(3) Relevé et thématique de la laideur dans l’œuvre

Troisième partie de Jules Barbey d’Aurevilly et la laideur

Introduction

Les romans et les nouvelles. III.1.

Jusqu’en 1845. III.1.a.
Les années 1845 à 1866. III.1.b.
La période de 1866 à 1874. III.1.c.
De 1878 à sa mort. III.1.d.

La laideur, dans l’œuvre destinée aux journaux. III.2.

Jusqu’en 1855 environ. III.2.a.
De 1855 à 1864 environ. III.2.b.
La période de 1864 à 1872. III.2.c.
De 1872 à sa mort. III.2.d.

La laideur dans les écrits pour «lui-même». III.3.

Jusqu’en 1842 environ. III.3.a.
Les années 1844 à 1856. III.3.b.
De 1856 à 1870. III.3.c.
Des années 1870 à sa mort. III.3.d.

Conclusion

Notes

 

Troisième partie : Relevé et thématique de la laideur dans l’œuvre

Introduction

Il est rare qu’on lise d’abord la vie d’un auteur avant d’avoir lu son œuvre.

Le lecteur qui est désireux de connaître Barbey et de parcourir l’œuvre la plus connue de Barbey ouvre d’un geste curieux et décidé la Pléiade et entame un parcours que celui qu’on appelle souvent un dandy n’a pas, paradoxalement, cherché à rendre inaccessible, ni hermétique.

Ce lecteur va commencer par lire l’œuvre romanesque de Barbey, celle qui l’a fait passer à la postérité. Du Cachet d’onyx, écrit en 1831[1], à Ce qui ne meurt pas, publiée en 1884, sans oublier ce qui a été publié après sa mort: Le cachet d’onyx par exemple…

Puis notre lecteur s’intéressera plus ou moins à l’œuvre critique, son gagne-pain quotidien, celle qui était également destinée d’emblée à la plus grande diffusion, et qui prit beaucoup de temps à Barbey, mais pas autant certes qu’il l’aurait souhaité.

Enfin, s’il veut devenir un de ses intimes, il ira jusqu’à lire les Memoranda, les poèmes, la correspondance, qui, s’il ne les avait pas destinés initialement au public, furent finalement publiés par ses soins, ou par de fervents admirateurs.

Questions de méthodologie: importance et configuration, évolution du thème:

Un auteur a vécu avant d’écrire… Cette vérité de La Palisse nous l’avons respectée en essayant dans la première partie, de faire connaissance avec le jeune Jules, confronté à son entourage, à des réactions, à un problème qui le concerne directement et le dépasse largement: celui de sa laideur, celui de la laideur… Ce vécu des premières années de la vie, conscience et inconscient mêlés, le traumatisme qu’il y subit de façon répétée selon lui, nous avons cherché à les définir depuis les tout premiers débuts de son existence jusqu’à leurs premières conséquences.

Mais pour mieux connaître l’étendue de ce problème qui l’affecta tant, nous allons maintenant chercher à étudier ce thème de la laideur (et corrélativement de la beauté) à travers ce qu’il en coucha sur le papier…

Nous respecterons l’ordre naturel de la vie: la suite du temps, et nous distinguerons trois types différents d’écrits: Barbey offre un volume considérable de matériau à celui qui veut le connaître, mais leur usage, leur «utilité» dans ce but précis, n’est pas la même selon leur destination: nous étudierons, en les synthétisant, d’abord les œuvres conçues comme des romans ou des nouvelles, puis les écrits faits pour être publiés et qui se veulent intellectuels, puis enfin ce qu’il ne pensait jamais offrir à un vaste public: poèmes, lettres, journaux…

Nous les étudierons évidemment, dans l’ordre chronologique, non de publication, mais de composition: c’est le seul qui permette d’entrevoir et confirmer la personnalité et l’évolution d’un homme. Il n’est pas, évidemment, tout à fait sûr: un sujet peut mûrir invisiblement… mais il est, de toute façon, plus significatif – en ce qui concerne notre sujet, – que l’ordre de publication.

Nous chercherons à citer le plus possible exhaustivement tout ce qui touche à la laideur, en mentionnant aussi presque complètement ce qui touche la beauté, (mais uniquement dans sa fonction d’opposition qui sert à définir mieux la laideur), et donnerons également des éléments dont nous avons déjà parlé précédemment, c’est-à-dire tous les éléments qui concernent son mode de vie et ses réactions par rapport à ce thème, même si cela semble hétéroclite ou disparate: l’unité discrète, l’harmonie fondue n’est pas la plus grande qualité de Barbey.

Cette troisième partie (pages 120 à 250) peut sembler inutile qui connaît à fond et sous cet angle tous les écrits de Barbey. Les conclusions suffiraient alors, qui sont page 252 à 255. Mais précisons qu’un relevé complet des citations concernant notre thème, loin de toute paraphrase, est indispensable pour juger «sur pièces» de l’évolution complexe et arythmique de Barbey. Il permet aussi de préciser le lexique de Barbey, sa façon d’utiliser des synonymes, des périphrases, d’éviter certains mots parfois, ou de réserver leur usage à certains cas. De plus, les volumes relatifs du thème, sa fréquence ou plutôt ses fréquences, les variations de sa «présence», les prétextes saisis pour lui laisser jour, sont aussi instructifs que les sujets qui le mentionnent en toute lettre ou avec des détours, et posent la question d’une obsession cachée, dite, oubliée ou tue.

 

 

Les romans et les nouvelles. III.1.

Dans chaque roman ou nouvelle, nous relèverons ces citations qui concernent la laideur tout en résumant l’histoire ou la thèse, et en les situant afin de permettre un survol rapide du texte entier et de l’évolution des sens, et de mesurer l’importance de ce thème par rapport à d’autres.

Savoir si ce thème est dominant ou non, s’il structure en fait l’histoire, s’il en est le prétexte, ou s’il n’est qu’un accessoire au service d’un autre thème, s’il arrive d’emblée ou non, s’il apparaît aux premiers mots ou plus avant, comparer, compléter, éveiller les échos… Tous les moyens sont bons pour arriver à analyser ce thème, comprendre comment il est tissé, saisir son évolution…

Par commodité pour notre lecteur, nous avons divisé l’œuvre romanesque en périodes qui ont à voir avec la façon dont Barbey traite ce thème… mais nous n’en donnerons une espèce de titre que dans la conclusion de chacune… pour laisser un peu de travail au lecteur! titres qui se référeront au vécu de Barbey, car ce thème de la laideur dans son œuvre n’existe que par lui, pour lui, reflet de lui.

Jusqu’en 1845. III.1.a.

Le cachet d’onyx: C’est cette nouvelle, non publiée de son vivant, qui a été la première rédigée, en 1831, – il a 23 ans – au moment où Barbey est dans l’ivresse de la liberté enfin conquise, liberté de vie, liberté d’expression.

Et le thème de la laideur physique, celui qui nous intéresse ici, s’y trouve dès la première page, mieux, dès la première ligne: «Othello vous paraît donc bien horrible, douce Maria? Hier, votre front si blanc, si limpide, se crispait rien qu’à le voir, ce diable noir comme l’appelle Emilia.»[2]

Nous pressentons que l’enjeu de cette première nouvelle va être le jeu des oppositions entre le beau et le laid, entre l’apparence et la réalité, et donc, finalement entre la véritable beauté et la véritable laideur.

Ce jeu se manifeste à travers les relations de trois couples et de leur milieu:

– Othello et Desdémone d’abord, et Venise:

Aux yeux de la jolie Desdémone, Othello est beau. Mais aux yeux de Venise comme à ceux de Paris, XIXe siècle, il est laid tandis qu’Iago est bien plus beau. Le narrateur va poser d’entrée la question cruciale: D’Othello et Iago, lequel des deux est le plus laid? Et, à la fin de la nouvelle, Barbey pense avoir réussi sa démonstration: il conclut en effet par cette petite phrase détachée: «Eh bien, Maria, est-ce qu’à présent vous n’aimez pas Othello?» [3]

Othello, noir mais innocent, Africain et «nature», contraste sans le savoir presque avec Iago, blanc, mais perfide et masqué, Vénitien, ou âme de Venise, reflet de cette société de reflets et de mensonges…

– second couple: Maria et le narrateur, et les salons de Paris. Le narrateur, (sans même ouvrir ni fermer de guillemets) dit tantôt «nous», tantôt «je», et s’adresse à elle, à qui il dit Tu ou Vous, elle au front si blanc, si limpide, «jeune femme» [4] comparée à un rossignol, Et l’on sent, à lire le texte tout entier que Maria est jolie et même ravissante… de l’avis du narrateur qui ne parle pas de lui directement, et aux yeux de cet être aux cent yeux et aux cent bras qu’est la société. Le Monde au sens large, la Vie, la Société qui joue de sa beauté et pour la beauté…, dont ils font partie et qui permet d’élever le débat aux généralités et presque à de la philosophie…

– troisième couple et troisième milieu, les héros de l’exemple qui sert d’argument: Hortense «à la beauté éblouissante» [5] et Dorsay «un caractère de jonc, des formes élégantes, de la beauté, de l’esprit» [6] et de nouveau cette société, presque semblable, cette société du Paris du XIXe siècle, qui fait tellement attention à l’extérieur… vont rejouer un drame à la même signification, même s’il est antithétique: dès la seconde ligne qui suit la mention de chacun de leurs noms, l’un et l’autre sont qualifiés de «beaux» et Barbey y reviendra à satiété. Mais la belle et apparemment innocente Hortense va être punie, elle, par un être beau extérieurement, rempli d’une jalousie imaginaire, et donc monstrueux intérieurement. Cette jalousie chez Dorsay est «causée» par un jeune homme beau également, et vide comme cette société creuse qui ne vit que d’apparence, et qui n’est pas, en fait, responsable des dégâts que son apparence «tentante» va susciter chez l’amant d’Hortense.

La nouvelle est bâtie sur une structure «enchassée», en abyme, comme on en rencontre tant chez Barbey:

Ce caractère de l’enchâssement du récit sera retrouvé tout au long des écrits de Barbey. Son utilité est multiple, et Barbey en trouvera, au fur et à mesure que son expérience d’écrivain s’accroît, des usages variés et nombreux. [7]

En effet, dans cette première nouvelle, il ne veut pas parler ouvertement de lui-même, mais ces récits, pour ainsi dire en abymes[8], sont le moyen qu’il choisit pour nous parler de lui, à la manière d’un point de fuite qui construit l’œuvre de façon invisible et qu’une lecture soucieuse de cohérence, soigneuse et attentive, permet de discerner. Ici, au début de son œuvre, l’enchâssement nous permet entre autres de mieux percevoir la personnalité de Barbey, comme, à partir de portraits fait par divers artistes, avec diverses techniques, on a de l’individu une idée plus complète et exacte, presque vivante et mouvante.

Dès 1831 donc, la thèse de Barbey est évidente: «la beauté extérieure de Dorsay est un leurre auquel Hortense, mais aussi les hommes peu clairvoyants, se laissent prendre: ils lient Beauté et Bonté, Laideur et Mal, selon des conceptions très habituelles mais qui sont erronées; il faut au contraire préférer Othello; Maria doit préférer Othello; je suis comme Othello, laid dehors, beau dedans…» Mais cette dernière affirmation n’est pas dite en clair: elle est sous-entendue par le discours triple et à travers l’exemple et le contre-exemple.

Dans cette première nouvelle, les situations se renforcent mutuellement et la comparaison est donc plus frappante et plus démonstrative.

Ce thème de la laideur physique d’Othello est traité surtout en «repoussé»: Barbey nous parle peu d’Othello, il rappelle qu’Emilia le traite de «monstre» après le crime, mais au sens symbolique de criminel… et nous donne un portrait inversé de la monstruosité en peignant le beau Dorsay… Les femmes aiment souvent d’abord un beau visage: «Hortense aima Dorsay. Femme avant tout, avant d’être un cœur élevé et un esprit supérieur, elle s’encapriça d’un beau visage.» [9] A côté de l’anecdote, Barbey se livre à une théorisation qu’il complètera un peu plus loin

Et Barbey, au moment où sa lectrice réalise que ce Dorsay si séduisant va être un monstre, pose à nouveau la question de savoir si elle frissonne plus de dégoût devant Othello ou devant cet égoïste amant: «Qui donc vous fait peur dans mon Othello, Madame! Voulez-

vous que je vous le dise? C’est sa peau noire! C’est sa laideur! Sous l’empire de votre instinct de femme, quand vous vous écriez «le monstre! «malgré vous, c’est à sa laideur que vous pensez. Ainsi donc Shakespeare, avec tout son génie d’observation, s’est misérablement trompé, la poésie qui habitait en lui a rendu son puissant regard trouble. Il n’a pas vu la femme comme elle est. Il l’a créée une seconde fois, à sa manière à lui, qui vaut mieux que celle de Dieu même: Desdémone a aimé Othello malgré sa laideur, mais il n’y a dans l’univers que Desdémone qui aime le More, toutes les autres femmes le haïssent, et quand la douleur l’inonde comme une pluie d’orage et le fracasse comme un vent impétueux, cet homme qui avait la forte existence du rouvre, elles n’ont même pas pitié, la plus chétive pitié! Ainsi chez la femme, chef-d’œuvre de la création, le plus ou moins de beauté physique nullifie ou double l’effet d’une douleur (l’atroce, la plus atroce, une femme en rirait dans un crétin, car on rit quand on ne comprend pas, et bêtement encore, même avec des lèvres divines).» [10]

Finalement les femmes sont peut-être jolies elles aussi, mais bêtes: «les femmes, ces corps charmants à qui Mahomet refusait une âme» sont incapables d’aller à l’âme des autres… et effectivement, dans l’aventure du Cachet, Hortense, Dorsay, et la société sont des corps, beaux, mais sans âme.

D’ailleurs, et en accord, si l’on sollicite un peu la symbolique psychanalytique, le châtiment d’Hortense par Dorsay sera celui d’un sexe à un autre: Hortense, évanouie, est une blanche statue, et Dorsay, «présenta à la flamme de la bougie la cire odorante, qui se fondit toute bouillonnante, et dont il fit tomber les gouttes étincelantes là où l’amour avait épuisé tout ce qu’il avait de nectar et de parfums.» [11] Dans cet univers superficiel, et dans le silence de l’âme et du cœur, Dorsay vient d’infliger une mutité définitive à ce qui s’était exprimé de la seule réalité qui existait entre eux: le corps.

Et c’est ainsi que Barbey nous montre, dans ce petit conte presque moral, comme les femmes peuvent être bêtes de se laisser prendre au piège de la beauté d’un homme, et comme ce bel homme peut cacher une âme noire!

«Eh bien, Maria, est-ce qu’à présent vous n’aimez pas Othello?» [12]

Barbey finit sur ces mots. C’était bien la démonstration dont le thème lui tenait à cœur: la laideur physique peut, devrait, doit être aimée de Maria, comme des lecteurs, c’est-à-dire de tous!

On perçoit donc bien ici, comme on a pu le dire, les résurgences romanesques d’un thème insistant, l’omnipotence de la beauté masculine, et son absence vécue comme une des figures de l’irréparable. Dès Le Cachet, (Barbey a 22 ans) on perçoit la rage impuissante de celui qui constate que le monde préfère la bêtise, pourvu qu’elle soit belle, au génie disgracié[13]. La laideur d’Othello n’est qu’une apparence, et c’est elle qui le rend inexcusable aux yeux des femmes… Mais Barbey démontre que la véritable laideur (morale) se cache parfois sous des visages séduisants. Barbey s’adresse au monde entier pour clamer que les femmes sont avant tout sensibles à la beauté physique au point de tout renier, et que, finalement, le génie, s’il est laid, ne sera pas compris. Blanc et noir, sang et flamme, la violence rageuse et désespérée de l’auteur – qui dit «nous» – est traduite comme le premier cri adressé par un auteur, qui, dirait-on, n’a jamais osé dire cela à qui aurait dû l’entendre…

Dans Le cachet d’onyx, Barbey s’était livré à des considérations psychologiques générales sur les préjugés injustes que la laideur induit chez les esprits et les cœurs peu perspicaces, et sur le masque que s’offre la beauté à l’âme noire. C’était aussi un cri de douleur un peu trop libre pour un dandy…

Dans Léa, deux ans après, le sentiment de laideur et le plaidoyer pour les laids n’est plus au premier plan, mais c’est encore un thème dominant: il réfléchit sur les variations d’intensité ou de genre que la beauté peut présenter quand elle est mêlée de laideur:

Dès le deuxième paragraphe, Barbey nous présente deux beaux jeunes gens, deux amis, presque deux frères, à ceci près que Reginald est «celui qui eût paru le moins beau à la foule, mais dont la face était largement empreinte de génie et de passion»; ce mode de la comparaison, qui est sensible tout de suite, fait deviner une douleur cachée. Celui-ci a un tempérament d’artiste et la jeune Léa, qu’il retrouve malade d’un anévrisme et presque agonisante, lui inspire néanmoins un amour violent, et qui lui semble déraisonnable, puisque ne correspondant pas aux canons classiques: «ces ravissantes rougeurs s’étaient exhalées, et suivant la loi incompréhensible de tout ce qui est beau sur la terre, exhalées pour ne plus revenir; (…) Il était humilié comme artiste. jamais la beauté d’une femme, quelque resplendissante qu’elle fût, n’avait parlé un plus inspirant langage à son imagination que cette forme altérée et qui bientôt serait détruite.» «Involontairement il se demandait s’il y a donc plus de poésie dans l’horrible travail de la mort que dans le déploiement riche et varié de l’existence?» [14] «Quel contresens dans ses idées d’artiste! «Ah! si du moins elle était belle, – se répétait-il quand il ne la voyait pas, – je m’expliquerais mieux cet amour; mais qu’y a-t-il de beau dans des yeux inexpressifs, des traits amaigris, des formes qui s’évanouissent «. Et, se reprenant tout à coup: – «Mais si! si! ma Léa, tu es belle, tu es la plus belle des créatures! Je ne te donnerais pas (…) pour la beauté des anges dans le ciel.»[15]

Son tempérament artiste et passionné lui enlève tout repos, et quoiqu’il soit «d’un fier patron, sa mâle figure (…) porte les vestiges d’une lutte cruelle». Cette passion va le conduire à embrasser Léa, d’où rupture de l’anévrisme et sa mort quasi instantanée. Passion, désir, délire de désir pour un corps qui n’est pas beau «classiquement».

Ce thème sera repris souvent par la suite. C’est le thème du laid désirable mais dit plus clairement encore, – de façon provocante –, que dans Le cachet: il n’y avait pas de possibilité ouverte à la diplomatie: on était laid, ou on était beau, intelligent ou non. Ici, il y violence contre les critères esthétiques classiques; ici il y a modulation, marchandage qui commence: une voie s’ouvre et qu’on retrouvera souvent: l’homme laid a le génie; la beauté peut être enlaidie; la laideur peut être aimée à la passion.

Après ces deux courtes nouvelles, Jules Barbey se lance dans un roman plus ambitieux, qui ne sera publié qu’à la fin de sa vie, remanié. Nous l’insérons ici, pensant mieux suivre l’évolution psychologique en respectant le fil du temps. En effet, les remaniements, à part quelques uns, portent essentiellement sur le décor et sur l’ambiance. Le fonds reste le même, et ce qui touche à la laideur et à la beauté également, – stabilité fort significative. Germaine, est composé, semble-t-il, entre 1833 et 1836, et repris entre 1880 et 1883, publié alors sous le titre «Ce qui ne meurt pas», titre qui convient fort bien à cette œuvre qui sommeilla près de cinquante ans, et s’éveilla sans que Barbey y vît des rides…

Barbey brosse le décor, et dès qu’un personnage apparaît, comme dans les œuvres précédentes d’ailleurs, – ici à la quatrième page –, l’accent est mis d’emblée sur son aspect: il est beau: «Ce jeune homme était d’une beauté presque divine» [16]; Camille, la sœur d’adoption d’Allan, au contraire, nous est décrite d’abord par ses actions: une future beauté, charmant garçonnet pour le moment; Yseult, sa mère, nous est-il précisé tout de suite, n’a plus tous les dons de beauté qu’elle avait avant[17]: «elle avait la beauté d’une belle morte, mais qui n’est pas encore tombée sur le sol.» [18] C’est qu’Yseult a l’âge de la mère d’Allan; elle est en fait sa mère adoptive. L’âge a diminué sa beauté aux yeux des autres, mais pour Allan, elle reste la plus belle: «Et d’ailleurs, la beauté qu’on aime et qu’on préfère est un secret que l’imagination garde à jamais. Cheveux cendrés par les années, sur un cou qui a perdu les mollesses du pâle azur de ses belles veines, yeux dont la flamme les prunelles un peu ternies, se concentre au lieu d’irradier, comme si le cœur avait absorbé dans ses sables arides les flots de lumière et de larmes qui s’y jouaient; bouche où l’haleine n’est plus fraîche, mais ardente, tempes plus expressives et plus élargies sous la couleur de jour en jour plus meurtrie d’un bistre mat, n’y a-t-il pas en vous la volupté autant que dans les efflorescences de la jeunesse? Ne dirait-on pas que l’âme, comme la nature, fait fleurir dans les ruines ses plus beaux gramens? Et l’imagination développée n’arrive-t-elle pas, en toutes choses, à ce que les imaginations les moins riches et restées en deçà de ses développements osent appeler des dépravations?»[19] (C’est donc une fois encore, l’affirmation qu’on peut aimer ce qu’on appelle laid, sans être dépravé… Ce n’est pas directement un plaidoyer pro domo, mais on tourne autour de la domus!)

Allan, de désespoir, (elle ne l’aime pas) se fracasse la tête contre un angle de cheminée. Il survit et sa beauté est presque augmentée par les cicatrices: «Allan était assis sur le divan, à ses côtés, un bandeau noir au front, sombre couronne sur le clair de ses cheveux châtains, et qui donnait à sa physionomie quelque chose de froncé, de mutin, et de fragile tout ensemble, dont le charme était irrésistible.» [20] Yseult se sacrifie en se «prêtant» à lui pour lui redonner le goût de vivre, mais sans lui laisser réellement des illusions qu’elle est impuissante d’ailleurs à créer.

«On n’y a pas assez réfléchi, le sentiment maternel qui vient des entrailles, c’est-à-dire de plus bas que le cœur, perdrait de la sainteté de son caractère si un souvenir ou un regret ne le sauvait pas des instincts seuls de l’animalité. Croyez-le! La mère n’est si belle que quand elle est un débris de l’amante[21]. Bonheur passé, peine ressentie, dédommagement d’une attente trompée, voilà la gloire mystérieuse qui luit autour de la tête d’un enfant chéri, l’étoile pâle qui se baigne éternellement dans l’eau murmurante des larmes dont le cœur est la source, le secret de ces délectables tendresses, de ces regards passionnés de toutes les passions et qui tombent, bénissantes et suaves, sur un fils stupide ou sur une fille laide comme un baiser de Dieu sur la nature!» Remarquons au passage la spécification de laideur: seul le souvenir de la passion permet de passer par-dessus l’enfant né laid…

Au moment où la passion d’Allan, assouvie, voudrait retrouver la fraîcheur des commencements et des illusions, Yseult, comme depuis le début, a conscience de son âge et sait, détail cruel, qu’elle a «des dents belles encore, mais entre lesquelles il y avait le petit point noir imperceptible qui se cache dans les fleurs et qui les fait mourir.» [22]

Yseult veut bien supposer que le cas d’Allan n’est pas unique: «A menacer de mourir bientôt, l’amour et la beauté gagnent-ils peut-être ce qu’il y a de plus enivrant et de plus beau.» [23]

«Yseult, malgré la beauté qui s’exhalait d’elle à ces mélodieuses lueurs du soir dont les rayons la doraient comme une poétique ruine où le lierre attache ses bandeaux de verdure, était plus vieille et plus courbée en réalité que la mendiante assise au tas de cailloux dans le chemin «[24]. C’est une âme maintenant incapable de sentiments.

Tous les trois partent en voyage en Italie. Grands changements au retour: Allan est devenu un bel homme; Camille, une jeune fille dans tout l’éclat de la beauté du bonheur; mais Yseult, elle, n’a plus même le reflet de la beauté que les yeux d’Allan lui trouvait: «Allan ne reconnaissait plus son idole. Il n’avait plus devant les yeux la beauté longtemps adorée, comme un muet et éclatant reproche de la fragilité de son amour. Heureux, en cela du moins, si c’est un bonheur, hélas!! – si plutôt, hommes pétris de poussière, nous ne restons pas stupides devant le reproche sans en comprendre l’éloquence, et si, dégagés du respect d’un sentiment qui fut nous-mêmes, nous ne voyons pas sans courroux les traits que nos baisers couvrirent n’être plus qu’un plâtre inanimé et enlaidi…» [25] (on découvre donc que la beauté est périssable et que l’âge avancé n’est plus un charme…)

Allan et Camille vont découvrir – autre variante de ce qui est vécu et narré comme un inceste – qu’ils s’aiment. Bientôt ils attendent un enfant, et Camille, fière de cet amour, va l’annoncer à sa mère: «Il y avait une glace derrière madame de Scudemor. Les yeux de Camille se portaient sur cette glace, qui, étincelante, lui renvoyait sa beauté à laquelle la passion mettait comme un dard de feu et une couronne d’éclairs, et sa mère, accablée et flétrie, plus flétrie que l’eau qui stagnait à trois pas dans un bassin de vermeil, image accusatrice d’une jeunesse à jamais tarie. Aussi était-ce un sourire de vengeance satisfaite qui se mêlait aux impudiques aveux de Camille, car elle se sentait la plus forte, car elle se voyait la plus belle!» [26] Mais Camille ne sait toujours pas que sa mère a été aimée d’Allan.

Yseult est de plus en plus consumée: «Que se roulait-il dans cette âme enveloppée dans une enveloppe de chair de plus en plus dévorée, et qui, néanmoins était impénétrable comme au jour où une mâle vie et une beauté puissante étaient l’abri d’un bouclier au cœur atteint?» [27] «Le souffle aride de la vie avait tout emporté d’une beauté qui aurait dû, semble-t-il, mettre plus de lenteur à mourir. «[28] (…) «beauté perdue, yeux torches bientôt éteintes…» [29]

En fait Yseult attend elle aussi un enfant d’Allan et, dans cet accouchement, mourra, heureuse de mourir pour que vive son enfant, et majestueuse toujours: «sa tête, autrefois si belle et tant aimée, méconnaissable alors de vieillesse hâtive et d’angoisse, (…) dans ce moment, respirait un si grand caractère que rien ne pouvait l’effacer»… C’est Yseult qui explique à Allan que tout amour peut mourir… même l’amour paternel qu’il croit avoir. Et Allan finalement se convainc lui aussi que seule la pitié ne meurt pas dans les cœurs, et qu’Yseult avait raison. La mère froide meurt enfin, ayant transmis sa froideur à son enfant qui vit quand même et garde les enfants en vie…

La fille illégitime sera «belle comme toutes celles qui naissent d’unions furtives et coupables»… Alors un enfant laid – ou dit laid, comme Barbey – se suppose-t-il né d’une union légitime – et donc d’apparence seulement heureuse?

Le titre Ce qui ne meurt pas est significatif de la vie qui l’emporte sur un point mais au milieu d’un désastre général. La mort de la mère est-elle la seule issue pour que l’enfant vive, d’une vie certes contaminée, mais viable? c’est une mort écrite par l’auteur du roman, est-ce aussi une mort souhaitée, ou décidée, au moins mentalement?

