(2) Naissance et enfance: premières réactions

Deuxième partie de Jules Barbey d’Aurevilly et la laideur

Introduction
La naissance de Barbey: un cas bien particulier. II.1.
Conséquences de la froideur des parents et de leurs railleries. II.2.

Premier type de réaction: le désir violent, et ses substituts
Deuxième type de réaction à la froideur: le blocage d’angoisse et les souvenirs incoercibles
Troisième type de réaction à la froideur: la mère morte contamine Barbey.

Les conséquences de la laideur : sentiment de laideur et narcissisme en difficulté. II.3.

Conclusions

Notes

Deuxième partie : naissance et enfance, premières réactions

Introduction

Rappelons-nous cette confidence à Trebutien: «Mon adorable famille m’a toujours chanté que j’étais fort laid».

La douleur de cette phrase qui essaie le courage de l’ironie se sent dans chacun des mots, et souvent Barbey insiste pour dire que cette douleur fut très précoce. Pour Aloys, c’est «dans son enfance», à l’«aurore» de sa vie qu’il le fait remonter, ce que confirme l’adverbe «toujours».

Ce thème de la laideur ne serait donc pas pris dans son entier s’il n’était expliqué depuis le début. Il nous faut donc chercher la source, au sens non seulement causal, mais aussi chronologique. Ces expressions et l’adverbe «toujours» en particulier nous conduisent à une recherche un peu particulière sur les débuts de Barbey dans cette vie.

Débuts fort particuliers eux aussi et qui eurent un profond retentissement comme nous le verrons.

L’intéressant ici est que nous avons quelques éléments biographiques et autobiographiques, pour nous guider dans cette recherche.

Et nous remontons directement au plus haut: sa naissance.

La naissance de Barbey: un cas bien particulier. II.1.

La naissance, chaque naissance, est un cap difficile et délicat. Notre propos n’étant pas faire un cours de psychologie, nous allons rappeler brièvement les éléments de la naissance de Jules Barbey qui peuvent nous permettre de mieux comprendre comment le problème né de ces paroles «tu es laid» s’est relié, et même renforcé, à l’occasion de la connaissance des circonstances bien particulières, selon lui, de sa naissance.

Les voici telles qu’il les raconte à Trebutien le 1er octobre 1851: «Je suis réellement né le Jour DES MORTS, à deux heures du matin, par un temps du Diable. Je suis venu comme Romulus s’en alla, – dans une tempête. Je faillis mourir une heure ou deux après ma naissance (…) il paraît que le cordon ombilical avait été mal noué et que mon sang emportait ma vie dans les couvertures de mon berceau, quand une dame (mon premier amour secret d’adolescent) amie de ma mère, s’aperçut que je pâlissais et me sauva, non des Eaux, comme Moïse, mais du sang – autre fleuve où j’allais périr. La destinée est singulière! Une femme me sauvait pour que je l’aimasse treize ans plus tard, avec cette timidité embrasée qui est la plus terrible maladie que je sache… Est-ce un charme redoublé par les lointains de l’enfance? Mais cette femme, vieille maintenant et qui n’a jamais rien su des ardeurs qu’elle m’a causées, et dont physiquement j’ai failli mourir, je ne l’ai pas revue depuis ma sortie du collège, et je n’ai pas trouvé depuis, sous sourcil aimé, de regard bleu sombre de faucon courroucé, qui valût pour moi cet impérieux et fier regard! « [1]

Que de choses extraordinaires, dont Barbey d’ailleurs tire une certaine fierté…

Nous prendrons ces différents événements dans un ordre presque chronologique, en indiquant au fur et à mesure leurs conséquences possibles

Quand sa mère a-t-elle dit pour la première fois à Jules Barbey qu’il était laid? Quand a-t-il commencé à être se sentir désaimé d’elle? [2]

Il ne donne pas de précision là dessus. Il y a seulement le «toujours» de la lettre dont nous avons parlé plus haut qui évoque des répétitions dont le début se perd dans la nuit de l’enfance.

Très tôt, sa mère lui a dit qu’il était laid, croyant même peut-être qu’il ne comprenait pas? Barbey, nous l’avons vu, confie qu’Aloys a été lui- nous nous permettons donc de lui appliquer certains aspects des particularités d’Aloys –, et il lui donne une mère qui l’avait cruellement raillé sur sa laideur «alors que le cœur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie, cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide, des créatures à leur aurore.»[3].

Ce souvenir est donc conscient, il date de l’époque du narcissisme secondaire, ce moment où l’on essaie de «construire» son image…

Mais le mot de «vitalité» invite à remonter encore plus loin: c’est peut-être la lutte que doit entreprendre tout nouveau-né simplement pour survivre, lutte dans laquelle il a failli être mis hors combat d’emblée, et où ses alliés naturels lui ont manqué…

Quel fut donc le premier regard que reçut cet enfant?

Sa mère était partie jouer au whist, malgré peut-être des douleurs, et l’accouchement se fit chez l’oncle, et sûrement dans la confusion. Il ne sait pas quel fut ce premier regard, mais il imagine, et il l’imagine presque trop: il est en effet arrivé à Jules quelque chose quand il était tout petit, le jour de sa naissance… On lui a raconté la chose, quand il fut en âge d’entendre parler de ce qui entoure la naissance: il a failli mourir parce qu’on n’avait pas bien noué le cordon et qu’on ne le surveillait pas attentivement…

 » Je faillis mourir une heure ou deux après ma naissance (…) il paraît que le cordon ombilical avait été mal noué et que mon sang emportait ma vie dans les couvertures de mon berceau, quand une dame (…) amie de ma mère, s’aperçut que je pâlissais et me sauva, non des Eaux, comme Moïse, mais du sang, – autre fleuve où j’allais périr. «  [4] Elle s’appelait Flavie de Glatigny. Cette Flavie-là regardait donc l’enfant, la mère point… et Barbey ne semble pas lui avoir trouvé d’excuses…

Question logique de l’enfant: Pourquoi donc sa mère, son père, ne le surveillaient-ils pas? Réponse logique de l’enfant mal-aimé: de même qu’ils ne le regardent toujours pas, de même ils s’étaient déjà détournés de lui. Telle est encore la conclusion que valide Barbey, bien des années après, quand le comportement de ses parents ne fait que conforter son intuition enfantine.

On emploie l’expression «beau bébé» pour qualifier une naissance, garçon ou fille indifféremment. C’est quand ils ont grandi qu’on limite l’utilisation de cette expression. «Comme tu es beau!» ne se dit plus en parlant du visage à un petit garçon, on se limite à son aspect général et vestimentaire, propreté et élégance en particulier… La fille n’est pas dans ce cas: au contraire, on lui apprend, – si elle ne le sait pas spontanément, – à trouver du plaisir dans cette exclamation. Or, pour Barbey, loin de se limiter à ce tabou, on a été jusqu’à lui dire le contraire, à un âge auquel on prend conscience de soi et où l’on vérifie son apparence et son existence. Barbey a su ainsi qu’il décevait ses parents physiquement. C’est ensuite, à cause du risque mortel que lui fit courir leur négligence qu’il a supposé que leur déception datait de leur premier regard.

Outre cet accident, de menus incidents et circonstances, à la naissance, voire antérieurs à celle-ci, nés à moitié du hasard ou de la négligence, sont devenus, à ses yeux, significatifs, et même prophétiques de l’attitude future de sa mère: elle ne le désirait pas, et ne pouvait le voir beau, même s’il l’était.

Pourquoi n’est-il pas né beau à leurs yeux? Parce qu’on ne l’avait pas fabriqué beau. Pourquoi? parce qu’il n’était pas désiré comme il faut.

Barbey a compris de la bouche même de ses parents qu’ils le trouvaient laid.

Il s’est demandé pourquoi… et nous avons quelques indices de ses réponses dans de nombreux textes où il parle de l’attente de la mère qui désire et imagine l’enfant. [5]

La mère d’Allan, «une Anglaise, avait, dit-on, passé les neuf mois entiers de sa grossesse à regarder avec une obstination superstitieuse le portrait de Lord Byron dont elle était folle, et ce front de génie – (…) ce front à la fois charmant et sublime, elle l’avait donné à son fils. C’était là ce qui sautait aux yeux de qui regardait Allan pour la première fois, et ce n’était guères que plus tard qu’on s’apercevait des originales beautés d’un visage qui ne ressemblait qu’à lui-même. « [6]. Allan a été fantasmé par sa mère, et a le moins possible de père (sous la plume de son créateur): mais pour un auteur qui est encore quelque part un enfant à qui l’on disait qu’il était laid et qui ne s’est pas senti attendu, quel regret de n’avoir pas eu cet amour pour lui et donc cette beauté… et quel soulagement – peut-être – cette absence du père qu’il peut en quelque sorte accuser en la précisant matériellement dans son œuvre.

La fille – presque involontaire – d’Allan et – acceptée – d’Yseult «écumait de vie. (…) Allan admirait la beauté de sa fille car on pouvait déjà deviner qu’elle serait belle, comme toutes celles qui (loi mystérieuse!) sortent d’unions furtives et coupables! Pourquoi donc ce que les hommes flétrissent produit-il ce qu’il y a de plus beau ici-bas?»[7] Parenthèse étrange qui impliquerait que la façon dont sont conçus les enfants interviendrait dans leur aspect: cela veut-il dire que, pour notre auteur blessé, les enfants «laids» alors sont conçus dans la légalité, et les «beaux» dans la passion, ou n’est-ce qu’une idée romantique qui se veut soit touchante, soit en révolte contre les idées de la Beauté liée à la moralité et à la religion?

C’est peut-être la dernière supposition qui est la plus vraie: une pensée inscrite dans le Premier Mémorandum de 1836-1838 est livrée sans que rien ne l’explique ou l’annonce: «Peut-être n’y a-t-il qu’une mère malheureuse et coupable qui puisse aimer passionnément son enfant. C’est la première fois que manquer à ses devoirs produise quelque chose de plus sublime que ces devoirs mêmes.»

Dans une œuvre écrite après sa «conversion», Calixte a été conçue par lui comme une victime d’expiation…: « Comme sa mère, elle semblait elle aussi vouée à la mort. On aurait dit qu’elle répugnait à l’existence. (…) L’expression d’horreur pour la vie qu’avait le visage de sa mère avait passé sur ses petits traits, à peine ébauchés, et les convulsait; mais ce que la douleur et le remords fixe de la femme au prêtre avait imprimé plus avant encore sur le fruit de son union réprouvée, c’était une croix, marquée dans le front de l’enfant – la croix, méprisée, trahie, renversée par le prêtre impie et qui, s’élevant nettement entre les deux sourcils de sa fille, tatouait sa face, innocemment vengeresse, de l’idée de Dieu. (…) Les deux chimistes contemplèrent longtemps ce jeu de la nature, parfois si capricieusement féroce. Ils se dirent qu’ils trouveraient bien par la suite, une composition assez puissante pour effacer ce signe imprimé là par la superstition d’une mère, et qui devait troubler si singulièrement l’harmonie d’un visage fait peut-être pour être beau.  » [8]

Mme de Ferjol aime trop coupablement son mari, pour que l’enfant réduite à un objet, image de son père, ne soit pas belle, et, dans un remords encore égoïste, donc «elle n’avait jamais dit à sa fille qu’elle la trouvait belle.»[9]

Il est frappant de constater que Barbey reprend en leit-motiv le thème de l’enfant conçu[10], attendu et mis au monde, et sous cette forme: quand l’enfant n’est pas désiré, ou mal désiré, (que le couple vive une passion totalement exclusive, ou qu’il vive une indifférence ou une haine extrêmes), l’enfant n’aura pas une vie réussie. Chez Barbey, il n’y a pas d’enfant heureux.

Depuis la psychanalyse, tout le monde sait comme il est important pour l’enfant de se savoir avoir été accepté, et, encore mieux, désiré. Et la psychanalyse a pu découvrir le bonheur dans lequel baigne l’enfant particulièrement désiré, et celui dont l’aspect fait plaisir au narcissisme des parents. La tournure selon laquelle Aloys «n’avait pas été (…) magnifiquement doué»[11] suivie des détails sur la déception maternelle confirme que Barbey était tout à fait conscient de ce mécanisme que subit l’enfant…

La terrible strophe LI et l’incise sanglante de la LIII dans La bague d’Annibal montrent comme Barbey avait déjà clairement perçu ce mécanisme:

«Alors que sa mère elle-même, sa tendre mère, c’est-à-dire celle qui ne voit rien des défauts de ses enfants à travers l’illusion sublime de sa tendresse l’avait raillé sur sa laideur comme eût pu le faire une marâtre; alors qu’elle trouvait ses baisers moins bons parce qu’il ne ressemblait pas à l’image désirée qu’elle avait rêvée longtemps: immatériel amour que cet amour maternel! – N’est-ce pas Chateaubriand qui en a conclu l’immortalité de l’âme? comme si, dans tous les cas, du reste, toute l’espèce humaine avait porté des jupons!» [12]

Cet instinct maternel est-il une réalité? Barbey avait vécu, sur lui, la démonstration contraire… L’instinct maternel est une énigme sur laquelle il s’est souvent penché, ne comprenant pas ses parents, et les affirmations du beau René ne pouvaient que le faire sourire avec ironie. Chateaubriand disait exactement: «Il suffit qu’une mère voie sourire son enfant pour être convaincue de la réalité d’une félicité suprême… « [13].

Il réfute ainsi les théories sur l’instinct maternel. Il le nie, et, en tout cas, refuse de croire qu’il soit sans exception.

Aloys a donc été victime en quelque sorte d’un narcissisme parental: «Vingt femmes peut-être (qui) l’avaient vengé des dégoûts d’un père et d’une mère – modèles d’aimable sollicitude, qui ne pouvaient souffrir l’idée que leur fils ne fût pas un joli garçon – n’avaient pas effacé la trace de la raillerie amère» «Il était laid ou du moins le croyait-il…»[14]

Cependant cette adoption n’est plénière, cet épanouissement de l’enfant tel qu’il est n’est possible qu’à condition qu’il soit désiré libre et non pas comme un objet qui doit être conforme à un désir des parents: cela leur évite le risque de déceptions insurmontables pour leur narcissisme. Ils ne peuvent désirer un enfant libre d’être lui-même que quand leur narcissisme est assez solide pour résister à une déception et les aider à aimer un enfant dont l’apparence ne conforterait pas leur narcissisme…

Ce moment du premier regard qui arrive enfin après ces mois d’attente, cette prise de vue physique et psychique qui concrétise, en la validant ou non, l’impression après tant de désir intime, cette «épiphanie» du jour de la séparation qui arrive après tant d’union attentive joue un rôle décisif sur le narcissisme des parents: la naissance a un impact organique dans l’équilibre psychosomatique de la mère et par là du couple dans sa relation, et un impact affectif que la viabilité de l’enfant apporte, en plus ou en moins de narcissisme, à chacun des deux géniteurs « qui, de ce fait, vont l’adopter avec les caractéristiques de leurs émotions du moment, et l’introduire à la vie comme le porteur du sens qu’il a eu pour eux à ce moment. « [15]

Au début, les parents sont tout pour l’enfant, et son narcissisme normal prend naissance dans le narcissisme de la mère. La mère aime se voir belle, elle se voit dans le prolongement-enfant: elle veut s’y voir belle. L’enfant « s’informe de l’inconscient de la mère, et s’y accorde, se conforme à la façon dont elle le regarde. Son être vivant (sa « vivance ») au sens végétatif (passif) et sa « vitalité » au sens animal (moteur), son sexe, s’accordent inconsciemment aux émois qu’il suscite et que ressentent les personnes qui, en s’occupant de lui, revivent l’histoire de leur propre narcissisme que l’enfant leur fait remémorer. «  [16]

Or nous l’avons vu, le narcissisme de l’enfant trouve sa source dans le narcissisme heureux des parents… et pour trouver son identité, il a besoin de celle que lui donnent ses parents au départ.  » Cette identité inconnue de chacun de nous, garçon comme fille, est sans doute arrimée à la liminaire et lumineuse perception du premier visage penché sur le nôtre. Ce regard brillait-il d’une expression d’amour en nous accueillant, nous, le nouvel hôte inconnu au foyer de nos parents? (…) En tout cas, c’est le regard de ce visage humain, le premier repère de notre identité-valeur. « [17]

Les parents de Barbey lui ont fait comprendre, – ou c’est ce qu’il a senti, pensé – qu’ils étaient déçus, voire vexés, par son aspect… La psychanalyse dirait qu’il avait infligé une blessure au narcissisme des parents… [18]: le problème est que l’enfant va s’en sentir coupable, jusqu’au jour où il découvrira qu’il n’est pas «responsable» de son aspect, ni de leur frustration… « Lorsque le sexe et l’apparence de l’enfant ont profondément déçu, à la fois consciemment et inconsciemment, l’un ou l’autre de ses parents, et encore plus si c’est tous les deux, le vivre est fondamentalement lié, avec son prénom, à une culpabilité: langage inculqué au sujet concernant le vivre de son corps. «  [19]

Barbey a compris qu’il n’était pas conforme au désir de ses parents, et s’est senti laid.

Mais il a conçu une explication à sa laideur: les enfants laids sont ceux qui n’ont pas été désirés par un couple qui s’aime passionnément en s’ouvrant – faut-il ajouter cependant? – sur l’enfant qu’ils désirent libre. Ses parents formaient, selon lui, un couple à l’égoïsme trop prononcé. D’où ce thème de la froideur de sa famille et de sa mère en particulier…

Il n’était pas attendu. La preuve: l’organisation…

Le bébé vit la naissance avec difficultés. (La notion de deuil vient après.) Il passe par des moments douloureux, certains peuvent même engendrer l’angoisse. D. Anzieu dit que la naissance est véritablement une catastrophe. F. Dolto décrit tous les changements que vit le nouveau-né: perte du double battement du cœur, séparation d’avec l’utérus, coupure du cordon ombilical, sensation d’être contenu dans son corps comme dans un sac fermé par un nœud, passage à la respiration aérienne, respirations successives, possibilité du cri, audition exacerbée, olfaction inconnue, mode d’alimentation coupé, et le nouveau mode alimentaire inimaginable puis inconnu, arrivée dans un monde froid et aérien, sensation de masse du corps, peau hypersensible, manipulations extérieures, lumière, prénom entendu, qualification du sexe, de soi-même, inauguration des relations aux autres, incompréhensions et compréhensions… [20] Le moment de la naissance, comparable à la mort en tant que naissance à un éventuel autre mode de vie, est donc extrêmement angoissant pour le bébé… qui peut la vivre comme une catastrophe, presque au sens grec.

En particulier s’il n’y a pas une bonne organisation pour y faire face.

Or Barbey a appris qu’il a «dérangé»…

Peut-être a-t-il pensé, plus tard, avec douleur, que sa mère avait préféré le whist au recueillement pour qu’il naisse bien. Sa mère semble bien avoir été mondaine et coquette. Il est possible qu’il ait eu l’impression d’avoir gêné, dès le départ sans le vouloir. Une inconvenance, une brimade qu’il n’aurait pas commise volontairement, mais dont il subirait le poids par la faute de sa mère folle de whist autant que sa grand-mère qui dépensa plus d’un million en folies.

La passion amoureuse, autant que la froideur ou la répulsion, entre amants, entre époux, peut en effet empêcher le désir de l’enfant. Barbey pense qu’il n’a pas été attendu dans la passion amoureuse qui va jusqu’à aimer l’enfant qui va naître de cet amour. Traduction et preuve supplémentaire de cette non-attente: il est arrivé au moment où on ne l’attendait pas, et a dérangé sa mère dans une distraction: une partie de whist.

Sa mère n’a pas accouché à un moment prévu, d’une façon convenable, et il interprète sa froideur affective comme la volonté de lui faire sentir qu’elle n’a pas apprécié qu’il l’ait en quelque sorte dérangée cette nuit-là…: s’il était né deux heures plus tard, il aurait eu déjà ce fardeau de culpabilité en moins…

Cette notion de «moment juste» revient parfois sous sa plume: «Que de gens n’arrivent pas A L’HEURE dans la vie? On est étranglé entre deux portes, dont l’une s’appelle TROP TOT et l’autre: TROP TARD! « [21] Et rappelons le cachet que Barbey affectionnait: TOO LATE; et la devise de son courrier: NEVER MORE. Il a eu toute sa vie l’impression que sa vie était une suite de rendez-vous manqués, et qu’il n’était même pas de son époque d’ailleurs…: «portrait dépaysé, je cherche mon cadre»[22]. Selon le mot de Philippe Berthier, il est «désheuré». [23] Barbey très tôt a en lui la certitude de porter «jusque dans le germe de l’existence, la marque indélébile d’une erreur, d’un contre-temps, d’une dissonance ontologique (…) plaie qui ne s’est jamais refermée» [24]

Ce jour-là, semble-t-il, on n’a rien fait pour atténuer ce passage difficile de la naissance…

Habituellement la mère va essayer d’arranger cette catastrophe, de la nier, de la rendre viable, en s’adaptant aux besoins de l’enfant dans les premières semaines de vie. Sur le plan affectif, elle va lui dire comme il est beau etc., sur le plan matériel, elle va combler ses besoins. Mais, ce 2 novembre, personne ne tenait Jules dans les bras, ne l’entourait avec amour: il gênait… (Au moins est-ce son impression rétrospective…)

Barbey est né pendant un whist, un jour de fête religieuse: c’est presque un sacrilège: il est possible que ce sentiment de décalage qu’il a ressenti, il l’ait en plus attribué à ce décalage inconvenant de date: une sorte de gaffe qu’il a commise sans le vouloir. Peut-être même une sorte de péché contre les temps liturgiques…, qu’il n’aurait pas commis lui-même, mais dont il subirait le poids sur sa destinée par la faute de sa mère, joueuse, et presque sacrilège à ses yeux.

Ce respect des souvenirs qui fut toujours si prégnant chez Barbey, et le fut de plus en plus, de plus en plus totalitaire comme chez tant de vieillards, allait peut-être de pair avec l’impression de rattraper une erreur de date, de boucler une boucle qui allait effacer une erreur de chronologie… Cette erreur religieuse est peut-être aussi à la source des sentiments de culpabilité et de révolte contre l’injustice de se sentir soi-même coupable de quelque chose qu’on n’a pas commis.

Seulement cette gaffe vis-à-vis de Dieu est aussi un sacrilège plus grave parce que commis un jour aux connotations très particulières.

Il a été mis au monde le 2 novembre, lendemain de Toussaint, et Jour des Morts, un jour de malheur:

Dans La Bague d’Annibal, cette confidence provocante: «J’aime le paradoxe il est vrai, ma naissance elle-même en fut un, ma mère m’ayant introduit dans le monde le jour où l’on célèbre la fête de tous ceux qui en sont partis, – fête d’héritiers où nous semblons dire aux pauvres morts s’ils nous écoutent:  » Tenez-vous où vous êtes, agréez nos sentiments, et restez-y! » La bague d’Annibal O. C. I page 25. Admirons la force du verbe actif – et sûrement pas innocent – « m’ayant introduit » qui donne le sens d’un acte volontaire à l’accouchement « prémédité » de mauvais augure… Il a l’impression qu’elle aurait préféré en fait qu’il ne vive pas puisqu’elle a toujours été froide avec lui, ensuite aussi loin qu’il se souvienne.

Peut-être sent-on mieux, après avoir lu tout ce qui précède, le poids d’un autre texte tiré d’un roman. Ce qui ne meurt pas est la plus longue des premières œuvres.

Barbey a pourtant conçu un héros où il se revoit en se rêvant: Allan de Cinthry est créé idéalement beau; il l’a fait naître désiré, aimé, imaginé, modelé presque trop par sa mère, une mère qu’il n’aurait pas su décrire peut-être, et à qui – privilège du romancier – il a donc donné la mort très vite; il fait vivre à cet Allan un (presque) inceste avec une sorte de mère, puis encore un autre avec une sorte de sœur etc. Tous éléments qui étaient faits pour rendre son double rêvé «heureux» (felix en latin).

Mais soudain, est-ce l’identification qui est trop forte, la réalité douloureuse l’emportant sur la compensation? L’irruption de la tristesse fait jaillir le souvenir de la naissance: et tout à coup, contrastant avec toute la symbolique si agréablement installée, il fait raconter à Allan cet événement: «Si à t’aimer je me sens ton égal, ô Camille! en bonheur, mon âme vaut moins que la tienne. Je n’ai pas ton immense capacité d’être heureux. Toujours, je me suis défié de la vie. Toujours, je lui ai trouvé l’air perfide, alors qu’elle me souriait davantage. Superstition dont ma raison rit, mais qui s’en venge! J’ai toujours cru que le jour de ma naissance, – t’ai-je dit que je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour de soupirs et de larmes que les Morts dont il porte le nom ont marqué d’une prophétique poussière? – Oui, j’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée.» Ce qui ne meurt pas, O. C. II page 565.

