Un article par Anne Jacquemin et Didier Laroche, récemment publié sur internet , à propos du Portique des Athéniens à Delphes[1], donne des éléments archéologiques concernant la datation et son objectif.
Cette lecture nous a incitée à quelques réflexions d’ordre moins matériel que nous partageons en toute simplicité : nous reprenons les éléments factuels donnés dans l’article, comme points de départ d’un questionnement plus ample.
Les indices listés par les auteurs concluent en définissant une fourchette chronologique de 510-490. Or il n’ pas été bâti à la suite aux guerres médiques: après Marathon, les Athéniens ont offert la base et le trésor voisin, plus tard le monument érigé à l’instigation de Cimon dans la partie méridionale du sanctuaire ( SD 110). Ce n’est pas pour la bataille de Platées : ils ont consacré les boucliers pris aux Perses et aux Thébains sur l’entablement du temple. .Ce n’est pas non plus, enfin, pour l’Eurymédon : ils ont dressé une statue d’Athéna sur un palmier en bronze près du temple.)
C’est probablement après la grande victoire navale sur Égine vers 491 (Hdt. 6.88-92) qu’il a été édifié, et ce sont sans doute les témoignages directs de cette dernière victoire qu’il contenait. On note d’ailleurs que c’est le prototype d’une nouvelle espèce architecturale : ce qui confirme cet objectif. Par la suite, ce système de « portique » se diffusa largement, pour répondre aux mêmes besoins ailleurs.
Les auteurs font remarquer que ce portique des Athéniens a été bâti sur l’espace de rassemblement principal des Delphiens, en prenant même sur lui.
Or les Athéniens s’étaient déjà engagés à doter le sanctuaire panhellénique d’un temple monumental en partie en marbre. Il était superflu qu’il vienne le compléter d’une façon aussi spectaculaire: il avait donc un autre objectif.
Il venait compléter le temple à valeur spirituelle (et médiatique) par un bâtiment à visée ouvertement plus politique et médiatique.
Ce complément avait visiblement pour objectif de permettre à la cité d’Athènes de disposer d’un lieu panhellénique de démonstration de sa puissance nouvelle sur terre et sur mer à travers des éléments directs et indirects. On peut parler d’un programme architectural portant un programme religieux et politique, ou politique et religieux.
Que ce programme ait été conçu et réalisé montre l’étroitesse des liens existant en 491 environ entre Delphes et Athènes, le prix ( dans tous les sens du terme) qu’Athènes accordait à figurer à Delphes, et la place ( dans tous les sens du terme ) que les Delphiens lui firent.
Cela incite à se poser diverses questions liées entre elles : nous en citons de façon non limitative.
Si ces liens Delphes-Athènes n’étaient pas exclusifs mais à proportion de la puissance, qu’en était-il à Delphes de la place matérielle et spirituelle faite aux cités hostiles à Athènes ? Cela ne modifie-t-il pas la conception que nous avons de la religion grecque, de ses sanctuaires, de leurs liens avec la société ?
L’ambitieux et coûteux programme athénien devait être « rentable » pour Athènes. IL avait été certainement établi après mûre réflexion. Il ne peut s’être limité à bâtir à Delphes. Il a certainement été décliné dans divers domaines : arts, littérature ancienne revisitée, prières et cultes modifié, réécritures de mythes, orientés tous pour y inscrire Athènes et sa puissance.
Ces liens ne fonctionnaient-ils que dans ce sens, Athènes édifiant à Delphes les signes de son pouvoir politique ? ou le pouvoir spirituel de Delphes avait-il sa contrepartie dans le culte et les édifices à Athènes ? Peut-on penser que la « place » d’Apollon à Athènes augmenta de façon quasi-volontariste ? Et inversement que la place d’Athéna à Delphes augmenta également ? Cela ne se traduisit-il pas positivement en monuments, en symboliques communes, comme résultant d’influences réciproques ou de bijections plus ou moins contraintes, mais aussi en essayant également de diminuer la renommée d’autres lieux qui se revendiquaient comme apolliniens (Délos en particulier) ? Ceci pouvait se faire hostilement en tentant de les éliminer, de façon ambiguë en les absorbant ou en s’y installant côte à côte, ou amicalement en s’y reliant.. Il nous semble que si nous observions ce qui se passe à Athènes d’un œil aiguisé par cette question, on trouverait des éléments qui en augmenteraient l’intérêt.
Ce renforcement mutuel entre Athènes et Delphes est-il concerté ou non ? A-t-on affaire à un programme athénio-delphien ou à une évolution naturelle faite des choix individuels d’une société vivante ?
Devons-nous considérer que, Athènes étant la plus « riche », son influence a tenté ou non d’être quasi-monopolistique ou totalitaire ? Ne doit-on pas faire une place beaucoup plus grande aux intentions des « auteurs » ( cela comprend les artistes en tous genres) dans les textes qui nous sont parvenus , et en particuliers dans les variantes des mythes ? Cela ne change-t-il pas de façon radicale notre définition du terme « mythe » appliqué indistinctement à la Grèce de toutes les époques ? Arriverait-on enfin à étudier des textes anonymes comme s’ils étaient d’un auteur connu contemporain ?
Autre question : Athènes étant alors plus riche, plus célèbre, plus dynamique, plus productive, nous devons nous poser la question de savoir si les témoignages qui nous sont parvenus de l’Antiquité sont déséquilibrés. Il en va de même pour toutes les civilisations et les cultures passées et même contemporaines, ce qui fait que mémoriellement les pauvres « n’existent » pas ou presque pas, même de leur vivant.
Ce type de question se pose de façon bien plus argumentée depuis que l’archéologie (efficace, il faut bien le reconnaître, en gros, depuis moins de cent ans pour les périodes antérieures à la période hellénistique) peut atteindre finement les couches antérieures spatio-temporelles tant dans le sol et la matière des traces et objets subsistants que dans le fond et la forme des objets humains que sont les textes et les artefacts. On s’aperçoit ainsi – parfois avec incrédulité d’abord – qu’il y avait un autre monde avant l’Apollon du V° siècle, d’autres dieux, d’autres Apollon ailleurs et plus anciens… Bref que notre vision de la Grèce passait – je ne mentionne pas les problèmes de réception et transmission – par la vision humaniste, héritière simplificatrice de la vision romaine, qui reprenait à sa façon la vision quasi-totalitaire de l’âge d’or d’Athènes.
Bonnes réflexions…
Marguerite Champeaux-Rousselot
Post-doctorante EPHE,
CRATA.
MCR=
[1] Le Portique des Athéniens revisité, par Anne Jacquemin et Didier Laroche, 2019, in From Hippias to Kallias .
https://www.academia.edu/49768271/LE_PORTIQUE_DES_ATH%C3%89NIENS_REVISIT%C3%89?email_work_card=title