Roman touffu et complexe, excessif trouvent certains dans son souci de démonstration, mais qui, néanmoins reste intéressant par tout ce qu’il révèle de Barbey: ses réflexions sur le déclin de la beauté de la femme, sur le caractère de celle qui est aussi une mère froide, sur l’apogée de la beauté chez Allan et Camille, et sur l’évolution de celle-ci, laissent deviner des appréciations de la laideur et de la beauté chez Barbey particulièrement variées et complexes.

En même temps qu’il termine Germaine, Barbey compose une œuvre qui est presque inclassable, sorte de méditation, comportant quand même une histoire, semi-philosophique, semi-poétique. Amaïdée date en effet de 1836. Il a 27 ans et s’exprime pourtant comme s’il avait l’expérience d’un vieillard.

Somegod, un poète solitaire et retiré du monde, et Altaï, un philosophe philanthrope et plus actif, cherchent à discerner le bien du mal. A la surprise de Somegod, Altaï se présente accompagné d’une femme inconnue qu’il veut aider, Amaïdée (dont le nom ressemble étrangement à Amédée). Sensible et fin, le poète voit, dans cette femme déchue, des beautés que le commun des mortels ne percevrait pas: «Quoique la beauté des femmes ne me cause pas d’impressions bien vives, et que Dieu m’en ait refusé l’intelligence, cependant, elle m’a semblé belle. Et puis elle n’est pas née d’hier non plus; elle a bu aux sources des choses comme nous. La première guirlande de ses jours est fanée et tombée dans le torrent qui l’emporte, et la trace des douleurs fume à son front, comme sur la route celle du char qui vient d’y passer! pour moi, c’est la beauté suprême que cette attestation, écrite au visage dans ces altérations, que la vie n’a pas été bonne. Toute femme qui souffrit est plus que belle à mes yeux: elle est sainte. Douleur! douleur! on a là le plus merveilleux des prestiges. Vous vous mêlez jusqu’au seul amour de mon âme, dans mon culte de la Nature. Je me sens plus pieux les jours où elle paraît souffrir, et je l’aime mieux éplorée que toute-puissante.»[30]

Le thème de la laideur et de la beauté sont donc presque absents de cette courte œuvre presque inachevée et qui a correspondu à un effort chez Barbey pour se mettre à la hauteur des symbolistes romantiques, idéalistes et doucement athées… tel son ami Guérin (Somegod).

Barbey publiera aussi très tardivement Amaïdée, dont il s’est souvenu de l’existence pour ainsi dire par hasard, et qu’il avait perdue. (Faut-il voir là un indice de la quantité d’écriture qu’il fournissait et dont il se détournait?). Ce détail indique en tout cas le peu d’importance qu’il y accordait. Il l’a publiée sans en changer un mot, peu avant sa mort, en corrigeant soigneusement les impressions: il ajouta seulement au manuscrit, quelques jours avant sa mort, une note importante dont nous parlerons plus tard.

Après ce roman assez long, et ce conte philosophique, tous deux d’une veine pourrait-on dire romantique, nous avons le contraste frappant d’une nouvelle courte, et «dandyque», de l’aveu même de Barbey. La bague d’Annibal, écrite en 1834, munie de quelques ajouts en 1843, est en effet une œuvre pleine d’ironie, et même de causticité.

Reprenant le système de l’enchâssement, le narrateur raconte une histoire à une femme qu’il suppose l’écoutant de sa «blanche oreille» [31]… C’est tout ce qu’on saura clairement d’elle, sinon qu’elle peut aller au bal «parée, souriante et coquette.» [32] De même pour le narrateur, même s’il dit Je, nous n’en saurons quasiment rien au premier degré. Nous ne trouvons pas ici, à leur sujet, de qualificatifs beau-laid

L’histoire contée est celle de Joséphine, d’Aloys et de Monsieur Baudoin d’Artinel.

Joséphine est «le plus joli phénomène qu’il fût possible d’imaginer, même avec beaucoup d’imagination» est-il écrit [33] dès la quatrième ligne où on nous parle d’elle. «Elle n’était ni belle, ni jolie, disaient les femmes qui la rencontraient (…) Elle n’était donc ni belle ni jolie… Mais on sentait que deux jours après l’avoir vue, on pouvait l’aimer comme un fou (…) Elle commençait par laisser froid ou déplaire; mais à la voir un peu davantage, elle déplaisait déjà moins, – et enfin, – enfin l’amour éclatait plus fort de tout le temps qu’il avait mis à naître.» car «les êtres impressifs sont plus dangereux que ceux qui produisent l’ivresse nerveuse dès le premier regard.» [34] Nous avons donc ici un nouveau type de beauté.

En face de cette femme, Aloys de Synarose. Pour la première fois, changeant de méthode pour décrire un personnage, Barbey mentionne le nom, donne d’abord une description superficielle puis profonde de son caractère: «un fat (…) une espèce de Lauzun (…) un Rivarol II» et attend ainsi près de cinq pages pour nous parler de son physique. Ce «retard» est suffisamment étonnant pour attirer notre attention. Nous savons d’emblée que c’est un séducteur dangereux, non pas qu’il séduise au sens concret beaucoup de femmes, mais surtout qu’il n’est pas souvent séduit… C’est seulement une fois cette idée bien ancrée, que Barbey, enchaînant sur Rivarol, passe à l’aspect de son héros: il consacre sept strophes à lier l’apparence d’Aloys aux retentissements intérieurs qu’elle a eus et qui ont déterminé maints comportements:

L

«Mais j’ai lu quelque part que Rivarol était beau, et que c’était la moitié de son prodigieux esprit… pour les femmes. Or, Aloys n’avait pas été si magnifiquement doué. Il était laid, ou du moins le croyait-il ainsi. On le lui avait tant répété dans son enfance, alors que le cœur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie et cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide des créatures à leur aurore,

LI

Alors que sa mère elle-même, sa tendre mère, c’est-à-dire celle qui ne voit rien des défauts de ses enfants à travers l’illusion sublime de sa tendresse, l’avait raillé sur sa laideur comme eût pu le faire une marâtre…» [35]

Ces railleries sur sa laideur ont entraîné chez lui la souffrance intérieure, et la nécessité de se protéger des autres par un masque d’ironie ou d’indifférence. C’est pourquoi Aloys, quoique attiré par Joséphine, affirme aux autres qu’il ne la trouve pas jolie. Le narrateur, lui, la trouve jolie, mais Aloys en personne répond: «Mon Dieu! – fit-il nonchalamment, – c’est une sotte (…) Elle n’est pas jolie, – continua-t-il. – Voyez-la plutôt d’ici, roulant sa tête avec tant d’affectation dans ce rideau d’un bleu moins pâle qu’elle n’est blond pâle.» [36]

Pourtant Joséphine semble décidée à «aider» Aloys à se déclarer par d’adroits stratagèmes: nous surprenons Aloys fort tard chez elle, et le narrateur omniscient, nous révèle comme Aloys la trouve belle… [37]

Mais il ne se laisse pas aller; pas plus que l’autre nuit, à la lumière de la lune, où il la trouve pourtant ravissante…

Le troisième héros de l’histoire, lui, nous est montré d’abord, et avec malice, sous les signes extérieurs bien particuliers de l’âge, et d’un âge plein de disgrâces: il s’agissait, au début, pour le narrateur de se venger, avec ses amis, et avant l’arrivée d’Aloys, de l’indifférence de Joséphine pour tous: «malgré nos sagacités prodigieuses, nous ne voyions point apparaître ce front radieux sur lequel nous eussions arboré les banderoles de la vengeance!… à moins pourtant que ce n’eût été – et pourquoi pas? – le front luisant et couronné de cheveux argentés de l’honorable M. d’Artinel.» C’est ainsi que la laideur et l’âge nous sont signalés avant même que nous sachions le nom de ce possible, ou impossible, vengeur! Le narrateur continue sur 5 strophes dans cette veine: ce «(…) galant usé (…) n’était pas César; – mais César lui-même n’avait jamais été plus chauve. Cependant, il n’avait pas perdu ses dents, et, à tout prendre, c’était un homme bien conservé.» [38]

Le portrait est tout entier ironique, restrictif, plein de sous-entendus comiques. Et c’est cet homme que, après la dernière tentative de Joséphine pour conquérir Aloys, nous voyons grimper à son balcon, tel un Roméo:

CXXXVII

Mais Roméo. Etait-ce ton Roméo, ô mon grand Shakespeare! ou en était-ce une parodie cruelle? Ah! le beau Montaigu, c’était vous, M. Baudoin d’Artinel. Je vous reconnus fort bien avec votre dos un peu arrondi; – mais Platon avait les épaules hautes, et qui n’est pas, d’ailleurs, un peu bossu?… En montant la poétique échelle de soie verte, vous étiez précieux d’élégance, de souplesse, d’agilité, de grâce! Que votre gravité vous allait bien, ainsi perché dans les airs! Ah! pauvres mortels que nous sommes, ayons donc cinquante ans passés et allons juger après cela!».

Le romancier précipite donc Joséphine, (c’est sa vengeance!), dans les bras d’un homme disgracié sur lequel s’exerce son regard moqueur et loin d’être complaisant… mais Aloys fidèle à ses principes de ne pas avouer aimer une femme sotte, continuera à porter un masque, même s’il souffre… Dandy jusqu’au bout.

En 1843, au plus fort de ses années de dandysme, Barbey ajoute même des concetti, pour forcer la note.

Le soir du mariage de Joséphine, Aloys s’en va dîner chez une courtisane: le romancier lui offre-t-il ce dîner comme pour enterrer sa vie sentimentale, ou au contraire pour montrer comme cette impassibilité lui a été difficile? En tout cas, si dans la version de 1834, Monsieur d’Artinel était radieux au bras de Joséphine, en 1843, Barbey le dépeint sérieux par opposition à Aloys de Synarose qui lui, a encore la gaieté factice du souper sur le front: mais n’est-ce pas un masque de plus en fait qu’ajoute Barbey à ces épaisseurs qui dérobent la simplicité et la vérité des cœurs? Il semble que depuis le texte de 1833-1834, des modifications aient été faites qui vont souvent dans le sens d’un durcissement désespéré. Peut-on mettre cela en relation, par exemple, avec les souffrances que Louise lui a causées en redemandant ses lettres: pour le moment Barbey ne voit guère d’autre solution qu’un dandysme plus aigu. Mais ces piques aiguës se retournent en fait contre lui et il pressent que l’étau se resserre.

Derrière ce paravent d’ironie et d’humour, on perçoit un désespoir caché à plusieurs reprises, en particulier lorsque Barbey parle d’un Aloys que sa mère a raillé, enfant, sur sa laideur. Aloys, laid et intelligent, aime une Joséphine, qui n’est ni belle ni jolie, mais qui est charmante, au sens fort… Elle est, malheureusement, sotte, de l’avis de toute la société qui l’observe avec un peu de jalousie… Quoique peu intelligente, nous dit-on, Joséphine aime cependant Aloys, au-delà et malgré sa laideur, malgré le masque qu’il porte, au point de risquer de se compromettre… Elle épousera pourtant Monsieur d’Artinel dont les disgrâces physiques vont de pair avec la nullité intellectuelle, le contraire d’Aloys, un laid intelligent et sensible, mais qui n’a pas voulu d’elle – et au nom de quoi en fait?

A la fin de l’histoire, le narrateur ne revient pas à sa supposée lectrice-auditrice. Lui laisse-t-il méditer l’histoire? En ce cas, que voulait-il prouver? Autant de questions sur lesquelles l’analyse de la structure enchâssée pourrait permettre de revenir.

Notons simplement ici le jeu assez sophistiqué des combinaisons entre la beauté, la laideur, la bêtise, l’intelligence, l’apparence et la vérité.

Le comportement séducteur et dangereux d’Aloys nous est décrit avant son physique, car il est, ou il était laid, nous précise l’auteur après un long report de ce détail. Tandis que chez Monsieur Baudoin d’Artinel, nous avons cette appréciation sur lui avant même de savoir son nom ou ses actes.

La disposition, l’ordre de ces éléments, n’est pas indifférente au lecteur et elle produit une impression qui est voulue par Barbey. La laideur d’Aloys est presque invisible après toutes ses qualités et ses capacités à séduire. Celle de Baudoin d’Artinel éclipse tout le reste de sa personne.

Dans la même veine que La bague, en 1837, Barbey commence un petit roman, dont l’écriture lui prend trois ans: L’Amour Impossible. L’histoire se passe à Paris, entre des âmes vieillies et désabusées, ayant tout épuisé… La marquise de Gesvres, femme dans tout l’éclat de sa maturité, nous est dite belle dès le premier paragraphe du roman, (elle est dans sa baignoire au théâtre et entourée de regards admiratifs auxquels elle ne porte plus attention) mais devenue froide d’ennui… Elle a pour amie Madame d’Anglure, aux «manières pleines d’élégance, et d’un genre de beauté très relevé, et vraiment patricien»[39], mais un peu sotte… dont Raimbaud de Maulévrier est l’amant. Suit une description du comportement de cet homme, «à ce qu’on en dit» fat, indifférent, égoïste. Raimbaud s’ennuie car madame d’Anglure est absente, et il demande à Bérangère de Gesvres de le recevoir dans son salon parmi ses habitués. Leur première entrevue se déroule dans la pénombre du soir. Quand une lampe est apportée, ils s’aperçoivent qu’ils se sont entrevus au théâtre justement: «Par un hasard unique dans les annales de madame de Gesvres, la seconde impression que lui causa M. de Maulévrier fut dans le même sens que la première. Comme l’on dit dans le monde, avec une élégance positive et un peu abstraite, elle le trouva bien, toutes les plus passionnées admirations venant exprimer à ce mot suprême, les colonnes d’Hercule de l’éloge dans l’appréciation des gens bien appris.

Quant à elle, il était évident qu’elle était moins belle aux yeux de M. de Maulévrier, vêtue de gris comme elle l’était alors et avec un bonnet, – charmant pour qui n’eût été que jolie –, que la veille, les cheveux plaqués aux tempes, l’émeraude flamboyante sur le front.»[40]

Les descriptions ne sont pas plus détaillées par notre narrateur omniscient, mais Barbey consacre ensuite tout un chapitre à décrypter le comportement de ce dandy inclassable qu’est Maulévrier, et ce qu’en pense Bérangère de Gesvres au fur et à mesure qu’ils font connaissance. «Il passait pour passionné comme il passait pour supérieur, sans avoir jamais fait pour cela que se donner la peine de naître et d’avoir des yeux noirs assez beaux.» [41]

Enfin un détail physique… Mais c’est le seul détail de ce genre que nous aurons sur Raimbaud.

La marquise immuable, et qui voudrait pourtant aimer cet homme, verra, avec une sorte d’intérêt et de curiosité passionnés, mais froids en fait, car de pure intellectualité, Raimbaud délaisser pour elle Caroline d’Anglure que la douleur enlaidira et tuera, mais ne parviendra pas à répondre à la passion qui l’aurait désennuyée… «C’est ainsi qu’ils achevaient leur jeunesse. C’est ainsi qu’ils s’avançaient ensemble vers le but suprême, la vieillesse et la mort, qu’ils connaissaient déjà par le cœur, mais qu’il leur restait à apprendre par le déclin naturel de la vie, les infirmités de la pensée et des organes, et la perte de la beauté. Ils s’avançaient étroitement unis, consternés et purs, mais de la dérisoire pureté de l’impuissance, et, dans le néant de leurs âmes, ils n’avaient pas, pour se consoler ou s’affermir la vanité de ce qu’ils souffraient.» [42]

La dernière scène nous les montre souffrant de cette sécheresse du cœur, et, dérivatif suprême, se parant pour sortir: «C’était réellement une autre femme!… (…) Cela fait, ils montèrent en voiture pour aller, je crois, acheter des rubans.» [43]

Ce «je» omniscient et ironique s’était tenu invisible dans tout le récit, et sa présence finale qui éclate soudain aux yeux donne une portée particulière, et une résonance à cette histoire d’Amour impossible qui va durer ainsi longtemps, car pourquoi quelque chose qui n’existe pas prendrait-il fin?

En conclusion, nous voyons Caroline d’Anglure, à la beauté fine et sensible, condamnée… tandis que Bérangère de Gesvres à la beauté de marbre restera insensible malgré tous ses efforts, et vieillira doucement comme un marbre qu’elle est.

Raimbaud, dont l’auteur ne nous décrit presque pas l’apparence, deviendra lui aussi encore plus froid. Sa beauté (dont on ne prononce le mot qu’à la fin du roman, page 132) deviendra semblable à celle de madame de Gesvres, froide et sans fruit. La vieillesse les ternira tous deux, toutes deux… Telle est la fin triste de cette triste histoire où l’indifférence, sclérose des cœurs vieillis, l’emporte sur tous les plaisirs de la vie. Si aucun des héros n’est laid, leurs beautés, quoique différentes, ne seront pas sources de bonheur. Le thème dominant de ce roman est celui de l’ennui dans les âmes vieillies, mais la beauté en est l’annexe: elle ne sert de rien au bonheur et elle est périssable.

Nous donnerions volontiers comme titre à cette période, que nous venons d’étudier, période qui se clôt autour de l’année 1845: les contradictions d’un être à problème (s). En effet, on y perçoit des idées foisonnantes:

Au sujet de la Beauté, elles sont si nombreuses qu’elles se bousculent. Dans Le cachet, la grande beauté de Dorsay est un leurre cruel pour les gens «bêtes»; dans Léa et dans Germaine, la beauté préférée est celle qui est malade; dans Amaïdée, on préfère une beauté qui a souffert à une beauté intacte; dans L’amour impossible, la beauté n’est rien à côté de la vie du cœur. Toutes accusations qui pourraient dégoûter de la beauté et qui sont souvent dites sur un ton excessif…

Mais à côté de cela, la beauté est quand même recherchée comme un bien suprême: le plaisir que prend Barbey à décrire Camille, ou Allan, Madame de Gesvres, ou Mme d’Anglure etc. prouve bien que pour notre romancier, même s’il décrie la beauté, la relativise, la particularise, elle est une qualité précieuse à rechercher chez l’autre.

Quant à la laideur, moins développée certes en nombre de mots, elle est quand même ce qui sous-tend les œuvres: Le cachet est écrit pour revaloriser Othello ou le narrateur à la valeur plus profonde que s’ils étaient beaux; dans Léa, le héros est laid, mais il a le génie et la passion; Aloys de La bague est intelligent, et son comportement très détaillé s’explique par la cruauté d’une mère qui l’a raillé… Arguments logiques et assez simples. Cris du cœur évidents. Plaidoyers successifs.

Les années 1845 à 1866. III.1.b.

Beauté-laideur vont se retrouver au centre d’un roman long et capital, à un tournant de la pensée et de la vie de Barbey: il s’agit de Une vieille maîtresse.

Celle que nous apercevons en premier, à la seconde page du roman, est pourtant une jeune fille dont dès la seconde ligne[44], Barbey souligne la beauté: elle attend son fiancé qui est en retard. Veillent sur elle, (c’est-à-dire en fait sur eux), sa grand-mère et sa vieille amie qui parlent de celui-ci une fois qu’elle s’est éloignée. Ryno de Marigny, fiancé d’Hermangarde, est présenté alors comme un joueur et un aventurier, libertin avec les femmes… d’où le ton ironique de la vieille amie qui l’appelle «votre beau fiancé»… Mais la grand-mère, madame de Flers est sûre qu’Hermangarde gardera son mari: «Hermangarde est encore plus belle que je ne l’étais, et elle ensorcellera son mari.» [45]

C’est qu’en effet, Ryno a une maîtresse qu’il n’a jamais réussi à quitter:

«- Il faut que cette femme soit bien belle ou terriblement habile pour ramener des bras de toutes les autres femmes un homme comme M. de Marigny.

– Eh bien pas du tout! -fit Mme d’Artelles, qui tenait à verser sa goutte d’acide prussique dans toutes les pensées de son amie. – Le vicomte la dit assez laide, d’un caractère fort extravagant, et plus âgée que Monsieur de Marigny qui a trente ans.

– Hein! Ce ne sont pas là des séductions bien omnipotentes, – dit la marquise. Mais votre vieux scélérat de vicomte n’a vu cette femme que dans son salon… a-t-elle un salon? et Marigny l’a vue ailleurs. Cela change la thèse. Les meilleures actrices ne sont bonnes que dans certaines pièces. Moi, je fais ce raisonnement-ci, ma chère: ou c’est une relation craquant de toute parts depuis le temps qu’elle dure, et alors Hermangarde rompra ce nœud tiraillé et usé en se jouant; ou la créature est à craindre, et alors, si elle l’est, elle l’est beaucoup! car Marigny a trop expérimenté les femmes pour ne pas les savoir à fond, et laide ou non, ce serait donc le résumé de toutes les séductions des autres, puisqu’on les quitte pour revenir à elle; enfin, une espèce de maîtresse-sérail.» [46]

Leur ami Prosny dira plus tard [47]: «Cette femme n’est ni jeune, ni belle; c’est un casse-tête chinois, et peut-être est-ce tout cela qui fait sa puissance!»

Une de ces femmes que Marigny quitte pour revenir à cette maîtresse est Martyre de Mendoze. La souffrance qu’elle endure maintenant la défigure: «Elle n’était plus belle et elle avait été divine.»[48] L’on sent bien ici qu’un des thèmes dominant sera la lutte entre la beauté et la laideur, au singulier ou au pluriel…

Vingt pages après le début du roman, nous revivons la première rencontre d’Hermangarde avec Ryno: «Sa première pensée fut le Lara de lord Byron; la seconde qu’elle l’aimait», tandis que Ryno est ébloui par la sainte beauté d’Hermangarde. Ainsi nous n’avons toujours pas de détails sur le physique de Ryno, mais une évocation symbolique.

Ryno va rendre visite à Madame de Flers, et lui rappelle «les beaux jeunes gens de sa jeunesse.»[49]C’est ainsi qu’on apprend, indirectement, que Ryno est beau. La comparaison avec Lara nous l’avait appris, également indirectement.

Prosny, mandaté par les deux amies, va rendre visite à Vellini, que le lecteur n’a pas encore «vue».

Surprise: Oliva, qui ouvre la porte, est «une jeune fille splendidement belle, une belle soubrette à la taille de déesse.» [50] et c’est là que commence l’enchantement. Au premier coup d’œil sur sa mystérieuse maîtresse, on s’aperçoit que «la senora Vellini n’était plus jeune et n’avait jamais été jolie. Oliva n’était donc point comme un degré de lumière placé là par l’orgueil enivré, pour monter d’une femme plus belle à une femme plus belle. Au contraire, on descendait à une femme soudainement laide quand on regardait Vellini, l’œil ébloui par Oliva. La comparaison avait alors toute la surprise du contraste.» [51] Suit une description détaillée de ce qui rend laide Vellini: teint jaune, maigreur, manque de formes, petitesse, aspect endormi etc. «Voilà (…) ce qui faisait dire, aux yeux épris de la ligne de tête caucasienne, qu’elle était laide, la señora Vellini.» [52] Mais si elle prend vie, «elle n’était pas belle, non, jamais! mais elle était vivante, et la vie, chez elle, valait la beauté dans les autres! (…) Ah! dans ces moments-là, quelle revanche la senora prenait sur les femmes toujours belles! mais l’émotion ne durait pas. Tout s’éteignait quand elle était envolée; et la nuit de sa laideur ressaisissait, redévorait Vellini en silence, et restait sourdement sur elle, – comme un froid basilic se couche à la place où il a tout englouti…» [53]

«Pour aimer cet être changeant, beau et laid tout ensemble, il fallait être un poète ou un homme corrompu. Le vieux vicomte n’avait pas en lui un grain de poésie. Aussi ne comprenait-il rien aux éclairs de passion qui passaient sur Vellini; mais comme il était corrompu, blasé et vieux de civilisation et de sens, il s’expliquait très bien qu’on pût s’arranger de toute cette laideur.» [54]Qui des lecteurs ne souhaiterait être un poète et un homme corrompu, au moins le temps d’une lecture?

Prosny, qui a pour mission d’observer Vellini, essaie de la provoquer: «Le vicomte étudiait cette tête de bronze. Un sillon de la foudre de beauté qui partait de l’émotion du cœur y passa. mais ce fut trop rapide pour être aperçu d’un observateur sans portée comme l’était Monsieur de Prosny.»

Il lui affirme donc: «L’orgueil est une superbe chose et vous savez mieux que moi pourquoi vous en avez… mais votre Oliva est moins belle que Mlle de Polastron, la fiancée de M. de Marigny et, le diable m’emporte, il en est fou de manière que…»

– «… de manière que Vellini qui est vieille et laide – interrompit-elle avec ironie, – n’a plus qu’à se jeter par la fenêtre si elle aime encore M. de Marigny?» [55]

Prosny s’en va, et croise justement «le beau fiancé». Celui-ci craint que Prosny ait blessé Vellini, mais celle-ci lui répond: «Est-ce que les âmes fières sont à la disposition du premier venu qui peut les faire souffrir?» Et le dédain se gonflant en elle lui donna cette beauté sublime qui, sans cesse, communiquait à cet être laid et chétif une si incroyable toute-puissance.

Monsieur de Marigny fut-il dominé par l’impression de beauté qui s’allumait comme un flambeau, ou par un de ces souvenirs qui renouvellent le passé même? Toujours est-il que l’amoureux de la belle Hermangarde lui fit l’infidélité d’un baiser.» [56]

Malgré tout, Ryno et Vellini se confirment leur séparation: «Marigny était redevenu l’amant d’Hermangarde. La beauté instantanée de Vellini s’était perdue dans l’accablement de son âme. Elle n’avait plus aucun prestige» [57] C’est uniquement par des tournures négatives que «Ryno» la décrit à ce moment-là: «il» ne dit pas «elle était laide», comme si cet adjectif «laid», devenu tabou et magique, voulait dire «séduisante».