Allan ne s’explique pas comment, au milieu de tous ses bonheurs, il se sent malheureux, et en rejette la responsabilité sur la connaissance qu’il a eue de son Jour de naissance: il a pensé depuis, que le destin l’avait marqué dès lors, et il croit toujours à d’autres perfidies, empoisonné à la source. Il s’est défié de la vie… comme d’une personne perfide

C’est comme un cri de protestation destiné aux parents, le plus urgent à pousser vers cette mère froide, morte, dont le sourire n’est que fausseté et perfidie, un masque inexplicable, mais aussi un sphinx qui peut être dangereux. Un cri de protestation, mais qui n’est plus une demande d’aide: il est trop tard, le mal est fait, l’enfant doit se débrouiller seul.

Pas littéralement d’allusion à l’épisode du cordon, ni à d’autres détails, pas d’allusion à la laideur, mais la «perfidie» de celle qui donne la vie et la forme est là.

Ceci est repris dans la lettre à Trebutien du 1° octobre 51: «Je suis réellement né le Jour DES MORTS, à deux heures du matin, par un temps du Diable. Je suis venu comme Romulus s’en alla, – dans une tempête.»

C’est en quelque sorte un signe d’élection à rebours.

Il écrit à Louise Read le 2 novembre 1887 et commence ainsi sa lettre:

« A Louise Read: JOUR DES MORTS, qui vivent « 

Est-ce de lui qu’il parle ou de tous ceux qui l’entourent, visibles ou invisibles?

Lorsque des événements ont eu lieu à des dates connues de tous, ils sont quasiment « inoubliables » et on ne peut s’en débarrasser, le voulût-on. Les souvenirs en lui s’ancrent (s’encrent?) et ne s’effacent pas.

Barbey a l’impression constante qu’un destin a été tracé pour lui[25], et que ce destin malheureux a été tracé en partie par sa mère…

Le meurtre dès le berceau…

D’ailleurs, une des preuves de ce mauvais vouloir, c’est ce qui s’est passé dès les premières heures.

Une des difficultés de la naissance, c’est ce fameux cordon, qu’aucune jeune mère n’aime à soigner, qui fascine les enfants et a donné lieu à tant de traditions populaires.

Françoise Dolto accorde une très grande importance à la «castration ombilicale» à laquelle elle donne un sens particulier: «  Que la naissance constitue, de fait, la première castration, au sens que nous avons donné à ce terme [26] peut surprendre. C’est pourtant ce que je vais montrer ici.» [27]

Même si les parents aiment leur enfant, dès la conception, et au premier regard, il n’est pas question de pouvoir rester fusionnés, même s’ils le souhaitent: il faut qu’ait lieu cette première castration: « Ce qui sépare l’enfant du corps de sa mère, et ce qui le fait viable, c’est la section du cordon ombilical et sa ligature. « [28]

C’est à ce moment-là véritablement que naît un être, un être: quand tout va bien, les premiers mots disent le sexe de l’enfant, son prénom, son aspect…

«Ce prénom, cette qualification du sexe, [29] sont lancés par des voix animées dans la joie ou la réticence, disant la satisfaction ou non de l’entourage, et nous découvrons tous les jours combien de nourrissons gardent « engrammés » comme des bandes magnétiques quelque part dans leur cortex, ces premières significations de joie narcissisante déjà, ou de réticence, sinon de peine, et d’angoisse pour eux dénarcissisante déjà. « [30]

C’est le langage donc, qui symbolise la castration de la naissance que nous appelons castration ombilicale:

« Les syllabes premières qui nous ont signifiés sont pour chacun de nous le message auditif symbole de notre naissance[31], synonyme du présent au double sens d’actuel et de don qu’est le vivre affectif pour cet enfant qui, d’imaginaire qu’il était pour ses parents, devient réalité. Réalité irréversible, masculin ou féminin, tel il est et il sera, comme il est apparu à tous, à ses parents et aux représentants de la société qui l’ont accueilli. « [32]

  1. F. Dolto explique alors cette castration de l’état civil qui doit tuer le fantasme des parents, et leur montrer d’emblée cet enfant comme un être autonome par vocation et à qui on doit – si on le fait pas spontanément – donner la liberté d’être comme il est: «Il y a de quoi s’en étonner, mais c’est pourtant ainsi, l’impact sur le nouveau-né de l’audition et des perceptions qu’il a du jaillissement de joie, cœur à cœur, de ses parents, ou, au contraire, de la dépression dans laquelle sa naissance, – parce qu’il est de tel ou tel sexe, ou qu’il présente tel ou tel aspect – a mis l’un ou les deux parents, sont toujours retrouvés dans les psychanalyses. Quoiqu’il en soit de cette symbolisation de la castration ombilicale, nous avons maintenant les preuves formelles qu’elle peut délivrer à l’enfant une puissance symbolique plus ou moins grande selon la façon dont a été vécue par la mère, sur le plan physiologique, sa délivrance, c’est-à-dire l’expulsion du placenta environ une demi-heure après sa naissance, et dont a été vécue par le couple conjoint du père et de la mère, la promesse tenue à leurs yeux par la réalité relativement à leurs fantasmes de génitude féconde et viable dans l’enfant, fille ou garçon. Ils peuvent se sentir comblés; mais le bébé peut n’être pas conforme à ce qu’en fantasmes ils avaient espéré. « [33]

Or, pour Barbey le cordon avait été si mal noué, et sans doute les premières paroles, le premier regard si mal donné, pense-t-il, et tout se corroborant, et se renforçant, qu’il faillit mourir autant du manque de soin physique qu’affectif… Il ne parle nulle part de la personne qui avait mal lié le cordon. En savait-il le nom? Ne voulait-il pas le savoir?

Le berceau, le jour de la naissance, est donc un endroit éminemment dangereux et n’est nullement un abri sûr et agréable. Le bébé est sans défense, sans possibilité autonome de survie. Il a l’instinct de vie, d’où des craintes à proportion. Cette crainte s’est étendue d’ailleurs à tout son entourage de Normandie. Barbey parle quelque part des « vents d’Ouest qui ont gémi sur (son) berceau »[34] et ce n’est que beaucoup plus tard qu’il s’approprie le mauvais temps et la pluie («la normandisation»): «C’est depuis peu cette modification dans mes goûts! Rappelez-vous mes Mémoranda.»[35] L’influence de ce qui se vit pendant les 9 mois, puis à la naissance et au berceau, est déterminante

Ainsi Marguerite de Ravalet, dont Barbey se sent si proche fantasmatiquement, a commis ce que les gens appellent un crime. « Son crime à elle, qui fut toute sa vie et qui date presque du berceau, elle le porte sans remords, sans tristesse et même sans orgueil, avec l’indifférence d’une fatalité contre laquelle elle ne s’est jamais révoltée. « [36] C’est ainsi que Barbey l’innocente.

«Au fond, tous les berceaux sont des cloaques dont on est obligé de changer le linge plusieurs fois par jour; et cela n’est jamais poétique, pour ceux qui croient à la poésie, que quand l’enfant n’y est plus.»[37]

Amertume, dégoût, ironie: il est certain que dans aucun des romans de Barbey, ni dans sa vie, on ne sent la naissance ni comme l’apogée (momentané) de l’amour des parents, ni comme le germe de son accroissement, ni comme un début plein d’espoir de l’enfant… Il gardera toujours la certitude de l’incurie de sa famille qui se manifesta dès les premiers instants[38]. Famille-Chimère autant dire sphinx, cet être à la poitrine féminine, mais muni de griffes, et qui ornait le mobilier Empire de la chambre de ses parents.

La naissance est donc un moment critique: tout peut bien se passer; tout peut aussi basculer.

Lorsque les besoins – psychiques ou physiques – de l’enfant ne sont pas satisfaits, et qu’il ne comprend pas pourquoi, l’enfant se sent voué à la mort: il va devoir lutter et contre ses pulsions (faim, soif, désir de tendresse) qui ne sont jamais satisfaites et dont il voudrait l’extinction pour éteindre ainsi ses souffrances, et contre son objet-amour, sa mère, qui est devenue haïssable. L’enfant risque alors de se replier sur lui-même et de laisser libre cours à sa haine destructrice et à un narcissisme mauvais par exemple.

« C’est ainsi que les dangers réels vécus par un enfant du fait de l’infection d’un cordon, de l’ombilic ou l’angoisse de l’accoucheur pour une ligature de cordon trop courte et la crainte de l’hémorragie chez le nouveau-né, laissent des traces indélébiles et la propension à l’angoisse du bébé, alors même qu’il s’est agi de craintes anticipées et qu’il n’y a eu aucun événement dans la réalité pour confirmer l’inquiétude de quelques jours. (…) « [39]

Et que dire donc si le bébé va jusqu’à manquer mourir réellement, en sentant son sang baisser dans ses artères? Comme ce fut le cas de Barbey.

Et, de plus, si ce même bébé a l’impression que sa mère en fait le trouve laid, le déteste, et donc peut être raisonnablement supposée, consciemment ou non, avoir intentionnellement laissé mourir l’enfant, que devient ce petit? Il ne peut même plus espérer en la fusion avec cette mère comme un recours contre la peur de mourir… Nous y reviendrons.

Pour Barbey, le berceau est (devenu) lieu d’angoisse, et un lieu, dont, par certains côtés, il n’a jamais pu sortir victorieux.

La première castration, ombilicale, qui aurait dû bien se passer, a été source d’angoisse et sans conséquence positive… Or les parents semblent souvent cruels et incompréhensibles à l’enfant quand ils effectuent les castrations successives qu’il est de leur devoir de réaliser… Si la mère (ou le père) coupent le cordon et le nouent bien, la castration ombilicale est réussie: on n’est plus un, mais on est uni malgré la séparation. Si le cordon est coupé et noué mal, on est séparés, victime et bourreau, agresseur et blessé, ennemis mortels si les deux veulent vivre…

Finalement, ce moment de la castration ombilicale qui doit être vécu dans le plein de l’amour réciproque (on conseille maintenant que ce soit le père qui coupe ce cordon), a été chez lui sans conséquences positives.

Pire, il a été un moment d’angoisse, et la source d’angoisses ultérieures, car il a été un moment d’agonie: il ne faudrait pas s’étonner que pour lui, la liaison avec la mère soit ressentie après comme une nécessité pour vivre… Toute coupure avec elle étant sentie comme une menace de mort alors que, nous l’avons dit, quand cette première séparation est réussie, c’est le premier pas vers l’existence d’Un Etre. C’est la première castration, hélas mal faite pour Barbey et mortelle au lieu d’être bénéfique.

Notre sujet ne nous permet pas de retranscrire le texte de J. Bonel en entier mais l’analyse des devises rapportées de Tourlaville par Barbey prouvent chez lui ce désir vivace de fusion (incestueuse selon les autres…) avec la mère. Le coup de hache « qui vient sanctionner la relation incestueuse de Julien et Marguerite de Ravalet est aussi le coup de hache qui vient couper le cordon ombilical, qui se vidait dans le berceau de Barbey. Le coup de hache vient interrompre cette relation incestueuse originaire et fondatrice (…) Il faut bien voir que cette relation initiale à la mère et la séparation inévitable qui la suit sont partagées par tout un chacun et qu’elles sont fondatrices de toute existence humaine. Mais pour Barbey ceci devient dans le même temps synonyme de risque de mort. Ainsi se trouvent inexorablement liées pour lui l’extrême félicité et complétude de ce qui précède la séparation, et la signification mortelle d’être au monde.»[40]C’est le fait de devenir un être vivant, pensant, et désirant qui est un risque mortel pour Barbey: il ressent le fait d’être Un être séparé de la mère par cette mauvaise séparation comme une existence éminemment dangereuse. Pour lui, exister dans la liberté de l’individu n’est pas confortable ni plaisant… car l’amour parental n’a pas présidé à cette première séparation et ne l’a pas rendue positive.

«Mais quand l’amour, cette tunique sans couture qui enveloppait deux cœurs transfondus, a été déchiré dans chaque fil de sa trame fragile et qu’il n’en reste pas un haillon sacré pour faire un lange à l’enfant qui pleure, le malheureux grandit comme il peut, dans son berceau. Le cordon ombilical du passé a-t-il été tranché comme celui de la chair? l’enfant ne tient plus à la mère. Cette vie une, dans sa duplicité merveilleuse, éclate et se scinde tout à coup, et, chose cruelle, dans cet arrachement de deux existences l’une à l’autre, ce n’est pas l’espace qui doit dorénavant les séparer davantage.» [41]

La douleur physique se fond dans la douleur morale et affective. La menace de mort plane. Et l’enfant se trouve dans une situation paradoxale: il est confronté, par son narcissisme primaire, à la nécessité de magnifier cette relation de désir-besoin qu’il a toujours, malheureusement, de la mère, et par la faute de celle-ci qui a mal noué le cordon,… et cette mauvaise relation, malsaine, et qui peut devenir perverse, est en fait une relation incestueuse. D’autre part, il a bien conscience que l’inévitable issue de cette situation est aussi mauvaise que s’il la subissait alors volontairement depuis le début…

Sauf si d’autres éléments imprévus viennent lui permettre de s’en sortir…

Sauvé par une autre!

Un de ces hasards heureux est arrivé à notre auteur, une aventure particulière dans la confusion de cet accouchement et ensuite dans l’isolement où il fut apparemment laissé: s’il a en quelque sorte perdu sa mère dès la première seconde, heureusement une autre l’a sauvé, telle une Niobé qui l’aurait protégé… Il a sans doute imaginé qu’elle l’avait regardé du premier regard aimant qui l’ait touché et s’est ainsi trouvé une espèce de compensation. Elle est un peu devenue sa «mère», et c’est elle qu’il a pu aimer à l’adolescence:  » il paraît que le cordon ombilical avait été mal noué et que mon sang emportait ma vie dans les couvertures de mon berceau, quand une dame (mon premier amour secret d’adolescent) amie de ma mère, s’aperçut que je pâlissais et me sauva, non des Eaux, comme Moïse, mais du sang – autre fleuve où j’allais périr. La destinée est singulière! Une femme me sauvait pour que je l’aimasse treize ans plus tard, avec cette timidité embrasée qui est la plus terrible maladie que je sache… Est-ce un charme redoublé par les lointains de l’enfance? Mais cette femme, vieille maintenant et qui n’a jamais rien su des ardeurs qu’elle m’a causées, et dont physiquement j’ai failli mourir, je ne l’ai pas revue depuis ma sortie du collège, et je n’ai pas trouvé depuis, sous sourcil aimé, de regard bleu sombre de faucon courroucé, qui valût pour moi cet impérieux et fier regard!  » [42]

Cette histoire de Jules, c’est aussi celle d’Allan de Cinthry, peut-être celle de Réginald, et de tous ceux que les mères soignent par devoir plus que par amour: ils sont nombreux à être «créés» ainsi, dans son œuvre, orphelins réels ou symboliques.

Après la castration ombilicale, vient en effet la caresse ferme et douce des mains, et c’est au même moment, – et Dolto ajoute que cela peut être même dès la conception – que le corps devient moyen de relation, et le lieu de la vie courante. Le «schéma corporel» est conscient, il est en principe le même pour tous les individus normalement constitués. «Abstraction d’un vécu du corps dans trois dimensions de la réalité, (il) se structure par l’apprentissage et l’expérience. « [43]

Mais ce schéma est doublé, presque concomitamment par l’image du corps (c’est-à- dire l’image qu’on a de son propre corps, image subjective au plus haut point bien sûr), image du corps qui a commencé à se construire par cette première castration et par les premiers mots qui accompagnaient cette première séparation. En grande partie inconsciente, elle se structure par la communication entre les sujets et la trace, au jour le jour, mémorisée des mots tendres ou durs, consolateurs ou blessants, du jouir frustré, réprimé ou interdit (castration, au sens psychanalytique, du désir dans la réalité). «C’est dans la mesure où l’image du corps se structure ainsi dans la relation intersubjective que toute interruption de cette relation, de cette communication, peut avoir des conséquences dramatiques  » [44]en particulier pour cette image qu’on a de soi-même.

  1. Dolto explique, par exemple, que le bébé sépare son corps des choses grâce à la parole de sa mère qui lui explique que les choses n’ont pas voulu lui faire mal, et le console en le caressant. Plus tard le bébé pourra alors se caresser tout seul la main où il a mal: « il a transféré dans sa main la capacité d’action salvatrice et réconfortante que seule la mère pouvait réaliser pour lui quand il était petit et qu’il se faisait mal en se heurtant aux choses. Cette introjection lui permet de s’auto-materner.  » [45]

Dans le cas qui nous intéresse, le manque de tendresse a été vivement ressenti…

«  Tout enfant doit constamment ajuster le fantasme, dérivant de ses relations passées, à l’expérience imprévisible de la réalité actuelle, laquelle diffère en tout ou en partie du fantasme. Cet ajustement permanent accompagne la croissance continue du schéma corporel de l’enfant face à la réalité des adultes dans leur forme qui lui paraît parfaite, immuable, (tout changement y est insolite) et désirable. Il s’agit dans l’image du corps, avons-nous dit, de désir et pas seulement de besoin. « [46]

Imaginons le petit Jules, qui désire sa mère, amoureux d’elle, de sa beauté, et qui se voit renvoyé par elle, décrié précisément par elle: à cause d’un sevrage ou de renvois brutaux, ni ses besoins, ni ses désirs ne sont comblés, d’où peut-être ce besoin de la parole, du paraître, ses rêves devant les bustes, le désir de posséder ce fameux Buste jaune par jalousie etc.

«  La répétition permanente des modalités de besoin, suivie de l’oubli quasi total des tensions qui l’accompagnaient[47], souligne le fait que l’être humain vit beaucoup plus narcissiquement les émois de désir, associés à l’image du corps, que les sensations de plaisir et de souffrance, liées aux excitations de son schéma corporel[48] (sauf il est vrai dans les cas limites où sa vie est en péril[49]). (…) Il n’y a que le désir pour trouver à se satisfaire, sans jamais s’assouvir, dans les expressions théoriquement sans limites que permettent la parole, les images et les fantasmes. [50]Le besoin, lui, ne peut être « atermoyé » qu’un temps par la parole, il doit être satisfait dans le corps. Avec plaisir ou non, il doit être effectivement assouvi pour que la vie du corps puisse continuer. C’est par ces deux processus que sont tensions de plaisir et de douleur dans le corps, d’une part, paroles venues d’un autre pour humaniser ces perceptions, d’autre part, que le schéma corporel et l’image du corps sont en relation.

S’il n’y a pas eu de paroles, l’image du corps ne structure pas le symbolisme du sujet, mais fait de celui-ci un débile idéatif relationnel.» [51]

  1. Dolto nous permet ainsi de mieux mesurer le traumatisme qui a frappé Barbey lorsque sa mère, selon lui dès la naissance, n’a pas voulu l’accueillir ni lui parler et s’est détournée de lui.

L’être de sexe féminin n’est pas spontanément mère: elle le devient. Winnicott et Brazelton parlent d’un bio-feed-back entre l’enfant et la mère; l’enfant, en quelque sorte, crée la mère; cela se fait plus ou moins facilement de part et d’autre.

A la naissance, «  un petit bébé pour vivre, pour déployer toutes ses capacités d’être humain, a besoin d’une part d’être aimé, et d’autre part d’aimer. Il ne suffit pas que sa mère tombe amoureuse de lui, il faut que lui aussi tombe amoureux. « [52]

Le dialogue comportemental (tonique, praxique, visuel) est absolument vital; les interactions mutuelles (toucher, ouïe, vue, odorat) créent le bébé – d’où le drame des bébés autistes ou aveugles, et de leurs mères; le bébé n’existe pas sans un berceau, sans des bras qui le soutiennent, comme le montre très bien M. Pinol-Douriez. [53]La peau, disait volontiers Valéry, est ce que nous avons de plus profond.

Sans doute la sensation de la vue ne semble-t-elle pas, au bébé comme aux aveugles guéris, provenir des yeux eux-même: une ancienne non-voyante explique qu’»elle n’était même pas sûre que ces étranges sensations provenaient de ses yeux, jusqu’au moment où elle en eut la preuve en fermant ses paupières, et en découvrant que cela les interrompait…»[54]

La vue est alors mêlée avec toutes les sensations, c’est pourquoi «le bébé qui tète regardera le visage de sa mère, et non le sein»[55] et il en est d’ailleurs de même avec le biberon. Mais le bébé tend les bras vers le biberon, et ne lui sourit pas. Il attend le sourire de la mère. Comme dit Virgile: Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem. [56] C’est aux yeux de la mère qu’il sourit, et si les yeux sont cachés, la mère a beau sourire, le bébé ne sourit pas

Ceci montre bien, au sein des besoins urgents et affolants du bébé, la nécessité au premier chef de la tendresse de la mère, qu’il ne saurait préciser ainsi d’ailleurs de son côté: comme il ne distingue pas vraiment la mère de lui-même, il ne la prend d’abord que comme l’objet qui satisfait ses besoins (comme son pouce s’il le suce par exemple), il ne l’aime pas pour elle-même, mais seulement parce que ses actes, sa présence, lui donnent ce qu’il veut.

Mais tout dépend beaucoup de la façon dont la mère va agir: car il y a souvent, et même parfois obligatoirement, inadéquation entre les demandes du bébé et ce que donne la mère. Si ces inadéquations se passent dans un climat d’amour avec une mère «suffisamment bonne», le bébé n’aura pas d’angoisse, et il y aura même éducation (parfois réciproque).

Cependant parfois le bébé ne reçoit pas d’amour de sa mère, et ne connaît que les soins matériels, (nourriture, propreté). « Ce mode d’élevage, lorsqu’il est sans joie et sans paroles, ce qui arrive avec certaines mères, fait de l’enfant un objet et ne permet pas au sujet de désirer, et surtout au pré-Moi du langage verbal qu’il est virtuellement, de se construire par échange de perceptions complices avec l’autre. (…) cet enfant se développe ainsi solitaire ». [57]

Le fait que Barbey ait été ainsi reposé dans son berceau, isolé, qu’il n’ait pas été entouré n’aurait peut-être rien entraîné de douloureux… mais Barbey l’a mis en relation avec ces phrases cruelles et l’attitude constante de cette mère froide. Le schéma corporel fonctionnait à peu près bien, mais l’image corporelle non…

L’enfant mal entouré connaît les plus mauvais départs.

Parfois un entourage compensatoire apparaît, permettant alors avec plus de facilité à l’enfant de rattraper les erreurs de la vie…

Il a été sauvé par une autre femme, et peut-être les relations entre cette femme et lui, bébé, ont-elles été particulièrement sensibles – et même sensuelles? Il imagine sans doute que c’est elle qui l’a plus caressé que sa mère, et Catherine Dolto-Tolitch m’a proposé l’hypothèse d’un Œdipe latéral, qui d’une certaine façon, l’aurait «sauvé» en «rattrapant» un peu la mère morte. [58]

L’entourage chaleureux des mains en nid, des bras en berceau, d’un corps enveloppant et caressant, a une importance capitale, dès la conception et jusqu’à la fin, pour la construction de ce schéma corporel et de l’image du corps.

Circonstances immédiates, et suites précoces de la naissance: de son entourage, que savons-nous par lui? Que pouvons- nous en deviner?

  1. A. Queru fait de tous ces événements un ensemble romantique et presque amusant:

«On était au Jour des Morts, et malgré la stricte observance du soir de la Toussaint, où les cloches jusqu’à minuit invitaient en nos pays, par un glas, répété chaque quart d’heure, les fidèles à la prière, la jeune Madame Barbey n’avait pu résister au désir d’aller faire en famille la coutumière partie de whist. Le bruit de la tempête se mêlait aux sonneries funèbres. Sur les deux heures du matin, il y eut comme un Dessous de cartes que l’on n’escomptait point encore, l’arrivée de ce marmot qu’une négligence faillit faire périr aussitôt. On le baptisa au crépuscule. Lorsqu’on ramena la mère au logis, peu de jours après, le bébé, qui décidément prenait goût à la vie, y fut rapporté, dit-on, dans un panier. Tout cela faisait une entrée dans le monde sous le signe romantique, comme pour marquer déjà cette destinée.»[59]

Mais comme Barbey n’entend pas cette histoire racontée dans la tendresse et l’amour, la douleur, enfant, de se sentir vu et dit laid, par sa mère, a orienté pour lui, rétrospectivement, – que ce soit vrai ou faux – ce presque drame vécu nouveau-né dans un sens dramatique pour le psychisme.

