, ne s’oppose pas à la qualité phronimos attribuée au serpent : loin s’en faut. L’intelligence compréhensive aidera le disciple à garder son cœur intact, et, (kai) inversement, sa nature profonde de disciple fidèle l’aidera à être intelligent dans le bon sens, avec le souci constant et intact du Royaume de Dieu.
Ce sont deux qualités importantes lorsqu’on envoie des messagers, comme des prophètes, comme des porteurs de nouvelle : être intelligent pour comprendre l’autre afin de s’en faire comprendre en transmettant le message et en rapporter un intelligible au retour, rester intact au milieu de qui peut nous faire perdre le sens de notre message avant notre retour au nid ou au bercail…
Ces deux qualités rapprochées ensemble définiraient peut-être deux aspects complémentaires et indispensables chez un disciple de Jésus, qu’il soit novice ou aguerri. Pour cette mission follement idéaliste, ce disciple s’appuie sur les conseils de Jésus[4] qui sont réalistes. Un disciple qui peut être en même temps, tout d’abord intelligent, compréhensif, empathique, adroit, communicant, indulgent, miséricordieux, envers les autres (brebis perdues et même loups) et certainement aussi envers lui-même, et ensuite, ferme en toute conscience, fidèle à ses positions, cohérent en tout avec ses exigences, entier, absolu, coriace, inaltérable, en ce qui concerne sa foi et ses moeurs, aussi bien lorsqu’il les indique aux autres que lorsque les autres pourraient l’influencer, le corrompre ou le blesser, voire pis.
L’Evangile montre Jésus pratiquant cette méthode à deux composants, ce qui l’amènera conjointement à être ouvert mais aussi à ne pas transiger, jusqu’à en mourir : une cohérence extrême, l’unité, entre son intelligence qui chez lui était l’amour des autres, et sa fidélité à lui-même et à celui qui l’engendrait, son Père.
Le disciple peut être adroit pour faire advenir le Royaume mais ne doit pas y perdre son âme ni agir contre ses propres principes : la notion d’exemple est essentielle.
Brebis au milieu des loups, même désarmé dans un milieu sanguinaire, il use d’une intelligence pratique pleine d’humanité, mais sait aussi où arrêter la négociation en c qui le concerne personnellement ; c’est un être qui sait adapter et relativiser quand c’est le bien et le droit des autres, mais il ne capitule pas sur ce qui fait sa propre essence. Il connaît son but, et peut se frayer son chemin dans le Royaume même. La démarche se fait ouvertement et elle privilégie la relation, en faisant appel à l’intelligence et en respectant la liberté d’être, de soi comme des autres.
Etre intelligent et rester pur de tout compromis avec son être profond, intact et sans compromission, c’est le contraire de croire que la fin justifie les moyens.
La question ici n’est pas d’accepter de mentir en nuisant aux autres, ni dans son propre intérêt, ni pour arriver à ses fins. Or cette expression qui est souvent citée, même sans savoir qu’elle vient de l’Evangile, l’est souvent pour justifier un mensonge, en la citant par exemple à propos d’une personne qui a de l’éthique ( colombe) mais a commis le mal et qu’on prend ainsi en défaut ( serpent) … On voit ici que c’est un contre-sens sur le texte… Il ne promeut pas mensonge diplomatique, ruse contraire à l’honneur, machiavélisme, duplicité, hypocrisie, ni chez les colombes ni chez quiconque, et ne vise pas à les « autoriser »., au contraire !
Cette phrase, traduite sans contresens, ne cautionne pas chez un disciple de Jésus l’intelligence qui permet le mensonge et la ruse servant au mal, mais au contraire permet plutôt de les condamner s’ils sont contraires aux principes des disciples. Ils doivent s’interdire absolument d’y avoir recours si cela va contre les principes qu’ils ont au coeur. Si, pour arriver à faire venir le Royaume de frères dont on respecte la liberté etc., ils ont besoin des ressources de toute leur intelligence, celle-ci doit être au service de cet amour sans violence dont les évangiles indiquent que Jésus a montré l’exemple. Le disciple doit mener une vie cohérente : il se conserve ainsi intact comme la colombe au plumage sans mélange ni altération. Ce qui répond aux dérives qui proviennent du contre-sens à propos de cette phrase ( les exemples vus en introduction) et justifie qu’on la rectifie sans cesse.