Toutefois quand Marigny est parti, Vellini, dans une rage désespérée, pour essayer de faire mourir cet amour, brûle portraits et lettres: dans l’ardeur de cette action, «chose inouïe! elle redevenait belle.» [58]

Ryno décide d’aller raconter à Madame de Flers cet amour si extravagant et si vivace. C’est seulement alors qu’il est décrit physiquement. Tout d’abord, Barbey le range parmi les «beaux» [59] mais avec sa propre personnalité car il est tendre et passionné, puis il nous donne une description de lui à travers les médisances de la jalousie. Dans cette description, la part de beauté est très particulière: «On le critiquait dans sa mise, dans sa physionomie, dans sa personne extérieure, – la pire critique pour les gens du monde. Quoi d’étonnant? Avec les mœurs égalitaires et jalouses de notre temps, il y a des physionomies qu’on voudrait briser comme une couronne. C’est de la royauté de droit divin pour cette plèbe qui n’y croit plus! M. de Marigny avait l’éclatant malheur et le danger d’une de ces physionomies réparties non seulement dans les traits de la face, mais dans le corps, les attitudes, l’être tout entier. Aussi, qu’on écoutât les commères, mâles et femelles, qui imposent leur jargon aux opinions des salons de Paris, que ne disait-on pas de lui? Le voile diaphane et brun délicatement lamé d’or de la moustache orientale qui lui retombait sur la bouche cachait mal le dédain de ses lèvres! Ses cheveux, qu’il portait longs et qu’il soignait avec un culte indigne d’un homme d’esprit, répétaient gravement les caillettes, donnaient une expression trop théâtrale à cette figure où les clartés de l’intelligence se jouaient dans l’ombre creusée des méplats! Enfin, ses yeux, – la seule chose qu’il eût vraiment belle, – ses yeux qui avaient soif de la pensée des autres comme les yeux du tigre ont soif de sang, étaient par trop insolemment immobiles. Tout cela n’était pas gentleman-like, sifflaient les linottes du dandysme, du haut de la cravate où perche leur insignifiance. Mais les femmes savaient une réponse… une réponse qu’elles ne faisaient pas. Comme la fille de la Fable, elles aimaient cet amoureux à longue crinière. Elles avaient vu tant de fois se tourner vers elles, humbles et caressantes, ces dures prunelles fauves, qui dans leurs paupières sillonnées et lasses, avaient la lumière rigide et infinie du désert dont le vent a ridé les sables. Pour peu qu’elles sortissent de la ligne commune, elles subissaient l’influence de la force aimantée qu’il y avait en Marigny. (…) sa vie était donc comme un gouffre. Le fond de ses sentiments était un autre abîme; mais à travers ces obscurités, on reconnaissait en lui cette puissance qui vaut mieux que l’emploi qu’on en fait. (…) il s’était rejeté à des dédommagements qui n’en sont plus, l’ivresse passée; mais sous les mollesses oisives du libertin, un observateur aurait vu «un de ces hommes», comme l’a dit Shakespeare, «dans lequel chaque pouce est un homme».

Trois remarques:

Ryno est censé dans le roman n’avoir que trente ans: l’homme que décrit Barbey n’est-il pas plus âgé? N’aurait-il pas plutôt son âge à lui? ou l’âge qu’il a quand il écrit la première idée de ce roman, quelques années avant, et qu’il aurait appelé d’ailleurs Ryno.

Les femmes séduites par l’expression plus que par la beauté: ce serait une nouvelle théorie de Barbey pour expliquer ses succès ou la stratégie qu’il va essayer d’appliquer… efficacement!

Barbey se croit-il encore dandy, ou par un dandysme suprême s’exclut-il des dandys, comme Byron. Tout dandy le dit: les autres sont dandys, mais ils suivent une mode, moi, je suis différent.

Ryno raconte donc sa vie aventureuse et agitée. Un jour, son ami Mareuil lui a montré d’assez loin cette Vellini qu’il idolâtre, assise, immobile. Il l’a traité d’extravagant. «Oui, elle vous paraît laide, – dit le comte de Mareuil (…). J’étais comme vous; je l’ai trouvée laide; mais vous verrez quels sont les incroyables prestiges de cette laideur!» [60] (Ce n’est pas Ryno qui prononce ce mot de «laid «. Pour lui, Vellini n’existe tout simplement pas.)

Il l’a retrouvée à un dîner, au milieu de femmes ravissantes. Immobile, inanimée. Dès qu’elle marcha pour passer à table, il ressentit la «puissance électrique de cet être» et tomba amoureux fou: «Les prestiges de la laideur, que Monsieur de Mareuil m’avait promis, apparurent en Madame Annesley.» [61]

Mais elle resta insensible, et même hostile. Marigny s’enfonça dans les mystères de cet être: «Au fait, il y avait en elle les redoutables séductions que l’on peut supposer à un démon. Elle en avait le buste svelte et sans sexe, le visage ténébreux et ardent, et cette laideur impressive, audacieuse et sombre, – la seule chose digne de remplacer la beauté perdue sur la face d’un Archange tombé. (…) J’arrivais (…) à ne plus aimer que ce qu’il y avait de moins beau dans l’être aimé. J’aurais aimé ce qu’il y aurait eu de malade! J’allais savourer le défaut avec délices; j’allais le regarder comme une perfection, et laisser là l’or pour les pieds d’argile.» [62]

Les prestiges de la laideur qui relèvent véritablement, selon lui, de l’inconscient sont donc une nouvelle force qui est attribuée à certains êtres pourtant disgraciés.

Mais il ne fut pas aimé: «Ah! n’être pas aimé, c’est toujours un effroyable supplice, – un non-sens humain, car l’amour devrait appeler l’amour; – mais ne pas l’être pour la première fois, quand les femmes vous ont appris l’orgueil de la fortune qui s’ajoute à votre autre orgueil; mais n’être pas aimé par une créature laide et chétive qu’on juge bien inférieure à soi, qu’on écrase de son intelligence, qu’on méprise presque dans son corps et dans son esprit, et qu’on ne peut s’empêcher d’adorer et de placer dans tous ses songes, c’est là une de ces catastrophes de cœur à laquelle, dans les plus cruelles douleurs de la destinée, il n’y a rien à comparer.» [63]

Marigny, pour se faire aimer, provoqua en duel le mari de Vellini et manqua de mourir. Celle-ci, alors, lui avoua qu’elle était «vaincue», intérieurement depuis longtemps: «Quand je vous ai vu pour la première fois devant Tortoni, cette femme qui vous paraissait si froide était foudroyée. (…) D’effroi, je me mis à vous haïr avec frénésie (…) Vous m’aviez trouvée laide, mais je résistais! (…) Je fus heureuse de vous faire souffrir (…) je voulais rester moi-même!» [64]

Commença alors une liaison qui emportait tout, qui résista même aux tentatives qu’ils firent pour la rompre lorsque leurs deux caractères se heurtaient trop violemment. Mais Vellini croit toujours que le lien du sang (elle a bu du sang de Ryno blessé et inconscient, et lui en a fait boire un peu du sien une fois qu’elle lui a avoué son amour) sera plus fort que toutes les tentatives de rompre, et que les autres aventures de Ryno.

Madame de Flers a malgré tout confiance: la beauté d’Hermangarde est si grande! (Cet argument est un leitmotiv, sous la forme de l’adjectif ou du nom, chaque fois que l’on parle d’Hermangarde, et même de madame de Mendoze. Ce qui fait ressortir davantage la laideur de Vellini.)

Le mariage a donc lieu. Vellini vient y assister, immobile et indifférente. Prosny la montre à Madame d’Artelles qui commente: «Elle est fort laide et l’air effronté de ses pareilles ne lui manque pas. Sa mise est celle d’une baladine. Mort de ma vie! Ils sont jolis, les goûts des hommes de ce temps, et de Monsieur de Marigny en particulier!»[65]

Vellini, à la fin de la messe, rencontre madame de Mendoze. Celle-ci se résigne:

«-Une plus belle que moi m’a vaincue.

– Une plus belle que nous deux, Madame! – repartit Vellini, touchée de cette grandeur modeste et cherchant à s’y associer en se faisant justice. – Vous étiez déjà plus belle que moi.» [66]

Quand Vellini reverra Prosny, celui-ci lui demandera comment il a trouvé Hermangarde: «Elle! – répondit-elle avec un accent de justice et de vérité qui me renversa, – Ah! très belle! Oui, très belle; plus belle encore que ne l’était ma mère, qui était bien pourtant tout ce que j’ai connu de plus beau.» [67]

(La laideur a donc la force d’être objective…)

Cela n’empêche pas Prosny de mieux comprendre comme l’attirance pour une Vellini peut éclipser l’amour pour une Hermangarde. Il l’écrit à Madame de Flers: «Je m’imagine qu’une femme comme cette Vellini est très menaçante pour la délicate chose, plus rare encore que belle, et plus fragile que tout, que vous appelez le bonheur du mariage. Est-ce son petit corps qui est sorcier, ou bien son âme? Si vous la connaissiez comme moi, vous croiriez aussi qu’elle a quelque secret je ne sais où, dans sa personne, pour faire revenir à elle un homme. Je vous entends vous écrier que c’est fort laid ce que j’ose vous écrire là. Mais que voulez-vous, madame la comtesse, ce n’est pas ma faute à moi si l’on n’élève pas ses filles pour lutter avec de vieilles maîtresses qui ont toute honte bue, mais qui, à ce prix, font boire aux hommes toutes sortes de choses dont le goût ne se perd jamais. La belle Mme de Marigny, avec sa beauté surhumaine, donnera à son mari le même bonheur que vous toutes avez donné aux vôtres, que cette charmante rose-thé, maintenant flétrie, madame de Mendoze, a donné à Marigny – qui l’a quittée, et pour revenir à cette Vellini dont il est question. Vous appelez cela le bonheur des Anges. Très bien! Mais les amoureux s’en fatiguent comme un musicien qui serait condamné à jouer toute une partition sur une corde unique. Vous avouerez que cela finirait par être ennuyeux pour le musicien. Aussi qu’arrive-t-il? On trouve bientôt parfaitement gauche ce qu’on avait trouvé si pur. La Fidélité après la possession, (je ne parle point de l’autre, dont j’ai été l’exemple à vos pieds) continue d’être, parmi les femmes comme il faut, un fabuleux prodige qu’on n’a jamais vu, tandis qu’ailleurs il existe, à l’état de monstruosité, il est vrai, mais de monstruosité réelle et vivante, avec une alcôve pour bocal!»[68]

Après une lune de miel sans aucun nuage, Ryno sur une route croise une calèche: il y reconnaît madame de Mendoze, malade, mais dont la vue ne l’émeut pas, et Vellini. Il croit aimer Hermangarde de tout son cœur, «mais alors pourquoi ce coup de lancette au cœur, quand il avait vu auprès de Mme de Mendoze, la tête si connue, – laide, obscure et indifférente!» [69] (Ryno, notons-le, utilise l’adjectif laid, ou plutôt bien sûr, Barbey l’utilise ici alors qu’il semblait chargé de tant de séduction que «Ryno» ne l’utilisait pas pour en parler lorsqu’il luttait contre cet amour: est-ce parce qu’il voit Vellini sans qu’elle voie Ryno, ou plutôt parce qu’il est déjà reconquis, n’ayant jamais été perdu dans son inconscient…)?

Depuis ce jour-là, Ryno ne connaît plus la tranquillité du cœur.

Hermangarde sent bien qu’il y a quelque chose. Un jour, par exemple, elle questionne un enfant pour savoir s’il a vu son mari. «Il est là-bas, avec une belle dame, – répondit l’enfant. Il l’appelait belle parce qu’elle était en rouge, ce sauvage enfant!» [70] (C’est la seule fois que Vellini est dite belle par un non-amoureux, encore Barbey précise-t-il justement que c’est par un enfant, et un sauvage enfant, – c’est à dire un enfant sans goût –, et parce qu’elle a du rouge.) Mais Bonine[71] elle, qui a un ami, qui s’y connaît, et qui aime les cadeaux vestimentaires que lui fait la Mauricaude, n’est pas de l’avis de cet enfant: un soir, Vellini attend Ryno dans sa chaumière: «malgré sa parure et ses bijoux, elle avait sa laideur boudeuse, triste, rechignée; cette laideur de lionne qui se fronce et donne un coup de dent au serpent qui la mord au cœur. «Quel dommage qu’elle ne soit pas jolie avec de si beaux ajustements» dit tout bas Bonine à sa mère. Elle ignorait, la pauvre fille, qu’il y avait en cette femme laide, une autre femme, belle entre les belles, qui allait tout à l’heure en jaillir.»[72] (Bonine et sa mère ne sont pas amoureuses, et peuvent utiliser cet adjectif sans crainte!…)

Ryno arrive, magnifique, byronien: «Il avait la beauté mûrie d’un homme qui touche au plus intense de sa force, de sa passion, de sa pensée, et qui monte lentement, vers le midi de sa vie, dans un char de feu, comme le soleil. Vellini le parcourut tout entier d’un regard retrempé de jeunesse:

«Le temps ment comme ton mariage! – dit-elle- comme l’amour qui meurt et dit: «c’en est fait pour jamais!» parce qu’il meurt. Tu es venu, Ryno!, ce soir, nous n’avons pas dix ans entassés sur nos têtes. Tu es plus beau que quand je te vis pour la première fois, et l’amour mort n’empêche pas que nous soyons ici les mains unies, tout prêts peut-être à recommencer le passé et notre amour!»[73]

Vellini voit Ryno très beau… Ryno essaie de résister, de penser à son Hermangarde, il en parle à Vellini, mais celle-ci redevient si belle… et Ryno succombe: «D’ailleurs, il espérait sans doute, tout en cédant à cet attrait irrésistible qui la vengeait de sa laideur, qu’en s’y livrant sans nulle réserve, il parviendrait à le faire mourir.» [74] Au contraire, sa soif grandit…

Ce même soir, Hermangarde le surprend; elle le traite par le plus glacial mépris; Ryno, désespérant de la reconquérir, écrit une longue lettre à la grand-mère chérie: «Contre les impressions sorties du gouffre de l’être, l’amour d’Hermangarde était un talisman qui ne savait plus me défendre! Sa beauté non plus! (…) Ainsi la beauté la plus admirée était vaincue une fois de plus, par cette incompréhensible laideur, préférée longtemps à toutes choses et dont la possession avait, sans doute, créé en moi une de ces dépravations que ma raison n’avait jamais acceptée, mais que je n’avais pu arracher, dirai-je de mon cœur?…»[75]

L’analyse va très loin; il se demande si Vellini n’est pas une de ces «Mélusines, moitié femmes et moitié serpents, ces doubles natures, belles et difformes, qu’on dit aimer d’un amour difforme et monstrueux comme elles.»[76] Souvent, ils ont essayé de rompre: «Je l’ai quittée ainsi souvent, croyant qu’enfin, ce dégoût, cette laideur, cette stupidité, ces ténèbres, cet anéantissement seraient éternels, mais, hélas! m’abusant toujours.» [77]

Malheureusement Madame de Flers est morte, et ne pourra raccommoder les époux. Ryno retourne donc à Vellini, cette «AMFREUSE petite Mauricaude»[78] comme l’appellent les gens du pays…

L’épilogue du roman est donné par un dialogue assez vif entre madame d’Artelles et Prosny au sujet de «cette vieille macaque de Vellini» [79]. Madame d’Artelles ne comprend pas comment Marigny peut être fidèle à cette vieille maîtresse. Prosny lui dit que cette fidélité serait jugée superbe si la Malagaise était du même monde… Protestations de Mme d’Artelles.

Il lui rétorque alors qu’elle a sûrement, «sous sa basquine d’Espagnole, des justifications à l’usage de Monsieur de Marigny», elle qui ressemble à la femelle d’un Centaure et monte à cheval comme la plus habile écuyère du cirque, qu’elle est peut-être «le Démon en personne, avec tout son cortège de tentations, d’où un goût enragé dont il ne fera pas pénitence…»

Madame d’Artelles lui rappelant encore une fois la laideur de Vellini, il la prend à son propre piège: «Mais comtesse, quand je vous accorderais qu’elle est laide comme… tout ce qu’il y a de plus laid, n’êtes-vous pas des spiritualistes, dans votre faubourg Saint-Germain?» Et Prosny de se poser sérieusement la question de savoir si cela n’est pas le véritable amour.

Ce roman, assez long, est donc bâti entièrement sur l’opposition entre deux femmes:

– l’une est dite d’emblée de la beauté la plus grande, et la plus pure,

– et l’autre, d’emblée également, d’une laideur visible qui se métamorphose longtemps après en beauté ensorcelante. La laideur n’est pas aimée pour la laideur: elle devient beauté, dans certains cas, et c’est après seulement qu’on ait goûté à ces métamorphoses que la laideur peut être aimée en tant que telle, comme une drogue dont on serait contraint d’oublier les effets indésirables ou nuisibles pour ne se rappeler que le plaisir.

Le héros n’est pas décrit d’abord physiquement, mais seulement moralement; il est ensuite indirectement présenté comme ressemblant à tel ou tel type de (beau) héros; mais c’est au moment où il cède à nouveau à Vellini que l’auteur le qualifie directement de beau.

La laideur est ici au sommet de sa force: elle est la vie, l’instinct du bonheur, du plaisir. La beauté, quoiqu’elle aussi puisse être aussi bonheur, vie, plaisir, est complètement vaincue, sur le plan du vécu, comme sur le plan des théories morales, esthétiques, philosophiques ou religieuses… L’analyse psychologique va très loin, presque jusqu’à la psychanalyse. Quand on sait que Barbey a connu une femme qui lui a inspiré Vellini, on peut se demander si cette aventure n’a pas été pour lui une chose extrêmement salutaire.

En 1849 Barbey commence à rédiger Le Dessous de cartes d’une partie de whist qui sera publié en 1850; parallèlement à L’Ensorcelée, qui sera publiée en 1852.

Quoiqu’il se soit écoulé 19 ans depuis Le cachet, Le Dessous de cartes d’une partie de whist est de la même veine d’écriture que les premières nouvelles brèves.

Le récit est, lui aussi, enchâssé, et le narrateur en première personne se dispense donc de se décrire: il écoute un autre narrateur qui raconte une histoire, dans un salon de la meilleure société, chez la baronne de Mascranny, et en présence de sa fille. L’évocation de ce salon et de ses habitués, qui ne sont pas non plus évalués en termes de beauté ou de laideur, ouvre et clôt la nouvelle.

L’histoire qui est racontée par le second narrateur, a lieu également au sein de la

«meilleure société», une société qui essaie de survivre à la Révolution et à la Restauration, avec pour occupation principale le jeu.

Tombe soudain, (enfin, seulement à la quinzième page de cette nouvelle) dans ce petit ronron un certain Marmor de Karkoël. L’auteur nous donne presque immédiatement un portrait d’apparences: d’abord qualifié de «meilleur joueur de whist des trois royaumes», il n’ôte pas ses gants pour jouer, des gants parfaits de coupe… et après nous l’avoir ainsi caractérisé par ses actions, il complète le portrait ainsi:

«Or, ce Marmor de Karkoël, Mesdames, était pour la tournure, un homme de vingt-huit ans à peu près; mais un soleil brûlant, des fatigues ignorées ou des passions peut-être, avaient attaché sur sa face le masque d’un homme de trente-cinq. Il n’était pas beau, mais il était expressif.» Suivent des détails sur ses cheveux, son front, et un tic qui chasse ses cheveux. «Sa lèvre rasée (on ne portait pas alors de moustache comme aujourd’hui) était d’une immobilité à désespérer Lavater et tous ceux qui croient que le secret de la nature d’un homme est encore mieux écrit dans les lignes mobiles de sa bouche que dans l’expression de ses yeux. (…) ses deux yeux noirs à la Macbeth, encore plus sombres que noirs et très rapprochés, ce qui est, dit-on, la marque d’un caractère extravagant ou de quelque insanité intellectuelle.» [80]

Il se trouve placé immédiatement à la table des meilleurs whisteurs, dont madame du Tremblay de Stasseville. C’est seulement après avoir décrit pendant quelques pages ce dieu du chelem que l’on revient à Madame du Tremblay. De la longue description de cette femme serpent, glacée, retenons l’harmonie entre l’apparence extérieure et la réalité intérieure (selon une théorie médicale et physiologique développée assez longuement par Barbey dans cette nouvelle, page 153). Son esprit cruel la fait redouter de tous: «Les femmes haïssaient cet esprit dans la comtesse du Tremblay comme s’il avait été de la beauté. Et, en effet, c’était la sienne!» [81] Elle a en effet un «défaut à la taille, qui pouvait à la rigueur passer pour un vice»; un peu bossue ou boiteuse donc, pas une fois elle n’est dite belle ou quoi que ce soit qui puisse remplacer la beauté au sens habituel.

Le troisième personnage de ce drame caché est Mademoiselle Herminie du Tremblay, sa fille, dont on a entendu parler un peu avant la mère, sans jamais en mentionner la beauté.

Mais, une fois que la mère est décrite, nous lisons soudain une appréciation hyperbolique sur Herminie «dont la beauté aurait été admirée dans les cercles les plus difficiles et les plus artistes de Paris.».

Le narrateur affirme qu’à divers indices, il aurait pu se douter, et a presque eu le pressentiment, qu’il se jouait quelque chose entre ces trois personnes.

Un jour, le diamant de madame de Stasseville étincela de façon extraordinaire, et on s’écria: «-Mon Dieu! comme il est beau, votre diamant, Madame! (…). Jamais je ne l’avais vu étinceler comme ce soir; il forcerait les plus myopes à le remarquer.» [82] (Notons que l’adjectif «beau «est rarement employé pour des objets).

Au même moment, Herminie toussa d’une toux horriblement mate.

«-Et qui est-ce qui tousse? demande un des joueurs.

«- (…) c’est ma fille, – fit la comtesse du Tremblay avec un sourire sur ses lèvres minces.»

Le narrateur s’aperçut alors qu’Herminie avait l’air d’une mourante… et par une association inconsciente, se rappela avoir vu Marmor transvaser un poison foudroyant dans une bague…

Deux ans après, le narrateur apprit la mort d’Herminie, le départ de Karkoël, la mort de Madame du Tremblay un mois après ce départ, et la découverte, plus tard, du «cadavre d’un enfant qui avait vécu»[83] dans la jardinière où elle faisait pousser des résédas qu’elle aimait jusqu’à les mordiller en public… [84]

C’est ainsi que la nouvelle se clôt sur le dévoilement partiel du mystère, ce qui ne fait que lui donner de la profondeur.

Petit retour sur le salon «enchâssant» où les femmes, dites indirectement attirantes et jolies, semblent elles aussi dissimuler un mystère aux yeux du premier narrateur qui a

«écouté» l’histoire. [85]

Cette femme laide, ou peu s’en faut, et cet homme qui n’était pas beau, mais expressif, se sont sans doute « aimés »; Herminie, belle, était condamnée, comme toutes celles que Barbey a peintes jusqu’alors. Elle donc a aimé Marmor elle aussi, avant d’être la victime. A qui est cet enfant? Sa mort est un plaisir pour Mme de Stasseville: on comprend alors que les laideurs étaient tout à fait conformes, annonçant l’univers intérieur, selon des théories que Barbey acceptait et appréciait à ce moment. Qui a tué l’enfant? De qui était-il? Notre esprit comprend qu’il doit hésiter en cherchant, et choisir, s’il se laisse suggestionner par Barbey, l’hypothèse la plus monstrueuse. Car en fait, Barbey ne désire pas que le lecteur trouve: il s’arrange pour qu’il ne puisse trouver, même s’il fait dire le contraire aux narrateurs. Le lecteur, obligé de chercher lui-même le pire voit s’ouvrir dans sa propre imagination des espaces profonds et noirs qu’il ne soupçonnait pas… C’est alors que la connivence avec l’auteur fonctionne ou non, et que le plaisir de l’auteur, ou sa souffrance qu’il ne peut tenter qu’ainsi de guérir, se communique ou non au lecteur. Si bien que le lecteur lui aussi sent perler intérieurement un effroi devant ce qu’il fait lui-même

Dans cette nouvelle, on trouve une réflexion assez poussée sur les théories de Lavater, accord ou désaccord entre le physique et le moral, ce qui finalement structure le masque. Ce n’est pas le thème de la laideur qui est le plus important: en fait, c’est celui de l’énigme, et des abîmes qui sont en tous.

Il n’en est pas de même dans L’Ensorcelée, ce roman que Barbey rédigeait en 1849-1850 et qui parut en 1852. C’est en effet l’histoire, sur fond historique, d’une jeune femme qui aime un homme à la laideur insoutenable… et cela fait dire d’elle qu’elle doit être ensorcelée.

Quoique ce soit un long roman, Barbey nous le présente comme les récits, souvent plus courts, qui sont enchâssés:

Un «Je «se trouve un jour en Normandie et doit traverser une lande peu commode. Un certain Tainnebouy s’offre à l’accompagner. Pendant cette traversée nocturne, divers ennuis offriront temps et occasion de raconter cette histoire.

Tout d’abord, notons que celui qui écrit cette histoire ne se décrit pas. Par contre, après des considérations sur le pays, et sur sa situation, il décrit d’emblée le physique du compagnon que le hasard lui destine: «un (…) gaillard (…) de riche mine.» [86] «C’était un homme de 45 ans environ, bâti en force, comme on dit énergiquement dans le pays, car de tels hommes sont des bâtisses, un de ces êtres virils, à la contenance hardie, au regard franc et ferme, qui font penser qu’après tout le mâle de la femme a aussi son genre de beauté. Il avait à peu près 5 pieds 4 pouces de stature.» [87]. Ce maître Tainnebouy sera décrit par des notations qui font de lui un très beau et sympathique type normand, quoique tanné par le soleil. Le mot «mine» remplace tout ce qui avait trait à la beauté et à la laideur: on ne nous décrit plus sa figure: il ne doit donc pas être beau à proprement parler. [88]

C’est cet homme qui raconte l’histoire qui est censée nous avoir été transcrite sur un coin de table d’une auberge par le «Je».

Son récit s’ouvre, presque 30 pages après le premier mot du roman, par la vision d’un Chouan qui se traîne. Après quelques lignes de description de son attitude (désespoir, épuisement) nous le voyons enlever son chapeau et d’emblée, il nous est présenté ainsi: «Beau, mais marqué d’un sceau fatal, le visage de l’inconnu semblait sculpté dans du marbre vert tant il était pâle!» [89] Il se tire un coup de fusil «contre son mâle visage»[90]. Mais une Chouanne le trouve: «Plus mère que femme, elle finit par courber sa vieille tête en pensant à son fils, vers le corps du Chouan défiguré, et elle lui mit la main sur le cœur.» [91]Il bat encore: elle va le soigner. Mais des Bleus surviennent: «Ils allèrent d’abord au lit, découvrirent avec leurs mains brutales le blessé dévoré de fièvre, et reculèrent presque en voyant cette tête enflée, hideuse, énorme, masquée de bandelettes et de sang séché.» [92] Au lieu de le tuer, ils arrachent ces bandelettes et saupoudrent de braises «ce visage qui n’était plus un visage.» [93] «Le Chouan défiguré ne mourut pas,» [94] «et on le vit un jour se dresser dans une stalle: c’était l’ancien moine de l’abbaye de Blanche-Lande, le fameux abbé de la Croix-Jugan.»[95]

Dès ce jour-là, une jeune femme fut fascinée par le moine. «Aux yeux d’une âme comme celle de Jeanne, ce prêtre inouï semblait se venger de l’horreur de ses blessures par une physionomie de fierté[96] si sublime qu’on en restait anéanti comme s’il avait été beau!»[97] Il est «d’une grandiose laideur.»[98]La description de l’abbé est évidemment très détaillée, mais nous n’avons une notation sur le physique de Jeanne que deux pages après, encore est-elle très brève: pour aller, à la sortie de cet office, chez sa confidente, «elle franchit l’échalier avec ses sabots et ses jupes, se souciant peu de montrer à Nônon Cocouan la couleur de ses jarretières et les plus belles jambes qui eussent jamais passé bravement à travers une haie ou sauté, pieds joints, un fossé.» [99]

Son caractère est longuement décrit, et ce n’est que neuf pages après que nous avons une appréciation sur sa beauté: «Elle avait été belle comme le jour à dix-huit ans: moins belle cependant que sa mère; mais cette beauté qui passe plus vite dans les femmes de la campagne que dans les femmes du monde, parce qu’elles ne font rien pour la retenir, elle ne l’avait plus.» [100] Cependant, elle a gardé sa fraîcheur et a toujours ses yeux de faucon. Et «avec sa taille moyenne, mais bien prise, sa hanche et son sein proéminent, comme toutes ses compatriotes dont la destination est de devenir mères, si Jeanne n’était plus une femme belle, pour maître Tainnebouy, elle était encore une belle femme.» [101] «et il n’y avait pas dans tout le Cotentin une femme de si grande mine et qu’on pût citer en comparaison.» [102] En effet, elle est la fille d’un seigneur et d’une simple paysanne, mais au noble tempérament… Elle en a gardé les aspirations intimes, et la violence.