Quelles furent les suites réelles de cette naissance, nous ne le savons pas, mais Barbey ne parle jamais, jamais, de moments heureux avec sa mère.

Barbey naît dans une famille bien précise, et il serait banal de dire que les premières réflexions, lors d’une naissance, tournent facilement, lorsqu’on se penche au-dessus du nouveau-né, autour des ressemblances qu’on cherche…

Mais que peut-on dire de sa famille, et en particulier des visages des parents, au sens large, qui l’ont entouré? Cette dernière question est, elle, directement en rapport avec notre sujet: on cherche souvent les ressemblances, on fait des comparaisons, avec les ascendants, les descendants… Barbey parle relativement souvent des particularités physiques de sa parenté: il était sûrement sensible aux portraits que nous donnons ci-après: non pas qu’ils soient essentiels ni indispensables, mais ils peuvent lui avoir été précieux.

Son grand-père, Vincent Barbey, (1) a un visage plutôt régulier, avec un nez marqué.

Sa grand-mère paternelle (2), qu’il décrit comme une femme séduisante, a un air coquet, une bouche fine et ourlée. Elle a tout perdu au jeu et dans divers divertissements… On racontait que les deux époux s’y adonnaient même couchés, et qu’une servante avait alors pour mission de porter les cartes d’un lit à l’autre[60]… Sa belle-fille, la mère de Jules, taquina peut-être un peu trop les cartes elle aussi. Barbey, qui a eu bien des défauts, en a au moins tiré une leçon à laquelle on ne voit pas qu’il ait fait d’exception: celle de ne pas jouer. Peut-être aussi un vieux souvenir d’un whist qui tourna «mal», selon lui, un certain 2 novembre 1808?

Son grand-père maternel (3) a un visage assez plein, lisse, et finalement fermé. Barbey décrit ce portrait à Trebutien, et fait son petit Lavater: «Son portrait est dans la salle à manger de mon père, et je vous réponds qu’il a des deux côtés des lèvres et dans l’arcure des sourcils, le plus implacable mépris qui soit jamais tombé sur cette plate misère qu’on appelle la vie»[61].

Barbey s’identifie à ce grand-père dans son appréciation de la vie, comme il aurait aimé peut-être ressembler à son beau parrain ci-dessous, et le prestige de l’uniforme n’est-il pas ce qui fait naître la vocation d’officier de ce Jules qui ne se souvent de son enfance que pour parler des galopades et de ses combats d’enfants?

(4)

Henri de Montressel (4), parrain de Jules, (mais qui ne lui a pas donné son prénom) a un visage qui ressemble un peu à celui de la mère de Barbey pour l’expression. C’est un bel officier, plein de prestance.

(5) Son père (5), – mais nous n’avons qu’une très mauvaise reproduction faite de mémoire, du portrait initial disparu – a un visage aux traits peu accentués. Le nez est rond, les yeux assez petits. Il est engoncé dans la cravate à plusieurs tours de l’époque, mais pas seulement dans cette cravate: on dit qu’il était terne, falot, silencieux et morose… Il a épousé à 22 ans une femme qui en avait 20, mais peut-être n’a-t-il jamais été un jeune père… ni un père tout court. Il devait être de race robuste: il est mort à 82 ans, et notre Jules à 81: belles longévités pour l’époque! Les gens du pays, paraît-il, et selon F. Laurentie, préféraient le père à la mère.

(6)

Sa mère (6), sous un large chapeau de 1830 (notre Barbey avait 22 ans à l’époque), est une «jolie femme»; robe de velours noir aux reflets violets, elle s’est fait représenter en tenue de visite ou pour sortir, au summum de son élégance sûrement. Ses atours représentent une grande partie de la surface peinte: c’est évidemment son choix! C’est une miniature[62]d’un excellent faiseur: cela aussi est significatif. Datée de 1830, elle est l’œuvre de J. B. Sabatier, l’un des grands miniaturistes de l’époque[63]. Elle se sait, et en tout cas se veut, ravissante, et délicieuse! Elle a un visage très régulier, assez harmonieux, et pose avec un air mi-souriant, mi-pincé. On dirait qu’elle plisse finement, spirituellement, les yeux, comme pour séduire sans en avoir l’air. Notons que nulle mère dans les œuvres romanesques de Barbey n’est laide: toutes sont belles, de beautés diverses, mais belles.

Elle a conservé jusqu’à la fin de sa vie les modes de sa jeunesse. Certainement la beauté physique devait tenir une grande place dans sa vie, et elle ne voyait malice ni dans son goût pour la coquetterie, ni dans la façon dont elle cataloguait les enfants, ou les élevait, selon l’esthétique.

Selon beaucoup de biographes, elle s’intéressait beaucoup plus qu’à ses enfants à son mari, et beaucoup plus qu’à son mari aux mondanités et aux lectures… Elle manquait peut-être de maturité, et se plaignait souvent de migraines.

Les bégueules du coin dénonçaient son indépendance de pensée et d’allure, ce que Laurentie confirme. Elle était pittoresque, avec une grande liberté d’esprit et de langage, redoutée peut-être pour ses épigrammes. Il faut l’imaginer, fière, brillante, mondaine, raffolant du whist comme sa mère et allant faire sa partie, malgré la solennité de la Toussaint, très marquée à cette époque et dans cette région, – croyante, mais peut-être un peu superficielle – et malgré son «état» dont elle devait se moquer peut-être dans la vivacité de ses vingt et un ans, mariée depuis si peu de mois…

Les retrouvailles de Jules avec sa mère, qui l’angoissèrent tant, vingt ans après leur séparation orageuse, nous donnent d’elle un portrait en flash-back par déduction: négatif de ce qu’elle était au moment où elle lui répétait qu’il était laid:

« Mes parents m’ont reçu à bras ouverts bien grands, mais malgré cette réception à fond de cœur, je vous écris le cœur noyé de tristesse: le changement de ma mère m’a fait mal. Ce n’est plus que le fantôme d’elle-même. Fantôme au physique, mais hélas, fantôme au moral! cette beauté animée, cette tête pleine de feu, ces cheveux, ce sourire, tout cela n’est plus! C’est une vieille femme, – une pauvre malade – à l’œil fixe, à la voix entrecoupée. Et moi, qui n’ai pas vu les changements successifs, qui l’avais laissée charmante encore, éblouissante d’esprit et de vivacité, – vous dire ce que j’ai senti passer dans ce cœur que vous connaissez, vous, quand j’ai pris dans mes bras ce cher débris humain, et que je l’ai serré contre ma poitrine, oh madame, c’est impossible, mais vous êtes si mère que vous comprendrez les douleurs du fils, car je me suis retrouvé fils comme si dix-huit ans de silence, de torts, de négations, n’avaient pas mis leur montagne sur mon âme. Sans cela j’aurais été heureux de leur réception, mais l’état de ma mère m’a navré.» (Lettre à Madame de Bouglon, 4 septembre 1856.) On sent clairement ce qu’elle donnait comme image, et que Barbey aimait en elle. On imagine aussi très bien comme Barbey pouvait être séduit par cette mère si jolie et si jeune… et si digne de juger ainsi de la beauté des autres. Au moment où elle lui disait qu’il était laid, lui la trouvait belle sans doute.

Cette façon d’être explique la déception de la mère de Barbey si son fils aîné ne correspondait pas à ce qu’elle avait rêvé comme bébé ou enfant…

Elle eut quatre fils très rapprochés. Le sevrage a-t-il été précoce ou brutal, Madame Barbey étant coquette et mondaine? A-t-elle connu un «baby-blues» plusieurs fois, ou une dépression profonde contre laquelle elle luttait comme elle pouvait? ou une vraie dépression? Cette dépression est selon nous facilitée quand la mère reçoit une blessure lors de l’accouchement. Ici la blessure pourrait être la même que celle qu’elle infligera à son fils: «Tu es laid, tu me fais honte».

L’entourage féminin de Barbey – réel ou imaginaire – pourrait être en quelque sorte décrit comme un substitut maternel tout à l’opposé de sa mère. Souvent en effet, on voit des femmes plus âgées lui apporter leur affection, ou plus exactement il reporte sur elles bien plus que de l’affection: nous n’avons pas d’image de Flavie de Glatigny, cette amie de sa mère qui le sauva dans son berceau, et dont il fut fou amoureux. Ni d’Ernestine, riche du prénom de sa mère, son aînée de six ans, sa cousine germaine, à la famille accueillante, passionnément aimée et morte prématurément… et dont on trouve des traces dans Léa. Comme Byron aima sa cousine Marguerite Parker, et sa demi-sœur Augusta, Jules, jeune et libre, en âge d’aimer et en «risque» d’épouser, aima le plus intensément des femmes ou plus âgées ou de sang trop proche: bref, inépousables… Il rêva sur la dame de Chavincour et Niobé; il rêva sur ses amours avec une sœur imaginaire…

Et que dire du quatuor des frères Barbey, ce quatuor qui, par parenthèse, restera sans descendance? Des quatre frères, nous n’avons de portrait que de Jules et de Léon. Les autres sont-ils perdus? ou n’a-t-on conservé que ceux des frères qui furent plus connus? ou les autres n’étaient-ils que les plus jeunes et menue monnaie? L’écart entre eux quatre était resserré: Jules est né un an à peine après le mariage; même pas dix mois après Léon le suit, puis Edouard à 16 mois, et enfin Ernest, 23 mois après. Quand son 3° et dernier frère naît, Jules a 4 ans et un mois. [64]

Le choix des prénoms est un des éléments qui pourraient nous permettre de deviner un peu le caractère des parents: or ils n’ont pas donné à leurs enfants en prénom usuel ceux de proches, ni des parrains[65]. Chose étonnante pour l’époque. Celui du quatrième et dernier fils, Ernest, témoigne seul peut-être de l’importance de la mère dans cette famille: c’est reconnaître sa place à elle plus qu’à d’autres. Les prénoms sont en fait ceux qui sont à la mode: lectures, romans qu’appréciait, nous l’avons dit, Ernestine.

Jules n’a pas l’air d’avoir aimé son prénom. Une remarque des Disjecta membra pourrait avoir été écrite avec amertume. «En donnant le nom à un enfant, il faut penser à la femme qui un jour aura à le prononcer.» [66] En effet, «Jules» avait déjà des significations péjoratives (petite monnaie italienne de peu de valeur; julot = souteneur; «Jules» remplace progressivement «Thomas» pour désigner le pot de chambre, et ce sens est attesté par écrit en 1866, à la suite peut-être d’une rengaine de 1850.) Sans doute, la mésestime de ce prénom ne fit-elle donc qu’augmenter au cours de sa vie, et surtout, aurait-il préféré porter un prénom de famille ou d’Histoire… plutôt qu’un prénom qui faisait de lui un reflet- malheureux – de la mode romanesque qui le fit tant souffrir par la voix et les manières de sa mère.

Le vécu du prénom est en effet tout différent de celui du nom de famille, ou du nom adopté dont nous reparlerons plus tard. [67] Chaque enfant se demande pourquoi ses parents l’ont prénommé ainsi, et il aime en aimer la raison. Il semble que Jules n’ait pas, ici encore, trouvé preuve d’amour dans le choix de son nom, et nous avons vu plus haut comme Françoise Dolto expliquait la valeur du prénom, du Nom. C’est en tout cas ainsi que Barbey concevra plus tard les noms de ses personnages qu’il nomme librement, noms et prénoms, en véritable créateur, comme les parents pour les prénoms. [68]

Traditionnellement, sur les quatre fils, l’un (souvent l’aîné) aurait dû avoir les terres, les autres choisir entre l’armée, les ordres ou un métier noble (juriste, gentilhomme verrier, maître de forge, propriétaire terrien, cultivateur, écrivain, etc.). Or Jules, en accord avec sa famille, rêvait de l’école militaire (on tenta de l’y inscrire dès huit ans), et du métier des armes. Echec.

Ce fut Edouard qui entra à l’Armée. Or Barbey n’en parle pas du tout. Ce fait est étrange lorsqu’on sait que, sans doute plus violent et indocile, Edouard rompit à 19 ans avec ses parents, et s’engagea, au moment où son aîné de 26 mois, Jules, acceptait, à grand regret, de commencer son droit. Mais on ne voit pas que les difficultés avec les parents aient en fait

rapproché les deux frères. Il fut sans doute un sujet de honte pour la famille, sans qu’on sache pourquoi. Il mourra en octobre 1853, sans enfant apparemment.

Jules mentionne certes Ernest, mais ce n’est que pour s’en moquer. Ernest (qui porte le nom d’Ernestine, la mère de Barbey) mena une vie apparemment très calme, oisive, et sans surprise; il se marie en 1836, mais n’a pas d’enfant. (7)

En fait, Léon est celui qui fut son ami – et c’est parfois plus qu’un frère: il est portraituré ici en séminariste, à 26 ans environ: il nous regarde avec de grands yeux sérieux, profonds, presque un peu effrayés. Le visage est ovale, plein, presque joufflu, la bouche très dessinée, les cheveux plutôt blonds. Léon Blouet dit qu’il grasseyait. Les cheveux coupés court, la soutane, les mains sur le livre influencent beaucoup l’impression et l’opinion que l’on peut avoir. Une photo beaucoup plus tardive[69] permet de le retrouver, sous la main d’alors qui le peignit, classique et pleine de bonnes intentions (autant que son modèle sans doute): son visage devait être beaucoup plus classique et régulier que celui de Jules. Le type de beauté à l’époque romantique du début du XIXe siècle, c’est Chateaubriand, Byron, Musset, Lamartine et les gravures de mode nous présentent des jeunes gens aux boucles blondes ou noires, aux visages d’une beauté classique, rêveurs, doux et passionnés. Il est presque sûr qu’il fut le préféré de ses parents: même d’aspect sans doute, d’intelligence, de choix de vie…

Mais, avant de se convertir, Léon mena une vie mondaine et se fiança même: tout ceci plaisait beaucoup à ses parents. A ce visage classique de séminariste, il nous faut donc, faisant un bond en arrière, ajouter ou un visage assez joli d’enfant facile ou la tenue élégante et coquette de l’homme d’esprit, et nous avons alors devant les yeux un… Chateaubriand ou presque. Du moins était-ce ainsi que le voyaient ses parents? ou que Barbey voyait ses parents le voir… Notre Monsieur Jeules devait avoir un comportement et un visage beaucoup moins régulier et moins doux, plus violent et batailleur.

Léon se sentait-il influençable? peu sûr de lui? Quand il est entré au séminaire, il a refusé d’attendre pour voir Jules: un de leurs condisciples, Fleury, venait de mourir en 1834, peut-être éloigné de la foi par Jules, (qui en parlera plus tard avec un peu de remords)… Avait-il peur que Jules le déconvertisse? Sa personnalité semble plus «lisse» que celle de son aîné.

Voici un échantillon de sa poésie: une fois converti en 1835, Léon écrit en 1836 un poème pour sa mère, le 25 avril, jour de sa fête, et lui parle du fils prodigue qu’il avait été:

Et pour que son fils la désarme

Toute mère a le cœur d’un Dieu»

Que pouvait bien penser Barbey de ce poème, lui qui était l’aîné, et qui était justement en train de faire le prodigue?

Dix mois d’écart entre les deux frères. Trebutien le souligne dans une lettre[70], «Léon est né le 28 septembre 1809; comme vous le voyez, ils ne se sont pas suivis de bien loin.» (9 mois et 26 jours). Dans toute l’œuvre de Barbey, seule Léa, publiée en 1832 (Barbey a 24 ans) nous présente deux (quasi) frères: Réginald et Amédée; comment analyse-t-il leur relation? C’est une comparaison sous-entendue, physique et intellectuelle. «Leur intimité partait plus du cœur que de la tête; c’était par ce point qu’ils s’étaient touchés. Trop d’intervalle les séparait par ailleurs.»[71]. Amédée semble, avec «son front serein et ouvert»[72], «le plus frais et le plus jeune de ces deux jeunes gens»[73], cet Amédée pourrait bien être Léon… «Amédée n’était pas un homme fait sur le fier patron de Réginald»; Reginald, «celui qui eût paru le moins beau à la foule, mais dont la face était plus largement empreinte de génie et de passion»[74] le héros de l’histoire, est Jules lui-même. Ils sont ainsi définis d’après la beauté-laideur et le génie… En compensation de sa laideur, (il s’accepte laid, donc) Barbey se dote du génie et de la passion… Léon semble avoir été un garçon affectueux et sensible, qui, peut-être, n’a jamais dit à Jules qu’il était plus beau que lui…

Reproduire ici des portraits n’était certes pas indispensable: c’est la vision subjective qui compte pour chacun. Mais il serait vain de dire qu’ils n’intéressent pas. Le véritable aspect de Jules n’est pas facile à imaginer à partir des deux premiers documents connus. D’où notre recherche d’un troisième document, recherche qu’on peut qualifier d’un peu… inhabituelle.

Est-ce sa place aînée, dans une famille «Ancien-Régime» qui lui valut d’être ainsi portraituré, paradoxalement, lui qui ne se sentait pas aimé? En tout cas, on peut se demander ce que Barbey pensa pendant la pose, lui à qui on disait souvent qu’il était laid. Lui pour qui il était laid… et qui longtemps détestera les portraits. L’expression qui domine est la mélancolie et la tristesse rêveuse. Ce premier portrait de Barbey (8) que nous ayons laisse en effet à désirer pour ce qui est de la ressemblance et du réalisme: fait de mémoire d’après une miniature détruite avec les archives du Musée, il est du même auteur que le portrait paternel. On y retrouve la même main, et sans doute les mêmes défauts: manque d’énergie et de précision dans le rendu de l’expression, embellissement et fadeur.

Seguin, par contre, qui avait sûrement vu l’original, se rappelle un «adolescent rêveur, au visage ingrat qu’encadrent de longs cheveux. Les yeux frappent déjà, qui, chez lui, seront toujours révélateurs.» On est bien loin du portrait idéalisé ci-dessus. Déjà nourri d’Alfieri et de Byron, déçu de ne pas avoir été accepté, ou plutôt sa famille, dans l’Ecole Militaire, et commençant à écrire, il avait un visage «plein de personnalité», mais pas «joli»…

Pour imaginer physiquement un Barbey de treize ans, sans doute nous faut-il plutôt partir de la gravure qui le représente à l’âge de 25 ans environ, d’après une miniature de A. D. Fink [75](9). On a donc fait appel à un peintre, presque compatriote, originaire de Rouen mais bon élève de Girodet, miniaturiste devenu célèbre, présent au Salon de 1833 à 1864.

La voyant, nous pouvons mieux comprendre comme Barbey pouvait être différent de son frère Léon. Sans doute était-il brun ou noir de cheveux, une peau mate; des yeux un peu grands, intenses, un nez busqué peut-être, des dents un peu mal rangées, un visage un peu fiévreux, peu classique en tout cas: un visage d’enfant passionné et sensible, un peu irrégulier, alors que Léon devait être lui le modèle du bel enfant des gravures qu’aimait la mère. «Aux yeux du père également, seul Léon, l’enfant modèle trouve grâce». [76] Remarquons que la constante affection de Jules pour Léon, malgré beaucoup de différences qui sont allées jusqu’à des oppositions, ne s’est jamais démentie: nous dirions volontiers que sans doute le bon Léon n’avait pas de mots blessants pour notre auteur, même enfant, et ne s’associait pas aux reproches des parents.

Les lecteurs que cela intéresse peuvent trouver en annexe 3 quelques poèmes de Léon que nous avons choisis parce qu’ils touchaient, relativement de près, à notre thème. Mais nous ne les étudierons pas en détail, (quoiqu’on devrait certes approfondir au maximum l’entourage de quelqu’un qu’on étudie.)

Malgré les préférences marquées par ses parents pour Léon, Barbey ne lui en veut pas… Il sait à qui il en veut et n’a pas dû être tendre, ni facile, lui non plus. «Comment ne pas voir dans ce système de défense un appel à l’amour? Ses parents ne l’entendront pas. Ils préfèreront juger l’enfant capricieux et violent plutôt que de réviser leurs principes.»[77]ou plutôt, dirions-nous, leurs préjugés et leur expression trop visible, et dont ils ne demandaient pas pardon.

Ce portrait est celui d’un possible Barbey de quatorze ans: rajeuni!

Les techniques actuelles de dessin par ordinateur permettent de vieillir un visage, ce qui est très utile lorsqu’on veut identifier un amnésique, rechercher un disparu, ou prévoir un vieillissement du visage à corriger. Plus rarement, cela permet aussi de rajeunir un visage, avec d’assez bonnes chances de réalisme et de vérité.

On passe au scanner différents portraits; puis on sélectionne les traits communs. La figure âgée, aux traits nets, permet particulier de comprendre la structure d’un visage, les expressions habituelles. Un masque mortuaire est aussi un précieux renseignement.

Le premier portrait de Barbey (page 73) avait été fait de mémoire par la même personne que celui de son père (page 67). On retrouve le même coup de patte, ce qui est déjà une source d’erreur. D’autre part, de mémoire, il est plus difficile de se rappeler les défauts pour les dessiner. (En particulier, si on est un admirateur de Barbey). Et enfin, on a tendance à dessiner les enfants selon des « canons » ou des types qui doivent se ressembler. Le docteur B. Lorenceau, [78] chirurgie plastique et esthétique, et très bon en informatique, ainsi que sa fille, spécialiste en arts graphiques, ont bien voulu remonter le temps à partir des dessins et photos (voir ici en VIII). Un menton un peu fuyant, des dents  » à problème », un nez un peu trop busqué un peu trop tôt, un teint très brun, des cheveux noirs, abondants, mais difficiles à coiffer, des yeux sûrement très noirs, mais peut-être aux paupières naturellement tombantes (d’où une position un peu cambrée lorsqu’il voulait fasciner) permettent de donner ici un portrait assez probable de Jules Barbey. Sans être « laid », peut-être les parents pouvaient-ils être un peu déçus par lui?

Il correspond sans doute assez bien, de plus, à cette description d’Allan qui a un son autobiographique: «Il y a des êtres d’un bien triste privilège, qui commencent leur martyre d’homme de bien bonne heure; les premiers que le Maître ait pris, sur la place publique de leur oisive enfance, pour les mener travailler à la vigne de la Douleur. Ils en reviennent le soir, tout pâles, la bouche malade, et le regard obtus, et les parents croient que ce sont les ennuis de l’école qui les changent ainsi. Leur idiote tendresse ne comprend pas ce qui se passe dans ces âmes trop avancées. L’idée en apparaît-elle, un jour, à leur expérience, ils la repoussent, parce qu’eux étaient heureux et tranquilles, à l’âge de leur fils.» [79]

Voici donc un portrait familial, axé essentiellement sur notre sujet, mais qui permet de comprendre mieux les relations qui contribuent à élaborer la personnalité.

Il connut une autre blessure, qui envenima celle du cordon.

Julien Gracq transmet une image frappante de la mère et du fils: pendant toute son enfance, sa mère, Ernestine Ango, ne cache guère qu’elle trouve laid ce fils malingre comme « un chêne poussé dans un pot de confitures.  » Si c’est exact, que de revanche à prendre… y compris «culturistiquement»!

Voici quelques éléments descriptifs de la façon dont Barbey ressent cette raillerie.

La famille est le terreau où se construit la personnalité… et Barbey, qui en souffre, clame haut et fort la seule revanche qu’il va trouver, bien plus tard: «Mon oncle m’a proclamé extrêmement beau. J’en suis très fier morbleu d’autant plus que mon adorable famille m’a toujours chanté que j’étais fort laid. Pardonnez-moi ces vanités féminines mon ami.»[80]Cette phrase, racontée à la première personne, dans une rare confidence à son meilleur ami, est modulée parfois dans des œuvres romanesques, (que nous détaillerons plus loin) mais Barbey ne s’y plaint presque jamais lui-même, pas plus que ses personnages d’ailleurs. Disons aussi tout de suite qu’on trouve ce thème dès les premières œuvres, et surtout là, comme si cela avait été le premier cri à jeter, le plus urgent. (Cf. l’annexe 6)

Il ne se confie que sous le masque: un des plus détaillés, et dont nous avons déjà parlé, c’est Aloys de Synarose. «Il était laid, ou du moins le croyait-il ainsi. On le lui avait tant répété dans son enfance, alors que le cœur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie et cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide, des créatures à leur aurore!»[81]

Cette raillerie a été dite et redite: l’expression «toujours chanté» implique une fatigue des oreilles due à la répétition d’une scie qui lancine. Même idée à propos d’Aloys: « On le lui avait tant répété dans son enfance…» de même les imparfaits d’habitude (l’avait raillé,) et les pluriels («ces premières impressions, ces souvenirs, les douleurs, les dégoûts d’un père et d’une mère») qui se rattachent toutes à «la raillerie» qui elle est au singulier, et répond au singulier «sa laideur» presque totalitaire… maintes et maintes fois redite à l’identique quant au fond…

Cette raillerie sur sa laideur, aussi réelle que si elle était objet contondant, est ressentie également par lui presque physiquement. Le domaine physique de la laideur est intimement mêlé à l’immatériel de la blessure: sa laideur rend ses baisers moins bons à prendre pour les parents, la raillerie ressemble à des balles qui font couler le sang, et dont le souvenir seul fait «recouler notre sang à certains jours»[82], la trace de cette raillerie amère elle-aussi se manifeste par une métaphore physique, même si le lieu est immatériel: la rougeur ne brûlait pas la joue, mais la pensée.