Ce conseil de Jésus vaut pour tous les Hommes de Bonne volonté : beaucoup le font et le connaissent chez eux comme une déclinaison de la Règle universelle : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse et fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse…
La conjonction des deux qualités positives est indispensable et chacune définit les limites de l’autre : le disciple peut/doit être à la fois intelligent comme un serpent et se conserver intact comme la colombe. La difficulté de cette conjugaison incite aussi à moins d’intransigeance et à de la souplesse dans la vie humaine : dans certains cas, une intelligence trop manipulatrice ou trop puissante pliera un peu et dans d’autre cas ce sera un éventuel manichéisme obsessionnel …
Brebis fidèles pour une fois partant chercher les brebis perdues, les disciples de Jésus appliqueront, en suivant son propre exemple, cette double recommandation logique et complémentaire, (même si c’est difficile de traduire akeraios !) : être intelligent et rester inaltéré, homogène, intact…
Ils doivent encore aujourd’hui avoir au cœur cette impulsion altruiste, libératrice et exigeante.
Marguerite Champeaux-Rousselot
2016-08-15 – 2018-01-09
[1] Celui–ci protège-t-il les gens en lançant son cocorico ? Est-il en rapport avec les guetteurs qui font la ronde ? La racine alexis semblerait l’indiquer (à vérifier… )
[2] Méthodologiquement parlant, il nous a fallu pour comprendre le texte y revenir de deux manières complémentaires :
– en abandonnant un filtre – non-perçu – qui faussait notre compréhension du texte, à savoir notre code symbolique actuel, qui s’est avéré fondé sur certains préjugés qui n’étaient pas ceux de l’époque de la rédaction de l’Evangile de Matthieu, on a redonné aux symboles (serpent, colombe) leur sens métaphorique contemporain de l’écriture du message évangélique, dessinant leur champ de significations possibles. La comparaison était piégée car notre code a changé.
– en observant les emplois des deux adjectifs (phronimos et akeraios) jusqu’à l’époque de leur emploi dans l’Evangile de Matthieu, on a redonné son ampleur sémantique d’alors au sens des deux adjectifs, champ de significations qui ne coïncide pas toujours pour chacun avec un seul adjectif français chaque fois.
A la manière de deux faisceaux lumineux qui croisent au sol leurs pinceaux lumineux en dessinant une zone commune, l’addition des deux champs (sens métaphorique correct des symboles animaliers + ampleur sémantique des deux adjectifs) , focalisée sur le contexte de ce verset, y a délimité alors le sens originel de chacun des deux adjectifs appliqués aux symboles animaliers. Il s’avère que les traductions qui n’avaient pas respecté méthodiquement ce processus, ont effectivement abouti à fausser le sens et amoindrir le texte, avec les conséquences évoquées au début de l’étude.
[3] Quelques aperçus des difficultés de traduction :
- Pour phronimos : rusé = uniquement péjoratif ; prudent = en français moderne ne signifie plus « sage » ; adroit pourrait convenir mais a un sens surtout concret et pratique ; malin : délicat puisque double sens avec le sens de diabolique.
- Pour akeraios, pur ou sans tache, sans ajout, sans fraude : fait référence aujourd’hui au péché et au non au fait de ne pas être altéré par un mélange; simple : soit peut faire penser à quelqu’un de bête, ou à une personne dépourvue de tout sens de la complexité, ou mode de vie matériel, et non à un « corps simple » sans ajout ; candide : parfois pris au sens péjoratif ; parfait : pourrait aller mais si extrême dans le positif qu’il est hors de portée ; innocent : sens parfois péjoratif et le problème n‘est pas de ne pas faire de faute ; intact, inaltérable, inaltéré feraient bizarre.
[4] Ce sens peut sans doute être comparé avec diverses recommandations où akeraios est remplacé par d’autres synonymes. Par exemple Thessaloniciens, 2, 10 etc.
Bravo pour votre analyse ! Intelligents et fermes…La mienne était assez proche de la vôtre : réfléchis et intègres…Serpents et colombes sont ici les influences des esprits lucifériens et des anges au carrefour desquels l’être humain se trouve. Les esprits lucifériens ont éveillé l’individualité, et ils ont besoin de la terrestrialité et sont donc par analogie des animaux terrestres; les anges sont la vaque de vie de laquelle ils sont des retardataires. Les oiseaux symbolisent la liberté des anges, qui n’ont pas besoin de la terrestrialité humaine quoiqu’en relation aussi avec le destin de l’homme. Dans toutes les cultures nous voyons cette lutte entre animaux ou vitalités terrestre et céleste, lutte que l’homme se doit d’équilibrer et d’apaiser. Pour comme Jésus, être un être complet.
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Oh la la, je ne cherchais pas à faire une » analyse » mais simplement à mieux comprendre le sens des mots employés à cette époque, au quotidien, dans une Bonne nouvelle qui peut nous aider à vivre. Amicalement. Marguerite.
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