Jeanne-Madelaine reste en contact avec le milieu dans lequel elle est née, car elle a pour confidente une compagne de sa mère, la Clotte.

Dès que le nom de La Clotte est prononcé, sa description physique suit: vieille et paralysée maintenant (cela tient deux lignes), sa beauté, et les conséquences qu’elle a eues sur sa vie, sont par contre longuement évoquées et d’une façon très significative: dans sa jeunesse, «comme plusieurs de ses contemporaines, belles et passionnées, (elle avait) jeté un scandaleux éclat. Orgueilleuse de sa beauté, elle avait été une fille sage jusqu’à vingt-sept ans. Sa froideur naturelle l’avait préservée. Mais à vingt-sept ans, cet orgueil fou, courroucé d’attendre, la rage d’une curiosité qui perdit Eve, le regret, plus affreux qu’un remords, qui commençait pour elle, d’avoir perdu sa jeunesse la firent succomber.» [103] Elle se jette, au château de Sang d’Aiglon, mais avec le calme meurtrier d’un «sphinx», dans «ce four dévorant de la débauche, d’où la beauté, la pudeur, la vertu, la jeunesse ne ressortaient jamais qu’en cendres!» [104]… et, même dans cette sombre vieillesse, «on voyait bien qu’elle avait été une femme «dont la beauté – me dit Tainnebouy quand il m’en parla – avait brillé comme un feu de joie dans le pays.» [105]

Lorsqu’elle arrive chez celle qui remplace pour ainsi dire sa mère, Jeanne n’ose pas lui parler tout de suite de l’Abbé. Mais elle succombe enfin à sa pensée secrète. La Clotte, au début, ne mentionne de La Croix-Jugan que son caractère cruel, orgueilleux, indifférent et froid: «il n’a jamais oublié sa robe de prêtre avec aucune de nous.»[106], «sombre comme un vieux» [107]Jeanne lui apprend ce qui lui est arrivé et lui raconte sa «grandiose laideur.»[108].

C’est seulement alors que nous apprenons que La Croix-Jugan était beau: «- Quoi! -reprit La Clotte avec un sentiment d’étonnement, – Jéhoël de la Croix-Jugan n’a plus son beau visage de saint Michel qui tue le dragon! Il l’a perdu sous le fer du suicide, comme nous, qui l’avons trouvé si beau, nous, les mauvaises filles de Haut-Mesnil, nous avons perdu notre beauté aussi sous les chagrins, l’abandon, les malheurs du temps, la vieillesse! Il est jeune encore, lui, mais un coup de feu et de désespoir l’a mis d’égal à égal avec nous! Ah! Jéhoël, Jéhoël! – ajouta-t-elle avec cette abstraction des vieillards qui les fait parler, quand ils sont seuls, aux spectres invisibles de leur jeunesse – tu as donc porté les mains sur toi et détruit cette beauté sinistre et funeste qui promettait ce que tu as tenu! Que dirait Dlaïde Malgy si elle vivait et qu’elle te revît?»[109]

La Clotte raconte alors l’histoire de cette fille éprise de ce «beau et blanc moine de Blanchelande». «Belle, amoureuse, devenue effrontée, elle croyait facile de se faire aimer… Mais elle s’abusa». [110] Désespérée, après avoir tout essayé, «Ah! sa beauté et sa santé furent bientôt mangées.» [111]: elle mourut dans une débauche qui n’a même pas ému Jéhoël…

Jeanne-Madelaine pâlit, bouleversée par cette histoire: «Ah! ma fille, Jéhoël a-t-il encore le don d’émouvoir les femmes, maintenant qu’il n’est plus le beau Jéhoël d’autrefois? A-t-il encore cette puissance diabolique qu’on a cru longtemps accordée par l’enfer à ce prêtre glacé, puisque, malgré le changement de son visage, vous pâlissez, ma fille, rien qu’à m’en entendre parler?…» [112]

Soudain, Jéhoël apparaît, reconnaît La Clotte, et lui dit que le passé n’existe même plus. Il défait aussi sa capuche et la mentonnière de velours noir qui lui cachent le visage: «sa tête gorgonienne apparut (…) C’était magnifique et c’était affreux.» «Eh bien! – dit-il, orgueilleux peut-être de l’effet que produisait toujours le coup de tonnerre de sa sublime laideur, – reconnais-tu, Clotilde Mauduit, dans ce restant de torture, Ranulphe de Blanchelande et Jéhoël de la Croix-Jugan?» [113]

Tandis que Jeanne sent son sang tourner à cette vue, La Clotte admire cet homme: «Ce chêne humain, dévasté par les balles à la cime, avait toujours la forte beauté de son tronc. Jéhoël n’avait perdu que les lignes muettes d’un visage superbe autrefois; mais il s’était étendu sur ces lignes brisées une surhumaine physionomie, et, partout ailleurs qu’à la face, dans tout le reste de sa personne, l’imposant abbé se distinguait par les formes et les attitudes des anciens Rois de la Mer, de ces immenses races normandes, qui ont tout gardé de ce qu’elles ont conquis.» [114]

Jeanne sent en elle une révolution, qui se traduit par une rougeur qui ne la quittera plus: «Comme une torche humaine que les yeux de ce prêtre extraordinaire auraient allumée, une couleur violente, couperose ardente de son sang soulevé, s’établit à poste fixe sur le beau visage de Jeanne-Madelaine. «Il semblait, Monsieur, – me disait l’herbager Tainnebouy, – qu’on l’eût plongée, la tête la première, dans un chaudron de sang de bœuf. «Elle était belle encore, mais elle était effrayante, tant elle paraissait souffrir! (…) cette vie était devenue un enfer caché, dont cette cruelle couleur rouge qu’elle portait au visage était la lueur.» Son cœur est «volcanisé.» [115]

Notons ici brièvement que la laideur de Jéhoël a le même pouvoir, diabolique, que sa beauté, et même que sa laideur est peut être une beauté; que la beauté de Jeanne qui était dite passée, redevient tout à coup présente au moment où elle rougit (page 651); que la beauté de Clotilde Mauduit l’a perdue; que celle de Dlaïde ne lui a servi de rien… Les significations de la beauté ne sont plus du tout liées à ce qui est Bon et Bien… Mais le problème n’est pas plus simple pour autant: comment la laideur peut-elle entraîner le désir? Est-elle donc «belle»? Ou doit-on réviser la conception de ces deux valeurs?

Jeanne-Madelaine va prendre conscience de cette passion, et essayer, comme Dlaïde, de se faire aimer… «Quand elle pensait à l’objet de son amour: «Suis-je dépravée?» se disait-elle; et ce doute rendait son amour plus profond… plus marqué du signe de la Bête dont il est parlé dans l’Apocalypse, et qui est, pour les âmes, le sceau de la damnation éternelle.» [116] Entre Jeanne et Jéhoël, «il y avait pour embellir cette face criblée, la tragédie de sa laideur même, le passé des ancêtres, le sang patricien qui se reconnaissait et s’élançait pour se rejoindre, des sentiments et un langage qu’elle ne connaissait pas dans la modeste sphère où elle vivait, mais qu’elle avait toujours rêvés.» [117] La laideur est donc un côté accessoire, un détail par rapport à la race et au sang qui parlent haut… Peut-être Barbey se met-il à penser aussi que la race était une valeur bien plus haute que la beauté?

L’écrivain ajoute «Que si, au lieu d’être une histoire, ceci avait le malheur d’être un roman, je serais forcé de sacrifier un peu de la vérité à la vraisemblance, et de montrer au moins, pour que cet amour ne fût pas traité d’impossible, comment et par quelles attractions une femme bien organisée, saine d’esprit, d’une âme forte et pure, avait pu s’éprendre du monstrueux défiguré de la Fosse. Je me trouverais obligé d’insister beaucoup sur la nature virile de Jeanne, de cette brave et simple femme d’action, pour qui le mot familièrement héroïque: «Un homme est toujours assez beau quand il ne fait pas peur à son cheval» semblait avoir été inventé. Dieu merci, toute cette psychologie est inutile. Je ne suis qu’un simple conteur (…) je n’ai point à justifier.» [118]

Jeanne se détruit littéralement: «En voyant de loin venir cette femme, dont elle avait connu naguère la beauté et surtout la force, les yeux secs de la fière Clotilde Mauduit» [119] trouvent encore des larmes… L’ensorcelée finit par se jeter dans un étang, sous les yeux haineux de bergers-sorciers qu’elle a méprisés un jour, et l’un d’eux, «de son sabot impie, (…) poussa ce beau corps naguère debout et si fier.»[120]

Son mari disparaît on ne sait où: il prépare sa vengeance contre le prêtre diabolique.

Le jour où La Croix-Jugan, ayant fini le temps de pénitence et de préparation imposé par l’Eglise, dit sa première messe, tout le peuple est là pour le voir, «ce fameux abbé de la Goule-Fracassée» [121] Alors même qu’il n’a pas encore enlevé son capuchon, ils sont fascinés par ce «visage extraordinaire (…) qui produisait la magnétique horreur des abîmes», et son «atterrante physionomie».

Quand commence la messe, «le capuchon avait disparu, et la tête idéale de l’abbé put être vue sans aucun voile…

Jamais la fantaisie d’un statuaire, le rêve d’un grand artiste devenu fou, n’auraient combiné ce que le hasard d’une charge d’espingole et le déchirement des bandelettes de ses blessures par la main des Bleus avaient produit sur cette figure, autrefois si divinement belle qu’on la comparait à celle du martial Archange des batailles. Les plus célèbres blessures dont parle l’Histoire, qu’étaient-elles auprès des vestiges impliqués sur le visage de l’abbé de la Croix-Jugan, auprès de ces stigmates qui disaient atrocement le mot sublime du duc de Guise à son fils: «Il faut que les fils des grandes races sachent bâtir des renommées sur les ruines de leurs propres corps!»

Pour la première fois, on jugeait dans toute sa splendeur foudroyée le désastre de cette tête ordinairement à moitié cachée, mais déjà, par ce qu’on en voyait, terrifiante!» [122]

Devant cet abbé, «colossal de physionomie» et dont la «terrible face» ne fait qu’ajouter au «sublime de la personne»[123], les fidèles le «crurent plus que pardonné» [124]par Dieu pour son suicide et la guerre…

Soudain, on tire sur lui; il meurt sur le coup: c’était sans doute maître Le Hardouey, qui réussit à s’enfuir.

Depuis, raconte Tainnebouy, – «cet homme si robuste de corps et d’esprit»[125], ce qui impressionne d’autant plus le scripteur, – depuis donc, l’abbé revient régulièrement dire cette messe qu’il n’a pas pu finir: il donne même le témoignage d’une de ses connaissances: «Je vis que sa face était encore plus horrible qu’elle n’avait été de son vivant, car elle était toute semblable à celles qui roulent dans les cimetières quand on creuse les vieilles fosses et qu’on y déterre d’anciens os. Seulement les blessures qui avaient FOUI la face de l’abbé s’étaient engravées dans ses os. Les yeux seuls y étaient vivants, comme dans une tête de chair, et ils brûlaient comme deux chandelles.» [126] L’abbé essaie désespérément de se rappeler le texte de la messe… «Il prit sa tête de mort dans ses mains d’ESQUELETTE, comme un homme perdu qui cherche à se rappeler une chose qui peut le sauver et qui ne se le rappelle pas!»[127]

Cette histoire a tellement impressionné le scripteur qu’il aurait voulu vérifier ce dernier fait… mais il ne l’a pas pu… Il s’est borné, dit-il, à le mettre par écrit.

Il est évident que la place de la laideur est tout à fait capitale dans ce roman. Et, par contraste, les analyses sur la beauté aussi.

Le moine ne se plaint pas d’avoir perdu sa beauté: il n’en était pas responsable, elle lui était indifférente. Il ne connaît pas le sentiment de laideur, et n’a aucun complexe à se montrer: s’il ne le fait pas, c’est pour ne pas faire mal aux gens.

Les passions qu’il provoquait, involontairement, beau, sont les mêmes que défiguré.

On ne peut presque pas parler de laideur, car c’est au-delà de ce qui est humain. D’ailleurs à la fin cette tête est qualifiée d’idéale. La beauté et la laideur sont devenues inclassables. Inexplicables, injustifiables.

On dirait que Barbey dans ce roman a été au plus loin de son imagination. Et que néanmoins il a réussi à faire aimer cette figure défigurée par une femme de race, d’énergie, et noble…

Il semble que Barbey, peu après avoir publié L’Ensorcelée, c’est-à-dire en 1852, ait commencé à écrire Le chevalier Des Touches, mais n’y ait mis la dernière main qu’en 1863. (Il aura aussi mené à bien, en fait de roman, et dans le même temps de 1855 à 1863 son Prêtre marié.) Roman dédié très respectueusement à son père lors de la publication, en 1863: quels changements…

Conformément à sa technique fréquente, Barbey brosse d’entrée un salon de Valognes où sont réunis de respectables personnages, presque d’un autre âge, qu’écoute sagement, silencieusement, converser un petit garçon curieux, attentif, et imaginatif.

L’ambiance et le décor plantés, les premières à être décrites sont les Demoiselles de Touffedelys, «toutes deux avaient été belles» [128]nous dit le narrateur. Mais après la Révolution, «à la lettre, elles s’étaient fondues (…) tandis que leur amie, robustement et rébarbativement laide, avait résisté. Solide de laideur, elle avait reçu le soufflet, l’alipan du temps, comme elle disait, sur un bronze que rien ne pouvait entamer. Même la mise inouïe dans laquelle elle encadrait sa laideur bizarre n’en augmentait pas beaucoup l’effet, tant l’effet en était frappant! (…) Elle avait même réussi à diminuer la laideur de son frère et à faire passer le visage de l’abbé pour un visage comme un autre, quoique, certes! il ne le fut pas. Cette femme avait un grotesque (…) supérieur» [129]et son nom, Barbe de Percy est à lui

Seule une métaphore. Personnage suivant, l’abbé, «moins laid que sa sœur, laide comme le péché quand il est scandaleux, était laid, lui, comme le péché quand il est plaisant.» [130]

Leurs descriptions sont très détaillées, très réalistes, dans une veine balzacienne un peu forcée. Notons que tous les personnages adultes de ce salon sont donc des gens ou qui ont perdu leur beauté ou qui sont laids. Mais ce qui est frappant c’est que, pour la première fois, la laideur n’est pas «rachetée» sur le plan de l’esthétique par un goût bizarre, ou par une sensualité très forte. Il nous manque ainsi un côté aurevillien auquel nous étions déjà habitués! et cela donne un côté presque artificiel: nous ne retrouvons pas notre Barbey…

Cet abbé donc arrive plein d’émotion car il vient de revoir le chevalier Des Touches, qu’on appelait, «après son enlèvement, (…) en plaisantant, la Belle Hélène» [131] Le lecteur comprend ce surnom comme justifié par l’évasion de cet homme, qui est ensuite mort d’un coup d’épée.

Mais l’abbé décrit la figure qu’il a vue: «j’ai vu (…) un visage… est-ce croyable? sur mon âme plus laid que le mien! un visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et hagards, lequel m’a crié d’une voix rauque et amère: «Je suis le chevalier Des Touches. N’est-ce pas que ce sont des ingrats?» «(…) Oui, c’était notre belle Hélène mais dans quel état de changement, de vieillesse, de démence!» [132] Notons ici que l’adjectif «belle» n’a plus de majuscule: le sens change et l’on se pose la question du sens de l’adjectif belle…: il semble que «belle» soit aussi à prendre au sens propre: cette belle Hélène, homme, devait non seulement avoir été enlevée, mais être aussi belle, ou beau, on ne sait plus…

Barbe, qui a chouanné avec lui, est requise pour en raconter l’histoire: en effet, Barbe, jeune fille alors n’était pas une Rosalinde, presque un beau jeune homme: c’était une Amazone, un Chevalier d’Eon, un courrier, un ordonnance, c’était en fait un homme en jupons et laid…: «bien loin que la délicatesse des formes pût jamais révéler son sexe, sa laideur avait pu même effrayer quelquefois l’ennemi!» [133]

Mais tous attendent une autre personne, qui a participé aussi à l’histoire promise. Elle arrive cachée sous sa cape, sourde, mais charmante, en deuil, ayant perdu son mari le jour même de ses noces, – le jour de l’évasion de Des Touches – et c’est seulement au bout de deux pages qu’on apprend qu’elle avait été à l’époque belle, (et ce «retard» à lui seul apprend au lecteur, s’il nous a bien suivie, le rôle important d’Aimée pour l’auteur dans ce roman: c’est elle qui donnera la profondeur qu’il demande à l’intrigue.) Aimée est dite hyperboliquement belle: cela indique donc implicitement qu’elle sera victime: «De belle qu’elle avait été, elle n’était plus que charmante; car elle avait été d’une beauté charmante dans sa province, et même à Paris, quand elle y venait avec son oncle (…) Comme il faut avoir vu les choses pour les peindre ressemblantes, le groupe de vieillards qui l’entourait et l’avait vue en pleine jeunesse, donnera peut-être, en parlant d’elle dans cette histoire, une idée de sa beauté passée; mais il paraît que cette beauté avait été surnaturelle. (…) En effet, Aimée, la belle Aimée, était une puissance métamorphosée, mais non détruite. Tout ce qui avait été splendide en elle, autrefois, tout ce qui foudroyait les cœurs et les yeux, était devenu, à son déclin, doux, touchant, désarmé, mais suavement invincible. Sidérale d’éclat, sa beauté, en mûrissant, s’était amortie.» [134] Plus loin, on parle de lady Hamilton: «Mlle de Spens était encore plus belle. C’était comme le jour et la nuit… La beauté unique de son temps, mon cher! Et elle aura eu le sort de tout ce qui est absolument beau ici-bas! Il n’y aura pas d’histoire pour elle… (…) Pauvre et magnifique beauté perdue, qui n’entend même pas ce que je dis d’elle ce soir, au coin de cette cheminée, et qui n’aura été dans toute sa vie que le solitaire plaisir de Dieu.» [135]Contestation théologique discrète, mais qui n’en critique pas moins l’égoïsme de Dieu… La beauté d’Aimée, pure et «sidérale», est aussi celle son âme qui est toute transparence.

Mais Barbe entre dans son histoire et commence par décrire Des Touches jeune: «Je ne vous peindrai pas le chevalier… Vous le disiez il n’y a qu’un instant, mon frère, vous l’avez connu à Londres et vous l’appeliez la Belle Hélène, beaucoup pour son enlèvement, et un peu aussi pour sa beauté; car il avait, si vous vous en souvenez, une beauté presque féminine, avec son teint blanc et ses beaux cheveux annelés qui semblaient poudrés tant ils étaient blonds! cette beauté dont tout le monde parlait et dont j’ai vu des femmes jalouses, cette délicate figure d’ange de missel ne m’a jamais beaucoup charmée. J’ai souvent raillé sur leurs admirations enthousiastes. Mlles de Touffedelys et bien d’autres jeunes filles de ce temps, qui regardaient le chevalier de Langotière comme un miracle et l’auraient volontiers nommé la belle des belles, comme du temps de la Fronde, on disait de la duchesse de Montbazon. Seulement, tout en raillant, je n’oubliais pas que cette mignonne beauté de fille à marier était doublée de l’âme d’un homme; que sous cette peau fine, il y avait un cœur de chêne et des muscles comme des cordes à puits…» De ses «charmantes mains» et de «ses petites dents, ces deux si jolis rangs de perles» il avait, prodige, coupé le pouce d’un ennemi… «et depuis ce jour-là, je l’avoue, la beauté de ce terrible coupeur de pouce m’avait semblé moins efféminée!» [136]

Voilà donc un nouveau type de beauté qui apparaît: est-ce un nouveau Dorsay mais en beaucoup plus beau et presque féminin? En tout cas, cette Barbe l’a très bien observé… et continue à décrire ce phénomène: «il déployait tout à coup, à travers ses formes sveltes et élégantes, la force terrassante du taureau! C’est la guêpe! disaient-ils, les Bleus, en reconnaissant dans la fumée des rencontres cette taille fine et cambrée, comme celle d’une femme en corset: – Tirez à la guêpe! Mais la guêpe s’envolait toujours, ivre du sang qu’elle avait versé; car elle avait une vaillance acharnée et féroce. En toute occasion, ce mignon de beauté restait l’homme du pouce si cruellement mordu et coupé.»[137] Cet homme n’aimait pourtant pas les filles qui l’entouraient «quoiqu’elles fussent pourtant pour la plupart fort dignes d’être aimées, même par des héros!» [138] Plus loin lorsque Des Touches prépare sa vengeance contre un traître, Barbe est impressionnée encore par sa cruauté: «Je le regardais pendant qu’il parlait, et jamais, avec sa taille étreinte dans la ceinture de sa jaquette de pilote, il n’avait été plus l’homme de son nom de guerre, la guêpe, la guêpe qui tirait son dard et qui veut du sang! Il me rappelait aussi ces lions passant de blason, au râble étroit et nerveux comme ceux des plus fines panthères, et onglés, à ce qu’il me semble pour tout déchirer. Sa figure de femme que je n’aimais pas, mais que je ne pouvais m’empêcher de trouver belle, respirait, soufflait, aspirait, avec une telle férocité la vengeance qu’elle était cent fois plus terrible que si elle avait été de la plus crâne virilité.»[139] Sa «beauté féminine et cruelle» [140]s’opposera à la beauté de Monsieur Jacques: le «et» a-t-il valeur d’opposition, ou de simple conjonction de traits qui peuvent être disjoints? l’aspect, et le moral doivent-ils normalement s’harmoniser, ou sont-ils en fait disjoints? Nous trouvons ici le thème de l’androgynie mêlé à celui de la beauté cruelle.

Barbe désire peut-être, instinctivement et naturellement, ce chevalier comme son complément, son semblable, ou son semblable en miroir, (car tout dépend de l’idée que Barbey se fait d’un couple): féminin de corps comme elle est virile, courageux autant qu’elle, mais

aussi incapable d’aimer qu’elle est sensible, impuissant à aimer alors qu’elle peut sublimer… Elle dit, sans le juger, avec comme un détachement, que Des Touches n’aimait pas les filles,

«et d’ailleurs, je ne parle pas pour moi, Barbe-Pétronille de Percy, qui n’ai jamais été une femme que sur les fonts de mon baptême, et qui, hors de là, ne fus toute ma vie qu’un assez brave laideron, dont la laideur n’avait pas plus de sexe que la beauté du Chevalier des Touches n’en avait!» [141] Cependant son tempérament est tel que son frère la plaisante: «Dieu a bien fait de vous faire laide, et tous les matins je l’en remercie à la messe, car peut-être l’honneur des Percy eût-il couru grand risque sans cette précaution.»[142]. Percy donne pour moteur à la vie sentimentale ou sexuelle la beauté, ce qui est une thèse presque philosophique, mais Barbe ne répond pas et simplement rit à cette réflexion. (est-ce un rire naturel ou un effort de gaieté?) Plus loin, on dit qu’elle «n’était pas bâtie pour les sentiments tendres». Est-ce une équivalence à laquelle Barbey pense sincèrement, ou est-ce avec effort? Toutefois, dans le cours du récit, à la pensée qu’elle est une des dernières à survivre à toute cette épopée, elle devient «presque belle d’enthousiasme mélancolique, elle qui n’était qu’un laideron joyeux» [143]Ne devrait-on pas plutôt penser qu’elle ne «semblait» être qu’un laideron joyeux? On dirait que Barbey «essaie» là une certaine façon de vivre la laideur.

Cependant, conformément à un intérêt profond de Barbey et à l’esthétique qu’il bâtit presque sans s’en rendre compte d’abord, [144], un mystère plane sur les relations entre la pure Aimée et Des Touches, car elle rougit en sa présence: «Aimée avait retrouvé le chevalier à Touffedelys, et moi, qui, dès lors, avec ma laideur cramoisie, n’avais qu’à observer l’amour… dans les autres, j’avais craint parfois, mais sérieusement, qu’elle ne l’aimât… Du moins, toujours, quand le chevalier était là… était-ce l’effet de la beauté éblouissante de cet homme, peut-être plus fémininement beau qu’elle?… j’avais remarqué sur les paupières de la belle et noble Aimée un frissonnement et sur son front rose un ton de feu qui m’avaient souvent inquiétée… Ame de ma vie! Ils auraient fait, cela n’est pas douteux, un superbe couple. Mais outre que le petit chevalier de Langotière n’était pas de souche à épouser une de Spens, il me semblait à ma Minerve à moi, qu’un homme comme Des Touches devait être terrible à aimer!»[145]

Le mystère reste entier… Mais voilà qu’on transporte un certain Monsieur Jacques, dont le corps est un «épouvantable hachis.» [146]La description de Monsieur Jacques, quoique très blessé, est faite sur un ton tout à fait différent de celle de la Croix-Jugan: Barbe le compare tout haut à «un bijou guilloché» que toutes aimeraient porter autour de leur cou… On ne parlera plus jamais de ses cicatrices, ni de l’impression qu’elles pouvaient faire: ces blessures n’ont pas de sens particulier, si ce n’est de faire compatir Aimée, et de la faire rougir à la phrase taquine de Barbe.

Commentaires de Barbe: «C’était, du reste, comme le chevalier Des Touches, un homme que je n’aurais jamais songé à aimer, ce M. Jacques, si j’avais été bâtie pour les sentiments tendres! Il n’avait pas la beauté féminine et cruelle du chevalier, mais quoique la sienne fût plus virile, plus brune, plus ardente, elle avait aussi son côté femme: la mélancolie. Les hommes mélancoliques sont insupportables. Je les trouve moins hommes que les autres hommes. M. Jacques était ce qu’on a appelé longtemps un beau ténébreux… Or, je suis de l’avis de cette coquine de Ninon qui disait: «La gaieté de l’esprit prouve sa force.» Je me moque de l’esprit… et n’y tiens pas, mais il est certain que la gaieté est un courage, un courage de plus!» [147] (La beauté prédestine-t-elle au malheur? Il le faut bien pour éviter d’écrire avec de l’eau de rose au premier degré.)

Lorsque l’enlèvement de Des Touches, sa vengeance, le mariage d’Aimée et la mort de son nouvel époux sont racontés, c’est-à-dire sur une soixantaine de pages d’action «historique», il n’est quasiment plus question de beau ni de laid, ni de «mystère Aimée».

Mais à la fin du récit, l’enfant, ayant grandi, voudrait toujours bien savoir, lui, ce «qu’était devenu le Chevalier Des Touches, (et) d’un autre côté, quelle était dans la vie de cette belle et pure Aimée de Spens cet autre mystère qui s’appelait aussi Des Touches.» [148]

Or cet enfant, Barbey voulait qu’on sache que c’était un peu, beaucoup lui, intéressé depuis tout petit par le masque pour l’action, le mystère pour le psychologique, et les jeux d’esthétique. Il semble que ces notions liées de beau, de laid et de mystère, fassent bien partie de la personnalité adulte du romancier, qui, parti pour faire œuvre d’historien, ne peut s’empêcher de créer l’intérêt qui lui semble nécessaire au succès, ou à la qualité de son roman. Même chose pour le masque: ce qui l’intéresse dans l’action, c’est le masque en général.