Le schéma corporel, et surtout l’image du corps, est profondément atteint, au point de se dissimuler sous un masque…

Les ressentis physiques de cette raillerie qui porte sur son physique nous feraient volontiers penser que Barbey les vivait encore comme d’autres tentatives de meurtre sur lui: la phrase citée juste au-dessus montre bien comment la vitalité et l’énergie du nouveau-né dépendent du narcissisme parental…, qu’elles soient biologiques ou psychiques. Et le masque n’aurait été d’abord, sans doute, qu’une protection mise effectivement en place contre le narcissisme mortel pour lui des parents.

Les railleries font recouler le sang à certains jours… Il semble que malgré Flavie de Glatigny, Barbey n’est toujours pas sûr que ce cordon ait été bien noué, «efficacement», positivement dirons-nous, pour son psychisme. Il se sent à chaque raillerie en danger de mort, comme le Jour des Morts 1808. La raillerie reprend métaphoriquement le cordon mal noué qui fait s’écouler le sang et la vie. Elle a le même but: faire disparaître celui qui est laid. La raillerie sur sa laideur est un autre type de blessure que celle de la naissance: elle est à petit feu, à petit bruit, petites épingles qui entraînent la perte de sang. (et bien sûr le thème du sang est très important chez lui.) Et peut se révéler aussi mortelle qu’une hémorragie brutale, et plus cruelle.

Et ces flèches dessinées partout ne seraient-elles pas une façon de conjurer le sort? Rasoir ou lame de métal coupant le cordon, flèches d’Apollon tuant les enfants de Niobé, si Barbey se les approprie, il identifie le mal, peut rendre coup pour coup et se protéger…

Disons-le, pour finir, encore une fois, cette naissance n’aurait eu aucune conséquence traumatisante si la raillerie répétée sur sa laideur n’avait pu faire croire à Jules que ses parents auraient été heureux qu’un tel monstre disparaisse de la surface de la terre… C’est donc ce traumatisme de laideur qui oriente sa relecture de la vie familiale, de son enfance, de sa naissance.

Même si on ne doit pas éliminer l’hypothèse qu’il avait raison dans sa façon de percevoir l’inconscient des parents, il faut bien comprendre qu’il s’agit ici de redonner la vision subjective de Jules. Nous ne sommes pas capables de discerner la réalité objective par manque d’éléments.

Toutes ces choses auraient pu être bien vécues sans ce mot «tu es laid», ce mot qui recouvre tant de choses dans notre société, qui a tant de conséquences.

La froideur maternelle aurait pu être supportée, mais ce que Barbey reproche, c’est qu’on l’ait raillé sur sa laideur…

Devant ce problème, l’individu réagit, sinon il meurt…

Conséquences de la froideur des parents et de leurs railleries. II.2.

Barbey a eu devant cette froideur de ses parents, (problème qu’il a directement relié avec le fait, trop souvent seriné à son goût, de sa laideur), diverses réactions que nous pourrions caractériser comme «spontanées». Elles seraient importantes à étudier et d’autres études, que nous avons mentionnées, l’ont déjà fait en partie.

Or la froideur concerne notre sujet indirectement et en bout de chaîne dans la mesure où ce sont des réactions à ce problème de froideur, froideur poignante car raillant sa laideur. C’est pourquoi nous essaierons d’être très bref dans cette partie, d’autant plus que nous voudrions nous étendre plus longuement sur les réactions qui ont à voir avec l’esthétique et qui feront l’objet du reste de notre travail.

Pourquoi alors traiter de ces réactions qui ne touchent pas vraiment notre sujet, la laideur? Parce que l’image qu’on aurait de Barbey serait inexacte si on se limitait trop étroitement à décrire ses réactions appartenant au domaine à proprement parler esthétique, ou celles nées de la raillerie sur la laideur.

La laideur en effet serait plus supportable si les parents avaient été chaleureux… et c’est en cela que notre sujet reçoit une empreinte de la froideur.

L’enfant est fort à sa naissance, nous disent ceux qui les étudient. S’il peut réagir, il s’en sortira et les réactions possibles devant la froideur parentale sont nombreuses.

Lorsque les relations mère‑enfant se passent mal et que «l’enfant a fait la cruelle expérience de sa dépendance aux variations d’humeur de la mère il consacre désormais ses efforts à deviner ou à anticiper»[83]. Il va, beaucoup trop pour son âge, «être contraint d’imaginer, contraint de penser à un sein rapporté, morceau d’étoffe cognitive destiné à masquer le trou du désinvestissement» [84] maternel, développement précoce des capacités fantasmatiques et intellectuelles… [85] La mère absente est remplacée par un jeu de langage, un jeu avec la langue maternelle. [86]

Ainsi la richesse de la vie intellectuelle ou artistique sera grande mais le sujet restera vulnérable sur le plan de la vie amoureuse: il ne peut jamais vivre un amour durablement comme si son amour était toujours pris par cette mère morte qui ne le lui rend pas et ne peut lui rendre puisqu’elle est comme morte.

Il essaiera aussi de compenser là où les manques ont été les plus grands: les signes auxquels le nourrisson est sensible sont liés aux perceptions qu’il a de sa mère: bras, expression du visage, voix, équilibre, tension musculaire ou autre, posture, température, vibration, contact cutané et corporel, rythme, tempo, durée, diapason, ton, résonance, sonorité, cénesthésie… Ces perceptions sont celles auxquelles sont sensibles ceux qui deviennent souvent des artistes, acrobates, aviateurs, peintres, poètes, au tempérament sensible, nerveux et labile, nécessitant beaucoup d’introspection. Intuition, goût de l’irrationnel, instinct de divination, de perception de l’autre, sont les modes de fonctionnement du nouveau-né (et de l’animal) réponses de type total, et non simplement langagières. La régression de la communication jusqu’à ce stade primitif est nécessaire de la part de la mère[87]. Ces signaux affectifs répétés constituent un climat affectif. [88] Leur excès entraîne par contre dégoût ou obsession qui peuvent conduire à privilégier ou à rejeter ces modes d’expression. Mais leur manque est tragique. Ou l’enfant se laisse mourir affectivement, ou il va compenser en emballant la machine…: Barbey connut sans doute un de ces déséquilibres.

Conséquences d’une déception affective de l’enfant vis-à-vis de ses parents et vis-à-vis ensuite de lui-même (car le petit a-t-il la force de donner tort à ses parents aussi tôt?): il est frustré et devra réussir à opérer presque lui-même son éducation, ses castrations pourrait-on dire… (car la frustration est quand il y a présence, mais non-comblement, tandis que la castration se fait quand il y a de l’intermittence organisée; frustration douloureuse stérilement car n’apportant rien; castration, elle, douloureuse, mais positive, quasiment «utile»…)

Dans de telles conditions, l’enfant démarre en autodidacte, avec des erreurs et des troubles…

Nombreuses furent les réactions de Barbey, et il les exprima assez clairement, bien avant que le vocabulaire de la psychanalyse le lui permît facilement. [89]

Premières conséquences: il émet des hypothèses pour essayer de comprendre

Un premier type de réactions, nous l’avons mentionné, c’est la verbalisation, et recherche des explications: cette mère que nous avons essayé de décrire, tant bien que mal, avec tout le mal qu’elle lui fait, selon lui, Barbey la caractérise – sous couvert de Madame de Ferjol – par une expression très forte et presque scientifique: «mère antisentimentale et concentrée»[90]. (Ces termes rappellent la première Diabolique qui ait été écrite: l’on y voit une mère qui tue sa fille rivale, et peut-être son propre enfant ou celui de sa fille, et elle est définie comme un «caractère qui porte en dedans.») Un peu plus tard, il résume l’histoire ainsi: «deux femmes qui s’aiment et qui ne se confient pas»[91]. Sans doute ce qu’il a vécu de plus dur avec ses parents. Et on ne sait à quel sujet.

L’enfant qui ne comprend pas cherche et est conduit, nous l’avons vu, à la réflexion intellectuelle: les hypothèses.

Devant cette froideur à la cause inconnue, devant cette accusation de laideur qui lui est signifiée depuis toujours, il bâtit une série d’hypothèses que nous allons brièvement synthétiser.

Les unes n’ont rien à voir avec la laideur, nous ne nous y attarderons que peu, pour être complet; les autres naissent de l’exclamation terrible «tu es laid!»: celles-là nous prendrons le temps d’en voir plus loin l’étendue, les implications, et les incidences.

Voici donc une série d’hypothèses auxquelles est arrivé Barbey, assez jeune, pour expliquer le comportement froid de sa mère ou de sa famille.

Trois hypothèses dans lesquelles l’enfant peut pardonner à sa mère:

la crainte de la maladie ou d’un excès de sensibilité: Mme de Saint-Séverin (interprétation janséniste de la relation)

la froideur naturelle ou acquise, après des passions trop violentes, et des déceptions amoureuses: il n’y a plus de place pour les sentiments dans le cœur dévasté de la mère. Cette hypothèse est longuement examinée dans Germaine «Il n’y avait donc que des rapports extérieurs entre elles! un sentiment doux comme tout ce qui est sur le point de n’être pas, engendré par l’habitude, par l’idée de la faiblesse de l’enfant qui constituait un devoir de protection dans l’esprit de Mme de Scudemor, mais rien d’adhérent et d’étroit.» [92] L’on sent bien la douleur de l’enfant qui n’est pas aimé par la mère-amante souhaitée, et qui se plaint de la froideur distante incompréhensible de celle-ci. [93] L’ayant écrit à l’âge de 25 ans, Barbey n’en corrige pas un mot à 75, lors des modifications de l’édition…

On dirait dans ce passage que Barbey peut avoir réfléchi, avec empathie, sur l’origine de la froideur de sa mère, et essayé de comprendre- on ne sait s’il y a réussi – et de pardonner. [94]

«Beautés charmantes répandues dans l’univers qui nous entoure, vous n’existiez pas plus pour cette femme que la beauté d’Allan elle-même, à laquelle elle n’accorda jamais le regard caressant d’une contemplation momentanée!» [95] Cette froideur indifférente de la mère est un mystère incompréhensible pour Allan, qui se sent beau. Sa beauté pourrait en fait permettre à Barbey écrivain d’éliminer une des causes de la froideur de sa mère: ce roman n’a-t-il pas été écrit pour montrer qu’une mère dépressive ne peut pas aimer un fils même beau, ou qu’elle peut même voir laid un fils beau, à cause de sa maladie?

– nécessité de s’occuper soudain d’un enfant en plus grande difficulté:

Autre hypothèse formulée dans Léa: la mère doit se contraindre au silence pour ne pas faire souffrir sa fille ou son fils. Et une phrase à travers laquelle on sent la douleur de la comparaison: «Cependant, et peut-être pour ménager son fils (il paraît que les mères ont de ces courages), Madame de Saint-Séverin reprit son calme habituel.» [96]: cette phrase pourrait être dite par quelqu’un qui ne connaît pas d’expérience ce qu’est une mère, en tout cas qui affecte de ne pas le savoir, qui laisse entendre que sa mère n’a jamais cherché à le ménager… Cet air de dire: «moi je ne connais pas cela…» est bien sûr destiné à ses parents lecteurs. Réginald a perdu des parents, mais, lui, «rien ne l’avait averti qu’une mère lui eût jamais manqué»[97] car madame de Saint-Séverin a jusqu’ici été une mère tendre pour lui.

Dans Germaine, la mère est tiède envers sa propre fille tout comme envers son fils adoptif Allan: son cœur usé n’a plus d’autre sentiment que la pitié. Mais la tiédeur même de cet amour maternel va diminuer car Allan, le fils de son amie, malade (d’amour) à cause d’elle, va nécessiter plus de soins: « La surveillance de sa fille se perdait dans une surveillance bien autrement anxieuse.»[98] Texte décisif qui montre comment Barbey peut imaginer une mère qui ne s’occupe plus d’un enfant si un autre la soucie, et l’on sent aussi que, dans l’amour maternel, Barbey ne voit (ne demande avec instance) qu’une transformation de l’amour en général, un amour sensuel et sexuel, et non d’enfant à parent avec une castration réussie. C’est à propos de ce roman que Barbey a tant demandé à l’Ange Blanc de le comprendre…

Grâce à ces trois hypothèses, même si l’enfant ne peut comprendre, il a l’impression qu’il peut y avoir une explication où il n’est pas en cause et contre laquelle il n’a pas à réagir. Elles lui proposent des raisons qui ne lui infligent qu’une douleur modérée, à côté de celle de n’être pas aimé, – qui peuvent même le soulager.

Elles sont présentes dans les premières œuvres de Barbey, comme s’il étudiait ces hypothèses: ainsi Allan est décrit comme un très beau jeune homme, et les problèmes relationnels ne viennent pas de sa laideur. Est-ce ainsi qu’il se rêve, ou bien plutôt cette figure, idéale de beauté, lui permet-elle de se concentrer sur les problèmes entre Yseult et lui, sur la froideur d’Yseult devant tout, même la beauté?

Voici les autres qui mettent directement en cause les relations mère-enfant:

Deux hypothèses où l’enfant souffre sans pouvoir modifier les faits passés:

L’enfant prend conscience de la déception de la mère à la naissance: elle pensait donner chair à un rêve et elle se retrouve face à une réalité qu’elle prend (presque) pour un cauchemar vivant (Madame de Synarose par exemple devant Aloys). Ce choc devant un enfant non-conforme au fantasme génère du dégoût, parfois de la froideur.

– L’enfant réalise le fait qu’il n’a pas été désiré.

Face à ces deux hypothèses qui tiennent au passé révolu, plus ou moins confirmées par les dires et les actes, l’enfant se sent impuissant. Ses réactions vont d’une compréhension tendre au rejet, selon l’attitude aimante (éventuellement repentante) ou non de la mère.

Quatre hypothèses où l’enfant va agir pour survivre:

-il croit que l’amour va au reste de la fratrie: alors, il va la rejeter. Il y a certains de ses frères que Barbey ignore ou méprise complètement.

-il se sent injustement accusé, de laideur, par exemple: l’enfant rejette les accusateurs. Barbey le fera fréquemment.

-il croit que la religion a fait craindre à sa mère les emportements maternels malséants, causant ainsi la froideur maternelle: Barbey passera par un rejet de la religion.

« Peut-être n’y a-t-il qu’une mère malheureuse et coupable qui puisse aimer passionnément son enfant. C’est la première fois que manquer à ses devoirs produise quelque chose de plus sublime que ces devoirs mêmes »[99]. Il est curieux de voir cette pensée isolée, sans rien qui la prépare. Comme la mère de Barbey semble avoir été une épouse très proche de son mari, Barbey semble dire là qu’une mère ne peut aimer son enfant plus que son mari et son devoir conjugal, mais qu’elle pourrait aimer bien plus son enfant s’il lui rappelle un amant, car alors les relations sont en dehors des lois du devoir et du conscient.

– l’enfant croit que l’amour pour le mari passe bien avant celui pour les enfants, que le père est effectivement un rival vainqueur et égoïste: il va rejeter le père.

Vellini et Ryno ont un enfant, et Vellini est amante et mère, image magnifique de ce que Barbey aurait voulu voir chez ses parents. [100] Mère idéale, rêvée, pour Barbey, unique dans son œuvre, (mais l’enfant meurt quand même, accidentellement…) [101]Cette mère qu’il n’a jamais vue ainsi, ni sentie, même lors des dangers ou des difficultés par lesquels il est passé.

Dans Une histoire sans nom, Mme de Ferjol aime tant son mari qu’elle n’existe pratiquement plus une fois qu’il est mort. Vis-à-vis de son mari, qui est décrit d’une beauté remarquable, elle se reproche d’»éprouv(er) des sentiments par trop… turbulents»[102], «il avait été l’unique miroir dans lequel elle se fût admirée», et ce reproche retentit également, après la mort du mari, sur leur fille. C’est «une mère qui ne pensait qu’au mari qu’elle avait perdu et qui n’avait jamais eu pour elle un mot de tendresse»[103]Pourquoi cette froideur incroyable d’une mère envers sa fille unique? Parce que le cœur de Mme de Ferjol n’est pas comme celui de Vellini: il n’y a pas de place dans son cœur pour «cette enfant qu’elle aimait encore plus parce qu’elle était la fille de son mari, que parce qu’elle était son enfant à elle – plus épouse que mère jusque dans sa maternité!»[104]Ces pulsions, qui l’ont conduite à l’ »inconduite » sont condamnées par l’Eglise.

Or, on peut aller encore plus loin, Lasthénie ressemble à son père, et sa beauté est encore plus perçue par Mme de Ferjol qui vit retirée et n’a plus les critères mondains habituels. [105] Sa mère n’ose donc dire à son enfant son amour pour elle, parce qu’elle sait peut-être qu’elle aime sa fille du même amour qu’elle ressentait pour le baron de Ferjol; elle pressent – inconsciemment – qu’en fait sa fille n’est qu’un objet de remplacement, et que ce transfert est malsain pour elle comme pour l’enfant.  » elle l’aurait mangée de caresses, et lui aurait entr’ouvert sous ses baisers ce cœur né timide, et fermé comme un bouton de fleur qui ne devait peut-être jamais s’ouvrir.» «Mme de Ferjol était sûre du sentiment qu’elle avait pour sa fille, et cela lui suffisait. Elle pensait que son mérite à elle devant un Dieu était de contenir enfin le flot d’une tendresse qui ne demandait que trop à déborder. Mais en se contenant, du même coup, (le savait-elle bien?) elle contenait celui de sa fille. Elle mettait la raison, comme un mur, sur cette source de sentiments qui cherchaient leur lit dans le cœur maternel, et qui, ne le trouvant pas, refluèrent.»[106]Arrêtons-nous un moment pour considérer cette situation par rapport à celle du jeune Jules.

Si Mme de Ferjol aime trop, et se contient, ce n’est pas vraiment l’amour pour sa fille qui est excessif, c’est même une litote: sa fille n’est qu’un objet de remplacement. En fait, quoique trouvant sa fille très jolie, trop peut-être, Mme de Ferjol n’aime pas vraiment sa fille, en elle-même, ni pour elle-même. Cela revient au même que si elle ne l’aimait pas. Les parents de Barbey, selon lui, ne l’aimaient pas non plus – mais pour une toute autre raison. Cependant les relations affectives sont les mêmes: l’enfant est demandeur d’affection. Les parents de Barbey, comme la mère de Lasthénie, vont donc se détourner de cette demande d’affection, et de l’offre d’affection de leurs enfants. Dans la suite du texte, l’adjectif possessif «nos» montre bien comment Barbey a vécu, alors qu’il aimait ses parents, sa mère en particulier, les mêmes conséquences d’un manque affectif, et le mot «lit» que nous avons cité au-dessus pourrait prendre, selon certains, un sens beaucoup plus fort, presque incestueux.

Reprenons la suite du texte: «hélas, la loi qui régit les sentiments de nos cœurs est plus cruelle que la loi qui régit les choses, une fois écartée la main qui faisait mur et s’opposait à son jaillissement, la source repart, délivrée de l’obstacle et recommence de plus en plus impétueusement à couler, tandis qu’il arrive toujours un moment dans son âme où les sentiments qu’on y a contenus s’y résorbent et ne réapparaissent plus quand on voudrait les voir reparaître, de même que le sang qui, dans les cas mortels, s’épanche à l’intérieur et ne coule pas par la plaie ouverte.»[107] Dans les cas mortels, l’enfant peut mourir: ce n’est que si on voit qu’il perd du sang qu’il peut être sauvé. Encore faut-il que quelqu’un le voie… et nous revenons au thème de la naissance et du cordon mal noué, de la mère «absente» etc.

Mais Barbey continue sur sa lancée autobiographique et personnelle: «Et encore le sang: on peut l’aspirer en suçant fortement la blessure, mais les sentiments gardés trop longtemps en nous semblent s’y coaguler, et on ne les fait plus reculer, même en les aspirant par la blessure qu’on a faite». Le jeu des pronoms et adjectifs personnels est ici très important: Barbey écrit ceci alors que ses parents et deux frères sont morts (1853, 1858, 1868, et 1876) après une réconciliation tentée avec plus ou moins de bonheur grâce à sa fiancée et à Léon. Il faut relire ce qu’il écrit à Mme de Bouglon sur ce roman qui raconte tellement sa vie à lui, et tout ce qu’il dit sur les blessures du passé… Quand il a revu sa mère: il a pleuré et dit: «je ne croyais pas tant aimer ma mère.»

Lasthénie, en retour, n’ose pas dire à sa mère qu’elle l’aime:  » Elle aimait sa mère, mais elle la craignait. Elle l’aimait comme certains dévots aiment Dieu, avec tremblement. Elle n’avait pas, elle ne pouvait pas avoir avec sa mère, les abandons et la confiance que les mères qui débordent de tendresse peuvent avoir avec leurs enfants. [108] L’abandon était pour elle impossible avec la sienne, avec cette femme imposante et morne, qui semblait vivre dans le silence du tombeau de son mari refermé sur elle. Ainsi refoulée, cette rêveuse au front gros d’inexprimables rêves, et qui se penchait sous leur poids sans croire avoir besoin de les cacher… « [109]

Lasthénie, comme Camille qui lui est bien antérieure, souffre de la froideur maternelle, mais elles n’en comprennent pas les causes, très différentes d’ailleurs. Camille est plus passionnée, imaginative, Lasthénie plus passive, en attente, rêveuse. Quels sont ces rêves? auront-ils pour conséquence ce somnambulisme? Le vocabulaire de ces phrases pousse presque à la psychanalyse…

« Pauvre isolée qui étouffait d’âme, et qui, au moment où commence cette histoire, ne mourait pas encore de cet étouffement!… «  le romancier lui-même invite au déchiffrement de la métaphore de cette douleur et de ce meurtre-suicide. L’enfant de Lasthénie  » était mort quand il sortit d’elle. Lasthénie accoucha comme un cadavre qui se viderait d’un autre cadavre… Ce qui restait de vie à cette fille inanimée, peut-on dire en effet que ce fut de la vie? « [110]: la mort du petit enfant était souhaitée comme une délivrance par Mme de Ferjol, qui se le reprochait. Lasthénie elle, ne se croit pas mère et n’a aucun sentiment maternel.

Lasthénie mourra des piqûres d’épingles qu’elle s’est faites dans la région du cœur, une par jour, sans que nul ne s’en doute… perte de sang physique liée symboliquement à la cruauté maternelle et à la non-communication, comme dans bien d’autres textes. Ce texte rappelle de façon précise ceux de la Bague d’Annibal, et aussi les réflexions sur Mme de Saint-Séverin, ou sur Yseult. Il s’agit là de méditations sur les causes de ces silences de l’amour maternel, incompréhensibles et si douloureux d’être vécus et de n’être pas compris.

Une page d’histoire: rêve tentant d’amour. Il n’y a pas, pour gêner l’enfant, de père ni d’épouse du père interdite dans cette histoire. Mais la «mère» idéalement tendre se trouve, libre, dans la sœur qui materne Julien. Le plus de plaisir puisque Marguerite est toute à celui qu’elle aime.

Nous donnerions volontiers comme illustration à ces rejets (parentaux et religieux) le poème La haine du Soleil. Il est frappant pour moi de voir les mêmes sentiments – et exprimés d’une façon très semblable – que ceux de Louis-Ferdinand Céline dans Le Voyage au Bout de la Nuit. Mon étude[111], qui portait sur le thème du Jour et de la Nuit dans ce roman, démontrait comment ces deux réalités devenaient des entités du Père, (détesté, frustrant, et représentant de l’ordre, la Morale, la vie sociale, l’argent, et même l’ordre impavide et injuste, la morale hypocrite), et de La Nuit, (désirée, ne sachant jamais réaliser de castration positive, représentant la Mère, la nature, la liberté des pulsions, les forces vives, et parfois dissolvantes de l’Inconscient, et même Celle qui laisse aller jusqu’au retour dans son univers qui est l’univers fœtal – une façon de mourir, pour l’enfant d’âge adulte.)

Ici, Barbey crie son rejet du Soleil. Il se sait impuissant, et vain son souhait. C’est un rêve, une vengeance de ses rêves. L’indifférence du père devant les souffrances de l’enfant, la jalousie œdipienne de l’enfant qui accepte en toute lucidité, la condition de meurtrier, quoique n’ayant pas réellement tué…

La haine du Soleil

Un soir j’étais debout auprès d’une fenêtre,

Contre la vitre en feu, j’avais mon front songeur,

Et je voyais là-bas, lentement disparaître

Un soleil embrumé qui mourait sans splendeur!

C’était un vieux soleil des derniers soirs d’automne,

Globe d’un rouge épais, de chaleur épuisé,

Qui ne faisait baisser le regard de personne,

Et qu’un aigle aurait méprisé!

Alors je me disais, en une joie amère:

«Et toi, soleil, aussi, j’aime à te voir sombrer!

Astre découronné comme un roi de la terre,

Tête de roi tondu que la nuit va cloîtrer!»

Demain, je le sais bien, tu sortiras des ombres!

Tes cheveux d’or auront tout à coup repoussé!

Qu’importe! J’aurai cru que tu meurs quand tu sombres!

Un moment je l’aurai pensé!

Un moment, j’aurai dit: «C’en est fait, il succombe,

Le monstre lumineux qu’ils disaient éternel!

Il pâlit comme nous, il se meurt, et sa tombe

N’est qu’un brouillard sanglant dans quelque coin du ciel!»

Grimace de mourir! Grimace funéraire!

Qu’en un ciel ennuité chaque jour il fait voir…

Eh bien, cela m’est doux de la sentir vulgaire,

Sa façon de mourir ce soir!

Car je te hais, Soleil, oh oui, je te hais comme

L’impassible témoin des douleurs d’ici-bas…

Chose de feu, sans cœur, je te hais comme un homme!

L’être que nous aimons passe, et tu ne meurs pas!

L’œil bleu, le vrai soleil qui nous verse la vie,

Un jour, perdra son feu, son azur, sa beauté,

Et tu l’éclaireras de ta lumière impie,

Insultant d’immortalité.

Et voilà, vieux Soleil, pourquoi mon cœur t’abhorre!

Voilà pourquoi: je t’ai toujours haï, Soleil!

Pourquoi: je dis le soir, quand le jour s’évapore:

«Ah! Si c’était sa mort, et non plus son sommeil!»

Voilà pourquoi je dis, quand tu sors d’un ciel sombre:

«Bravo! Ces six mille ans l’ont enfin achevé!

L’œil du cyclope a donc enfin trouvé dans l’ombre

La poutre qui l’aura crevé!»

Et que le sang en pleuve et sur nos fronts ruisselle,

A la place où tombaient ses insolents rayons!

Et que la plaie aussi nous paraisse éternelle

Et mette six mille ans à saigner sur nos fronts!

Nous n’aurons plus alors que la nuit et ses voiles,

Plus de jours lumineux dans un ciel de saphir!

Mais n’est-ce pas assez que le feu des étoiles

Pour voir ce qu’on aime mourir?»

Si on admet, comme c’est l’habitude en France[112], que le Soleil représente l’image paternelle, il est évident que la haine du père, immortel, invincible, indéracinable, fait suite à l’absence affective de la mère… et Barbey quand il écrit ceci est octogénaire!

Toutes ces hypothèses sont essayées par Barbey, dans sa vie réelle ou dans l’écriture, ce qui revient à dire également dans la vie réelle de l’esprit. On pourrait dire aussi qu’elles sont envisagées successivement, et l’on peut simplement remarquer qu’elles vont d’hypothèses où l’enfant peut pardonner à celles où leur froideur est de plus en plus coupable vis-à-vis de l’enfant, de celles où il ne peut rien faire lui non plus à celles qui vont conduire à des réactions de plus en plus vigoureuses.

Les sentiments et les réactions de Barbey vont lui permettre de survivre à cette série de faits et de suppositions devant ce qu’il perçoit de ses parents. Modulés, nuancés, croisés, il va essayer plusieurs comportements, parfois contradictoires, toujours évolutifs, au fur et à mesure qu’il veut survivre, et vivre, malgré la froideur et la raillerie meurtrières…

Nombreuses furent les conséquences psychologiques et comportementales spontanées de cette froideur aggravée par la raillerie… En voici les principales.

Premier type de réaction: le désir violent, et ses substituts

Un enfant, paraît-il, ne peut s’empêcher de désirer sa mère, et, précise Barbey, cela même si, et même d’autant plus que sa mère lui manque (dans tous les sens du terme.) Barbey a une analyse fort intéressante des causes de l’inceste, ou peut-être du désir en général: le manque entraîne le désir: si la mère est lointaine (symboliquement), l’enfant la désire plus… il n’a pas pu vraiment vivre l’Œdipe car sa mère est restée une étrangère pour lui: une étrangère, donc aimable… L’accoutumance ne peut se créer selon lui que quand la demande primordiale d’amour est comprise, comblée, donc satisfaite – même au prix d’une sublimation ou d’une castration –, épuisée. C’est le contraire de sa maladie, l’anxiété, qui est fringale d’affection, et dont il ne guérira jamais. Il est frappant de voir la même idée, déjà dans Germaine, reprise dans sa dernière œuvre Une page d’Histoire.

Le désir, inassouvi de Barbey, pour les caresses de sa mère, lui fait fatalement et finalement désirer l’inceste, et lui bouche la vue… ou alors il croit voir clair, et se culpabilise. Pour lui, cet inceste entre l’un qui désire et l’autre qui se refuse par simple froideur est condamnable (en fait mauvais à vivre), tandis qu’il n’arrive pas réellement à condamner l’inceste lorsqu’il est entre deux personnes qui s’aiment (il est trop bon à vivre ou à rêver au moins). C’est ce qui explique des contradictions apparentes: on désire de façon incestueuse, dit-il, une personne de sa famille qui est ou froide et donc lointaine, ou au contraire tendre et proche: dans le premier cas, le désir incestueux fait souffrir, dans le second, il fait plaisir… Le premier est diabolique, le second est… il n’ose dire le mot «angélique», disons «divin». Le premier donne, comblé ou non, le goût amer des remords et des regrets; le second donne, comblé ou non, une idée du Ciel. Barbey a bien du mal à juger objectivement du Bien et du Mal. C’est que proche ou lointain qualifient ou une distance géographique, ou une distance affective. [113] La vérité est que la proximité physique (géographique, familiale, sanguine,) se double d’une proximité affective qui devrait être réciproque; sinon la frustration est presque insupportable et ne peut qu’engendrer des effets violents.

Une petite remarque: mais même dans Germaine, qui date des débuts, ou dans Ce qui ne meurt pas, l’inceste (ou plutôt cet amour vécu et présenté comme un inceste avec la mère) n’est pas heureux: il n’a peut-être jamais réussi à se l’imaginer heureux… Il n’en est pas de même avec Léa ou Camille, ou Marguerite. On pourrait dire qu’il n’a jamais réussi à être heureux, même en imagination avec sa mère. (Pourrait-on dire alors qu’il a cherché l’affrontement à l’interdit sur un terrain qui lui semblait plus facile, quoique n’ayant pas de sœur? terrain plus facile pour l’imagination, car elle n’est pas sans arrêt rabattue au sol par les réalités du désamour… Pourrait-on dire que, comme chacun a besoin de vivre une histoire d’Œdipe, pour grandir, faute de mère… on prend des sœurs, ou faute de sœurs, des cousines, ou tout autre interdit qu’on se trouve…?)

Il est difficile pour l’enfant, devant une mère qu’il chérit et qui le chérit, de franchir le cap œdipien, mais le manque est bien pire, la marche bien plus haute, devant une mère bien vivante, mais froide à son égard et qui réagit vis-à-vis de lui comme une morte. La frustration est alors à son plus haut degré. Ce fut sans doute le cas pour Barbey comme l’indique Gérard Mendel: «son rapport à l’Ange Blanc était très spécial et quasi-délirant: une frustration maximale pour lui (comme avec sa mère).»[114]

Cette mère qui est comme morte pour lui va le laisser aller jusqu’au désir le plus intense qu’il pourra nommer celui de l’inceste, mais ne lui indiquera pas les désirs «possibles»…

Parce que ce premier désir n’est ni assouvi ni détourné constructivement par une mère aimante, l’enfant – qui reste toujours dans l’adulte – sera toujours en manque, même devant les plus beaux amours. Une phrase mystérieuse dans les Disjecta membra nous laisse à penser que l’origine de tous ses problèmes, croit-il, se trouve dans ses relations avec sa mère:

«L’amour maternel est le châtreur de l’autre amour.»[115] On peut, d’un côté, difficilement penser que Barbey pense avoir été trop aimé. On pourrait, d’un autre côté, supposer qu’il fait allusion ici à l’amour de la mère pour le père, mais on n’a pas, dans son œuvre, d’exemple de mère, si mère qu’elle n’est plus épouse. C’est, le plus souvent, le contraire. Donc, peut-être ici, cette note concise veut-elle plutôt dire l’amour qu’on a pour sa mère? Par opposition, l’expression attendue «amour filial» caractériserait alors un sentiment normal, connu, accepté, et qui peut coexister chez l’enfant avec d’autres formes d’amour. Tandis que l’adjectif «maternel», désignant ici l’amour que porte l’enfant à sa mère, – exclusif du père – est beaucoup plus fort… en même temps qu’il peut être un lapsus qui indique que Barbey aurait souhaité que sa mère l’aime lui… Autrement dit, cette phrase isolée voudrait dire: «si l’amour maternel a été manqué, en trop ou en pas assez, cela châtre les autres amours.»

Notre hypothèse est confortée par la phrase qui suit aussitôt, traduisant toute l’amertume des demandes non satisfaites: «Ne demandez aux femmes que ce qu’elles peuvent donner. Elles ne sont sublimes que quand elles se trompent.»

Barbey est et sera toujours en manque, un manque qu’il n’ose pas toujours dire. Qu’il ne dit que quand il est soulagé. Voici quelques textes qui peuvent nous éclairer sur la violence de ce qu’il avait pu ressentir. Ces textes sont de la main d’un vieil homme célèbre de 72 ans, un cœur toujours aussi fragile, angoissé d’une angoisse cachée et qui ne se dit que lorsqu’elle est apaisée. Il vient de subir un grave revers imprévu, étant licencié d’un journal. Madame de Bouglon, Raymond son fils, et Madame Le Breton lui ont écrit pour l’assurer de leurs pensées (on n’a pas leurs lettres).

«A Raymond de Bouglon, Paris, le 3 décembre

Mon cher Jaspoton,

Ta lettre m’a fait grand plaisir, elle m’a donné le sentiment d’être aimé de toi.»[116]

«A Madame de Bouglon, 4 janvier 1880

« Les deux inquiétudes, exprimées de ces deux façons, m’ont touché jusqu’aux larmes, mais des larmes heureuses! je n’ai plus de famille par le sang, – mais vous et Raymond, le Jaspoton dont j’ai surveillé l’enfance pendant votre calvaire de Russie, vous me faites une famille de cœur.

Je ne suis pas tout à fait seul dans la vie, je vous ai. Quelle certitude cela me donne dans ma vie de combat et de désolation solitaire!

Madame Lebreton est si souffrante qu’elle me charge de l’excuser auprès de vous, si elle ne peut pas vous écrire. (…) je vous aurais écrit pour vous dire combien je suis heureux de vous avoir inquiétée.

Ceci a l’air féroce, et c’est si tendre, et prouve tant que je vous aime et que cela me fait une surprise si douce d’être aimé!

(il fait sombre) je vois à peine ce que je vous écris, mais je vois si lucidement que je vous aime!»[117]

Quelle surprise au détour de la phrase de voir l’importance de l’adjectif «féroce» (presque un oxymore, en parlant de tendresse) [118] et de cette notation «je ne suis pas tout à fait seul». Ce n’est même pas «plus tout à fait seul», comme si la famille n’avait jamais, aucunement, compté pour lui. La surprise d’être aimé est peut-être ce qui le libère enfin de ses angoisses.

La férocité du besoin d’être aimé peut bien se tourner en férocité contre celui qui n’aime pas, la mère, par exemple, la faire détester et la percevoir en diabolique, rejeter également la religion qui pousse la mère à aimer le père plus que l’enfant, ou Dieu plus que l’enfant?

Barbey nous invite-t-il à lire ainsi ses œuvres: cela a l’air féroce et c’est si tendre? L’attitude dandy peut-elle venir du besoin de cacher ses besoins, ses déceptions et ses souffrances? il ose parler une fois qu’il croit que le dialogue et la compréhension sont là; avant il n’ose dire la démesure de son besoin féroce d’amour. Avant, il le masque ou le déforme, il faudrait que l’autre comprenne ce qu’il y a derrière ce masque pour qu’il puisse le poser sans avoir peur du recul de l’autre. Le masque permet de tenir, malgré la douleur, et remplace la demande trop intime. L’homme n’ose pas toujours dire ses sentiments, de peur de sembler plus faible. Là Barbey, grâce à ces lettres, commence enfin à se libérer de cette crainte d’être mal aimé et laid, et se révèle enfin dans sa vérité, laissant tomber le masque. Il s’avoue touché jusqu’aux larmes – mais des larmes heureuses, et leur dit que c’est à la pensée de n’être plus seul, d’avoir une famille de cœur, bien plus que celle de sang. Ce n’est pas souvent que Barbey dit qu’il est heureux. Il écrit à Mme de Bouglon, sa fiancée, aussi comme à une mère («heureux de vous avoir inquiétée») et à Raymond, son «fils» aussi comme à un frère.

Des expressions comme «je suis heureux de vous avoir inquiétée» «ceci a l’air féroce, et c’est si tendre, et prouve tant que je vous aime, et que cela me fait une surprise si douce d’être aimé, je ne suis pas tout à fait seul dans la vie» font peut-être allusion inconsciemment au berceau où l’enfant n’avait pas inquiété suffisamment la mère, ni le père. Il est en demande d’amour auprès d’eux. Il est rassuré dans son angoisse par leur inquiétude.

Ce manque «féroce», il va essayer de le compenser, par exemple, par le suçage de pouce, l’alcoolisme, la gourmandise, ou le donjuanisme.

« Chez tous les enfants chroniquement ou successivement traumatisés précoces[119], le suçage de pouce banal chez la plupart, mais qui devient comme une passion invétérée chez certains bébés, est certainement (…) une des manifestations les moins graves, parce que compatible avec le développement ultérieur vers une banale névrose. « [120]

Barbey avait pris cette habitude dont il se souvient très bien: deux ans après avoir fait parvenir à Trebutien le poème Niobé, il lui envoie Le Buste jaune, et ajoute que cela lui rappelle un de ses premiers souvenirs d’enfance: la Niobé de chez mon père, et «ce buste que j’avais tant regardé dans mon enfance, en suçant mon pouce jusqu’au sang.» [121]

On trouve chez Barbey très peu de confidences sur l’enfance. Elles ont d’autant plus de poids.

Sucer son pouce a évolué chez lui vers d’autres plaisirs: l’alcoolisme, par exemple, la «maîtresse rousse», qui l’a tenté et, paraît-il, séduit… Défaut bien normand paraît-il, dont il est fier parfois… Shoshei Chujo [122] y voit la trace d’un sevrage peut-être trop précoce, rapide, ou brutal, de même que dans les expressions où Barbey raconte comme la boisson le tente, et rapproche ceci de Barthes: « l’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère » [123]. Barbey a été séparé, sevré, de la source du boire et du langage par sa mère elle-même, une mère froide… Le bonheur de l’enfance est égal à celui de la nourriture et de la langue maternelle, bonheur qui est d’ailleurs aussi un besoin. Barbey en est conscient, qui parle de l’amour qu’on a pour sa langue maternelle: «La langue est dans le sein de nos mères, nous la suçons avec le lait. Celle prise ailleurs qu’à cette source sacrée n’est qu’une gaucherie, que certaines personnes qui sont toutes grâces rendent piquante en la parlant de travers.»[124]Mais il s’agit ici de la langue utilitaire, pourrait-on dire, et non de la communication donnée avec amour… et «nos mères» sont aussi bien les nourrices que l’entourage au sens large… Sucer son pouce, boire, sont des gestes compulsionnels désespérés pour supporter l’impossibilité de ce bonheur et la constatation cruelle de la source tarie, pour combler l’écart entre le désir et la réalité, mais ils n’apaisent malheureusement jamais la soif. L’impossibilité de boire ce qu’il veut est pour l’enfant la même chose que l’impossibilité de réaliser l’amour…, et l’entraîne d’ailleurs peut-être ensuite.

Des expressions aurevilliennes mêlent la mère, la mer et l’alcool d’une façon presque aussi intime que des liquides… Régulièrement, Barbey, redevenu Normand, parlera de la mer et d’une façon qui joue avec le sens de mère. [125]. Faute de mère, on prend la mer et l’alcool… [126] Barbey revenu au pays s’enivre d’air marin, décrit longuement la mer et finit brusquement ainsi en disant: «C’était un verre de vin que je buvais». [127] Dans les Disjecta Membra, Barbey a cette phrase curieuse: «Quand on a un peu de vin dans sa coupe (manière d’exprimer l’indépendance de la vie) et la pensée, rien ne vaut la peine de mettre un pied devant l’autre.»[128]

Comme l’alcool et la mer sont chaleureux!

Barbey, heureusement, se libérera progressivement de l’alcool et mènera une vie plus «hygiénique» et moins originale.

Barbey, ce qui chez lui traduit aussi les mêmes manques, a souvent joué aussi les Don Juan, ce qui trahit une certaine difficulté dans les relations avec la Femme.

Le héros du Rideau cramoisi, Brassard, parle deux fois de ses seize (version initiale) ou dix-sept ans devant les femmes: «Oh! dit-il, – ce n’était pas alors que j’imitais le maréchal de Saxe, comme vous l’entendez… Ca n’a été que bien plus tard. Alors, je n’étais qu’un bambin de sous-lieutenant, fort épinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avec les femmes, quoiqu’elles n’aient jamais voulu le croire, probablement à cause de ma diable de figure… Je n’ai jamais eu avec elles les profits de ma timidité. D’ailleurs, je n’avais que dix-sept ans dans ce beau temps-là.» [129]. Ce Brassard était donc joli garçon, mais timide.

Pourtant ce paragraphe contredit un autre: Brassard a lu de nombreux livres sur les femmes, et a reçu une éducation d’école militaire «Utopiquement, j’étais le Lovelace de fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens qui se croient de jolis garçons et qui ont pâturé des bottes de baisers derrière les portes et les escaliers, sur les lèvres des femmes de chambre de leurs mères. Mais ceci déconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-sept ans.»[130]

Un critique assez ami de Barbey parle chez lui de «débauches platoniques»[131] et des rêves dont naquit son œuvre. Fut-il donc timide ou fut-il vraiment un Don Juan? Nous opterions pour la première formule; ou alors, s’il fut un Don Juan, la distance qu’il trouva entre ses espoirs – de débauche ou d’amour pur- et la réalité qui ne fut jamais à la hauteur en fait de ses rêves fous, lui donna un comportement de timide passionné et des discours bien différents…

La violence du désir pour la mère, désir de ce que qui peut combler des besoins, désir de sa tendresse, désir du plaisir qu’elle peut donner, entraîne donc toute cette série de réactions: désir d’inceste, suçage de pouce, goût pour l’alcool, donjuanisme.

Deuxième type de réaction à la froideur: le blocage d’angoisse et les souvenirs incoercibles

Quand quelque chose n’est pas «compris», il provoque angoisse. Le «manque» entraîne une sensation, un sentiment d’abandon, de solitude, d’incompréhension, et donc une fixation de l’attention sur cet objet…

Il note très clairement que l’éloignement de l’être aimé est chez lui la mise en route du processus et d’angoisse et de désir. « S’éloigner, n’avoir plus, exaspérations qui montent mon esprit et mon cœur à leurs plus hautes puissances! Quand quelque chose baisse dans mes sensations, en présence de qui me les donne, je n’ai qu’à m’éloigner, elles réaffluent toutes avec furie. J’aime plus dans l’éloignement que de près.

«Jolie nature», me disait ironiquement l’autre jour, une femme à qui je contais cette manière d’aimer. Mes amis ne perdent pas à ce que je les quitte. Le souvenir est ce qu’il y a de plus grand en moi. Je n’ai jamais rien oublié ni personne. « [132]

Chez Barbey, les souvenirs deviennent clairement tyranniques: le tempérament – pour quelle part d’inné et d’acquis? – de Barbey le pousse, le contraint serait plus juste, à la fidélité aux souvenirs et aux impressions. Vers la fin de sa vie, ces affirmations vont se faire de plus en plus fréquentes. Aussi bien dans le bonheur de l’amour que dans la souffrance.

Il est né un jour qu’on ne peut oublier, dont on parle souvent, ce n’est pas un jour quelconque, perdu dans le gris du calendrier. Aussi, très précocement sûrement, la ronde des dates, du temps, l’a-t-elle hypnotisé.

«jeudi 29 octobre,

Horreur que ces dates!»

Ainsi commence-t-il une lettre à Louise Read, à Valognes, où il attend un ami de son frère. «Je vous écris en buvant du rhum comme les matelots de Cherbourg. C’est ainsi que je remonte mes esprits, qui s’en vont s’abattant davantage depuis que je suis dans ce pays. Les souvenirs, à partir de cette année, sont trop forts, j’ai peine à les porter.» Du coup, il va écrire à un autre ami de venir, et «ce jour-là, (son) grand appartement (lui) paraîtra moins mélancolique. Ah! la mélancolie des grands appartements solitaires!!… c’est beau, mais comme on paie cette beauté-là!»[133]

«J’étais dans mon sépulcre de Valognes» écrit-il à Stylite de Courmont, et il est heureux des nouvelles de Louise «qui est maintenant une préoccupation de ma vie sur laquelle le temps et les années ne peuvent rien. (…)

Et rassurez-moi en me donnant parfois des nouvelles de sa santé. L’affection a des exigences impérieuses. Je vous saurai un gré infini de me sauver des anxiétés de la vie qui furent toujours mon supplice. Or ne pas savoir, c’est l’anxiété.»[134]

Peut-être ne pas savoir pourquoi on n’est pas aimé est-il à la source de l’anxiété des enfants qui cherchent toutes les hypothèses… pour en trouver une qui leur convienne…

Il reprend le même thème fin novembre 87 en répondant à une autre lettre de Stylite de Courmont: (lui écrivait-elle pour ses anniversaires?): «Je suis de ceux qui n’oublient pas et chez qui les souvenirs remontent du fond de la vie pour en envahir la surface. Vous, ma chère cousine, vous n’êtes pas assez avancée dans la vie pour comprendre le despotisme des souvenirs sur le temps qui nous reste à vivre, mais allez, il est absolu!

Permettez-moi de compter sur vous pour me tenir au courant de ce qui se passe à Marcelet où je ne vis plus que par la pensée, mais où j’ai tant vécu par le cœur.»[135]

Je m’appelle la fidélité, vous me trouverez toujours à la même place. [136]

« La meilleure des photographies, c’est la mémoire du cœur.  » [137]

Lorsqu’il est dans l’appartement, il embrasse le portrait de la dame de Chavincour.

«Ces loups du souvenir vous mangent le cœur, quand il vous en reste, et les plus féroces sont les plus lointains.

votre ami, le souvenant.» [138]

«Féroce»: le côté carnassier – qu’on sent bien littérairement – qu’on devine rôdant et mordant la vie affective de Barbey – ne se retrouve-t-il pas ici, comme dans le besoin «féroce» d’être aimé? Le drame le plus féroce et le plus lointain n’est-ce pas ce drame du 2 novembre?

«Le temps qui passe n’y fait rien. Il n’efface pas, il creuse dans mon cœur.» [139] Peut-être devrait-on souligner ce mon dans l’intention de Barbey. Une affaire qui n’est pas classée ne peut s’oublier, et Barbey ne peut ni effacer ni oublier, ni pardonner ces premières années à Valognes. Les dernières œuvres littéraires, l’édition – enfin! – de Ce qui ne meurt pas, Une Histoire sans nom, Une page d’Histoire prouvent la vérité de ces souffrances anciennes qui ont une virulence intacte… même si maintenant il n’y a plus de conséquences sur le quotidien et que l’avenir s’est effectivement ouvert et réalisé en partie. La joie des relations d’adulte avec Louise Read cohabite avec la douleur des impressions imposées d’enfance.