«Le hasard m’apprit en effet, parce que je n’avais jamais cessé de penser à cet homme et de m’informer de son destin…» [149] Le hasard ou l’occasion ne sont en effet que des prête-noms que nous donnons à la cause (indépendante de notre volonté consciente) d’événements dont nous nous sentons «innocents», puisqu’elle obéit à notre insu à notre désir. L’événement fulgure la révélation de l’inconscient à la conscience. Ce mystère, ce personnage, a hanté Barbey qui aurait voulu le connaître, mais le croyait mort. La bonne surprise, le hasard attentif lui ont soudain révélé l’intensité de son attente inconsciente.

Un jour, cet enfant, adulte, ayant appris que Des Touches se trouve à l’asile de Saint-Sauveur, fait le voyage: «Il fut donc un jour où je pus le voir, ce chevalier Des Touches, et raccorder dans ma pensée sa forme jeune svelte et terrible, comme celle de Persée qui coupe la tête à la Gorgone, et la figure d’un vieillard dégradé par l’âge, la folie, tous les écrasements de la destinée. (…) La beauté de la belle Hélène, de cet homme qui avait été plus célestement beau que la belle Aimée, avait dit Mlle de Percy, était détruite, radicalement détruite, mais non sa force.»[150] Un écrivain porte en lui, comme une femme enceinte, les héros importants pour lui… Barbe a conçu, et Barbe et le petit garçon Barbey ont porté et fait grandir en eux l’image d’un homme infiniment beau. La distance entre l’image portée si longtemps et la réalité est énorme – mais le scripteur n’en veut pas à Barbe, et n’en parle plus d’ailleurs -. Toutefois ce décalage dans ces retrouvailles (ce n’est pas Des Touches qui retrouve l’auteur, mais l’auteur qui retrouve un autre des Touches que le sien…) si longtemps après n’entraîne pas une déception si forte qu’il s’en détourne: dans le Des Touches, le temps permet justement d’effacer la réalité d’une éventuelle erreur de conception romanesque. Aussi le scripteur, glissant sur l’erreur de l’imagination physique, s’intéresse au deuxième volet constitutif de l’histoire: le mystère. Il n’hésite donc pas à interroger cette apparence si différente de celle qu’il imaginait, elle est sans doute la même au fond que celle dont Barbe parlait. Le scripteur essaie donc de faire sortir un éclair révélateur de cette mémoire en folie. Il le questionne sur Aimée: «Oui encore, aussi. – fit-il, et ses yeux avaient comme un afflux de pensées. – Aimée de Spens qui m’a sauvé la vie! La belle Aimée!» Il révèle par bribes qu’Aimée, dans le château cerné par les Bleus, s’était déshabillée à la fenêtre, pour leur faire croire qu’il n’y avait personne dans cette chambre: «Ils l’avaient vue… Moi aussi… Elle était bien belle!… rouge comme les fleurs que voilà! – désignant les fleurs du parterre.» S’il fait employer à Des Touches l’adjectif «belle», c’est peut-être qu’il est troublé. Cette révélation n’est donnée qu’au lecteur attentif à l’inconscient, qui a remarqué la valeur de ce mot dans sa bouche: jusqu’à présent Barbey l’avait bâti indifférent aux femmes. Au contraire, les Bleus avaient vu cette belle femme qu’il leur fait qualifier de «chaste» et en avaient déduit l’absence de tout homme. «Des Touches était sauvé! Des Touches qui l’avait vue lui aussi, comme les Bleus… qui, jeune alors, n’avait peut-être pas eu la force de fermer les yeux pour ne pas voir la beauté de cette fille sublime qui sacrifiait pour le sauver le velouté des fleurs immaculées de son âme et la divinité de sa pudeur!» [151]

Les mystères sont ainsi éclaircis en partie. La beauté, Aimée, victime désignée, est aussi sauvée peut-être parce qu’en fait elle n’est pas sans mystère… L’auteur la sauve pour que son histoire soit sauvée… Il la sauve en lui donnant un mystère. Contradictions résolues à sa façon. Ce mystère date d’avant la rencontre de Barbe et d’Aimée. Il est inhérent à Aimée, et c’est lorsque Barbey arrive enfin! à l’introduire que l’histoire devient intéressante pour lui, profondément: l’écriture va en être facilitée, l’accouchement littéraire peut enfin produire don fruit.

Ce roman est particulièrement intéressant à étudier sur le plan de la création littéraire chez Barbey car on y sent bien comment le thème s’impose à lui (et pourquoi), comment il le porte, l’enrichit, et le vit, en relation avec lui-même. Il le nourrit de son sang à lui, de ses problèmes, de ses solutions.

Dans ce roman, nous trouvons une beauté céleste comme celle d’Hermangarde et qui est elle aussi vouée au malheur, son parallèle chez Monsieur Jacques, beauté douce et masculine, qui meurt de sa beauté. La beauté de Des Touches s’apparente à celle des beaux monstres (heureusement, son émotion finale supposée le sauve de la griffe cruelle de l’écrivain qui tue les beaux…) et la laideur de Barbe à celle de gentils monstres: chiasmes et chassés-croisés à partir des valeurs et des symboles de la beauté et de la laideur.

Tandis que Barbey travaille sur son Des Touches (de 1852 à 1863), avec difficulté, car il force un peu son talent vers l’historique et le réalisme, l’angélisme et le romantique pour plaire à son milieu et à son Ange Blanc, il va entreprendre en 1855 une œuvre intitulée d’abord Le château des Soufflets, puis Un prêtre marié, auquel il met un point final en 1864.

Gautier donne une source intéressante: «C’est pendant ses années d’enfance à Saint-Sauveur-Le-Vicomte que Barbey avait entendu raconter la triste histoire d’un prêtre qui avait renié son sacerdoce à la trouble période de la Révolution, et qui avait quitté le diocèse de Coutances pour venir se marier à Paris. Ce Lebon, c’était son nom[152], très doué pour l’étude de la chimie, devint un brillant disciple de Lavoisier. Apostasie et mariage causèrent son malheur. Sa femme mourut en donnant le jour à un fils, Raphaël, d’une merveilleuse beauté, mais affligé d’une terrible infirmité: l’enfant était cul-de-jatte et de santé fragile. On jasa longtemps, dans le Cotentin, de ce qu’on appelait «le châtiment de Dieu.» Lebon mit tout en œuvre pour sauver ce fils en qui elle avait concentré sa tendresse. Pour lui procurer l’air et le repos vivifiant de la campagne, il acheta le château du Quesnoy, près de Saint-Sauveur, n’hésitant pas ainsi, par amour paternel à braver l’opinion de ceux qui l’avaient vu jadis exercer les fonctions sacerdotales, et qui ne lui ménagèrent point leurs insultes. Mais Raphaël mourut bientôt. «Le père est puni dans l’enfant, dit-on alors, en attendant que s’appesantisse directement sur lui la main du Tout-Puissant.»[153]

Si l’information de Gautier est exacte, l’intéressant ici est aussi de voir l’importance du physique dans cette histoire tragique qui a marqué le petit Jules.

Il crée physiquement son personnage, et modifie le nom de Lebon qui pourtant ne manquait pas de sens, et le modifie dans le sens de son obsession physique (il lui donne un nom double qui reflète le double aspect du héros)… Il garde l’idée que le problème physique du petit, si beau par ailleurs, est lié au péché du père.

Influencé au même moment par la baronne de Bouglon, et heureux d’être aimé, Barbey va surtout nous parler de la beauté, plus que de la laideur, et très peu de sensualité ou de sexualité (de façon consciente du moins).

Le roman commence toujours par toute une mise en scène: celui qui écrit affirme s’être trouvé fasciné par un médaillon que portait une femme. On ne sait rien sur ce scripteur.

Il a la chance qu’on annonce justement un homme capable de la raconter. Tout de suite, le lecteur est prévenu que c’est véritablement un homme, avec une physionomie inoubliable et d’un «caractère perdu» à cette époque. Son nom: Rollon. Après deux paragraphes qui nous font attendre une description plus précise et pas seulement impressionniste, il nous est ainsi présenté: «Rollon Langrune avait la beauté âpre que nos rêveries peuvent supposer au pirate-duc qu’on lui avait donné pour patron, et cette beauté sévère passait presque pour de la laideur, sous les tentures en soie des salons de Paris, où le don de seconde vue de la beauté vraie n’existe pas plus qu’à la Chine! D’ailleurs il n’était plus jeune. Mais la force de la jeunesse avait comme de la peine à le quitter. le soleil couchant d’une vie puissante jetait sa dernière flamme fauve à cette roche noire.» [154] Les connotations sont très positives, et en font un homme exceptionnel. Il est dit «beau» mais d’une beauté que l’auteur aime… encore plus nettement que celle de Maître Tainnebouy.

Cet homme sait et va raconter l’histoire de la jeune fille en médaillon: «cet être plus beau et plus virginal que la Cenci, la pure assassine de son père, semblait aussi porter comme elle le crime d’un autre sur son innocence.»[155] Après la beauté idéale, le lecteur familier de Barbey attend la laideur. Elle arrive:

Son père, Jean Gourgue-Sombreval, était un fils de paysan, intelligent et très fort, prêtre et chimiste, nous dit-on en deux ou trois pages. Tout à coup, Barbey passe à la description du physique, d’abord délicatement, moderato, puis dans un crescendo presque insoutenable: «Il faut ajouter aussi qu’il manquait de ces agréments extérieurs, lesquels seront toujours d’un irrésistible ascendant sur ces femmes qu’on appelle les hommes.

Il était laid et aurait été vulgaire sans l’ombre majestueuse de toute une forêt de pensées qui semblaient ombrager et offusquer son grand front, coupé comme un dôme. Il était haut de taille, vaste d’épaules, d’une vigueur physique inférieure à celle de ses frères, des Goliath!), (…) mais ses épaules, un peu voûtées, touchaient ses oreilles, et il n’était pas fait au tour, comme le dit l’expression proverbiale, mais à la hache; dégrossi à grands coups, inachevé. Il avait les bras longs comme Rob Roy, et comme lui, il eût pu, sans se baisser, renouer sa jarretière. C’était vraiment plutôt un énorme orang-outan qu’un homme. Il en avait les larges oreilles, la nuque fortement animale, les pommettes saillantes, les mains velues, le rictus, l’aspect noir et cynique, mais son œil et ses sourcils, dignes d’un Jupiter Olympien, le vengeaient et disaient, en traits de flamme, que le Satyre, dans sa peau de bête, avait l’intelligence d’un Dieu.» [156]Une voix en harmonie. Dans son double nom[157], par la magie aurevillienne des noms évocateurs et symboliques, si nous nous mettons au diapason, nous discernons bien l’être difforme et bossu, Gourgue, qu’ennoblit Sombreval. Cette laideur s’effacera derrière le caractère majestueux ou fort de Sombreval. Lorsqu’il défend sa fille il en devient «presque beau». [158] Le lecteur, même visuel, oublie le plus souvent ce caractère outrancier de la description. Car Barbey a donné de grandes qualités à cette outrance de laideur. La Croix-Jugan était un laid non-sympathique. Sombreval attire la sympathie et le pardon larga manu.

Ce prêtre quitte son état à la Révolution, devient un grand chimiste et se marie. Sa femme, après avoir appris avec horreur qu’elle était l’épouse d’un prêtre, meurt en mettant au monde une petite fille… Or cette petite, en naissant, porte sur son visage un signe: une croix entre les deux sourcils… «Ils se dirent qu’ils trouveraient bien par la suite une composition assez puissante pour effacer ce signe imprimé là par la superstition d’une mère, et qui devait troubler si singulièrement l’harmonie d’un visage fait peut-être pour être beau.» [159] On ne nous dit pas que le bébé est beau. Calixte grandit; elle a une maladie inexplicable, et elle est profondément chrétienne et même mystique. Jean Gourgue-Sombreval va acheter le château du Quesnay, bien de ses anciens maîtres, à la jalousie et au scandale de ses compatriotes.

Néel est le fils des seigneurs voisins. D’abord méprisant, Néel aura le coup de foudre pour la fille du prêtre. Son caractère nous est d’abord décrit pendant quelques pages, puis le physique en tout dernier: «ses beaux yeux d’antilope, si fauves et si doux» [160]nous font déjà augurer d’un tempérament sensible et passionné. «Avant le jour où il vit Calixte à la grille du Quesnay, les femmes ne l’avaient jamais préoccupé, même une heure, quoiqu’il eût le genre de beauté qu’elles adorent et qui dit bien qu’on est capable de toutes les folies qu’elles peuvent inspirer. Cette beauté rare était accompagnée d’un air étranger – l’air de sa mère – qui faisait rêver les jeunes filles du pays un peu davantage.» [161] Les notations sur Néel seront le plus souvent accompagnées d’indices sur sa beauté. S’il revient à lui, après un évanouissement, «ses cheveux, mouillés encore bouclaient plus lustrés et plus beaux autour de son visage, auquel une passion naissante donnait une expression pleine de charme»[162] Si Néhou va à la messe, c’est «appuyé sur le bras de ce fils, beau comme le jour, le portrait vivant de sa mère.» [163] Si Néel doit s’opposer à la fureur contre Sombreval des paysans: «un autre que Néel aurait perdu sa popularité ce jour-là, mais il avait les dons irrésistibles qui plaisent à l’imagination des foules. Il avait la beauté fière, dégagée, ouverte et souriante. Il marcha avec l’aisance et l’assurance qui enlèvent tout, sur ces paysans étonnés qui obstruaient la porte du cimetière.» [164] Sa beauté semble donc lui ouvrir toute une catégorie de bonheurs. Du moins notre auteur y insiste-t-il.

Calixte n’est pas moins belle: elle est «comme la tige d’un beau lis, le soir» et «Néel qui s’imaginait que, si la fille de cet abominable prêtre pouvait être belle, elle ne devait l’être que de la beauté orgueilleuse, matérielle et hardie d’une réprouvée, fut frappé jusque dans le cœur, quand il aperçut contre l’énorme et noire épaule de Sombreval, cette tête de sainte, aux paupières baissées, sublime de tristesse calme et de chasteté!

(…) On aurait dit l’Ange de la souffrance marchant sur la terre du Seigneur, mais y marchant dans sa fulgurante et virginale beauté d’ange, que les plus cruelles douleurs ressenties ne pouvaient profaner.

Calixte souffrait dans son corps et dans son esprit: dans son corps par la maladie et dans son esprit par son père, mais elle n’en était que plus belle. Elle avait la beauté chrétienne, la double poésie, la double vertu de l’Innocence et de l’Expiation.» [165] Chaque fois que Calixte apparaît ou est mentionnée, on parle de sa beauté «nitescente» que tous admirent: le père de Néel, l’abbé Hugon, l’abbé Méautis, Monsieur de Lieusaint, la Malgaigne. Sa beauté se joue de tous les pièges de l’esthétique habituelle: le Quesnay est tapissé de vert: «Toute autre femme que toi serait laide ici.» avait dit Sombreval à Calixte, avec l’instinct du peintre éveillé par l’amour.»[166] Certes cette beauté est celle des victimes, – nous l’avons déjà vu, mais ici d’une victime victorieuse – comme celle de Néel est d’une victime vaincue.

Dans ce roman tous sont beaux, sauf Sombreval, le réprouvé par l’Eglise: typologie classique due à Madame de Bouglon certainement (la même que dans les Patira de notre enfance) et la beauté décrite est tout à fait classique. Toutefois, Barbey échappant à la symbolique morale habituelle, a réussi à rendre son prêtre marié, ou plutôt prêtre père, touchant et excusable; et d’autre part, à la différence d’autres de ses écrits, on y fait très peu référence à la littérature, à la peinture et à l’art: la beauté est avant tout reflet moral ou idéal, loin de toutes références.

Néel rêve donc à Calixte, mais son père a fixé son choix sur Bernardine de Lieusaint, autre type de beauté: «une fille superbe à la manière des Normandes, et qui devait donner aux Néhou futurs un sang bayeusain pour la beauté. Le sang de Bayeux est réputé pour être le plus beau de la Normandie.» [167] «Par tout le pays, c’eût été une admirable jeunesse d’une beauté grave et d’une forme largement épanouie.» [168] Mais «cette grande et belle personne» [169] laisse froid Néel car sa mère «avait laissé dans sa pensée l’idée de sa beauté, à elle – la splendeur d’une aurore boréale dans des immensités de neige -. Mademoiselle de Lieusaint était presque vulgaire,» [170]selon Néel. Lieusaint et Néhou ne veulent pas d’un mariage avec Calixte: «La fille au prêtre est diablement jolie, mais c’est la fille au prêtre! Puis, elle est malade. C’est de plus une sainte, un lis de pureté dit le curé de Néhou, et, au fait, pour qu’il soit beau, ce lis-là, ce n’est pas le fumier qui lui a manqué avec un tel père!» [171] N’est-ce pas ici symptomatique que Barbey ait besoin que les racines de Calixte soient dans du fumier: c’est le contraste qui va intéresser les lecteurs sans doute.

Néel avoue son amour à Calixte: elle rougit. «Et ce fut si beau et si rapide, cette incandescence d’un sang vierge, que Néel se crut aimé, comme il voulait l’être, à l’éclat sublime de ce trouble! Il ne savait pas que dans certaines âmes, la pudeur a des physionomies encore plus divines que l’amour.

Rose mystique qui allait saigner sous un souffle, au lieu de s’épanouir, elle était tellement belle – et tellement sainte, dans sa beauté troublée, qu’il tomba à genoux devant elle… comme ceux qui ont la foi tomberaient à genoux devant Dieu.» Mais «l’innocence a un front de lumière encore plus impassible qu’un front d’airain»[172] et Calixte, sans craindre de tenir la main de Néel comme d’un frère, va lui dire son secret: elle s’est consacrée à Dieu… Néel alors va mettre Sombreval dans la confidence de son amour. Et Sombreval lui dit qu’il partage le même souci: «J’ai, depuis que Calixte est au monde, pétri cette tête, pétri ce cœur, et y mettre de l’amour pour un beau jeune homme est plus difficile que d’y mettre la vie – ce problème, cet effort de mes derniers jours.» [173]

Comme sa beauté semble inopérante, Néel a une idée: bouleverser Calixte en risquant la mort par une «folie polonaise». Sombreval s’exclame: «Ah! vous, vous êtes plus fort que moi! C’est à un cœur de femme que vous avez affaire et quel cœur! Vous pouvez réussir plus vite. Vous êtes beau et vous avez l’amour, qui est une seconde beauté par-dessus la première. Moi qui étais laid, gauche et pesant, j’ai bien su me faire aimer de la mère de Calixte, et Calixte est plus sensible encore que sa mère.» [174]

Néel, dans toute sa beauté ailée, va donc se fracasser aux pieds de Calixte! Celle-ci s’évanouit. Néel survit, mais se fracture le col du fémur et la clavicule droite; «ses bras, ses mains, son front avaient été déchirés par les éclats de la voiture et les angles du perron sur lequel il avait roulé. Les blessures étaient assez profondes pour faire craindre des cicatrices.» [175] On les craindrait effectivement à moins! et les cicatrices sont-elles donc plus importantes que des séquelles de fracture? En fait, la cicatrice est visible et joue un rôle particulier dans l’esthétique. (cf. ce que nous avons dit à propos d’Allan, de La Croix-Jugan, ou de Monsieur Jacques.)

En effet, Néel, convalescent, et immobilisé au Quesnay, va jouer de la sensibilité de Calixte: «Il lui disait, avec la coquetterie d’un cœur insatiable: «vous ne pourrez jamais me regarder sans penser que j’ai voulu mourir pour être aimé de vous, et vous ne pourrez même pas venir me voir de loin vers vous sans cette pensée, car il boitait maintenant, le beau fringant Néel! Le médecin avait formellement déclaré qu’il resterait boiteux toute sa vie.

Avec cette beauté délicate, cette beauté de cristal que sa chute n’avait pas brisée, et cette claudication légère qui attendrissait sa démarche, il avait l’air «de cet Ange qui s’est heurté contre une étoile», dont Byron parlait un jour en parlant d’un boiteux comme lui.» [176]

Le stratagème de Néel a échoué, le père va donc faire semblant de se repentir et partir faire pénitence afin que, espère-t-il, Calixte s’autorise à demander à être relevée de ses vœux. Au fur et à mesure de ce repentir, Calixte va mieux, mais elle souhaite toujours que Néel épouse Bernardine, dont la beauté se consume à pleurer…

Il apporte un jour les bijoux de sa mère, mais Calixte les refuse: «Il trouvait Calixte si belle qu’il la croyait parée quand elle ne l’était pas, et que, pour la première fois, en la regardant, il s’apercevait que ses mains n’avaient pas de bagues, et que ses pauvres charmants bras étaient entièrement nus dans les manches flottantes d’une robe de laine brune.» C’est la carmélite…

Calixte apprendra la vérité et une crise terrible la mettra à la mort… Quand elle communie, sa beauté devient purement céleste, mais les dernières affres d’un tétanos la rendent même laide: «la tête de mort commença d’apparaître dans ce beau front»[177] et elle ne reprendra pas connaissance.

Néel, dans l’angoisse de l’enterrer vivante, décide avec l’abbé de brûler avec un fer rouge «ces beaux pieds insensibles que le feu rongeait, comme il aurait rongé une chair de fleur.»[178]

Sombreval arrive trop tard: sa fille est ensevelie. Espérant encore la sauver, il la déterre et désespéré, va se noyer avec elle…

De ce roman, qui se prête mal à un résumé fait selon l’angle de notre étude, on voit bien que la laideur n’est pas du tout le sujet: en effet beaucoup d’éléments ne rentrent pas dans ce cadre. La laideur et la beauté humaines les plus belles et les plus émouvantes sont toutes les deux impuissantes devant Dieu, telle serait sans doute l’affirmation que l’on pourrait tirer de ce roman, où Barbey, influencé surtout au début par Madame de Bouglon, et par Joseph de Maistre constamment, s’est senti reprendre par son admiration pour Byron… Deux extrêmes.

Sombreval, si laid, est éminemment sympathique. La laideur devient l’apanage des hommes libres, passionnés, originaux etc. Barbey, même s’il ne s’identifie pas à lui, fait passer sa sympathie jusqu’au lecteur, autre façon, efficace, de plaider la cause des laids.

De Vellini à Sombreval, en passant par le Salon de whist et La Croix-Jugan, cette période de 1845 à 1866 pourrait bien être celle du libre choix des valeurs esthétiques et morales. On y voit en effet des essais pour faire aimer la laideur: d’abord la laideur de Vellini devient de la beauté, et possède des beautés que n’a pas toujours la beauté parfaite; ensuite La Croix-Jugan fascine, beau ou laid, et les deux extrêmes ne sont que des apparences pour un seul être presque démoniaque; les héros du Dessous de cartes sont diaboliques parce que les apparences sont opaques et qu’on ne connaît plus la clé des cœurs; et enfin, Sombreval, Néel, Bernardine, et Calixte tous sympathiques quant au fond, beaux ou laids, sont des victimes.

Le libre choix des valeurs esthétiques et morales passe par une déconstruction de tout ce qui existait.

C’est après qu’on perçoit des constantes.

La période de 1866 à 1874. III.1.c.

Ayant mis un point final à son Prêtre marié, en 1863 Barbey reprend ce qui deviendra Les Diaboliques, (dans lesquelles il inclura Le Dessous de cartes, composé en 1850), et les terminera autour de 1873.

Quel fut leur ordre de composition? Cela est bien difficile à dire… et pourtant si nous voulons étudier une évolution dans sa conception des problématiques de la laideur, il nous faut essayer de respecter l’ordre de la conception.

Il est sûr que Le Dessous de cartes fut écrit en 1849 et publié en 1850.

C’est en 1863 que nous apprenons que Barbey commence à penser à un recueil qui s’appellerait Ricochets de conversation. Dans ses journaux, ses lettres, ses pensées, nous trouvons en effet diverses notes qui permettent de penser qu’il a des idées, mûrit, et rédige certaines de ces nouvelles. En décembre 1866, sur une feuille nous trouvons des titres significatifs, et certaines, dit-il, sont déjà rédigées. Nous pouvons nous déterminer pour cet ordre possible:

Le Rideau cramoisi, rédigé avant 1867, 1866 peut-être.

Le plus bel amour de Don Juan, (publié en 1867, « pensé » peut-être à partir de 1857)

Le bonheur dans le crime (peut-être entrepris assez tôt, en 1866-70), – La vengeance d’une femme (peut-être rédigée en 1872-73[179])

A un dîner d’athées (peut-être rédigée en 1872-73)

Mais ce n’est qu’en 1873 que le recueil sera publié, après avoir été entièrement repris à Valognes, en 1871 et 1872.

C’est dans cet ordre que nous les étudierons.

Le rideau cramoisi contient une seule fois le mot «laid»… Que tirer de cette constatation?

Voici l’histoire trop brièvement résumée, hélas, et selon les critères de notre sujet: le scripteur se trouve dans une diligence, de nuit, et la voiture se voit contrainte à un arrêt technique. Il reconnaît alors une relation: le vicomte de Brassard, dandy particulièrement beau et courageux, qui lui raconte une aventure, une énigme qu’il a vécue dans cette ville et derrière le rideau cramoisi qu’il lui montre à une fenêtre… Nous retrouvons ici la technique d’enchâssement habituelle à Barbey.

Tout jeune officier, courageux, très beau, et très timide avec les femmes, il était logé dans cette maison par deux vieillards. Apparut un jour leur fille. «Leur fille! Il était impossible d’être moins la fille de gens comme eux que cette fille-là! Non pas que les plus belles filles du monde ne puissent naître de toute espèce de gens. J’en ai connu… et vous aussi n’est-ce pas? Physiologiquement l’être le plus laid peut produire l’être le plus beau. mais elle! entre elle et eux, il y avait l’abîme d’une race… physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pédant, qui est de votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que pour l’air qu’elle avait, et qui était singulier dans une jeune fille aussi jeune qu’elle, car c’était une espèce d’air impassible, très difficile à caractériser. Elle ne l’aurait pas eu qu’on aurait dit: «Voilà une belle fille!» et on n’y aurait pas plus pensé qu’à toutes les belles filles qu’on rencontre par hasard, et dont on dit cela, pour n’y plus penser jamais.» [180]

Or cette jeune fille, qui n’avait pas semblé le voir de tout un mois, lui saisit un jour la main sous la table… Pendant un nouveau mois, il ne se passa plus rien, quand une nuit elle pénétra dans sa chambre, toujours muette, et devint sa maîtresse… Ceci dura six mois silencieux et passionnés. Le plaisir lui faisait parfois perdre connaissance, et les caresses la ranimaient alors. Mais une nuit, elle ne reprit pas conscience: elle était morte…

Dans cette nouvelle, une seule fois est prononcé le mot «laid»: les personnages sont tous beaux, excepté les parents… Il s’agit de nier la nécessité de l’hérédité, et de montrer que les enfants ne ressemblent pas forcément aux parents… Mais cette beauté chez Alberte, est une beauté énigmatique: le sujet de la nouvelle n’est pas du tout la laideur, mais l’énigme, le masque, le sphinx… Alberte fait quelque chose de mal, mais elle ne fait de mal à personne: si elle est diabolique, c’est presque ici au sens passif de possédée par le Mal, et c’est l’aspect masque et sphinx de cette beauté qui est diabolique[181].