Ecrivant à Louise Read un 2 novembre 1887, il date «Jour des morts qui vivent» et continue néanmoins: «l’absence exaspère mes sentiments pour vous.»

Barbey semble doué d’une puissante mémoire affective. Il est conscient d’être très sensible au temps, son hypocondrie vient peut-être de là, et l’on dirait en outre que, chez lui, l’absence provoque réellement le contraire d’un oubli qui pourrait sembler plus naturel… Réaction d’angoisse conséquente à l’absence, devenue réaction virulente d’allergie à ce qui est oubli et négligence – fût-ce auprès d’un berceau et d’un enfant, et oubli et négligence – fût-ce de l’Histoire et du Passé: «moi, je ne peux pas être autrement», qui s’est transformé, nous verrons par quel processus, en «moi, je ne serai pas comme ça!»

Troisième type de réaction à la froideur: la mère morte contamine Barbey.

La froideur de la mère, perçue par l’enfant, peut aussi entraîner, par mimétisme de ce qu’il croit «bien», une certaine froideur chez lui.

Il peut croire qu’il n’y a jamais eu pour lui de bon sein, qu’il n’y a jamais eu qu’un mauvais sein, qu’il n’a jamais été désiré… Le sein était métonymie de la mère, et il va devenir métaphore de la mère.  » Jamais je n’ai été aimé  » devient une nouvelle devise à laquelle le sujet va s’accrocher et qu’il va s’efforcer de vérifier dans sa vie ultérieure. On comprend que l’on ait affaire à un deuil impossible et que la perte métaphorique du sein devienne inélaborable. « [140]C’est le thérapeute qui parle. On a affaire à un sujet pris entre deux pertes: la mort dans la présence (quand sa mère s’occupe de lui mais sans cœur) ou l’absence dans la vie (quand la mère est morte mais qu’il ne peut bénéficier de sa présence même à l’état de souvenir‑ vivifiant)

Antonia Fonyi évoque le  » complexe de la mère morte » décrit et théorisé par André Green [141]. Elle le détaille, et l’applique à Barbey dans un article de la Revue Française de Psychanalyse: «  Construction dans l’analyse littéraire: La mère morte dans l’œuvre et la vie de Barbey d’Aurevilly»[142]. Des passages de Ce qui ne meurt pas semblent parfaitement expliquer cette vision de l’enfant, et son désir: Barbey expose comment la femme âgée, la femme lointaine – et donc désirable –, la mère «morte» loin de lui faire peur, l’attire:

«Mais si cette beauté est déjà morte ou va mourir[143], attaquée au plus profond de sa source; si, hasard étrange!- c’est bien loin de soi qu’on va chercher une âme à aimer de toutes les aspirations de son âme; lorsque c’est à la fleur flétrie, souillée du pied de l’homme qui passe, ensevelie dans la poussière du soir, que nous sourions du premier sourire de nos corolles entrouvertes, une foule de faits inaccoutumés viennent, en se groupant, alentour, rendre cent fois plus ébranlant cet amour bizarre. (…) Quand la vie entière est avenir, c’est surtout le passé qui est inconnu. Une âme qui a vécu sa vie est un bien plus formidable mystère que celle qui commence la sienne, pour qui tend aussi, dans la même baie d’adolescence, sa blanche voile au vent qui s’élève. Ah! De quelle ardente et rêveuse curiosité se prend-on pour ce vaisseau revenu des plus lointains rivages, et qui a tant et tant labouré les flots amers! Oh! Que cette femme, parce qu’elle diffère de nous de tout un passé impénétrable, nous apparaît divine à travers sa pâleur mortelle! Comme la jeune fille, notre légitime épouse, elle n’a pas été tirée de nos flancs. C’est un Dieu caché qu’on adore, et jamais nous n’avons défailli, auprès des vierges les plus charmantes, comme en sa présence ou à son approche nous nous sommes sentis défaillir.»[144] Si Barbey pense en effet ici à sa mère, et si nous pouvons relire la symbolique à la lueur de la psychanalyse, nous percevons bien comment l’enfant peut être fasciné par une mère qui refuse d’être en quelque sorte «à lui».

Quand Camille et Allan s’avouent leur amour, c’est le printemps, mais ce printemps est dépeint comme un automne, et cette naissance comme le début de la mort: «Cette première verdure, puberté virginale du feuillage, est riante et mélancolique tout ensemble, comme une espérance et comme un souvenir. Un or pâle en irise la nuance verte, et l’on ne saurait dire si c’est un reste des jaunes rayons de l’automne gardé dans le mystère de la verdure naissante, ou les premières traces d’un soleil plus éclatant et plus limpide. Pourquoi donc un peu d’automne ne se retrouverait-il pas dans ces printaniers sourires de la nature renouvelée?- comme la vague ressemblance d’une mère morte au front d’un enfant plein de vie, touchante et frêle empreinte de l’agonie qui précéda sa naissance.»[145] Comme elle sonne triste cette description du printemps et du printemps de la vie…

Cette communion de sympathie est dangereuse puisque l’enfant risque de s’identifier à l’absence et se retrouve incapable d’aimer ailleurs, incapable de vivre, bloqué sur une mère morte; morte, et, si l’on nous passe l’expression, imputrescible pourtant, immortelle donc dans cet état de négativité.

Ernest Seillière cite une phrase de Barbey à Trebutien: «Barbey invoque l’ennui comme «le dieu de sa vie», étant sorti ennuyé du sein maternel, et gardant depuis lors le fond de l’âme plus noir que l’enfer.»[146]

«Ils ont donc bien menti ceux-là qui disent que l’ennui et l’affaiblissement du cœur sont le partage des oisifs, car je suis occupé et actif maintenant! non! il y a en moi quelque chose d’inguérissable (…) Les hommes forts cherchent à donner le change, mais, hélas! la nature ne le prend pas toujours!» [147]. Cette plaie ouverte faite au bébé n’a pas été pansée, mais elle a été constamment ravivée et s’est envenimée longtemps, si longuement que même 65 ans d’écriture ne lui permettront pas de vider et de guérir ces blessures profondes, pas si secrètes que cela, mais dont il tait la douleur comme si c’était un signe de faiblesse, et nomme les auteurs; ses derniers cris rejoindront, par leur sujet, les premiers

«Adieu, ma chère âme, je vous aime dans la tristesse encore plus que dans le bonheur que, du reste, je n’ai jamais eu.»[148]

«Les airs les plus puissants en musique sont les airs qui expriment le bonheur. Et ce sont aussi les plus mélancoliques: ils nous rappellent ce qui nous manque.»[149]

«Ah! La vie est si malheureuse qu’en supposant tout ce qu’on craint le plus, on se trouve dans la vérité!»[150]

«Même quand je suis dans le monde, et que j’y cause avec la gaieté enivrée qui est, je crois, le caractère de ma causerie, je suis seul, – profondément seul.»[151]

La mère morte a contaminé l’enfant de sa froideur, de son ennui…

Quatrième type de réactions à la froideur: réactions comportementales violentes, du meurtre à la fuite…

Dernier type de réactions à cette froideur et à la raillerie: les réactions violentes, tout à fait logiques elles aussi.

Le bébé qui garde un souvenir inconscient de cette presque mort par négligence, un enfant à qui on l’a racontée, ou qui se l’imagine abondamment, un enfant dont on se détourne peut réagir d’une façon agressive envers ses bourreaux. Nous avons mentionné deux usages intéressants de l’adjectif «féroce». On parle parfois du sadisme, du diabolisme de Barbey, de son côté noir.

Si la mère ne satisfait pas les besoins de l’enfant, et ceci sans donner de raisons, l’enfant devra lutter, et contre ses pulsions qui ne sont jamais satisfaites, et contre son objet «amour», sa mère, qui sera devenue haïssable. L’enfant se repliera sur lui-même et laissera libre cours à sa haine destructrice, et à un narcissisme néfaste.

Si ses besoins affectifs ne sont pas satisfaits, et s’il choisit la pulsion de vie, il peut avoir le sentiment qu’il doit se détourner de sa «mauvaise» mère, ou de sa mère «morte», parfois brutalement, dans une sorte de meurtre psychique:  » le sadisme défensif sera donc vital chez Barbey, dynamique, énergique, créateur. Quant à la fantasmatique perverse, elle sera le bouclier, le masque collé au visage que s’oblige à porter un trop vulnérable amour. On rejoint ici l’autre visage bien connu de l’œuvre aurevillienne: c’est le sadisme pervers qui donne naissance au Mal diabolique, à l’aspect flamboyant de l’écriture, qui éclipse le mal sans nom, la douleur, le deuil.  » [152] L’histoire mettra donc en scène deux femmes, « habillées en femme castrée et en femme phallique, deux figures de la mère absente: la Céleste, la mère aimante, chaleureuse, qui entre en dépression, et la Diabolique, la mère cruelle, froide, installée dans la dépression. « [153] Antonia Fonyi fait remarquer, et elle a raison, que c’est au début de l’œuvre littéraire qu’on voit le mieux, sans fard, les matériaux du souvenir de cette dépression maternelle, les formulations de cette énigme que se pose l’enfant: pourquoi ma mère ne m’aime pas… et les stratégies mises en place pour essayer de « rester vivant ».

L’absence de toute référence paternelle est encore plus sensible dans ce passage où l’on voit les ravages de la passion chez Yseult (ancienne) et chez Allan (actuelle): «Yseult, malgré la beauté qui s’exhalait d’elle (…) était plus vieille et plus courbée en réalité que la mendiante assise au tas de cailloux dans la chemin; et Allan, le beau fils[154] aux formes indécises, encore plus flétri que les mères [155] du village dont les enfants avaient son âge.» [156]. Cette indécision des âges, du sexe, des liens de parenté en dit long sur le désert relationnel dans lequel se trouvait le jeune Jules.

 » Trop souvent, on se passionne pour ces enfants à qui un père ou une mère ont manqué de bonne heure. On les croit à plaindre parce que les douleurs de la famille (qui a aussi les siennes comme la société) ne les atteindront pas un jour, et que, semblables à de nouveaux autochtones par la mort de ceux qui leur donnèrent naissance, ils n’auront grandi qu’en vertu de la seule force qui était en eux »[157]. La parenthèse n’existait pas dans le texte de 1835 et a été ajoutée en 1880, adoucissant un peu la violence et l’aspect catégorique de l’affirmation écrite en plein moment de rupture » physique » avec la famille. On sent bien ici comme Barbey aurait préféré, croit-il, presque être orphelin, plutôt que, pour pouvoir grandir, se heurter à des forces qu’il devait combattre, dispersant ainsi ses propres forces. La critique de la famille, du mariage, de l’ordre établi, le dandysme, les idées révolutionnaires contre l’ancien ordre, trouvent ici-même des sources.

Celui qui subit la frustration préfère alors accomplir un meurtre, réel ou symbolique: il se sépare de la mère, détournement et fuite, rêve d’être orphelin plutôt qu’abandonné:

«Si tu as raison, je ne veux pas avoir l’injustice du moindre murmure contre la froideur de ma mère (…) Avec toi, ai-je besoin de rien? Ah! pas même de l’amour de ma mère (…) je suis orpheline comme toi. Aimons-nous comme deux pauvres enfants qui n’ont jamais eu de tendresse de mère à recueillir.» [158]

Sans doute aurait-il préféré tirer sa vie du cœur de ses parents… au lieu de s’en tirer sans eux; se confier à eux, et qu’il n’y ait pas de linge sale ni sanglant entre eux et lui… Il les fuit.

Les critiques envers les parents sont nombreuses et acerbes, il manie l’ironie et le refus:

Il continue à juger sévèrement sa famille, mais arrive à plus de sérénité dans l’expression. Même après leur mort, la rancœur sera toujours là: il y a un reproche implicite lorsqu’il mentionne à Trebutien «les dettes de (ses) parents»[159]qui libèrent les frères de toute reconnaissance et les laissent dans une situation de misère digne:  » nous n’avons plus que le morceau de pain qui donne la fierté de l’indépendance.  » Il se compare à « la feuille arrachée au tronc qui ne lui appartient plus »[160], expression curieuse car on ne dit pas d’habitude que le tronc appartient au feuillage qui en serait possesseur: c’est comme si le tronc familial s’était dérobé, retiré aux mains des enfants-feuilles…

Trois exemples d’accusations indirectes, qui portent sur des conceptions esthétiques, tirées de romans ou de poèmes:

«Laide de l’aveu même de sa mère qui ne l’en aimait que davantage»[161] est pour sermonner sa mère;

«charmante à n’y pas croire \ car ils la disent laide ici, – stupide gent! \ (dans) cette ville adorée (…) Où tout enfant j’avais, en mon âme enivrée, \ rêvé ces bonheurs fous qui restent des désirs…»[162] est pour critiquer le sens esthétique de sa ville;

« mon portrait que mon père n’a pas encore suspendu au mur… « [163] est pour critiquer son père.

D’autre part, il va, autant qu’il le peut, distendre même le lien biologique qui existe entre parents et enfants.

Les mères ne savent pas comment elles font des enfants, souvent ils ne ressemblent à rien de prévu, et souvent aussi même quand ils sont beaux elles ne savent pas comment cela se fait:  » A propos de la beauté d’un tableau: le peintre n’a rien voulu. Il n’a pas su ce qu’il faisait « . Les hommes de génie, a dit Goethe, ressemblent aux mères qui ne savent pas comment elles s’y sont prises pour faire de magnifiques enfants! »[164]

Même thème dans Le plus bel amour: «cette mystérieuse beauté qui ne procède pas de père en fils» [165]et caractérise Don Juan, vient de la même origine que cette «enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’où elle était sortie» [166], la petite masque.

Barbey ne sait pas, son lecteur non plus, si ses parents l’ont trouvé laid parce que

– il n’avait pas été désiré, et qu’ils n’en voulaient pas…

-ou qu’il a été trop différent de cet objet de plaisir qu’ils avaient trop désiré et fantasmé – ou qu’il était réellement laid, d’où leur froideur et leur cruauté.

Il émet plusieurs hypothèses, qui font plus ou moins souffrir, et consécutivement à ces hypothèses, il a des réactions psychologiques dans plusieurs directions:

– le désir violent du plaisir,

– l’angoisse et la mémoire incoercibles,

– la contamination de la froideur qui mène à l’ennui et à la tristesse congénitale,

– la violence qui conduit au désir d’être orphelin, au meurtre psychique, à la fuite…

Hypothèses et réactions sont les suites chez lui de cette froideur parentale dont l’effet blessant est renforcé par la raillerie répétée sur sa laideur.

Mais il y a aussi un type de réaction qui ne dépend plus du tout d’une hypothèse. C’est l’ensemble des réactions que l’accusation de laideur, prise en tant que telle et pour vraie, fait peser sur l’enfant qui ne le savait pas et soudain se sent laid, qui se l’entend répéter, et finit par s’en convaincre.

 

 

Les conséquences de la laideur : sentiment de laideur et narcissisme en difficulté. II.3.

En plus de la «simple» froideur, il y a eu la raillerie sur sa laideur… Tout cela engendra le sentiment de laideur et le remords esthétique qui eurent des conséquences psychologiques et comportementales spontanées, précoces, primitives…

Dans cette partie nous voudrions étudier les conséquence de cette raillerie sur sa laideur. En effet, elle a blessé son narcissisme, modifié son schéma corporel, et dévié radicalement l’image du corps…

On pourrait dire que le fœtus est uniquement narcissique: il n’a de relation avec personne (quoique…) ce qui est une structure relationnelle assez confortable. Bébé, son narcissisme heureux et sans questions commence à être chamboulé quand il prend conscience des «autres».

Ce narcissisme primaire est tout à fait normal, il est même vital: il se construit avec l’amour des aînés, et permettra à l’enfant comblé de se tourner vers les autres ensuite.

«L’amour de soi contient en puissance l’amour d’autrui»[167]. La naissance elle-même n’est pas vécue par le bébé naissant comme une séparation d’avec la mère (comme l’a montré Freud, réfutant l’idée de Rank) parce que la mère en tant qu’objet est inconnue du fœtus qui est absolument narcissique.

C’est petit à petit qu’il réalise qu’il y a une séparation.

Et assez vite le bébé (nous!) réalise qu’il est difficile d’avoir des relations avec les autres: nous avons peur quand nous nous sentons dépendre d’eux… C’est parce que notre narcissisme a peur pour notre liberté: Nous sommes condamnés à aimer. L’amour comporte, selon Freud, un appauvrissement narcissique. (…) Freud écrit: «dans la vie amoureuse, aimer est préférable à être aimé», on s’attendrait plutôt au contraire. Cela peut s’expliquer toutefois par le refus de dépendre de l’amour de l’objet, et le désir de conserver sa liberté de manœuvre dans la mobilité des investissements. [168] Notre narcissisme a donc peur chaque fois que nous nous sentons menacés dans notre heureuse solitude. Pour être bref, le narcissisme préfère l’être à l’avoir (bien que l’avoir renforce le sentiment d’être) parce qu’il craint les aléas de l’avoir qui donne naissance à un désir parfois douloureux, et il s’en prémunit en diminuant ses besoins d’avoir, parfois par la froideur…

Le narcissisme est vital, et c’est lors de la naissance, phénomène physique, que ce narcissisme – invisible – reçoit pourtant une première empreinte – invisible elle aussi: «la naissance, sans doute, est d’abord apparemment le fait de la nature; mais son rôle symboligène pour le nouveau-né est indélébile, et marque de modalités émotionnelles premières sa venue au monde en tant qu’être humain, homme ou femme, accueilli selon le sexe dont son corps témoigne pour la première fois, et selon la façon dont il est accepté tel qu’il est, frustrant ou gratifiant pour le narcissisme de chacun des deux parents. «  [169]

Et si leur narcissisme n’est pas satisfait, ou pour toute autre raison, le manque d’amour ou de gentillesse(s) de certains parents (qui craignent, par exemple, un enfant orgueilleux, difficile ou exigeant) induisent chez leur enfant un retrait narcissique (je ne vaux rien, ou je ne suis pas considéré à ma juste valeur, ou je n’ai pas ce qui m’est nécessaire, donc je suis ou je veux rester seul.)

Barbey laisse ainsi entendre que sa prétendue «laideur» physique aux yeux des parents qui sont aussi les premiers critiques, a offusqué leurs yeux et gauchi leur jugement sur lui comme sur ses actions, tous objets d’incompréhension et de rejet de leur part.

Il a donc réagi de différentes façons:

Un excès de narcissisme pour compenser les airs méprisants: le narcissisme (secondaire) qui aurait pu aller jusqu’au pathologique et se traduit plus ou moins par une survalorisation de soi-même, un goût excessif par les habits, un orgueil sans satisfaction, une quête affective constante, une vie fantasmatique, un état dépressif, de l’hypocondrie (un peu de maladie entraîne beaucoup de soucis à son sujet). Seule revanche, et c’est le cas ici, le narcissisme créateur. [170]

Le sentiment de laideur qui est la manifestation de cette attaque faite au narcissisme quand il est vaincu: le schéma corporel, et surtout l’image du corps, sont profondément atteints… Barbey a été presque vaincu alors qu’il devait posséder cette vitalité dont il parle dans La bague: «On le lui avait tant de fois répété dans son enfance, alors que le cœur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie et cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide, des créatures à leur aurore!»[171]et donc «il était laid, ou du moins le croyait-il ainsi.»[172]

Lorsqu’il décrit Vellini, belle par intermittences, on sent comme il vivait l’injustice fatale de moments semblables: «Quelle revanche dans ces moments-là, la señora prenait sur les autres femmes toujours belles! mais l’émotion ne durait pas. Tout s’éteignait quand elle était envolée; et la nuit de sa laideur ressaisissait, redévorait Vellini en silence, et restait sourdement sur elle, – comme un froid basilic se couche à la place où il a tout englouti.»[173] Barbey a toujours affirmé, en effet, qu’il créait sans imagination: il confie sans doute ici ce qui lui arrive quand il parle devant un public fasciné, puis quand il est seul et silencieux. Cette laideur qui lui est imposée, qui lui a été donnée à sa naissance, par la fatalité, qui le dévore constamment comme un de ces monstres (sphinx, serpent) contre lequel il doit lutter pour renaître et même simplement vivre. Cette laideur le dévore, l’anéantit et seule la passion peut le métamorphoser en prince charmant. Son état naturel de laideur, initial, est un don représentant, «incarnant» la mère froide, meurtrière, vampire pourrait-on dire, une menace permanente pour sa vie contre laquelle il doit lutter sans cesse. La lutte physique dans les guerres et les combats aurait été plus simple à mener…

Le malaise vital… Il ne s’est donc pas senti comme le fruit de l’amour, ne s’est pas senti aimé. Il avait du mal à s’accepter, et à accepter de ne pas s’accepter: la lutte pour bâtir son image est incessante. «Arrêté encore sur le pont qui sépare les deux Cours. J’aime les ponts. Je les ai toujours aimés et ne puis passer sur aucun sans involontairement m’arrêter. – Peut-être y a-t-il beaucoup en moi de l’homme «aux rubans verts»[174] qui crachait dans les puits pour faire des ronds. – Il faut que je m’appuie à tous les parapets et que je regarde dans toutes les eaux, comme un Narcisse, mais ce n’est pas, certes, pour y retrouver mon image!»[175] Non pas, certes, mais que dirait la psychanalyse devant tous ces symboles. Ne cherche-t-il pas une nouvelle image de lui, différente de celle que lui renvoyait sa mère?

Cette raillerie dite et redite est réellement une blessure, insiste-t-il, qui nécessite un masque pour qu’une autre blessure ne puisse plus réjouir d’autres hommes. (Il est frappant de voir dans une phrase[176] que Barbey rejette sa famille dans la foule commune des hommes au sens le plus large et le plus vague, et l’accuse implicitement de s’être réjouie de lui avoir fait mal…) si toutefois on peut encore le blesser: et cette restriction implique que tout son être n’est qu’une blessure, et qu’ainsi, paradoxalement ayant connu la plus grande blessure, il ne peut pas être plus blessé qu’il ne l’a été: «Ame grande pourtant que cet Aloys. Mais l’océan qui engloutit les falaises, roule aussi l’algue en son sein. Il y avait assez d’espace en lui pour que toutes les douleurs s’y donnassent rendez-vous et y vécussent sans se coudoyer. « [177].

Plus le complexe est là, plus la moindre satisfaction donne plaisir à la vanité et sort de l’ordinaire… Il s’en rend compte et demande: «Pardonnez-moi ces vanités féminines, mon ami.»[178]

Eugénie de Guérin et d’autres femmes commencent à lui dire des choses flatteuses qu’il transcrit précieusement, mais qui le trouvent incrédule: «Je suis fier de le voir appliqué à moi. – Il y a dans la flatterie d’une femme quelque chose qui séduirait les Dieux. On se sait «flatté», mais, malgré la raison qui n’accepte pas la flatterie, on est enivré, charmé, ensorcelé de si peu que cela!» [179] Barbey ne croit pas qu’Eugénie puisse penser réellement ce qu’elle dit… Il pense qu’elle le flatte – mais pourquoi donc le ferait-elle? Personne de vrai n’est obligé de faire des compliments à qui lui serait indifférent – et d’autre part, il a manqué de ces mots gentils qui construisent une personnalité solide: appréciations positives venant des parents, portant sur de petits points constructifs, et compensant les critiques désagréables à entendre, devenues ainsi acceptables.

Barbey fut persuadé jusqu’à sa mort de ne pouvoir «être aimé pour (lui-)même.»[180]

Barbey navigua ainsi entre tous ces écueils, l’excès de narcissisme, le sentiment de laideur, le remords esthétique, le malaise vital, la nécessité du masque, la vanité, l’incrédulité, l’orgueil…

Il avait trouvé un frère dans cette navigation, et pourtant leurs embarcations se sont séparées comme nous le verrons plus tard. Son frère en ce problème, c’est Byron dont nous voulons maintenant étudier les réactions.

Byron nous éclaire à voix beaucoup plus haute que Barbey sur le ressenti d’un enfant devant les critiques de la mère… C’est pourquoi il nous faut, avant de passer à l’étude de notre thème à travers l’œuvre de Barbey, lire Byron qui connut à ce sujet une expérience un peu semblable à la sienne, mais dont les décisions justement furent finalement différentes.

Quoiqu’il puisse semble étranger au sujet, on nous pardonnera en effet de nous attarder un peu longuement sur lui, lorsqu’on saura que Barbey affirme s’être nourri de Byron et d’Alfieri depuis son enfance (!), et que, dans son ultime chambre, on ne trouve presque aucun livre sauf un Byron complet et tout usé…

Par manque de temps, nous demanderons au lecteur de suppléer à nos analyses volontairement très brèves. Il peut facilement trouver les points qui faisaient écho en Barbey et lui donnaient l’impression de trouver en lui un frère aîné: nous les avons mentionnés ci-dessus. Ce sera une façon de mettre en pratique et de synthétiser les éléments que nous avons vus concernant le ressenti d’un enfant devant les critiques de sa mère.

Byron était né sans père, ou presque. Il naquit pied-bot, une difformité qui marqua autant son âme que son corps jusqu’à la fin de ses jours[181]et l’a fait toujours souffrir physiquement, à cause de, puis malgré, de nombreux traitements orthopédiques… Il en souffrit aussi moralement, lui si sensible à la beauté, à la grâce et à la force. Selon Lamartine, «une infirmité légère, mais dont il eut plus tard la faiblesse de rougir, une difformité du pied, suite d’un accident négligé à sa naissance, semblait encore marquer pour le malheur l’enfant de la femme abandonnée.»[182] Sa mère ne l’aimait pas – c’est un euphémisme – et même lui jetait à la figure cette disgrâce en le traitant de  » sale morveux éclopé! « [183]. Jusqu’à sa mort, il a reproché à sa mère cette infirmité: c’est par pure coquetterie, accusait-il, qu’elle avait mis un corset lorsqu’elle était enceinte de lui. Un soir de crise morale, Byron écrit en faisant un bilan de sa vie à 23 ans:  » Le pied-bot[184] est dans un état d’infériorité physique qui croît tous les ans et qui rendra forcément ses vieux jours invivables et grincheux. Et puis, dans une autre existence, j’espère bien avoir une meilleure paire de jambes que celle qui me porte depuis vingt-deux ans, sinon quatre, à titre de compensation…  » [185] «sinon je serai tristement lâché dans la cohue pour entrer au paradis»[186] Il l’appelle régulièrement «ma mauvaise jambe» et la déteste (il se réjouit presque quand il se fait mal à cette jambe!). A cause de son pied bot, Byron ne compta jamais parmi les danseurs, ce qui l’humiliait profondément, mais il n’imagina jamais que sa boiterie précisément attendrissait et séduisait.

Sa dernière pièce s’intitule  » Le difforme transformé ». Nous en prenons la traduction par Pichot, qui date de la jeunesse de Barbey, munie de notes et d’une longue Introduction.

Nous puiserons dans cette dernière pièce de théâtre, commencée certes en 1821, mais interrompue par la mort en 1824… et donc peu connue. Et, pour faire suite parallèle à ce que nous venons de tracer comme tableau (le sentiment de laideur et de Beauté en général, la famille de Barbey, le problème de la naissance, le traumatisme initial,) nous nous intéresserons ici, pour le moment, uniquement à ce qui touche chez le héros de la pièce, Arnold, à ses relations avec sa famille, sa malformation congénitale et le vécu de celle-ci, ses difficultés à vivre dans un groupe.

La pièce commence comme un conte, ou une fable.

Arnold et sa mère sont en scène. La pièce commence ainsi:

Première partie

Scène première.

(Une forêt)

Berthe

Va-t-en, bossu.

Arnold

Je suis né comme cela, ma mère!

Berthe

Va-t-en, incube! cauchemar! seul avorton entre sept frères!

Arnold

Plût au ciel qu’ayant été en effet un avorton, je n’eusse jamais vu le jour!

Berthe

Oui, plût au ciel! mais puisque tu l’as vu, – va-t-en, – va, et fais de ton mieux. Tes épaules peuvent porter leur fardeau, elles sont plus hautes si elles ne sont pas aussi larges que celles des autres.

Arnold

Elles portent leur fardeau, mais mon cœur! Soutiendra-t-il celui dont vous l’accablez, ô ma mère! je vous aime, ou du moins je vous aimais. Vous seule dans la nature, vous pouvez aimer un être tel que moi! Vous m’avez nourri, – ne me tuez pas.

Berthe

Oui, je t’ai nourri, parce que tu étais mon premier né, et que j’ignorais si j’enfanterais un second fils qui ne te ressemblerait pas, caprice monstrueux de la nature! Mais va-t-en, et ramasse du bois.

Arnold

J’y vais, – mais, quand je le rapporterai, parlez-moi avec douceur. Parce que mes frères sont si beaux, si forts, et aussi agiles que le gibier qu’ils poursuivent, ne me repoussez pas avec dédain: nous avons tous sucé le même lait.

Berthe

Oui, tu as fait comme le hérisson qui vient pendant la nuit téter la mère du jeune taureau dont la laitière trouve le lendemain les mamelles taries et malades. N’appelle pas mes autres enfants tes frères, ne m’appelle pas ta mère, car, si je t’ai enfanté, j’ai été trompée comme les poules, qui, couvant des œufs changés, font éclore des serpents. Va, vilain enfant, va. (Berthe sort)

Disons brièvement que Byron exprime ici la douleur de l’enfant à qui on reproche injustement d’être laid, puisqu’il est «né ainsi»: autrement dit, c’est sa mère (le père n’existe pas…) qui l’a fait ainsi. Blessure du narcissisme de la mère, retournée en blessure du narcissisme de l’enfant. L’enfant est docile, n’accuse pas, ne demande que l’égalité avec ses frères, et fait appel au «lait» maternel. C’est uniquement sa laideur qui fait qu’il est rejeté.

Arnold souffre, il ne se révolte pas, il obéit à une loi qu’il ne conteste pas. Il est banni. Ce n’est pas lui qui fuit, et il garde d’ailleurs un espoir qu’il sait presque chimérique, mais nécessaire à sa survie. On sent peut-être un peu de sadisme ou de masochisme car Arnold ne sait comment ni sur qui il pourrait passer sa douleur:

Arnold seul.

O ma mère! – elle est partie, et je dois lui obéir! – Ah! je le ferais bien volontiers et ne me plaindrais pas si je pouvais espérer seulement un mot de douceur pour le prix de ma peine! Que faire? (Arnold se met à couper du bois; mais il se blesse à la main) Voilà mon ouvrage terminé! maudit soit ce sang qui coule si vite, car maintenant une double malédiction sera ma récompense à la maison. – Quelle maison? Je n’ai pas de maison, pas de famille – pas d’espèce – Autrement fait que les autres créatures et condamné à ne partager ni leurs plaisirs ni leurs jeux. Faut‑il donc que mon sang coule comme le leur! Oh! si chaque goutte qui tombe à terre y faisait naître un serpent pour les blesser de son dard comme elles m’ont blessé. Ah!! si le démon à qui elles me comparent voulait secourir son image! Si je partage sa laideur pourquoi pas son pouvoir? Serait-ce parce que je n’ai pas son endurcissement? Ah! sans doute un mot tendre de celle qui m’engendra me réconcilierait avec mon hideux aspect Je vais rafraîchir ma blessure (Arnold s’approche du bord d’un ruisseau et se baisse pour y plonger la main; il tressaille et recule.) Ils ont raison et ce miroir de la nature me fait voir tel qu’elle m’a fait Je ne veux plus regarder ce que j’en ai vu et j’ose à peine y penser

Hideuse créature que je suis! les ondes elles-mêmes semblaient me railler en me montrant mon image affreuse semblable à un démon placé dans une source pour faire peur aux troupeaux altérés (Il garde un moment silence) et continuerai-je à vivre, vrai fardeau pour la terre et pour moi‑même faisant la honte de ceux qui m’ont mis au jour? Puisque ce sang coule avec tant d’abondance d’une égratignure, j’essaierai de lui ouvrir une plus large issue pour le faire échapper jusqu’à la dernière goutte de mes veines avec tous mes maux. Avec lui je rendrai à jamais à la terre ce corps odieux composé de ses atomes; je le réunirai à ses éléments pour prendre la forme de n’importe quel reptile, pourvu que ce ne soit pas la mienne et pour servir de pâture à un monde de nouveaux vermisseaux! Ce fer – voyons s’il tranchera cette vile existence comme il a séparé la branche encore verte du chêne (Arnold place son couteau dans la terre, la pointe en l’air) Le voilà placé, je puis me précipiter sur sa pointe! Mais encore un dernier regard à ce beau jour qui ne voit rien de difforme comme moi et à ce soleil bienfaisant qui m’a en vain réchauffé de ses rayons. Les oiseaux! comme ils chantent gaiement! Qu’ils chantent! je ne veux pas être plaint; que leurs accords les plus joyeux soient le chant de mort d’Arnold, les feuilles tombées son monument, le murmure de la source voisine sa seule élégie! que ce fer me perce à cette heure – Je me précipite sur lui.»

La réaction du suicide est une de celles qui est possible lorsque l’enfant sent que regrettent son existence ceux qui devraient au contraire le plus s’en réjouir et le faire vivre. Barbey, lui, ne parle pas de suicide.

(Comme Arnold va se jeter sur le couteau, son regard est tout à coup arrêté par la source qui semble agitée.) L’onde se meut sans qu’aucun vent souffle. Mais l’ondulation d’un ruisseau changera-t-elle ma résolution? Non – cependant l’onde s’agite encore, comme par l’impulsion que lui donnerait quelque pouvoir du monde souterrain! Que vois-je? Une vapeur, rien de plus. (Un nuage s’élève de la source. Arnold le contemple; le nuage s’évanouit, et un homme de grande taille paraît.)

Ils se mettent à dialoguer et Arnold explique que c’est uniquement à cause de sa mère qu’il veut changer: il ne fait même pas référence à la possibilité d’être aimé d’un autre être ni d’aimer homme ou femme:

«J’aurais tout supporté si ma mère ne m’avait pas repoussé loin d’elle. L’ourse[187] donne à ses nourrissons par ses caresses une sorte de forme; ma mère a désespéré de la mienne.»

La vision des autres vient bien après la vision de sa propre mère, en importance. C’est la mère qui donne à l’enfant l’image du corps qui lui permet de supporter la vision des autres, même dépréciative. Ainsi un enfant, même difforme, aimé de sa mère, aura la force d’assumer cette image. Ici verbe actif: «repousser»… L’éducation du psychisme est aussi faite par la mère. Il n’y a absolument pas de père. L’inceste avec Augusta vient de là: ils ne sont pas de la même mère, et le père est affectivement inexistant.

L’allusion aux caresses de l’ourse qui «informe» son ourson, qui modèle ses petits à sa ressemblance, est exactement le rappel que le nourrisson a besoin de relations, comme nous l’avons vu: c’est la relation qui lui donne corps, le fait d’être touché qui le modèle, le fait d’être parlé qui lui donne ce schéma corporel. [188]

Cette mère d’Arnold est moins qu’un animal – ou est-ce la nature de l’homme d’être un animal qui a perdu certaines qualités de l’animal? -: elle n’a même plus l’instinct maternel. L’enfant ressent alors que ses parents sont incapables de faire face à cette différence, incapables de lui donner forme, et il leur pardonne parfois. La psychologie moderne parle d’une «mère suffisamment bonne» qui est celle dont a besoin l’enfant, et non pas d’une mère parfaite. Le verbe «désespérer» est un verbe qui pardonne en même temps: la mère souffre elle aussi, mais n’a pas la force. La forme horrible d’Arnold est l’excuse même de la révolte et de la faiblesse maternelles. Arnold rapporte ce qu’il a observé chez elle: sentiment d’impuissance, désespérance, révolte, fatalisme, mais il ne l’accuse pas plus. [189] Il comprend même qu’il a des frères beaux (sept!) et que c’est humain de sa part à elle de les préférer. Le remords esthétique l’affecte lui, en plein, et il souffre de sa souffrance à elle.

Mais ici, la mère l’a rejeté: les parents n’arrivent pas à dominer la déception, et ce rejet s’étend aussi au futur: prospective nulle. L’enfant donc va espérer changer de forme, et si cela est impossible, une seule solution, la mort réelle ou symbolique. Ah! changer de forme! Ne plus (en) souffrir…

Il a fortement conscience que c’est la blessure narcissique qu’il a faite à la mère qui est la cause de la sienne: «Tel que je suis, je pouvais être craint, admiré, respecté, aimé de tous excepté de ceux dont je voulais être aimé.»[190]

C’est pourquoi il va finalement changer de forme. Car ainsi, dit-il, «J’aime et je serai aimé.» mais il s’agit ici essentiellement du seul amour qu’il connaisse: sa mère.

Il choisit la forme superbe d’Achille, et l’Inconnu en échange va prendre celle d’Arnold sans avoir l’air de se soucier de prendre une laide apparence.

Dès qu’il voit l’Inconnu sous sa nouvelle forme, Arnold a une réaction spontanée, typiquement humaine, violente: une réaction de rejet devant son ancienne forme comme s’il ne savait pas par expérience comme on en souffre! Se voir soi comme autrui le voyait, (l’autrui qui le lui a dit, et qui compte seul pour lui, c’est-à-dire sa mère -) le voit… et voici ses premiers mots[191]:

Arnold

O l’horreur!

L’inconnu

Oh! tu deviens fier, je le vois, de ta nouvelle forme: j’en suis ravi; et ingrat aussi: c’est fort bien… Tu profites rapidement. Deux transformations en un instant! Et tu as déjà vieilli dans les façons du monde.

Ils partent ensuite découvrir le monde, la guerre, la politique. et il leur arrive beaucoup d’aventures, mais aucune «histoire d’amour». La pièce amène à des réflexions philosophiques, et même théologiques, qui s’ajoutent au cri de douleur poussé au début.

Si Byron avait pu finir la pièce, à cette mère qui désespérait de sa forme, Arnold aurait sans doute rapporté «du bois», en retournant dans la forêt initiale (et initiatique)… Happy end ou tragédie? Conte de fée ou conte fantastique et noir? Rêve fantaisiste ou Mythe? De toute façon, elle ne peut avoir été conçue que pour se finir dans un genre moralisateur ou parabolique… Qu’aurait dit sa mère alors en le voyant changé après toutes ses expériences? beau peut-être mais de la beauté du diable, à cause d’elle? peut-être mourant physiquement, ou moralement? ou peut-être aussi laid, mais mûri et serein, ou révolté et accusateur? Byron aurait peut-être bien écrit un réquisitoire contre les parents qui contraignent l’enfant au péché, au vice, ou au suicide par leur indifférence ou leur infantilisme…

La richesse de cette pièce contient bien des thèmes dont nous avons déjà parlé jusqu’ici: les souffrances de l’enfant à qui on dit qu’il est laid, l’amour désespéré pour la mère qui empêche de penser à toute autre femme tant que ce premier amour n’est pas comblé… le désir dont on sait qu’il est inutile, pervers même, et contre lequel on ne peut rien, l’ambiguïté de la beauté…

Mais Barbey ne vit pas, lui, un conte, et ne cherche pas que l’amour de ses parents. Il va falloir qu’il arrive à séduire sans prendre la forme d’Achille…

 

Conclusions

Barbey affirme qu’on l’a toujours dit laid, et met ceci en relation avec les circonstances difficiles de sa naissance. Il ne sait guère en fait si la raillerie de ses parents est la conséquence de sa laideur, ou si sa laideur n’est qu’une conséquence du désamour dans lequel il a été attendu…

En tout cas, il a la conviction, et la preuve, d’avoir été trouvé laid dès le début par sa mère et cherche des liens entre les faits. Mais dans quel ordre? sa mort ratée (homicide involontaire, ou volontaire?), les erreurs (lieu d’accouchement et moment, mal choisis ou refusés?), les présages funestes qu’il perçoit dans tout l’environnement hostile dans lequel il arrive et vivra etc. Goutte d’eau qui pourrait faire déborder le vase, et entraîner des dommages irrémédiables, ou goutte d’eau tombant dans une eau calme et faisant s’élargir des ronds?

Rares sont les coïncidences aussi lourdes à porter, à supporter, et si l’amour et la franchise des parents ne sont pas là pour dire à l’enfant qu’il est aimé malgré tout, il va devoir inventer une stratégie qui le sauvera de l’impression qu’il vaudrait mieux ne pas être né, et que son amour ne sera jamais payé de retour.

Le processus normal de castration semble ne pas avoir été accompli par des parents aimants: alors qu’il aurait dû le faire grandir, l’enfant Barbey a craint dès le départ qu’on ne le tue, parce qu’il y a eu une espèce de concrétisation physique évidente de ce risque de mort (alors que pour les castrations symboliques, la crainte est d’ordre psychologique, et qu’un mieux-être au monde la suit.)

Tout enfant pour survivre met en œuvre des stratégies qui vont des cris et des pleurs à l’agressivité. Comme la frustration lui a semblé presque totale, insupportable, destructrice, elle ne pouvait qu’engendrer des effets excessifs (dans le sens de la violence sur autrui, ou sur soi-même, dans l’excès d’orgueil et de narcissisme, ou de dévalorisation).

Il émet de nombreuses hypothèses, dans son besoin de comprendre.

Après avoir détaillé la souffrance née de l’aversion de ses parents pour lui, nous avons dégagé toute une gamme de répercussions «intérieures» à la froideur et à la raillerie cruelle qui la renforce… Ces réactions affectives ont modelé très tôt son caractère (désir, violence, ennui, tristesse, angoisse…) Mais ces conséquences de type psychologique ne relevant que de la froideur, elles n’ont été données que brièvement, et uniquement parce que cette froideur est mise par Barbey en relation étroite avec sa «laideur».

Ensuite, le sentiment de laideur avec ses implications intérieures ayant été un peu élucidé, nous nous sommes centrées sur une autre gamme de contrecoups affectifs et intimes, presque spontanés, précoces eux aussi, spécifiques à la blessure du narcissisme et au remords esthétique.

Ces contrecoups de la raillerie sur sa laideur auront des manifestations extérieures beaucoup plus structurées; tout ce qui traite directement de la laideur et les autres conséquences, réactions, incidences de ces blessures faites au narcissisme, et qui, par un mécanisme que nous chercherons à expliquer, appartiendront au même domaine que celui de la blessure, à savoir esthétique, feront l’objet de tout le reste de notre travail.

En effet, cette énigme qui se pose à lui aurait pu se traduire par le silence: nous avons vu plus haut comment la déception d’une mère devant son enfant – déception qui la glace, la blesse, et parfois à mort –, qui devient froide ou morte peut rejaillir en manque de vie sur l’enfant. Mais Barbey, s’étant senti abandonné par la mère au fil de ses dégoûts à elle, a pu réagir par un rejet vigoureux, aimer une autre femme, celle qui l’a sauvé, et par là ensuite d’autres, même incomplètement, et se jeter ainsi dans l’écriture.

Tel est donc le terrain où poussa et grandit Jules Barbey d’Aurevilly. Ce thème de la laideur imprègne et traverse toute son existence: on ne sait si elle la nourrit ou l’empoisonne… Nous avons essayé de décrire l’arbre qui germait et grandit dans cette tempête, courbant la tête, se cabrant, durcissant son écorce, ou languissant maladivement…

Mais nous voudrions maintenant observer une autre réaction: quelles furent les conséquences de cette «chanson» monotone et maléfique qu’il ne pouvait oublier?

Toute sa vie, cela veut dire aussi son œuvre, et c’est au thème de la laideur tel qu’il l’écrit que nous allons nous attacher de près.

Notes

[1]Lettre à Trebutien du 1er octobre 1851.

[2]Ce sont deux questions très différentes. Un Sartre par exemple nous confie que sa laideur lui a été découverte par les femmes; qu’on le disait laid depuis l’âge de dix ans, mais qu’il n’appréhendait pas sa laideur dans une glace.

[3]La bague d’Annibal, O. C. I page 182.

[4] Lettre à Trebutien du 1er octobre 1851.

[5] Mais jamais de celle du père, sauf dans le cas de Ydow qui d’ailleurs n’est sans doute pas loin de se tromper…

[6] O. C. II, page 388.

[7]O. C. II, page 646.

[8] O. C. I, page 895.

[9] O. C. II, page 321.

[10]ensuite, l’enfant ne l’intéresse quasiment plus jusqu’à ce qu’il soit, à son avis, capable de passions «d’adulte».

[11]La bague, O. C. I 160. Le verbe «douer» fait penser aux fées au dessus du berceau.

[12]La bague O. C. I p 160.

[13]Génie du Christianisme, I, V, Ch. 5.

[14]La bague O. C. I page 161.

[15] F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 91.

[16] F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 154.

[17]F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 134.

[18]par exemple dans le roman de Raymond Roussel, Impressions d’Afrique, page 247: «Sa mère, très orgueilleuse de sa propre beauté, fut humiliée d’avoir procréé un laideron, et prit en aversion cet enfant qui la blessait dans sa vanité.»

[19]F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 127.

[20]Claude Roy, premières lignes de Moi, Je, grand triptyque autobiographique: «Je n’ai pas gardé un souvenir absolument net de ma première sortie, du chaud et froid de naître, ni de l’entrée inaugurale de l’air dans mon sac à souffler. La seule chose dont je sois sûr, c’est qu’avant j’étais bien, et après, étonné. L’étonnement ne m’a pas quitté.»

[21] Disjecta Membra., Ed. La Connaissance, 1925.

[22]Lettre à Trebutien, 23 septembre 1850.

[23]Ph. Berthier: Barbey d’Aurevilly et l’imagination, page 37.

[24]Ph. Berthier: Barbey d’Aurevilly et l’imagination, page 3.

[25] cf. lettre de Noël 1887: «ma ligne de chance à moi a été coupée»; un autre jour il rappelle à l’Ange Blanc les prédictions d’une voyante etc. Cf. notre Conclusion.

[26] c’est-à-dire à peu près ici tout ce qui, en séparant, en privant, en imposant, fait grandir le sujet vers l’autonomie et un meilleur développement sain, épanouissant, libre.

[27] elle parlera plus loin des autres castrations: orale, anale, urétrale, génitale.

[28] F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 91.

[29] et j’ajouterais des beautés, des ressemblances, ou tout autre commentaire…

[30]F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 124.

[31] Je pense aux fées, dont le nom veut dire ce qui est dit, fatal càd. le destin, et qui font des dons au dessus des berceaux.

[32] F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 91.

[33] F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 91.

[34] Correspondance, Septembre 1880.

[35]Correspondance, le 22 janvier 55; ou encore Lettre à Bottin-Desylles le 12 mai 77.

[36]Une page d’histoire, O. C. II, page 375.

[37]Le bonheur dans le crime O. C. II page 90.

[38] Cf. supra la description de la froideur de sa famille: «Ma famille ne fait rien pour moi, comme à l’habitude.» 1850 «ma famille est un désespoir ou une chimère» 1855 etc.

[39]F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 127.

[40]L’Ecole des Lettres, N° 8, 15 janvier 1987: «Interpréter Une page d’histoire», par Julien Bonel, psychanalyste.

[41] O. C. II, p. 466.

[42] Corr. Gén. Paris, Les Belles lettres, 1983, tome III p 100.

[43] F. Dolto: L’image inconsciente du corps. Seuil, 1984, page 22.

[44] F. Dolto:  L’image inconsciente du corps. Seuil, 1984, page 38.

[45] F. Dolto, L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 38.

[46] F. Dolto L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 40.

[47] par exemple pour boire le lait: une fois le besoin satisfait, celui-ci n’existe plus.

[48] On dirait d’ailleurs que Barbey ne vit ce désir des femmes que physiquement, ou intellectuellement, pour la  » beauté de la chose », de la dire ou de la faire. Mais ce qui lui fait mal, c’est la solitude, le manque d’affection.

[49] ce fut le cas de Barbey.

[50] ce fut le cas, plus tard de Barbey.

[51] d’où problème pour ceux qui ne savent pas s’exprimer, problème en forme de cercle vicieux. F. Dolto: L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 40.

[52] docteur Maurice Titran. Revue Tout prévoir. N° 241. page 29.

[53] Thèse: Expérience individuante, 1982, Paris V, (en particulier pages 28-34 et 155-158).

[54]De la naissance à la parole: la première année de la vie. René A. Spitz. PUF 1979. Bibl. de psychanalyse. Page 42.

[55]De la naissance à la parole: la première année de la vie. René A. Spitz. PUF 1979. Bibl. de psychanalyse. Page 62.

[56]Dans les Géorgiques, je crois.

[57]F. Dolto L’image inconsciente du corps Seuil 1984, page 138.