Très différent en ce qui concerne notre sujet, Le plus bel amour de Don Juan porte déjà dans le titre la connotation esthétique qui va nous faire chercher si «le plus bel amour» au goût de Don Juan ne va pas être pour les prudes «l’amour le plus laid»… Et effectivement la beauté et la laideur se côtoient et amènent ici les paradoxes.

Le scripteur transcrit sa conversation avec une vieille marquise qui le questionne sur un souper scandaleux qui fut donné à un Don Juan moderne par une douzaine de femmes du meilleur monde, et qui avaient toutes été ses maîtresses. Ni le scripteur ni la marquise ne sont décrits. Mais Don Juan, prénommé comme Barbey, l’est abondamment, comme un dandy, beau jusqu’à sa dernière heure, de la beauté particulière à la race Juan.

Don Juan est ainsi pressé par toutes ces femmes: racontez «l’histoire de la conquête qui a le plus flatté votre orgueil d’homme aimé et que vous jugez, à cette lueur du moment présent, le plus bel amour de votre vie?» [182]

Le scripteur s’efface et c’est alors Don Juan qui raconte ce récit transcrit au style direct: il a eu une maîtresse bonne, tendre, simple et presque primitive… d’une colossale beauté, mais maladroite aux caresses…

Sa fille de treize ans semble «éprouver une horreur presque convulsive» devant lui, comme si elle était jalouse de ce qu’elle aurait deviné. Après ce portrait psychologique assez précis et violent, mais bref, nous avons une description physique: «C’était, si vous voulez le savoir, une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’où elle était sortie, laide, même de l’aveu de sa mère, qui ne l’en aimait que davantage; une petite topaze brûlée… que vous dirai-je? une espèce de maquette en bronze, mais avec des yeux noirs… Une magie!» [183]

Il reprend alors la description de ses relations avec cette petite fille, mais en mêlant constamment le psychologique au physique: «Dans les commencements, (…) je l’appelais «petite masque», et très souvent, en causant avec sa mère, je m’amusais à lui lisser son bandeau sur la tempe, – un bandeau de cheveux malades, noirs, avec des reflets d’amadou, – mais la «petite masque», dont la grande bouche avait un joli sourire pour tout le monde, recueillait, repliait son sourire pour moi, fronçait âprement les sourcils, et, à force de se rider, devenait d’une «petite masque», un vrai masque ridé de cariatide humiliée, qui semblait, quand ma main passait sur son front, porter le poids d’un entablement sous ma main.» Les connotations classiques (pour l’époque) de la laideur, se multiplient: «sensitive, couleur de souci» «dureté de ce petit bronze», «maigre», «poitrine unie comme le dos de la main» [184] «ténébreuse enfant» [185]

Cette enfant se trahira un jour un peu et longtemps après. Sa mère, sans réaliser la portée de ses paroles, en fera la révélation à Ravila: sa fille était troublée au plus profond par lui. Comme elle avait adroitement réussi à cacher ses sentiments, il a imaginé alors qu’elle, aurait été adroite aux caresses, ce qui n’était pas le cas de sa mère…

Dans cette nouvelle, la laideur de la «petite masque» rappelle celle de Vellini, et prend les mêmes significations. Originalité, androgynie, adolescence, passion, mystère… Mais le mystère, l’énigme s’y lie de façon indissoluble: Don Juan, si beau, (qui a séduit tant de femmes, sans le vouloir même), ne pouvait séduire, ne songeait pas à séduire celle-ci, taboue?, même s’il était sensible à son charme: trop jeune, fille de sa mère, et envers qui il se pensait coupable…

C’est en quelque sorte son plus bel amour, d’un côté parce que le désir de la petite est passé inconsciemment par dessus tant de choses, ce qui prouve sa force, et d’autre part parce que cet amour a été pour lui le plus inattendu et le plus rêvé ensuite, puisqu’elle est morte sans même qu’il l’ait jamais su… La «petite masque» n’était pas seulement une petite fille mystérieuse et innocente, mais elle portait un masque comme une diabolique, et Don Juan ne l’avait pas senti…

Aussi Le Plus Bel amour de Don Juan est un titre ambigu, diaboliquement choisi: le complément du nom signifie-t-il que c’est le plus bel amour que don Juan, séducteur, a réussi à ajouter à sa collection d’amours, ou est-ce le plus bel amour qu’il ait suscité parce que justement il ne l’a pas voulu, qu’il a été pris comme objet, innocent? Elle et lui avaient été innocents, mais de deux innocences différentes: ils n’avaient rien fait de mal ensemble, ils n’avaient pas nui, et pourtant ils avaient vécu cela comme le Mal. «Le meilleur régal du Diable est une innocence» dit l’exergue de cette nouvelle… Ici, a posteriori et irréalisé… mais on est dans le domaine spirituel, où tout est réel.

Le bonheur dans le crime: inutile de le résumer: le mot de laideur n’y figure pas une seule fois: Serlon et Hauteclaire sont beaux, et même immuablement beaux, presque de plus en plus beaux, de leur naissance, à leur mort qui semble presque improbable… Naturellement, cette absence est très significative: il est question ici de la beauté, mais celle-ci prend une valeur très particulière: l’apanage, le signe même, des criminels diaboliques en puissance et accomplis. Nous y reviendrons.

La Vengeance d’une femme nous montrera-t-elle la même caractéristique?

Le mot laid y apparaît au contraire plusieurs fois. Mais dans quels contextes?

Cette nouvelle sera l’exemple concret d’une théorie exposée par un «je» qui prétend que la littérature devrait pouvoir, au nom de la vérité, raconter les histoires terriblement réalistes, et en même temps poétiques des crimes «civilisés».

C’est une histoire qui nous est racontée par un narrateur dont on ne sait rien.

Un jour, un dandy se promène et voit une femme, simple prostituée, dont la beauté l’éblouit. Il la suit aussi, parce qu’elle lui rappelle une autre femme. «Et il en était, du reste, plus attiré que surpris, car il avait assez d’expérience comme observateur, pour savoir qu’en fin de compte, il y a beaucoup moins de variété qu’on le croit dans les figures humaines, dont les traits sont soumis à une géométrie étroite et inflexible, et qui peuvent se ramener à quelques types généraux. La beauté est une. Seule la laideur est multiple. Dieu a voulu qu’il n’y eût d’infini que la physionomie parce que la physionomie est une immersion de l’âme à travers les lignes correctes ou incorrectes, pures ou tourmentées du visage.» (Page 233. O. C. II) (Barbey recommence ici à réfléchir sur une métaphysique du corps, sujet dont il n’a pas fini de faire le tour.)

Or cette femme, si belle, lui fait alors signe et l’attire dans un quartier ignoble, et vers la «seule maison restée debout sur sa base, sans voisine, étroite, laide, rechignée, tremblante,

qui semblait avoir vu bien du vice et bien du crime à tous les étages de ses murs ébranlés, et qui avait peut-être été laissée là pour en voir encore, (…) d’un noir plus sombre dans un ciel déjà noir.» Maison «aveugle (…) ignoble.» [186]

D’une beauté presque écrasante à la lumière des flambeaux, l’Espagnole se donne à lui avec tant de fougue qu’il croit lui avoir inspiré un vrai caprice… mais il s’aperçoit soudain qu’elle parle à un portrait qu’elle a son bras… et, furieux, croit alors poser pour un autre… Il observe le portrait: «C’était le portrait d’un homme laid, chétif, au teint olive, aux yeux noirs jaunes, très sombre, mais non pas sans noblesse; l’air d’un bandit ou d’un grand d’Espagne.» [187] Cette notation «laid» arrive tout de suite et sans précaution: visiblement, le lecteur habitué à décrypter maintenant sent que Barbey ne cherche pas à rendre sympathique cette laideur.

Cette femme lui propose de lui raconter son histoire. A partir de ce moment, ni le mot de laideur ni le mot de beauté ne sont plus prononcés car l’amour illicite qu’a vécu – d’une façon presque désincarnée et pourtant qui l’emplissait tout entière – cette femme si belle, mariée à ce duc, était l’amour le plus sensuel et en même temps le plus platonique: «J’étais dans les limbes d’avant la naissance, mais j’allais naître et recevoir d’un seul regard d’homme le baptême de feu.» On ne sait rien du corps d’Esteban, et leur amour, dit-elle, est à la fois «brûlant et chaste (…) Nous vivions en plein azur du ciel; seulement ce ciel était africain et cet azur était du feu (…) Il était de ces rares amants qui veulent grande la femme qu’ils aiment.» Ils vivent constamment le plaisir, intense au point de désirer mourir, mais un plaisir qui ne passe pas par le toucher. «Nous vivions, perdus, éperdus et si transparents, sans doute, dans l’innocence de cet amour sublime que don Christoval n’eut pas grand peine à voir que nous nous adorions» [188]

Le duc fait étrangler Esteban, et donne à manger son cœur aux chiens devant la duchesse, qui le réclame pour, en le mangeant, faire de son propre corps le tombeau de son amour.

Pour se venger, elle décide de déshonorer le duc en vendant à tous pour une obole dégradante ce corps qui était resté pur, et en mourant de maladie honteuse le plus publiquement possible.

Au matin, Tressignies la quitte, et reste obsédé par elle: car c’était bien elle qu’il avait aimée de loin… (si bien qu’il devrait rectifier son jugement initial sur la beauté: la beauté n’est pas une et uniforme en plusieurs corps… elle est peut-être unique de diverses façons…)

Elle accomplit sa vengeance jusqu’au bout. Et Tressignies garde en lui ce souvenir qui intérieurement lui a fait perdre son dandysme…

Cette nouvelle est tout à fait inhabituelle chez Barbey par la place qui est faite à la laideur et à la beauté: le duc est laid, et mauvais, même s’il est théoriquement dans son bon droit: chez Barbey rares sont les «laids» antipathiques; mais la duchesse, si belle, aime un homme dont nous ne savons rien sinon le caractère remarquable par sa pureté – toujours volontaire. Cet amour, purement platonique, donne les mêmes jouissances que s’il était le plus charnel, et peut-être s’adresse-t-il en fait au corps tout entier, à l’essence de ce qui lui donne le plaisir, au plus fort d’une sensualité hypersensible qui ne dépend pas seulement du toucher. La beauté de la duchesse n’existe, dans le texte, qu’avant et après cet amour pour Esteban: avant, c’est une beauté qui ne se connaît pas encore de corps; après, c’est une beauté qui devient laideur morale (au point de vue chrétien et peut-être humain) et laideur physique acceptée: instrument de vengeance contre les canons et règles de vie habituelles. Notons aussi qu’il est très rare d’avoir, dans Les Diaboliques, une figure «diabolique» qui s’explique longuement sur ses sentiments et ses sensations. La part de mystère est ici quasi nulle et Barbey insiste pour bien tout dévoiler: leur amour, senti comme non-coupable, n’est pas dissimulé: «nous avions la candeur de la flamme en plein jour, qu’on aperçoit dans le jour même, et d’ailleurs, le bonheur débordait trop de nous pour qu’on ne le vît pas.».

Sa vengeance sera justement de mettre au plein jour sa haine et son amour…

La beauté et la laideur ne sont ici que des moyens, mis au service du mal, et non un attribut involontaire du corps qui modifie ou signifie la personnalité.

Le ton, dans son ensemble, est beaucoup plus direct, et il n’y a justement plus d’attitude de dandy lors de la narration: la sincérité, la simplicité.

A un dîner d’athées commence, comme souvent chez Barbey, par la description soigneuse d’un cadre et d’une ambiance. Mais, à la différence des salons dans lesquels se passaient souvent les conversations, ici l’action est presque silencieuse: un homme se glisse dans une église et remet un paquet à un prêtre. Soudain, il est happé par le manteau, et raillé avec impiété sur sa présence dans ce lieu sacré.

Nous suivons cet homme chez lui, et (11 pages en fait après le début) nous avons une description de notre héros, Mesnilgrand, que nous avons donc déjà appris à connaître par ses actes… ce qui implique – pour le lecteur bon élève – qu’il sera laid… mais sympathique.) «Lord Byron devenait fort à la mode en ce temps-là et quand Mesnilgrand était silencieux et contenu, il y avait en lui quelque chose des héros de Byron. Ce n’était pas la beauté régulière que les jeunes personnes à âme froide recherchent. Il était rudement laid; mais son visage pâle et ravagé, ses cheveux châtains restés très jeunes, son front ridé prématurément, comme celui de Lara ou du Corsaire, son nez épaté de léopard, ses yeux glauques, légèrement bordés d’un filet de sang comme ceux des chevaux de race très ardents, avaient une expression devant laquelle les plus moqueuses de la ville de *** se sentaient troublées. (…) Grand, fort, bien tourné, quoiqu’il se voûtât un peu du haut de son corps (…)» [189] «il se distinguait -impérialement – de tous les autres. Ces officiers, anciens beaux de l’Empire, où il y eut tant de beaux, avaient certes! de la beauté et même de l’élégance; mais leur beauté était régulière, tempéramenteuse, purement ou impurement physique, et leur élégance soldatesque.» [190]

Ce Mesnilgrand, laid mais séduisant, va raconter, au cours d’un dîner qui rassemble tous les athées les plus convaincus, ce qui l’a conduit à pénétrer dans une église…

Dans son régiment se trouvait une femme, Rosalba, dite la Pudica et son «mari»… d’un honneur fort peu chatouilleux… Cet Ydow nous est d’emblée présenté ainsi: «il était étrange, ce qui est une manière d’être étranger partout. On l’aurait cru le produit du mélange de plusieurs races. Il disait lui, qu’il fallait prononcer son nom à la grecques, ‘AIDOV, pour Ydow, parce qu’il était d’origine grecque; et sa beauté l’aurait fait croire, car il était beau, et, le Diable m’emporte, peut-être trop pour un soldat. Qui sait si on ne tient pas moins à se faire casser la figure, quand on l’a aussi belle? On a pour soi le respect que l’on a pour les chefs-d’œuvre. (…) Malgré sa beauté, dont je convenais très bien d’ailleurs, je lui trouvais au fond une mauvaise figure sous ses traits superbes…»[191]

«Très fat d’une beauté à laquelle j’aurais préféré, moi, bien des laideurs de ma connaissance, il semblait n’être en somme, comme disaient soldatesquement les soldats, qu’un miroir à… à ce que tu viens de nommer, Rançonnet, à propos de la Rosalba. Vous comprenez bien qu’avec cette beauté qui plaît à toutes les femmes, même aux plus fières, – c’est leur infirmité –, le major Ydow avait dû être horriblement gâté par elles et chamarré de tous les vices qu’elles donnent; mais il avait aussi, disait-on, ceux qu’elles ne donnent pas et dont on ne se chamarre point.» [192]

Il a des succès au jeu et en amour. «Ces doubles succès, ces airs à la Lauzun, la jalousie qu’inspirait sa beauté, – car les hommes ont beau faire les forts et les indifférents quand il s’agit de laideur, et répéter le mot consolant qu’ils ont inventé: qu’un homme est toujours assez beau quand il ne fait pas peur à son cheval, il sont, entre eux, aussi petitement et lâchement jaloux que les femmes entre elles, – tout cet ensemble d’avantages était l’explication, sans doute, de l’antipathie dont il était l’objet.» [193]

On apprend que Rosalba est une «belle fille» mais que, ce qui la rendait irrésistible, c’était que, tout en cédant à tous ceux qui la désirent, «jusque dans la femme vaincue, pâmée à demi-morte, on retrouvait la vierge confuse, avec la grâce toujours fraîche de ses troubles et le charme auroral de ses rougeurs… (…) Phénomène inouï!! on en était toujours au début avec elle, même après le dénouement.» [194] D’où son surnom: la Pudica (au son presque ambigu). Notons par parenthèse qu’Aidôs en grec veut dire la Pudeur…

Cette Pudica a enfin un enfant, dont Ydow est très fier; mais cet enfant meurt.

Un jour où Mesnilgrand était revenu, pris d’un caprice passager, il assiste à une scène terrible où la Pudica jette à la figure de Ydow que le père de cet enfant est… Mesnilgrand, et elle crie à Ydow qu’elle ne l’a jamais aimé. «Or cette idée, – qu’elle ne l’avait jamais aimé – était ce qu’il y avait de plus féroce, de plus affolant, pour ce fat heureux, pour cet homme dont la beauté avait fait ravage, et qui, derrière son amour pour elle, avait encore sa vanité!»

Aveuglés par la furie de la dispute, ils se jettent à la figure le cœur embaumé de leur enfant. Rosalba s’évanouit, et Ydow cachète sa femme avec la cire d’une bougie et le pommeau de son sabre. Mesnilgrand plonge le sien jusqu’à la garde entre les deux épaules du criminel. Avant de quitter Rosalba inconsciente, il jette «un dernier regard sur ce corps superbe et mutilé, immobilement pâle pour la première fois sous les yeux d’un homme,»[195] puis ramasse respectueusement le cœur de l’enfant et part au combat tandis que sonne un boute-selle furieux…

C’est le cœur de cet enfant, que, longtemps après, il est venu remettre à un prêtre…

Ce dénouement fait évidemment penser à celui du Cachet d’onyx. Il serait intéressant de voir si, 36 ans après, Barbey traite de la même façon ce châtiment, mais nous nous intéresserons ici toujours uniquement à notre sujet…

Dans Le cachet, le scripteur ne se décrivait pas, par contre nous avions sa description, – ne devrait-on pas dire son plaidoyer – pour Othello, laid de corps, mais touchant. Ici, le scripteur est complètement absent, mais nous avons la description de Mesnilgrand, rudement laid, mais sympathique par beaucoup de traits, passionné, sensible, et très séduisant.

Dans Le cachet, Dorsay est beau et dandy; ici Ydow est avant tout beau, fat, séduisant, mais insensible à tout autre qu’à lui etc. Leurs jalousies diffèrent.

Dans Le cachet, nous avons la surprise de voir Dorsay capable d’un acte aussi cruel; ici c’est exactement la même chose.

Donc le plaidoyer est quasiment le même: la laideur physique annonce un personnage sympathique, tandis que la beauté physique sert à cacher le mal.

D’autant plus que, si Desdémone est pure, si Hortense n’avait pas mérité d’être châtiée par son amant, la Pudica, si belle, est en fait une énigme et un sphinx; elle appartient au diable, mais sert d’appât aussi à qui sera plus coupable qu’elle. Donc ici encore la beauté cache en fait la laideur morale.

Notons aussi que l’absence d’ironie, la sincérité du scripteur et celle de Mesnilgrand donnent au récit un ton beaucoup plus simple et direct, surtout en ce qui concerne les théories qu’ils expriment sur les rapports entre les hommes et la beauté ou la laideur.

Cette période 1866-1874 se caractérise donc par une continuelle remise en cause de la beauté: tous ceux qui sont séduisants et se servent de leur corps sont diaboliques, et des appâts du diable… Ceux qui sont laids se partagent, mais en général sont plutôt sympathiques. On pourrait intituler cet ensemble: «les mauvais côtés de la beauté».

Autre titre possible: «le jugement enfin libre, le nouvel imaginaire». En effet, on ne sent plus ici en ce qui concerne laideur et beauté ces côtés excessivement affectifs, ces plaidoyers insistants, cette obsession de démontrer que la laideur peut être aimée, passionnément, qu’elle est injustement traitée etc. De nouveaux domaines intéressent Barbey et lui plaisent. On sentirait volontiers un plus grand calme sur ce sujet de la laideur, une plus grande mesure dans sa façon de le traiter.

De 1878 à sa mort. III.1.d.

Barbey finit et publie Les Diaboliques en 1873. Il attend 7 ans avant de se mettre à un autre récit, Une Histoire sans nom. Il a alors 72 ans… et ce qu’il avait peut-être pensé n’être qu’une nouvelle devient un long roman. Il avait rendu compte en 1839 de la noire histoire d’une aveugle violée, feuilleton peu nuancé, et digne d’être oublié… Mais finalement ce roman -feuilleton ressemble assez au prétexte de cette Histoire sans nom. La grande différence est le thème de fond, qui est avant tout un thème psychologique…

Mademoiselle d’Olonde s’éprit du beau Ferjol et se fit enlever par lui. Ils se marièrent, et eurent une fille, Lasthénie, ravissante, le portrait de son père, mais fragile. Madame de Ferjol, bientôt veuve, se tournant vers la religion, prise de remords, et toujours obsédée par son mari, n’osait plus montrer d’affection à sa fille. Durant un Carême, elles hébergèrent un capucin mystérieux qui s’évanouit soudain avant la fin du temps liturgique. Plus tard, sa mère découvrit que Lasthénie n’avait plus au doigt l’émeraude de son père et était enceinte. Elle ignorait de qui, disait-elle. Sa mère l’accusait de vouloir cacher le nom du coupable. Questions, tortures, silence… Elles quittèrent le pays pour la naissance. Soulagement horrible: l’enfant était mort-né. Lasthénie devint presque folle. On la trouva morte un jour: elle s’était plantée dans le cœur des épingles. Fin de la première partie, centrée sur l’analyse psychologique faite par un narrateur omniscient en ce qui concerne le psychologique des deux femmes.

La seconde partie pourrait être une Diabolique dont elle reprend bien des éléments, tournant autour du mystère dont on ne dévoile qu’une partie: un jour, à un dîner, une bague circule: Madame de Ferjol s’évanouit en reconnaissant l’émeraude. Histoire de la bague: elle a été trouvée sur la main exsangue d’un voleur que ses amis avaient coupée pour le libérer… Un père Abbé, présent à ce dîner, vient la trouver et lui révèle l’histoire du voleur: il était devenu brigand, mais c’est lui qui avait été le capucin hébergé, et qui avait violé sa fille somnambule… Elle comprend qu’il ne l’avait que flétrie, et qu’elle, l’a tuée. Il s’est repenti et a été absous… Mais Madame de Ferjol, elle, est possédée par la haine, et va jusque sur sa tombe où le cadavre gît à l’air selon le rite trappiste, et là, jalousant les vers, et le dévorant du regard, son ombre s’étend sur lui.

Dans ce roman, il est de nouveau frappant que le mot de laideur ne soit pas prononcé une fois, ni au sens concret, ni au sens abstrait; tous les personnages sont beaux: les hommes en particulier, le bel officier qui séduit mademoiselle d’Olonde, un capucin épicurien, le

capucin-violeur-brigand dont on ne connaît que des parties du corps, et ceci avec un grand luxe de détails. La beauté de mademoiselle d’Olonde la rend séduisante et elle séduit, ce qui la rendra plus tard soupçonneuse et injustement cruelle; celle de Lasthénie – au nom significatif, – la rend désirable et fait d’elle une victime innocente… Même la servante nous est d’emblée présentée comme une ancienne belle: «La vieille Agathe, fille trois fois majeure, qui avait été une belle fille, blanche et rose, – couleur de pommiers en fleurs.»[196] Toujours le pittoresque en premier pour les personnages secondaires: les classer vite selon ces catégories laideur et beauté. Ce fut déjà le cas pour Nônon Côcouan[197], La Clotte [198], Bataille[199].

Quelques visions d’horreur: la main coupée ou le cadavre du capucin que Mme de Ferjol vient presque violer au sens propre.

Ce n’est pas la laideur qui est le sujet de ce roman mais tout au plus le rôle pervers de la Beauté, du désir pervers. Le vrai sujet, c’est ce que Barbey avait voulu consciemment écrire, la difficulté des relations entre un parent et son enfant… Peut-être se rend-il compte que la froideur est encore plus douloureuse que l’accusation de laideur, qu’il aurait pu supporter si les parents l’avaient dite avec tendresse, et l’avaient entouré d’amour…

Barbey écrit ce roman, nous l’avons dit, en même temps qu’il remanie Germaine pour en faire «Ce qui ne meurt pas «: on trouve déjà dans Germaine le même thème des relations si difficiles entre une mère et sa fille, mais on y trouve en plus le thème de l’inceste (qui semble, à première vue, absent d’Une Histoire sans nom)..

Dans Ce qui ne meurt pas, la beauté n’est qu’un des ressorts de l’action, un prétexte à l’analyse psychologique, un moteur des épisodes, un contexte qui sert à prouver ce qui meurt et ce qui ne meurt pas. Dans Une histoire sans nom, la beauté n’est quasiment pas utilisée de la même façon puisque nous ne savons pas les ressorts qui ont mû le capucin diabolique, et qu’en fait son propre aspect majestueux cachait une âme monstrueuse… le mystère sur lui reste entier.

D’autre part, dans Germaine, il est néanmoins beaucoup plus question de la beauté que dans Une histoire sans nom. De la beauté chez une personne mûre et vieillissante, comme de celle d’une toute jeune fille ou d’un adolescent. Et aussi de la beauté de la jeunesse androgyne. Comme dans tout roman classique, les détails physiques et matériels nous sont donnés en grand nombre, tandis que dans Une Histoire sans nom, il s’agit plutôt d’une ambiance, d’une absence et d’un silence

De ce côté-là, Une histoire sans nom s’apparente bien à la méditation de Barbey sur les Diaboliques, tout en étant parfaitement en harmonie avec ses premières œuvres.

Enfin, dernière œuvre romanesque, presque un Tournier, qui a cheminé en lui depuis 1872, mais n’a été rédigé qu’après une visite au château de Tourlaville[200], (Cotentin), en I882, et publié presque aussitôt: Une page d’histoire. Ce mot «histoire» ne comporte pas de majuscule: et en effet, l’expression habituelle est détournée de son sens. Il s’agit ici d’une histoire qui intéresse Barbey personnellement et non pas une page d’un intérêt historique. Il a 74 ans à l’époque et n’écrira plus d’œuvre romanesque.

C’est l’histoire de Marguerite et Julien de Ravalet, frère et sœur, d’une grande beauté, qui s’aimèrent d’un amour irrépressible quasiment depuis le berceau, eurent des enfants, et finirent guillotinés presque paisiblement, avec l’orgueil de leur amour.

Dans ce récit très court, on ne trouve pas une seule fois une allusion à la laideur, qu’elle soit physique ou morale. Les deux héros sont beaux physiquement et leur acte n’est jamais vraiment flétri ni condamné. Le souci esthétique est très grand dans cette nouvelle qui est presque un poème en prose, et que Barbey voudrait être digne d’avoir été, justement, écrit par Lord Byron, [201] dont on connaît les liens avec sa demi-sœur Augusta. Le thème est en effet celui de l’inceste… un thème qu’on a retrouvé beaucoup plus souvent au début des écrits de Barbey qu’au moment de la maturité. (Léa, Germaine, repris par Ce qui ne meurt pas),

Le thème du masque est également presque absent; ce n’est pas celui qui a intéressé Barbey dans ce récit: le plaisir de Julien et de Marguerite n’est pas lié au masque, il nécessite simplement pour exister le port d’un masque… et le mystère existe non pas tant de leur fait à eux que du manque de documents, et du désir de leurs contemporains de ne pas en savoir plus sur cette histoire.

Barbey présente ces deux enfants comme jumeaux, sans le dire expressément: «Que va-t-il nous tomber de ce ventre? Que va-t-il nous vomir d’affreux sur la contrée? Mais cette horrible attente fut trompée. Les monstres qu’on attendait furent deux enfants de la plus pure beauté qui sortirent un jour, comme deux roses, de cette mare de sang des Ravalet. (…) Julien et Marguerite de Ravalet, ces deux enfants, beaux comme l’innocence, finirent par l’inceste la race fratricide de leur aïeul. Il avait été le Caïn de la haine, ils furent les Caïns de l’amour.» [202]

Trois remarques: en fait, ils n’étaient pas jumeaux, mais avaient 4 ans de différence (Marguerite étant la plus jeune) et ne finirent pas la race: il y avait en effet d’autres frères et sœurs, qui continuèrent la race, normalement. Pourquoi Barbey change-t-il les choses? [203]… Disons, pour faire bref, qu’il fallait que ce soit comme un mythe pour qu’il puisse mieux s’exprimer.

Importance de ce «un jour» qui donne une valeur poétique et mythologique à leur naissance, sens ambigu de «la plus pure beauté» (la beauté est-elle exempte de tout défaut esthétique, ou de tout vice moral?), et récurrence du thème qui voudrait que les enfants sortent de quelque chose qui n’a rien à voir avec leurs parents… Ici Barbey refuse la ressemblance avec

des parents qui furent cruellement diaboliques, cette ressemblance qui porterait sur leur comportement, ou sur leur aspect physique, incluant une ressemblance de culpabilité: l’ambiguïté est là.

«Dans le château solitaire où ils furent élevés, Julien et Marguerite avaient dû, à ce qu’il semblait, assez s’accoutumer à eux-mêmes pour que leur dangereuse beauté ne fût pas mortelle à leurs âmes; mais ils étaient la dernière goutte du sang des Ravalet, et leur fatal amour fut peut-être leur funeste héritage…»[204]

Reprise du même thème de la relation parents-enfants: ici pour dire que cet amour fut une conséquence de leur hérédité. Ils sont en quelque sorte diaboliques eux aussi, mais innocents: d’abord leur faute est d’amour: ils n’ont rien fait de mal que s’aimer; ensuite, ils ont en eux les chromosomes (on commençait à l’époque à parler de l’hérédité…), ce qui les excuse. Enfin, autre excuse, leur beauté: elle est en effet encore une fois accusée d’attiser les désirs même pervers; elle est donc dangereuse. (Pourtant Barbey sait bien que le désir peut aussi aller au laid…).

Enfin Barbey reprend ce thème de l’inceste qui avait couru souterrainement depuis Léa: aimer près de soi est plus facile. [205]

«Son crime à elle, qui fut toute sa vie, et qui date presque du berceau, elle le porte sans remords, sans tristesse et même sans orgueil, avec l’indifférence d’une fatalité contre laquelle elle ne s’est jamais révoltée.»[206] On peut se demander si ce crime datant du berceau ne rappelle pas à Barbey d’autres crimes datant également du berceau: le remords esthétique est en effet un crime qu’il porte sur lui dès le berceau, en même temps dû à ses parents, et en même temps justement très différent de l’héritage de ses parents… Il est certain que pour Barbey, l’enfant qui naît peut n’être pas innocent, soit héritage de ses parents, soit malchance… Il est innocent, certes, mais il est aussi coupable et sa situation n’est pas celle d’un être vierge. Il ne parle pas ici de péché originel, au sens théologique, mais l’enfant qui naît a déjà tout un passé qui pèse sur ses épaules ou obère son futur (race, tendances, physique) et qui est même parfois présagé. Ainsi la beauté des Ravalet, jointe aux tendances criminelles de la famille, fait qu’ils vont se complaire l’un en l’autre et que cela constituera leur crime à eux.

Barbey trouve-t-il alors que Marguerite est une chanceuse de n’éprouver aucune révolte, aucune tristesse devant ce qui lui a été imposé dès le berceau? Ses sentiments à lui seraient-ils ceux qu’elle n’a pas? Bizarre le mot «orgueil» alors qu’on s’attendrait évidemment à «honte»… Le mot «honte» serait moral, «éprouver de l’orgueil» serait d’une Diabolique comme Hauteclaire, mais l’absence de ce sentiment met Marguerite au-delà de toute catégorie morale et la renvoie en quelque sorte dans le domaine de la simple prise de conscience, sans éthique: avant la connaissance du bien et du mal, avant le péché originel? ou avant la naissance de la conscience morale, avant la naissance tout court? Et on revient là au thème de la gémellité et de l’androgynie: cet amour est celui que nous vivons avec nous-mêmes ou celui qui est notre opposé semblable, double et complémentaire en même temps, et qui accepte lui aussi d’avoir les deux côtés de la nature humaine en lui.

Sa rêverie dans ce château est couronnée par une vision: «C’était l’heure du crépuscule. Deux cygnes nageaient sur ce lac où il n’y avait qu’eux, non pas à distance l’un de l’autre, mais pressés, tassés l’un contre l’autre, comme s’ils avaient été frère et sœur, frémissant sur cette eau frémissante» (O. C. II p. 378.)

Il est frappant de voir que deux frères, deux sœurs, deux frères et sœurs, ou deux amis, sans lien sexuel, ou encore deux amants en froid ou pudiques, seraient sans doute, à distance l’un de l’autre, nageant ensemble, mais leurs corps éloignés… Il est rare, à notre avis, que des frères et sœurs soient «pressés, tassés» l’un contre l’autre en se promenant, comme prétendument ici: c’est seulement lors de jeux ou dans de semblables circonstances, ou s’il fait très froid que frère et sœur peuvent se tenir ainsi. «Tassés, pressés», contredit donc les relations de parenté innocente. Métaphore signifiante de l’innocence du plaisir.

Ces mots n’évitent-ils pas en fait le terme «unis» qui aurait été ambigu certes, mais qui aurait beaucoup mieux traduit la pensée profonde de Barbey. L’attitude de ces deux cygnes fait penser à un couple amoureux, et la comparaison n’innocente en rien cette attitude: au contraire, elle qualifie justement l’inceste, et leur frémissement mystérieux est un frémissement de plaisir et un tremblement devant le tabou. Barbey n’a jamais eu de sœur, mais il imagine ce qui se passerait avec une sœur qui lui serait miroir et le désirerait autant qu’il le désirerait, et réciproquement… Thème byronien évidemment. C’est toute l’ambiguïté de cette relation si elle est extrême. (On veut parfois l’appeler philadelphie[207], mais ce terme frôle (volontairement ou non) le contre-sens (volontaire ou non), dans le cas d’un sentiment impliquant un désir physique, platonique ou réalisé, entre frères et sœurs; philia signifiant en grec l’amitié, et eros signifiant en grec le désir physique, on dispose en français des termes de pédérastie et de pédophilie qui ne désignent pas – ou ne devraient pas désigner la même chose-, évitent ainsi des amalgames et des imprécisions, et permettent donc de communiquer de manière scientifique et honnête; pour du sexuel entre frères et sœurs, il faudrait ainsi employer un terme parallèle avec pédérastie comme adelpherastie, ou parallèle avec philadelphie: éradelphie, ce qui permettrait de faire la différence avec la philadelphie, pour communiquer sur ces sujets.)

Julien et Marguerite sont nés déjà mûrs pour l’amour entre eux; ils meurent toujours jeunes, ils n’ont pas d’enfants qui vivent, ou s’ils vivent un moment, ils meurent après, comme si les enfants étaient des liens, des empêcheurs de l’amour: il n’y a pas de temps, pas de changement dans l’inconscient, seulement des états de relation qui sont souvent indépendants du temps, qui ne dépendent que du vécu, du ressenti.

L’aspect des cygnes blancs est une vision de paradis: ils sont au paradis, hors du temps, et naturellement ceci est la preuve que Barbey les innocente au nom de Dieu, immortels, et vivant au paradis cet amour, dans une atmosphère qui fait penser à un Balthus.

Si les cygnes avaient été noirs et le cou ensanglanté, cela aurait fait penser à la vision moraliste et légaliste des chroniqueurs et des juges du temps, mais cela n’aurait pas été au diapason du rêve intérieur toujours résurgent de Barbey.

Cette histoire est une page d’histoire, et non une page d’Histoire: c’est l’histoire que raconte Barbey d’un bonheur qu’il souhaitait. Pas une fois ici le mot «laid» qui serait sacrilège.

Cette dernière période, de 1878 à sa mort, pourrait donc se caractériser comme le retour aux impressions affectives du passé. Mais le plaidoyer au sujet de la laideur n’apparaît quasiment plus. Il est acquis que la beauté est à double face. Il n’y a plus du tout de plaidoyer pour les laids. Ce qui importe, c’est cette froideur qui ne sera jamais éteinte, cette non-communication au sein de la famille normale, et, consécutivement cette puissance des désirs et des rêves, où se trouve la vraie beauté…

Ce relevé du thème, précis et complet donne une bonne idée de son importance et de l’évolution qui le touche, de Léa à Une page d’histoire.

Cependant, il faut maintenant l’étudier aussi dans les articles qui parurent dans les journaux, et qui s’adressaient à un public qui «achetait» le journal et faisait vivre le journaliste… Barbey écrivait d’abord ces romans pour lui, quand il souffrait, comme nous l’avons vu. L’écriture pour un journal est très différente.

 

La laideur, dans l’œuvre destinée aux journaux. III.2.

Dans les romans et les nouvelles, Barbey écrit d’abord pour lui, tout en espérant trouver un jour peut-être des lecteurs qui le suivront.

Dans les publications journalistiques le motif financier existe, et le journaliste qu’est Barbey est bien obligé de tenir compte de ce qu’on n’appelait pas encore l’audimat… et ceci en raison inverse de sa notoriété.

Nous voudrions maintenant nous pencher avec le même dessein (relever la thématique de la laideur) sur les œuvres faites d’emblée également pour être publiées mais dans un tout autre esprit: son œuvre critique et journalistique.

Moins connue, énorme: 1300 articles! souvent longs de plusieurs pages, et consistants, de critique esthétique, littéraire, politique ou polémique; articles de mode, de faits-divers, de théâtre etc. Un travail de fourmi qui fait un monument. Elle n’est pas facile à lire et en faire une synthèse est une gageure.

Mais nous ne relèverons ici que ce qui a trait à la laideur pour essayer de discerner s’il y a une évolution ou des remarques qui, là aussi, nous permettraient de voir en quoi consistent les conceptions de Barbey sur la laideur, si elles manifestent des changements, s’il y a harmonie avec les idées décelées dans les romans. La cohérence est en effet un des tests pour, au delà des provocations ou des obligations, trouver les idées personnelles d’un homme.

Ce chapitre de notre travail ne sera pas forcément agréable à lire… En effet, les sujets abordés par Barbey dans ses articles sont variés, parfois captivants, mais évidemment, – c’est la loi de l’article de journal – sans suite et d’intérêt inégal… Notre recensement pâtira donc de ce manque d’unité puisque, là encore, nous respecterons l’ordre chronologique. Cependant avant de rassembler en une brassée nos conclusions, le style inimitable de panache ou de colère, la sincérité des accents de Barbey heureux de pouvoir s’exprimer et essayer de convaincre les lecteurs du journal où il est publié, l’intérêt de lire Barbey à propos d’un artiste ou d’un écrivain connu ou inconnu permettra au lecteur, nous l’espérons, de parcourir ces pages sans trop avoir l’impression fatigante d’un kaléidoscope chatoyant qui le frustrerait en plus d’une image désirée… Peut-être aura-t-il même envie de lire de plus près l’œuvre critique entière de Barbey d’Aurevilly.

Barbey a regroupé presque tous ses articles, par sujets, dans Les Œuvres et les Hommes. Nous avons repris ces articles, en respectant leur ordre chronologique de parution[208] (qui suit le plus souvent, à peu près, celui de la composition, – donnée par quelques indices dans les lettres et dans les journaux intimes: quand Barbey lisait, on constate en effet souvent que c’est pour faire un article, qui est commandé ou qu’il proposera). Nous citons les pages les plus significatives: nous avons laissé de côté presque tout ce qui a trait à la beauté, pour ne garder que ce qui concerne notre sujet.

Politiques, penseurs, Bas-Bleus ou non, religieux, artistes, ou écrivains se retrouveront donc mêlés, et distingués pourtant, par l’œil affilé de notre journaliste.

Jusqu’en 1855 environ. III.2.a.

Déjà dans les tout premiers articles, en 1834, nous y reviendrons, Barbey clame son credo sur la Beauté, avec toute l’ardeur juvénile du journaliste qui croit enfin arrivé le jour où il va pouvoir parler de ce qui lui importe au plus haut point. Ils sont importants comme est important tout commencement, toute rare occasion de s’exprimer.

Le tout premier article aborde l’esthétique et l’art de la critique avec des idées assez stéréotypées, mais «piaffantes»! Ceux du 12 février 1834 et du 15 septembre 1838 parlent, entre autres, de la beauté et de la brisure… Nous y reviendrons.

24 septembre 1838. Barbey fait un papier sur un ballet, La Sylphide, et son étoile Mademoiselle Fanny Essler, dans Le Nouvelliste: «Nous pensons qu’à la scène, principalement, la beauté est une condition nécessaire à tout talent qui doit aller haut. A nos yeux, il n’y a pas plus de danseuse sans beauté physique, que de tragédienne (…) Toujours le défaut corporel ou la laideur sera visible pour les organisations délicates et offusquera tout le reste. (…) l’élément indispensable au théâtre (est) le génie mystérieux de la beauté. (…) L’absence d’harmonie et de noblesse, deux qualités qui constituent pour la voix humaine le caractère de la beauté, trouble au moins l’émotion dans le spectateur, si elle ne l’empêche pas de naître. (…)

Si la loi qui dit que «toute femme qui n’est pas belle a manqué à sa vocation de femme en ce monde», et avorte même à être artiste, bonne tout au plus au métier de garde-malade et de nourrice, si une telle loi est cruelle, elle l’est bien moins pour Madame Dorval que pour

Mademoiselle Taglioni, qui, malgré des études fort intelligentes de son art, heurte à une insurmontable borne que le public n’aperçoit pas, parce qu’il éprouve le plaisir de surprise d’autant plus vif que la danseuse qui le lui donne n’a que son talent pour toute beauté.» [209]… On ne saurait mieux dire que Mademoiselle Taglioni, encore plus que Madame Dorval, n’a pas le physique qui plaît à notre critique, et que, malgré tout son talent, elle n’arrive pas à l’enthousiasmer complètement, lui qui n’a qu’un plaisir de surprise, et non un plaisir esthétique complet.

Quel contraste, quand, venant de lire par exemple Une vieille maîtresse, nous lisons cette citation qui nous ramène au Barbey de 30 ans, dandy, superficiel ou banal, injuste même et mondain, antérieur de 6 ans à l’inventeur de Vellini. C’est la perception classique de l’image de la beauté, celle qui fait vendre, qui fait commerce de la beauté etc.

Mais il y a bien d’autres pages où Barbey critique affirme haut et fort ses goûts, dont il tire, non sans toupet, des théories: dans un article du 29 octobre 1838, dans le Nouvelliste également, sur Mademoiselle Rachel: «Elle aussi, comme cette autre moissonneuse de succès, Mademoiselle Taglioni, dont nous parlions l’autre jour, a vaincu, autant qu’on peut la vaincre, cette fatalité cruelle et obstinée d’un physique sans éclat et sans beauté. De plain-pied, peut-être qu’elle est mieux qu’à la scène, mais au sein de la perspective du théâtre, cette tête de bonbonnière est comme afondrée [210] dans l’espace et semble reculer sous le regard. L’impression que l’on ressent de l’absence de grandes lignes dans le visage est plus fâcheuse même que celle qui résulterait de la laideur, car la laideur est souvent énergique, et peut s’empreindre d’un certain caractère de fierté.» [211]

A propos de menus événements, Barbey reprend la même idée digne du consommateur le plus cru: le 8 décembre de la même année, toujours dans Le Nouvelliste, au fil d’un article concernant La popularité, par Casimir Delavigne, il parle du public d’un théâtre: «La salle était belle, animée (…) On remarquait au balcon une jeune fille d’une grande beauté et dont la blancheur luttait avec celle du cygne qui garnissait sa robe rose. On dit que cette jeune fille est l’élève de Mlle Mars et sur le point de débuter. Nous qui croyons que la beauté est nécessaire au talent d’une actrice, nous avons salué cette beauté-là comme un gage et une espérance.» [212]

Dans ces articles-là, le Barbey «macho» dirait-on aujourd’hui, voit la femme comme une proie à consommer, s’il n’est pas épris, et la mesure à l’aune de son désir spontané. Cependant on sent aussi que la laideur pose un problème de fatalité injuste, contre laquelle le critique ne s’élève pourtant pas. Au début, et lorsqu’il écrit pour le public, Barbey exprime, des conceptions très classiques, et bien différentes de celles des lettres et des romans: seule la beauté est belle et elle est nécessaire aux femmes. L’amour inné et acquis de Barbey pour la beauté va de pair avec le discours ambiant dont il a été imprégné, et dont il extériorise les thèmes dans ses articles: ce mode d’expression domine les réactions psychologiques personnelles qu’il prend en quelque sorte comme des faiblesses dues à une subjectivité indigne d’un critique et d’un esthète, et impossibles à manifester pour un journaliste embauché (et congédiable) comme critique officiel. Fanny Essler, la Taglioni, Rachel en ont été les victimes, comme nous l’avons vu.

Lorsqu’il écrit des articles dans (ou sur) La Mode, Barbey côtoie parfois notre thème, mais de fort loin… Et même si nous, nous les lisons avec le sourire ou un éclat de rire, comme il devait, lui, se contraindre pour accepter ce type de travail, et y trouver un intérêt autre que financier [213]

Ainsi, à propos d’appareils dentaires qui redressent les dents, ou de chapeaux qui s’harmonisent avec un visage: «Ils ne jurent pas avec le front, la forme du visage, l’air et les yeux qu’on a le bonheur ou le malheur d’avoir. Ils les accompagnent et les embellissent.» [214] Quelle élégante plume pour nier la laideur ou la faire s’évanouir… mais la souffrance est là-derrière…

Un autre jour, notre Barbey doit parler de nouveaux corsets qui vont faire aux dames une taille fine «Toutes les tailles sont jolies là-dedans, et les vraiment belles sont plus belles. On raconte que Madame de Staël, qui était fort laide, disait assez fastueusement en montrant les lignes de son corsage que Dieu avait mis là-dedans son vrai visage. Par état, Madame Constant[215] est un peu de l’école de Madame de Staël. Pour elle, le visage des femmes est dans leur tournure, et elle fait pour ce visage-là ce que Madame Pratt[216] fait pour l’autre.» [217]

Mais pour les messieurs aussi (!) Madame Constant a pensé utile d’»offrir aux hommes graves une ceinture qui rend désormais le ventre impossible. On devine quelle énorme clientèle (énorme est le mot!) Mme Constant va se faire dans ce monde; et parmi les jeunes premiers de quarante ans. Si George IV avait connu Mme Constant et sa ceinture, il eût échappé aux féroces plaisanteries de Brummell.» [218] Barbey est âgé de 37 ans alors, et gardera toute sa vie, au prix de grands efforts souvent (et parfois même d’un corset), une taille fine et élégante…

Ces articles nous font mieux comprendre le dandy, en même temps que sa rage d’avoir à écrire ces fadaises, son humour au second degré, et son courage lorsqu’il doit avaler son crapaud…

Beauté et laideur, les plus prosaïques, font partie de son monde, de ses intérêts, et dans tous les sens.

Quelques années après, Barbey qui s’est donné à fond à la vie parisienne et à son métier de journalisme, qu’il voudrait d’ailleurs voir plus «prenant», commence à rédiger Du dandysme et de George Brummell, un petit ouvrage sur le dandysme qui lui demandera deux ans de travail, 1843 et 1844. Il sera très remanié bien plus tard.

On sait que Barbey se piquait d’être un dandy, mais un dandy qui ne suivait même pas la mode d’être dandy, qui souhaitait plutôt la lancer. Sans nous intéresser ici, au sens profond de la démarche, observons si la laideur et la beauté ont des incidences sur son analyse et ses remarques.

Le titre du livre Du dandysme et de George Brummell fait pressentir que l’on va trouver une série de portraits, d’exemples, à partir desquels il va essayer de dégager les points communs qui font l’essence du dandysme.

Il énumère quelques précurseurs:

– Richelieu, dont il fait une longue présentation, psychologique surtout, en marquant bien les différences avec Brummell. Celui-ci n’est qu’un dandy, alors que Richelieu est un être actif et courageux: il avait pour lui toutes les forces de la vie[219]. Il «était grand seigneur dans une aristocratie expirante. Il était général dans un pays militaire. Il était beau à une époque où les sens révoltés partageaient fièrement l’empire avec la pensée et où les mœurs du temps ne défendaient pas ce qui plaisait.» [220]

-d’Orsay, «ce lion dans le sens de la fashion, et qui n’en avait pas moins la beauté de ceux de l’Atlas, d’Orsay n’était pas un dandy. «[221]

– les beaux, avec Fielding, «dont la beauté arrêta le regard sceptique de l’insouciant Charles II, et qui, après avoir épousé la fameuse duchesse de Cleveland, renouvela les scènes de Lauzun avec la Grande Mademoiselle.»[222], Nash, Bolingbroke, Marlborough, avec «sa beauté de femme orgueilleuse»… qui sont les précurseurs des dandys anglais.

– Le prince de Galles lui-même, dandy, et dont l’amitié avec Brummell fut un «sentiment qui était de la sensation encore, le seul peut-être qui pût germer au fond de cette âme obèse, dans laquelle le corps remontait.»[223] La déchéance du Régent s’accentue au fil des ans: «l’embonpoint, ce polype qui saisit la beauté et qui la tue lentement dans ses molles étreintes, l’embonpoint l’avait pris»[224], suscitant les insolentes moqueries de Brummell et leur brouille.

– Brummell enfin, le dandy modèle sur lequel Barbey fait une étude qu’il espère courte mais incisive et vraie:

«On l’a considéré comme un être purement physique, et il était au contraire intellectuel jusque dans le genre de beauté qu’il possédait. En effet, il brillait bien moins par la correction des traits que par la physionomie. Il avait les cheveux presque roux, comme Alfieri, et une chute de cheval, dans une charge, avait altéré la ligne grecque de son profil. Son air de tête était plus beau que son visage, et sa contenance, – physionomie du corps, – l’emportait jusque sur la perfection de ses formes. Ecoutons Lister: «Il n’était ni beau ni laid, mais il y avait dans toute sa personne une expression de finesse et d’ironie concentrée, et dans ses yeux, une incroyable pénétration.»[225]

Barbey ajoute quelques autres notations dans lesquelles le physique se mêle avec le mental: sagacité, indifférence aux autres sans mépris, roux magnifique, bel accent, vue courte volontaire pour ne pas voir celui qu’il ne voulait pas voir, l’air d’un sphinx, l’ironie, l’esprit à sa disposition: le corps s’exprime lui-même, et exprime quelque chose de l’intime, volontairement ou non.

«Tel était le beau George Bryan Brummell. Nous qui lui consacrons ces pages, nous l’avons vu dans sa vieillesse, et l’on reconnaissait ce qu’il avait été dans ses plus étincelantes années; car l’expression n’est pas à la portée des rides, et un homme remarquable surtout par la physionomie est bien moins mortel qu’un autre homme.» [226]

Mais avant de le voir vieux, il faut encore observer comment se passe le déclin d’un dandy. Disgracié, il vient passer sa dernière soirée à l’Opéra: il fit une «stoïque toilette» (…) «il parut à l’Opéra. Il y fut ce qu’est Phénix sur son bûcher, et même plus beau encore, car il sentait bien qu’il ne renaîtrait pas de ses cendres. En le voyant, qui aurait dit un homme foudroyé…» [227] Le courage de Brummell est un exemple pour Barbey.

– Byron n’est mentionné qu’en passant[228], chose étrange.

-Enfin, dans la conclusion de la première mouture, Barbey, qui n’a pourtant pas parlé essentiellement de la beauté physique dans cette étude, s’arrête sur Alcibiade comme le dandy du «plus beau type chez la plus belle des nations». [229]

Cet ouvrage donne donc des dandys, précurseurs ou non, une vision où l’élégance des mœurs, du geste, s’ajoute à la beauté physique, même si celle-ci n’est pas nécessaire et indispensable. Elle parfait le dandy devant lequel on peut avoir toutes les admirations.

Ces réflexions sur le dandysme permettent à Barbey de faire le tour sur un sujet qui l’intéresse personnellement.

Dans La Sylphide, le 21 décembre 1845, Barbey doit faire une petite chronique des cancans parisiens.

Il raconte par exemple aux lecteurs l’aventure d’une petite jeune fille de bonne famille partie soudain «avec le secrétaire de son père, laid comme le plus affreux de vos créanciers»[230] mais qui, lorsqu’elle a été désabusée a refusé d’épouser cet homme inintéressant… Cancans qui lui serviront dans ses romans.

Dans toute cette période des débuts journalistiques de Barbey, (jusqu’en 1855) la beauté semble être pour lui un plaisir pour le consommateur, que ce soit pour vanter des produits de beauté, ou des accessoires de l’élégance. Et pour un consommateur qui suit la mode, qui plus est, même si son dandysme lui interdit de le reconnaître. Sur ce plan de la laideur et de la beauté, auquel nous nous restreignons, Barbey ne brille pas par sa finesse, ni par son originalité, ni par sa compréhension sensible… Joue-t-il si bien son rôle de dandy dans son masque? en tout cas, on ne reconnaît pas du tout ici le Barbey des romans, sur ce plan.

De 1855 à 1864 environ. III.2.b.

Les choses vont changer.

En 1855, Barbey écrit une notice pour les Reliquiae d’Eugénie de Guérin. Cet article n’a pas été retrouvé, mais il a été repris pour «Les Bas-Bleus», sous le titre «Eugénie de Guérin».

Ce qui est étonnant, c’est de voir Eugénie citée dans ce recueil de Bas-Bleus, mais Barbey explique qu’elle était tout sauf une Bas-bleu et c’est pour faire la différence avec cette espèce exécrée qu’il l’a mise dans cet ouvrage… Cette justification nous semble un ajout destiné à justifier la place qu’il lui fait. Peut-être n’aurait-il su où la classer, – ne voulant pas lui donner une place chez les hommes de lettres… et voulait-il lui faire une place, en 1878, dans Les Œuvres et les Hommes?

Barbey nous y fait un aveu intéressant: «Pour ceux qui croient à la forte influence de la race sur le caractère, le génie et la beauté des hommes (et je suis de ceux qui ont cette faiblesse)…» [231]. Nous reviendrons sur cette incise qui a son importance et pose question.

Eugénie lui semble un être absolument à part: en effet, elle pouvait vieillir sans enlaidir: «Dieu lui avait refusé cette beauté des vases et des statues que le temps peut détruire; mais il l’avait ornée de la beauté qui ne passe point, de celle dont elle disait: «Quelle que soit la forme, l’image de Dieu est là-dessous. Nous avons tous une beauté divine, la seule qu’on doive aimer, la seule qu’on doive conserver pure et fraîche, pour Dieu qui nous aime.» Simple et profonde manière de se voir et de s’accepter qu’elle eut toute sa vie et qui aurait sauvé Madame de Staël qu’on appelle une laide de génie, de ses tristesses sans grandeur!»[232] C’est le Barbey d’Aimée de Spens et de Calixte que nous retrouvons bien là.

En 1860, la beauté et la laideur sont pour Barbey une source de méditations de type philosophique et éthique ou esthétique. En voici trois exemples:

Il rend compte au Pays d’un roman de Feydeau, Catherine d’Overmeire. «L’héroïne est une beauté flamande que l’auteur a faite vulgaire à dessein, croyant par là, énorme erreur! la faire plus réelle, ne lui donnant que la beauté physique, la moins grande, la beauté charnelle et rose des femmes de Rubens.» [233] D’habitude cette beauté semble à peine suffire aux bras de Barbey quand il est en veine de réjouissance… Mais en 1860, Madame de Bouglon est encore très présente…

Un autre jour, il cite un vers d’Eloa, de Vigny:

«Puisque vous êtes beau, vous êtes bon sans doute.»