Un Barthes, par exemple, a connu l’absence de la mère au point de penser en mourir, et essayé de mettre en place des conduites pour survivre:  » Quelquefois, il m’arrive de bien supporter l’absence. Je suis alors « normal »: je m’aligne sur la façon dont « tout le monde » supporte le départ d’une « personne chère »; j’obéis avec compétence au dressage par lequel on m’a donné très tôt l’habitude d’être séparé de ma mère – ce qui ne laissa pas, pourtant, à l’origine, d’être douloureux (pour ne pas dire affolant). J’agis en sujet bien sevré; je sais me nourrir, EN ATTENDANT, d’autres choses que du sein maternel. () Enfant, je n’oubliais pas: journées interminables, journées abandonnées, où la Mère travaillait loin; j’allais le soir, attendre son retour à l’arrêt de l’autobus U bis, à Sèvres-Babylone. «  Fragments d’un discours amoureux. Collection Tel Quel, Ed. Seuil 1977.

[58]cf. sa lettre du 26 octobre 1993: «Il est probable que la relation à la femme qui lui a sauvé la vie en voyant que son cordon ombilical provoquait une hémorragie et dont il fut amoureux à treize ans, est très importante. Il a probablement fait sur elle ce qu’on appelle un œdipe latéral.» J’ai été émue de l’attention encourageante avec laquelle elle m’a écrit, et je lui en suis très reconnaissante.

[59]Cahiers aurevilliens: L’enfant parmi les soupirs. Pages 49-50, N° 9, juin 1939.

[60] J. P. Seguin: Barbey d’Aurevilly, documents iconographiques. P. Cailler, 1962.

[61] Lettre du 25 février 1855.

[62]Barbey la conservera jusqu’à la fin de sa vie, dans sa chambre pourtant très pauvrement décorée.

[63] Il expose au Salon de Paris de 1831 à 1841.

[64] Mariage le 4 janvier 1808; Jules naît 2 novembre 1808; Léon, le 28 septembre 1809; Edouard, le 27 janvier 1811, et Ernest le 14 décembre 1812. Il nous semble que Laurentie s’avance un peu dans les détails qu’il donne: «Physiquement, Jules ressemblait beaucoup à sa mère. Des quatre frères Barbey, l’aîné et le troisième rappelaient leur mère. Quant au quatrième, il était, dit-on, tellement laid qu’il ne ressemblait qu’à lui.» Sur Barbey d’Aurevilly, études et fragments. ed. Emile Paul.

[65]Jules reçoit en second prénom le troisième prénom de l’arrière grand-père maternel; Léon en troisième prénom le troisième prénom du grand-père paternel; Edouard en premier prénom le second du grand-père maternel, et en second prénom le premier de son père… renseignements rassemblés par mon époux, que je remercie au passage pour toute son aide!

[66]Disjecta Membra, page 67, Ed. La Connaissance, 1925. Jules Massenet détestait également violemment son prénom.

[67]«Le nom aurevillien est d’emblée placé sous le signe du désir.» du moins quand Barbey invente les noms, et donc sans doute quand il vit ceux qu’il rencontre, ou subit. Parfois ce désir est comblé: quand le nom s’harmonise; parfois ce désir est frustré… in La chose capitale, Essai sur les noms de Barbey, Barthes, Bloy, Borel, Huysmans, Maupassant, Paulhan. Textes réunis et présentés par Philippe Bonnefis et Alain Buisine. 1981. Presses universitaires de Lille III

[68]Nous avons montré cela dans notre thèse sur le masque, aux pages 91-102, mettant en évidence le rapport au masque dans cette façon de choisir les noms, et dans leur signification. Mais on pourrait faire de même pour Céline (nous l’avons effleuré dans notre maîtrise) et Proust par exemple. Barbey donne à un héros ses prénoms Jules-Amédée: c’est à Don Juan. Amédée est le nom d’un de ses ancêtres préférés. Il en donne un aussi à un des deux amis de Léa.

[69]voir plus loin Partie VIII.

[70]cité par J. L.  Pire, page 177.

[71] Léa,  O. C. I, page 24.

[72] Léa,  O. C. I, page 25.

[73] Léa,  O. C. I, page 23.

[74] Léa,  O. C. I, page 23.

[75]Barbey l’orthographie «Finck«, mais le Bénézit «Fink«.

[76]Barbey d’Aurevilly, Thèse de C. Boschian-Campaner, Ed Seguier, 1989, page 16.

[77] Barbey d’Aurevilly, Thèse de C. Boschian-Campaner, Ed. Seguier, 1989, page 16.

[78] Ancien interne des Hôpitaux de Paris, Ancien assistant à la faculté, Chirurgien des Hôpitaux, dont le nom nous a été communiqué par le professeur Alain Julliard, que nous remercions vivement.

[79]Ce qui ne meurt pas, O. C. II.

[80]Lettre du 18 juillet 1835.

[81]La bague O. C. I p 160.

[82]que dirait un médecin de cette affirmation?

[83]Narcissisme de vie, narcissisme de mort, André Green,  page 233.

[84]Narcissisme de vie, narcissisme de mort, André Green. Chapitre 6.

[85]Sartre a vécu la même sensation plus âgé; ou même Barthes qui dit: «l’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère.» Le plaisir du texte, Seuil Collection Point, 1973, page 60.

[86] S. Chujo, dans sa thèse «Pulsions du roman, le cas Barbey d’Aurevilly» nous propose aussi de croire que l’écriture vient aussi d’un sevrage trop précoce ou brutal: il a été sevré de la source du boire et du langage par sa mère elle-même.

[87]comme dans beaucoup de religions, et peut être dans l’art.

[88]De la naissance à la parole: la première année de la vie. René A. Spitz. PUF 1979. Bibl. de psychanalyse. p. 102 sq.

[89]Quelques exemples où la blessure a été la source de l’œuvre:

Certains disent que la cicatrice que Georges Pérec porte à la lèvre est ce qui l’a fait démarrer dans l’écriture, et lui-même l’a confirmé.

Sartre comme Barthes sont capables de l’exprimer clairement à propos de la douleur de l’absence – qui est presque la même que celle de l’absence affective. Ce dernier explique qu’il est peu, mais un peu, capable de supporter l’absence et ajoute:  » cette absence bien supportée, elle n’est rien d’autre que l’oubli. Je suis, par intermittence, infidèle. c’est la condition de ma survie; car, si je n’oubliais pas, je mourrais. L’amoureux qui n’oublie pas quelquefois meurt par excès, fatigue et tension de mémoire, tel Werther. () De cet oubli, très vite je me réveille. Hâtivement je mets en place une mémoire, un désarroi. Un mot (classique) vient du corps, qui dit l’émotion d’absence::  » soupirer après la présence corporelle »: les deux moitiés de l’androgyne soupirent l’une après l’autre, comme si chaque souffle, incomplet, voulait se mêler à l’autre: image de l’embrassement, en tant qu’il fond les deux images en une seule: dans l’absence amoureuse, je suis, tristement, une image décollée qui sèche, jaunit, se recroqueville.

(Quoi, le désir n’est-il pas toujours le même, que l’objet soit présent ou absent? L’objet n’est-il pas — toujours absent? — Ce n’est pas la même langueur: il y a deux mots: pothos pour le désir de l’être absent, et himeros, plus brûlant, pour le désir de l’être présent.)» Roland Barthes: Fragments d’un discours amoureux. Collection Tel Quel, Ed. Seuil 1977, p. 20.

 » L’absence dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler: transformer en distorsion la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage. (le langage naît de l’absence: l’enfant s’est bricolé une bobine, la lance et la rattrape, mimant le départ et le retour de la mère: un paradigme est créé.) L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre); il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolie). Cette mise en scène langagière éloigne la mort de l’autre: un moment très bref sépare, dit-on, le temps où l’enfant croit sa mère absente et celui où il la croit déjà morte. Manipuler l’absence, c’est retarder ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant où l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort; «  idem, p 24.

[90] Lettre du 11 octobre 1882.

[91]Lettre du 27 octobre 1882.

[92] Ce qui ne meurt pas, O. C. II page 466.

[93]Ou encore: « Ma mère, toute bonne qu’elle est pour moi, est si froide que je me sens timide avec elle encore plus qu’avec une étrangère. ()Tu n’oses pas accuser ma mère, tu es si bon et si généreux () Je ne l’accuse pas non plus, peut-être a-t-elle été malheureuse. Cependant, elle ne pleure jamais, et je ne me souviens pas de l’avoir vue triste () A-t-on le cœur toujours plein, et faudrait-il la croire moins à plaindre si elle ressentait cette sécheresse?» Ce qui ne meurt pas, O. C. II, page 568.

[94]Madame de Scudemor dit à Allan qui la supplie de l’aimer: «Vous ignorez cette tristesse qui, plus tard, vous envahira aussi, beau et fier incrédule, heureux impie!» Ce qui ne meurt pas O. C. II, p. 452. Est-ce qu’un enfant peut forcer sa mère à l’aimer? Les baisers distraits ou vides de la pitié ou du devoir maternel, Barbey les a peut-être connus, et ils le laissaient insatisfait, comme venant d’une mère diabolique?

[95]Ce qui ne meurt pas O. C. II, p. 523.

[96]Léa O. C. I, p. 27.

[97]Léa,  O. C. I, p. 26.

[98] Ce qui ne meurt pas, O. C. II, page 466.

[99] 1er Memorandum, 1836-1838.

[100] «Pour une âme comme la sienne, la passion maternelle se serait dégradée si elle avait pu tomber jusqu’à n’être qu’un dédommagement de l’amour. Non! Son sentiment pour sa fille ne relevait que de lui-même, comme celui qu’elle avait pour moi; car elle n’était pas de ces femmes chez qui la mère tue ou diminue tout, quand elles sont mères. Elle avait le cœur assez grand pour deux;» etc. O. C. I, page 310

[101]Leur enfant, Juanita, née prématurément, mais forte et belle, après trente mois de bonheur, meurt de maladie. Vellini est désespérée, se jette dans le bûcher, et gardera une profonde tristesse au fond d’elle. Si la description de Ryno qui nous montre en lui un père d’abord et surtout parce que Vellini est mère, celle de l’amour maternel de Vellini montre bien ce qu’est une bonne mère pour Barbey…

[102]O. C. II, page 276.

[103]O. C. II, page 298.

[104] O. C. II, page 276.

[105]«Lasthénie de Ferjol avait une de ces figures que le monde trouve plus jolies que belles, – mais il est vrai que le monde ne s’y connaît pas! De taille ronde et mince, – combinaison qui fait les femmes accomplies, – c’était de cheveux, une blonde comme son père, l’idéal baron qui mettait parfois de la poudre rose dans les siens, – une fantaisie efféminée de ce temps, et que, depuis, au commencement du siècle, se permettait encore l’abbé Delille, malgré sa laideur qui était atroce.»O. C. II, page 278. Ses «belles joues pâles» ressemblent au teint de son père qui s’habille en bleu ce «fard des blonds.»O. C. II, page 270.

[106]O. C. II, page 279.

[107]O. C. II, page 279.

[108]phrase étonnante… on attendait plutôt: «que les enfants peuvent avoir avec leurs mères qui débordent de tendresse.»

[109]page 278, O. C. II.

[110]page 344, O. C. II.

[111]Maîtrise soutenue à Besançon en 1973.

[112]Mais qu’en est-il en Allemagne par exemple, où le soleil est féminin, et la lune masculine?

[113] «Presque toujours, on n’aime que tout près de soi dans la vie. Il est si rare de ne pas s’éprendre d’une de ces fleurs que l’existence a fait éclore sur la même branche que nous!» O. C. II, p. 406, Ce qui ne meurt pas.

[114] Comme il a travaillé sur la sublimation, je l’avais interrogé sur le cas de Barbey. Il m’a très cordialement répondu: dans sa lettre du 10 mars 1995, il confie que Barbey est son «écrivain prosateur de prédilection.», et donne son avis reproduit ci-dessus. Je le remercie très vivement de son attention chaleureuse.

[115]Tome II, page 177, Disjecta membra, Ed. La Connaissance, 1925.

[116]Correspondance, 3 décembre 1880.

[117] Correspondance, 4 janvier 1880.

[118]Dans ses lettres, Byron raconte ses amours avec Margarita, qui par certains côtés, fait penser à Vellini. Il a failli mourir en mer: «sa joie, en me voyant revenir, avait un caractère de férocité; elle ressemblait à celle d’une tigresse retrouvant ses petits.»

[119] parce que privés de l’amour maternel.

[120] F. Dolto,  L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984, page 219.

[121]Tome I, page 263 (correspondance?), puis Tome II, pages 311-2.

[122]Thèse: Pulsions du roman, le cas Barbey d’Aurevilly, Paris 10, 1987.

[123] Le plaisir du texte, Seuil, Collection Points, 1973, page 60.

[124]Disjecta membra, Ed. La Connaissance, 1925.

[125] Voici ce qui pourrait être pris pour des reniements des parents: Premier Memorandum 21 oct. 36: «bu l’eau salée dans le creux de ma main comme une libation de reconnaissance après tout ce temps passé en exil de l’Océan, père des choses, et de ses rivages!»; Cinquième Memorandum, 13 déc. 64: «la mer – ma mer- que je pourrais orthographier ma mère; car elle m’a reçu, lavé et bercé tout petit.» etc.

Cf. à la page 136 du Tome I dans Byron d’A. Pichot, que Barbey lut sans doute, Chateaubriand compare la mer à sa nourrice: «Se retrouver au milieu des mers, c’était pour lui, comme pour Childe-Harold, ne pas avoir quitté sa patrie, c’était, pour ainsi dire, être porté dans son premier voyage, par sa nourrice, par la confidente de ses premiers plaisirs…» «Presque toujours, notre manière de voir et de sentir tient aux réminiscences de notre jeunesse. Elevé comme le compagnon des vents et des flots, ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à la nature de mon esprit et à l’indépendance de mon caractère. Peut-être dois-je à cette éducation sauvage quelque vertu que j’aurais ignorée.» (Introduction aux Voyages en Amérique, page 67)

  1. Byron «Quelque chose qui survienne entre nous et les premiers goûts de l’enfance, qui n’aime à se rappeler ce qui frappa d’abord ses yeux? () Le transport de l’enfant survivait dans le jeune homme.» (L’île ou Christian, Ch III.) Moi aussi! pourrait s’écrier Barbey.

[126] à cause du lait laid, si on peut se permettre un jeu de mot?

[127]cité par J. Gautier, page 159.

[128]Page 73, Ed. La Connaissance.

[129] O. C. II, page 23, Le rideau cramoisi.

[130]O. C. II, page 35, Le rideau cramoisi

 

[131]d’ailleurs Barbey pendant un moment fera de telles suppositions pour Byron…

[132]Correspondance, 4 novembre 1876.

[133]à Louise Read, 29 octobre 1885.

[134]27 novembre 1885.

[135]Sans date, mais avant le 13 novembre 1887. cf. aussi cet autre bilan de sa vie, le 30 décembre 1885 adressé à l’Ange Blanc: «Vous rappelez-vous cette jeune fille de la rue du Bac qui était somnambule et qui, interrogée sur moi et sur ma destinée par vous et par Adèle de Bachelier, dit que je ne vous épouserais pas et que, sur le tard de ma vie, je deviendrais quelque chose, et je serais payé des amertumes de ces temps de luttes et de misères. Vous la rappelez-vous?… Hélas! je ne vous ai pas épousée, mais je n’ai pas cessé de vous aimer. Marie est morte, et a emporté dans sa tombe notre espérance et notre bonheur à tous les deux, mais je vous suis demeuré fidèle. J’ai gardé mes vœux de chevalier de Malte de l’amour.

              Voilà la dernière tendresse que je vous dirai, cette année; la première que vous aurez peut-être au jour de l’an et qui restera dans mon âme, – éternellement jusqu’au jour où je ne serai plus que poussière.

                                                         Votre Bâbe.»

Ce surnom Bâbe, que Barbey affectionne, est celui que lui donnait, alors qu’il parlait encore mal, le petit Raymond de Bouglon. Ce mot nous fait bien sûr penser à Bébé.

[136] Correspondance, 24 février 1884.

[137]Correspondance, 12 mai 1877.

[138]Correspondance, 27 juillet 1885.

[139]Correspondance, 5 juillet 1887.

[140] Narcissisme de vie, Narcissisme de mort. André Green, Editions de minuit, 1983. Page 241.

[141] La mère morte, André Green: Narcissisme de vie, narcissisme de mort » Paris, Ed. de Minuit, 1983, p 222-253.

[142] 1988, N° 1, pages 214-255.

[143] Cf. «Cœur étrange, il n’aimait que ce qui va mourir!
La femme qui partait lui semblait la plus belle!» Disjecta membra, II, p. 251, Ed. La Connaissance, 1925.

[144]O. C. II, page 406.

[145]O. C. II, p. 581.

[146]pages 30-31 de Barbey d’Aurevilly: ses idées, son œuvre.

[147]O. C. II, page 933.

[148]23 février 1884, à Madame de Bouglon.

[149]Disjecta Membra, Edition La Connaissance, I page 42.

[150]Disjecta Membra, Edition La Connaissance, I page 68.

[151]Disjecta Membra, Edition La Connaissance, I page 165.

[152] Antonia Fonyi: Figures de la mère absente in Colloque Barbey d’Aurevilly, 100 ans après, page 142.

[153]Antonia Fonyi: Figures de la mère absente in Colloque Barbey d’Aurevilly, 100 ans après, page 142.

[154] fils!

[155] et non pas que les pères, ni que les fils. Comparaison étrange…

[156]O. C. II p. 482.

[157]O. C. II p. 394-5.

[158] O. C. II page 568.

[159]complément aux Memoranda, 1871, Pléiade, Tome II, p. 1569.

[160]complément aux Memoranda 1871, Pléiade, Tome II, p. 1569.

[161]O. C. II, page 72.

[162] O. C. II, page 1193.

[163]Correspondance, 30 novembre 1864.

[164]Troisième Memorandum, 3 octobre 1856.

[165] page 62.

[166]O. C. II, p. 72, Le plus bel amour de don Juan.

[167]Louis Corman: Narcissisme et frustration d’amour, page 30.

[168] cf. Narcissisme de vie, narcissisme de mort, par André Green.

[169] F. Dolto:  L’image inconsciente du corps. Seuil, 1984, page 40.

Un exemple: Ainsi l’enfant d’Aracoeli ressemble-t-il à ses parents pour la plus grande joie de tous: « Mon teint, mes traits, c’est à elle que je ressemblais, tandis que la couleur de mes yeux me venait de mon père. (italien du Piémont). De ce temps où j’étais beau me revient à l’oreille une chanson douce () Et elle, pleine de joie, me la répétait, en me faisant sauter vers la lune, comme pour m’exhiber devant ma sœur jumelle, là-haut dans le ciel. « [169] Ou bien encore: « A toutes heures, il arrivait quelques beautés de passage, à mirar. Mais les beautés les plus belles, qui pouvait s’en targuer? moi! Du nez aux oreilles, du cuillo aux doigts de pieds, il n’était lieu de mon corps qu’elle ne jugeât parfait. () je ne doutais pas que j’étais beau: et peut-être l’étais-je en réalité, car en ce temps-là, je lui ressemblais, tout le monde le disait.  » [169]Aracoeli, par Elsa Morante, Gallimard, page 151.

[170]Nous avons un bon exemple chez Balzac qui en fut clairement conscient. Il écrit à la comtesse Hanska: «Ma mère me haïssait avant que je fusse né.»[170]La mère de Balzac a eu, après trois enfants qu’elle n’a guère aimés, un quatrième qui fut, lui, tendrement chéri: l’enfant d’un autre que son mari. Cela eut des répercussions très importantes sur toute la vie sentimentale de Balzac. (cité page 223, dans Louis Corman,  Narcissisme et frustration.)

[171]La bagued’Annibal, O. C. I, p. 160.

[172]La bague d’Annibal, O. C. I, page 160.

[173]O. C. I, page 236.

[174]Allusion à Alceste, le Misanthrope, joué par Molière qui portait toujours du vert sur lui. (Acte V, scène IV)

[175]Troisième Memorandum, 2 octobre 1856.

[176] «Masque… il ne voulait pas que les hommes se réjouissent de l’avoir blessé, s’ils pouvaient le blesser encore.» La bague d’Annibal, O. C. II, p 162.

[177]O. C. I, p. 160.

[178]Correspondance, 18 juillet 1835.

[179]Premier Memorandum, 10 octobre 1838.

[180]Correspondance, 1° novembre 1887.

[181]Ma sœur, ma douce sœur: Byron et Augusta, Joseph Barry, Ed. Albin-Michel, 1989; trad. Pierre-Eric Darmon.

[182]Vie de Byron, 1865, rééditée par la Bibliothèque nationale, page 8.

[183]Byron ou le génie de la malédiction page 283. Lamartine, dans la Vie de Byron qui fut publiée en feuilleton dans le Constitutionnel en 1865, rapporte ces paroles de 1810 environ: «Il me parlait souvent, dit le même témoin, de sa mère avec un sentiment d’amertume et d’aversion mal contenu. «Je vous dirai une fois pourquoi j’éprouve ce sentiment à son égard» lui dit-il un jour. Quelques semaines après, comme les deux jeunes gens se baignaient ensemble dans le golfe de Lépante, lord Byron montra à Lord Sligo son pied difforme: «Voyez, s’écria-t-il, c’est à sa fausse délicatesse, à sa pruderie, lors de ma naissance, que je dois cette difformité; et cependant, du plus loin que je me souvienne, elle n’a cessé de me le reprocher et de me railler là-dessus. Même peu de jours avant notre séparation, une des dernières fois que je la vis pour lui dire un adieu, dans un de ses accès de colère, elle prononça sur moi une imprécation, demandant au Ciel que je fusse aussi mal fait d’esprit que de corps.» Pour se faire une idée de son regard, de l’expression de sa physionomie, en racontant cette circonstance, il faut l’avoir vu dans ses plus violents accès.» Rééditée par la Bibl. nationale, page 45.

[184] Quelle douleur dans cette synecdoque…

[185] Page 64, journal du 22 mai 1811, in Lettres et journaux intimes, Albin Michel, 1987.

[186] Byron: Lettres à Francis Hogson, 13 septembre 1811, in Lettres et Journaux intimes, page 72.

[187]En fait Pichot l’avait traduit par un masculin, mais c’est «she-bear».

[188]Il est curieux aussi de constater que, en anglais, «porter» un enfant se dit «bear», le même mot que «ours». La psychanalyse aurait sûrement quelque chose à nous dire sur ces associations inconscientes. Ainsi «je suis né, je suis mis au monde» peut-il se traduire, si l’on veut, au niveau de l’inconscient, par «je suis oursé». Peut-être est-ce une des explications du rôle de l’ours dans les contes symboliques très anciens sur la nature? ou de l’ours qu’un petit câline? L’ourse, (et l’ours?) allaite, lèche, caresse etc. Il ressemble à un humain par beaucoup de détails, mais ne le singe pas.

[189]Or l’enfant, les psychologues s’en rendent de plus en plus compte, est tout à fait apte à réagir sainement, et même à pardonner! Il ne réclame pas des parents parfaits, comme le souligne Winnicot.

 » Si une femme est malheureuse de la vie qu’elle mène ceci induit chez elle une souffrance. Cette souffrance est considérablement exacerbée si elle ressent que celle-ci blesse l’enfant qu’elle porte ou dont elle s’occupe. Du côté de l’enfant, celui-ci est très attristé, non pas de la souffrance qu’éprouve sa mère mais de la tristesse de cette dernière, consécutive à la souffrance. L’enfant souffre de sa souffrance. L’expression de la souffrance de cette souffrance est variable et les symptômes peuvent aller du plus banal au très spectaculaire. Aider l’enfant dans ces circonstances, c’est d’abord faire appel à son désir de se mieux porter. Or l’enfant, tout petit, est un être d’altruisme, toute son attention est tournée vers sa mère. Soigner uniquement le symptôme qu’il nous offre, sans tenir compte du primum movens à l’origine du trouble, n’aura qu’un effet transitoire et entraînera de fréquentes rechutes. En revanche, traiter le symptôme en abordant la souffrance de la mère, souffrance de la souffrance dont je parlais à l’instant, c’est offrir à l’enfant la possibilité d’éviter la rechute, et aussi lui faire prendre conscience de la distanciation qu’il se doit d’établir en réciprocité entre sa mère et lui. () c’est souvent l’enfant, dans sa capacité d’aimer sa mère, et donc de lui faire confiance, qui offre le seuil de tolérance le plus ouvert. () L’enfant a les capacités du pardon. Il a la capacité de prendre sa mère telle qu’elle est vraiment, par amour pour elle, alors que la mère voudrait toujours se présenter à son enfant comme la mère idéale. « Maurice Titran, pédopsychiatre, dans Tout prévoir» N°241 pages 28-29.

[190]Œuvres complètes de Byron, traduites par Pichot, page 370.

[191]Œuvres complètes de Byron, traduites par Pichot, page 370.

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