Et c’est tout le problème qui sera si souvent évoqué par la suite des êtres beaux qui sont en fait mauvais…

Lorsque Barbey refit une édition du Dandysme en 1861, il y ajouta une préface qui cherche à excuser l’aspect léger de ces dandys, reconnaissant ainsi par là leur manque de profondeur.

Madame Sophie Gay, ayant écrit un livre qui n’avait pas eu l’heur de lui plaire, voici ce qu’il en dit en décembre 1863, et qui nous révèle aussi peut-être sa façon de voir les choses: «Elle avait toujours eu le tort de n’être pas jolie. Pour une femme, un pareil tort mène à tout. Qui sait? peut-être de désespoir se lança-t-elle dans la littérature qui fut pour elle, hélas, ce qu’elle est pour la plupart des femmes, une occasion de conversation, de commérages et de coteries; car jamais les femmes n’ont rien compris à la grande littérature solitaire.» [234] Et alors les hommes? et alors notre homme? N’a-t-on pas ici un aperçu de ses raisons d’écrire?

En 1868, l’influence idéaliste et religieuse de Madame de Bouglon s’estompe, mais celle de Byron reste encore présente, et peut-être même se renforce-t-elle. Aussi Barbey lit-il avec une impatiente curiosité les souvenirs de Clara Guiccioli sur Byron… Tout l’article serait à citer, si nous nous occupions de «la beauté», mais nous n’en retiendrons pour le moment que quelques passages: «Certes! il était beau, Lord Byron, – cela n’est pas douteux, – et surtout il n’était pas si noir et si diable que les sots et les hypocrites protestants l’ont fait; mais sous la plume de celle qui a pourtant un intérêt à le trouver irrésistible, il finit par être trop beau, et on lui voudrait au moins, une des verrues que Cromwell disait à son peintre de ne pas oublier.»

Et encore, en conclusion:

«Et j’ai tout dit de ce livre sur Byron, qui a calomnié Byron en beau et en bon comme d’autres l’ont calomnié en laid et en mauvais.» [235]

C’est en 1868 que Barbey écrit ceci, et dans Les Diaboliques on retrouve ce byronisme plusieurs fois… De plus, l’idée que la beauté parfaite a quelque chose d’impossible ou de diabolique, rejoint la description de l’adorable Byron, – le mot est de Barbey!- être réel à la beauté parfaite, et justement qui boitait…

Ces années 1855-1864 peuvent être définies comme celles des premiers aveux indirects aux lecteurs. Le cas d’Eugénie, celui de Byron, sa notoriété aussi qui lui permet d’être plus audacieux, l’agacement devant le réalisme lui font donner en même temps un place moindre et plus nuancée à la beauté du corps, et une place plus grande à la beauté en général. La laideur n’est pas intéressante pour les lecteurs, elle n’est quasiment pas mentionnée, sauf comme fruit de la bêtise ou du réalisme… en tout cas jamais comme un problème personnel. Il prend de la hauteur par rapport à ce qui fut sa souffrance initiale, et en arrive à des réflexions d’esthétique. L’art l’intéresse, mais trop souvent on lui demande des articles d’histoire ou de littérature…

La période de 1864 à 1872. III.2.c.

Enfin, dans le compte-rendu d’un livre de Duranty, il réitère ses critiques contre le réalisme qui prospère, «s’imaginant que tout est plus vrai dans la vie à proportion que tout est moins beau (…) Erreur inouïe! La beauté peut être plus rare, mais elle n’est pas moins vraie que la laideur.» Le réalisme alors n’arrive, selon lui, à produire que des choses «mesquines, prosaïques ou abjectes.» [236]

En 1865, Barbey bataille dur contre le réalisme en général, le misérabilisme… «Le réalisme de Courbet (…) abolit les hiérarchies et proclame l’axiome que «puisque tout est égal, il n’y a pas de laid.»[237]. Les conceptions esthétiques de Barbey sont, nous le verrons des conceptions qui sont celles de toute la vie et portent sur l’ensemble de la création humaine.

Toujours poursuivant ses réflexions sur l’art, en 1869, à propos de l’Education sentimentale de Flaubert, qu’il n’aime pas: l’art doit avoir pour but unique la beauté, «la beauté avec tous ses genres de beauté. Or la vulgarité n’est jamais belle, et la manière dont on la peint, ne l’ennoblissant pas, ne peut pas l’embellir.»[238]

Barbey va pouvoir aller beaucoup plus loin dans l’explication de ses conceptions esthétiques. En 1872, il est en effet chargé de rendre compte du Salon de peinture: environ 150 pages où Barbey se régale de pouvoir s’exprimer, et convertir ses lecteurs à ses opinions… surtout qu’il n’est pas tenu d’être impartial: il les a en effet prévenus qu’il parlera comme un Béotien, un Barbare, un Ingénu, un Iroquois!…

Tout d’abord, ce sont des critiques simplement esthétiques qu’il se permet: Les quatre parties du monde, par Carpeaux, lui semblent très imparfaites: «Elles sont là toutes les quatre, se faisant dos à dos, et rien n’est plus laid (je dis le mot bravement) que ces quatre paires de jambes et ces huit pieds, qui courent en rond les uns après les autres!» [239] et ceci d’autant plus que ces jambes ne sont pas féminines mais celles de jeunes garçons «sans grâce», disharmonieuses donc, alors que l’androgynie est harmonie des contrastes.

Mercié, auteur d’un David qui vient de tuer Goliath, se fait critiquer pour avoir sculpté David «nud comme un ver (…) et je le pardonnerais si son corps avait de la beauté, car la beauté importe bien plus, en sculpture, que la vraisemblance ou la vérité du costume historique; mais le corps de ce David est chétif, émacié, et laid.» [240] Barbey aime assez les

canons qu’utilisent les peintres pompiers par exemple et, de plus, ce gringalet ne lui semble pas ressembler à David qu’on dit, dans la Bible, être beau.

Ensuite, l’esthétique – classique – doit passer avant tout: Jour des morts, au Campo-Santo de Pise est une toile de Mercié où l’on voit des femmes éplorées. Cette peinture touche Barbey. Pourtant il trouve un défaut au visage d’une de ces femmes qui suscite chez lui critique et conseil: «Son visage a pleuré… mais le peintre pouvait marquer plus noblement la trace des larmes qu’en rougissant le nez de cette veuve sensible, trop nasalement affligée.

Les femmes qui sont laides quand elles pleurent, fût-ce leurs maris; les femmes qui ont le nez violet, luisant ou rouge, après avoir versé les larmes les plus honorables et les plus vertueuses, ne sont pas du domaine de la peinture. Il ne faut pas les peindre. Si elles intéressent, il faut leur acheter des mouchoirs bordés de valenciennes, et les prier, par respect pour la peinture, de mettre leurs pauvres petits nez dedans.» [241]

La préoccupation de Barbey de faire vrai, mais beau avant vrai, ou beau au moins autant que vrai, ou de ne faire que du laid… beau et séduisant, est ici sensible à travers l’ironie…

Mais pourtant Barbey n’aime pas non plus le convenu ni le banal: David d’Angers peint L’amour maternel: «Ah! ceci par exemple est très réussi, l’expression du visage! Et elle est si belle que je regrette qu’elle ne soit pas – au même degré d’exaltation farouche – sur un visage moins correctement et moins fièrement beau… Qu’est-ce à dire?… Ne souriez pas! Ecoutez-moi. C’est une Aquilina que la mère de Monsieur David. C’est quelque chose comme la mère des Macchabées défendant un de ses enfants. Or, c’est là le poncif dans l’idée. Le poncif dans la forme, ce sont les lignes de ce visage, aquilin, agrippin, dont le type de mâle beauté est devenu une idée commune, et voilà pour moi où la Critique tient le défaut de la cuirasse. C’est ce galbe trop connu aussi, comme le mouvement de la mère, que j’aurais dédaigné si j’avais été à la place de Monsieur David d’Angers.» [242] Il en aurait fait une douce panthère, si douce d’habitude, mais déchaînée. (Diable, voilà qui est ambitieux!)

Il existe aussi des tableaux dont les sujets ne lui plaisent pas, et ne trouvent pas grâce à ses yeux: il ne s’interroge même pas pour savoir si le peintre a bien peint!

Autre idée dominante: le laid est inacceptable pour toutes sortes de raisons: il s’exaspère littéralement de voir le nombre croissant de gens qui se font portraiturer. «En effet, le fretin humain n’est pas beau, et pourtant, dans ces bancs entassés de harengs pour la laideur, il n’y a personne qui ne se croie être quelqu’un et avoir un visage. Tout museau a ses prétentions. Les peintres et les sculpteurs qui spéculent, hélas! sur le portrait, ont même une théorie qui va à tous ces museaux impatients de leur reproduction: c’est qu’en art, il n’y a rien de laid en soi, et que tout peut être abordé. Ceci n’est pas faux à une certaine profondeur, et en l’expliquant; mais comme c’est commode pour les gens laids, qui reculeraient pudiquement devant leur laideur!» [243] Cette tirade vengeresse (qui est bien plus longue) clôt l’étude de la sculpture dans le Salon, ce qui montre l’importance de cette idée. Il faut aussi remarquer qu’il emploie rarement le mot «laid», trouvant mille tournures et synonymes qui l’évitent souvent. Mais à propos de ces portraits, il l’est quatre fois en huit lignes.

Barbey revient sur cette idée: «Les hommes n’ont de figure pour moi que quand ils ont beaucoup d’esprit, d’âme et de génie.» [244]C’est un extrait de la presque dernière page de ce Salon, que Barbey finit sans doute avec quelque malice, sur un portrait de Thiers peint par une jeune femme, bas-bleu peut-être?

Le commun des mortels est en effet fort laid: un tableau de Sirouy, La Fortune ne lui plaît guère, ni par le sujet, ni par la forme: «Les gens qui se poussent sous sa roue sont aussi communs que l’idée du tableau qu’il fallait relever, si on l’avait eue, par le génie du détail.

Ils sont donc laids; mais ce n’est rien que d’être laids: ils ont aussi des figures de damnés (…) serait-ce à notre usage, une petite moralité… (…) Même la figure de la Fortune aussi (…) a l’air bête.»[245] Quelle exécution! bêtise et laideur vont de pair… peut-être avec la damnation. Les parents d’Alberte feraient-ils partie de cette cohorte humaine?

De toute façon, il n’y a pas de raison pour peindre laide la laideur morale:

Un Bazile nous offre le portrait d’un être laid moralement… mais Astruc, que Barbey estime, a évité, justement et intelligemment, de le peindre laid: «Cet homme est ce qu’il doit être comme animal humain et comme type d’animalité inférieure. Bazile est bas, rampant, avide, envieux, hypocrite, un coquin capable de tous les crimes lâches, incapable seulement des crimes hardis, et c’était cela qu’il fallait traduire sans laideur, ce qui est l’art vrai, et l’art difficile. Exprimer en effet la laideur morale simplement par la laideur physique, dans les arts plastiques, c’est facile et c’est grossier! C’est le pont aux ânes des imbéciles qui s’imaginent que c’est la Voie Appienne. Monsieur Zacharie Astruc n’a pas passé sur ce pont-là…

Son Bazile, c’est Bazile; – mais, allez! Courbet ne l’aurait pas peint comme il l’a montré. Ce Bazile n’est pas laid, mais il est Bazile. C’est le cuistre que vous savez, mais idéalisé, car la sculpture, bien plus idéale que la peinture, doit idéaliser jusqu’aux cuistres!»[246]

Ce Bazile-là pourrait bien porter un masque invisible sur sa figure comme le meunier du Moulin Bleu du Des Touches, si Barbey s’abaissait à peindre ce genre de personnages.

Une sorcière, peinte par Axenfeld, sous le nom de La Strega, particulièrement hideuse, lui arrache un autre cri: «Et d’ailleurs, avait-il besoin de la faire si laide, sa sorcière? Toutes les sorcières ne sont pas laides. Toutes ne sont pas vieilles… forcément. J’en connais de belles et de jeunes, moi, et qui ne battent pas l’eau pour faire de la grêle, mais qui font la pluie et le beau temps dans nos cœurs. Etre vieille, laide, dégoûtante, atroce, n’est pas de programme obligatoire pour la fonction de sorcière. En Thrace, il y en avait de jeunes, qui avaient chaque œil doublé de deux prunelles. Quel charmant regard! et comme cela aurait dû tenter un peintre, ce regard de deux prunelles, et les prunelles de deux couleurs! En Illyrie, elles y avaient une patte de chat, – un regard qui griffait son homme celui-là! Et Goethe ne fait-il pas valser Faust, au Sabbat, avec une jeune sorcière au corps gent, blanc et nud, à la bouche rose, qui, à chaque parole qu’elle dit, lui crache voluptueusement au nez un gros rat rouge?… M. Axenfeld n’a pas voulu peindre cette sorcière-là, et cependant le gros rat rouge était bien tentant! Si au lieu d’une bouche rose, le rat était sorti d’une gueule, parions qu’il le peignait, cet amour de rat!

Je ne sais point si M. Axenfeld aime le laid: il y a des hommes et même des peintres qui l’aiment; mais s’il l’aime, avec son tableau, il doit être heureux!» [247]

Le rejet de Barbey devant le laid laid est donc complet: non seulement il le refuse dans le simple réalisme: le nez de la veuve éplorée n’a pas le droit d’être rouge, mais encore on ne doit pas peindre la foule si elle est laide, et on ne doit pas peindre l’homme laid moralement sous un aspect laid. Et il est vrai, que, dans ses œuvres, il n’y a pas de description de laideurs bêtes ou laides… et même la quantité de personnages beaux est très importante.

Barbey a ainsi beaucoup de plaisir à admirer un faune, sculpté par Sceto: il en a tant, qu’il fait une transition pleine d’humour, avant d’aller subir le pensum des portraits dont nous savons ce qu’il pense: «Lorsqu’on a eu trop de plaisir à voir une chose, et qu’on est aussi catholique que je le suis, il est très bon de s’en aller voir une laide, pour ne pas tomber dans l’épicuréïsme absolu. (…) mortifie-toi donc, mon bonhomme!» [248]

Peintes ou sculptées, d’autres figures nous font irrésistiblement penser à ses héros, et, pour celles-là, Barbey laisse aller sa plume et nous livre tous ses rêves et ses désirs.

Exemple: un tableau qui va lui inspirer un très long texte, l’Héléna de Humbert «Une femme comme une couleuvre dressée sur sa queue, est debout, toute droite devant une table sur laquelle il y a un jeu de cartes étendu, et de la pointe de ses doigts fins, sans baisser la tête et sans les regarder, elle en touche deux. (…) deux cartes à jouer qui pourront bien un jour s’ensanglanter du sang d’un homme. (…)

Vous imaginez-vous que cette femme est belle?… Elle ne l’est point. Mais elle est pire, comme disait madame Dorval, en parlant d’elle-même, et c’est ce pire-là qui est puissant. Mais il ne l’est pas seul. L’étrangeté, cet Inattendu qui jaillit d’une source toujours ignorée, s’ajoute et fait sensation complète (…)

La Joconde est belle, mais elle n’est pas que belle. C’est là sa moindre qualité. Il y a même des femmes beaucoup plus belles… mais son mérite, c’est d’être un mystère. C’est de tourmenter à jamais, quand on l’a vue une fois, l’imagination étonnée! C’est d’être un Sphinx qui, les mains tranquillement croisées sur sa ceinture, avec son indéchiffrable sourire, et ses yeux placides, et souriants aussi, luisant dans l’ombre de ses magnifiques arcades sourcilières, se moque éternellement des Œdipe de l’avenir qui ne la pénétreront pas.

(…) ce regard étrange est la caractéristique de cette figure incompréhensible et magnétiquement engourdissante.

Je ne suis rien, je ne suis qu’un ignorant en peinture, qui n’a rien vu que par le trou d’une bouteille. (…) Ce qu’on ne dit pas n’en existe pas moins, disait Benjamin Constant. Et que disait-il là? C’est ce qui existe le plus, Et tout ce qui est se devine, ajoutait-il, l’auteur d’Adolphe, ce vieux fat qui disait là une fameuse fatuité.

Non! Non! tout ce qui est ne se devine pas. Dans ce tableau (ou portrait) d’Héléna, le charme c’est qu’elle n’est pas devinée.» (page 326 Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887)

Quand Barbey écrit ce presque poème sur Héléna, Le Dessous de cartes d’une partie de Whist est publié depuis 22 ans… et qui ne songe à Madame de Stasseville et aux théories sur l’enfer vu par un soupirail en lisant ces longues pages sur ce tableau.

Ces textes, peu connus, presque parlés, et si vivants mériteraient d’être plus étudiés: peut-être un jour, comme Yann Le Pichon a fait ceux de Proust, Baudelaire, Freud, écrirons-nous – et peut-être avec lui – un Musée retrouvé de Barbey d’Aurevilly… Car ces Musées retrouvés nous font trouver et retrouver les personnalités subjectives et profondes: connaître les goûts de quelqu’un, n’est-ce pas connaître une partie de ce qu’il a en tête, en lui, et pouvoir le «pressentir»?

Ce Salon de 1872 est en tout cas très révélateur de son évolution et de ses goûts en matière de peinture et de sculpture:

– il ose porter des critiques techniques sur des œuvres

– il affirme que les arts ne doivent pas peindre le laid

– il affirme que la belle figure humaine est rare: le plus souvent, c’est laid et vulgaire, et il n’aime pas les portraits

– il hait les poncifs, les manières convenues, ou les sujets banals;

– il apprécie la beauté, sous toutes ses formes: garçonnière, adolescente sauvageonne, ou belle femme chez la femme en particulier.

– il affirme que la beauté peut cacher le mal

– il rêve surtout devant des tableaux qui correspondent à ses hantises.

Ce Salon a été pour Barbey une occasion rêvée d’exposer, avec un désordre qui lui facilitait la chose, ses goûts et ses obsessions en matière d’Art. Il s’est royalement détourné de ses anciens objets, pour regarder ce qui était considéré comme de la Beauté, et y discerner la part de laideur. Le plaisir de pouvoir s’exprimer, et, pour mériter ce titre de critique d’art, la nécessité d’être objectif, mais surtout clair dans ses appréciations, lui a permis d’avancer ou l’a obligé à dépasser son problème personnel. Ce titre devait avoir une grande importance pour lui… puisqu’il lui donnait une autorité dans un domaine qui lui tenait à cœur, nous le verrons.

De 1872 à sa mort. III.2.d.

La complexité des significations de la beauté et de la laideur, Barbey la connaît bien maintenant, et il en parle d’une façon qui prouve que ce n’est plus du tout pour lui l’apparence qui compte, car il pense voir plus clair que la foule.

Il en parle de façon très autoritaire, parfois brusque et violente. On dirait qu’il a oublié ses propres souffrances lorsqu’il mentionne sans ménagement la laideur physique de ses amis et de ses ennemis.

Il affirme ainsi avec autorité maintenant, à propos de Jules Fabre: «Laid d’une laideur à faire concurrence à la laideur de Crémieux, il a pu bénéficier sans doute de cette laideur oratoire qui, dans l’impression des masses, vaut quelques fois la beauté.»[249]

N’aimant pas le XVIII° voltairien, il n’aime pas Sophie Arnould et lorsqu’il rend compte, en 1877, du livre d’Edmond et Jules de Goncourt, Sophie Arnould d’après sa correspondance, il ne cache pas son plaisir à la trouver laide: «Spirituelle, – elle n’était que spirituelle en tout –, cette diablesse d’esprit n’était même pas jolie, et même le portrait qu’en donnent MM. de Goncourt, à la tête de leur ouvrage, et d’après un dessin du XVIII°, nous la crache fort laide.» [250] Il éreinte sa correspondance qui est bien celle d’»une coquine méprisée, honnie, exécrée et laide.» [251] Argument ad hominem dont il ne veut pas sentir l’indignité.

Pourfendant jusqu’à la fin le réalisme, il écrit en 1875 à propos de La faute de l’abbé Mouret, de Zola: «Les choses rurales ne sont point des choses basses en soi, et La Fontaine qui les a peintes souvent en des vers adorables, a prouvé qu’on pouvait les idéaliser en les peignant. Mais M. Zola est d’une brutalité de touche qui, de simples qu’elles sont, les fait basses, et son amour dépravé du détail laid, – le mal général de la peinture en cet instant du XIXe siècle –, les abaisse davantage encore.»[252]

Même chose en 1876: le roman Jack, de Daudet, lui inspire cette tirade: «Ces nosographes du roman, allant, de réflexion et de préférence, à tout ce qui est laid, odieux, ignoble, comme à des curiosités bonnes à peindre, – infatigablement et sans les tacher jamais de la lumière du moindre idéal!…» [253]

Et à presque 70 ans, il vitupère encore gaillardement contre «la poétique du Laid de M. Hugo, et la poétique du Dégoûtant de M. Zola.»[254]

Au sujet de Courbet, son opinion de 1865 n’a pas changé en 1879: «Pour lui, la hiérarchie entre les choses visibles n’existait pas, et le crapaud à peindre valait Apollon, et peut-être même valait-il mieux parce qu’il était rampant et laid, – c’est-à-dire plus près de la nature que de Dieu!»[255]

Le critique ne dément pas le romancier: Barbey déteste le mouvement réaliste, que ce soit dans les arts ou dans la littérature. Il hait ce que peint le réalisme d’un Zola, la foule, les gens ordinaires, les poncifs avec leurs détails crus ou convenus…

Plusieurs fois on trouve le thème de l’homme laid qui doit cacher sa laideur sous un masque, qu’il n’arrive parfois plus à défaire…

Il est fasciné par toutes les variations et toutes les significations de la beauté.

Si au début, macho, il considérait la beauté comme une obligation pour la femme objet, il va bien plus profond et sait trouver la beauté dans des aspects plus complexes, ou plus loin que le seul appétit sensuel.

Lorsque Barbey réédita le Dandysme en 1879 il y ajouta encore l’étude sur Lauzun,

«Un dandy d’avant les dandys»[256], et l’on sent bien alors qu’il a évolué dans un sens très différent: le dandysme lui semble une parade masquée, mais qui ne permet pas d’être véritablement, être dans la passion, la sincérité, la vérité, et la générosité.

Lauzun vit dans «la cour du grand Roi, jeune et beau alors comme un soleil de mai», et c’est pourquoi il était alors si «difficile d’être supérieur à tous les autres par l’esprit, les manières, la beauté.»: en fait, le beau Lauzun tirera sa supériorité de son originalité. Mais il n’oubliera pas de soigner son aspect physique: même au désespoir – bien feint – de se soumettre à l’interdiction du Roi, «il n’était pas homme à se fourrer de la cendre sur la tête comme un juif dans l’affliction. Seulement l’œil de poudre d’un chagrin qui n’enlaidit pas et qui intéresse. Lauzun était en effet trop dandy de nature pour oublier l’effet extérieur.» [257]

Barbey se voit volontiers en dandy, mais pas à la manière des dandys typiquement anglais: d’Orsay, Richelieu, Lauzun, lui semblent plus profondément vivants et excitants; il décline la qualité de dandy, et même avec un effet plus ou moins rétroactif, nous le verrons.

Ce thème de la laideur ne transparaît pratiquement plus dans ses articles jusqu’à sa mort. Pourquoi? Nous essaierons de répondre à cette question plus loin.

L’œuvre du journaliste et du critique, dans la dernière partie de sa vie, est tout simplement une révolte combative pour ses idées. Des idées qui sont la défense et illustration de la beauté. Celle-ci devient une quasi-obsession, et motive la plupart des écrits qui touchent notre thème. La laideur est bannie, doit être bannie, la laideur des objets d’art s’entend.

Sur ce thème, pendant sa carrière journalistique, il a donc réellement fait passer ses idées, après des débuts pourtant difficiles puisqu’il y avait sacrifié pas mal de ses opinions personnelles, s’empêchant de s’exprimer pour conserver son gagne-pain, mais osant peu à peu être lui-même, sans outrance ni faiblesse.

Il faut quand même remarquer que dans les journaux, Barbey ne parle pas des problèmes personnels que nous avions pu tellement bien sentir dans les romans, porte-voix de sa sensibilité affective. Les journaux sont bien les faire-valoir de sa personnalité, dans ce qu’elle a de plus acceptable par l’opinion: ils confortent en même temps son narcissisme, puisqu’on l’autorise à s’exprimer. Et un des travaux d’Hercule-Barbey sera de se donner le plus de liberté possible, et de le faire savoir. D’où tous les conflits avec les rédacteurs en chef!

Ces conflits, ces problèmes d’accueil du public ne devraient pas exister dans les lettres aux amis, dans les poèmes ou les textes écrits vraiment pour soi.

Voyons ce qu’il en est dans ce type de textes, au sujet de ce thème de la laideur: Seront-ils cohérents avec le reste des écrits que nous avons déjà étudiés, les romans et les articles?

 

La laideur dans les écrits pour «lui-même». III.3.

Lorsque Barbey écrit pour lui-même, lorsqu’il s’épanche en poèmes, en journaux intimes, en lettres, en dédicaces, nous le trouvons au plus près de ce qu’il veut bien écrire sans craindre de se décrire. Et, quand il en accepte la publication, (qu’il n’avait réellement pas prévue possible semble-t-il), nous savons qu’il sait qu’il accepte de donner à lire, à voir ce qui lui est intérieur. Ne disons pas le plus intérieur, mais d’une certaine façon, ce qui jaillit de très profond en lui.

Jusqu’en 1842 environ. III.3.a.

De 1824 à 1844, soit de 16 à 36 ans, la correspondance représente 228 pages[258]. Au début nous avons évidemment très peu de lettres, mais ensuite, surtout quand Barbey écrit à Trebutien, le volume augmente. A part les lettres à Trebutien, nous avons des lettres à des amis un peu moins intimes, souvent des billets, mondains ou professionnels.

En 1833, il parle à Trebutien de Juliette Drouet, qui était très belle et «a aimé Alphonse Karr à la rage. (…) L’ange aimait le monstre, car Alphonse Karr en est un de laideur physique.»[259] Telle Desdémone aimant Othello, dans Le cachet d’Onyx de 1830…

Dans les poèmes de ses débuts, la beauté figure bien sûr, de façon tout à fait romantiquement classique. L’habitude de la vision classique de la beauté est, nous l’avons vu, une sorte de réflexe littéraire autant que sociologique. Cependant la valeur que Barbey, jeune, accordait à la beauté classique va être rapidement analysée, contestée, et enfin battue en brèche. Dès alors, cette beauté n’est pas suffisante pour retenir l’amant si elle ne comporte plus de mystère:

«C’est que toi, pauvre enfant, et si jeune et si belle,

Qui vivais près de nous et couchais sur nos cœurs,

Tu n’as pas su dompter cette force rebelle

Qui nous jeta vers toi pour nous pousser ailleurs!

Tu n’as plus de mystère au fond de ton sourire,

Nous le connaissons trop pour jamais revenir;

La chaîne des baisers se rompt, – l’amour expire…

Voilà pourquoi je veux partir!» [260]

Un peu Don Juan, un peu René, tel se présente le Barbey qui écrit à l’époque La Bague d’Annibal et passe par toutes les douleurs de la séparation avec Louise. Ce poème ne serait-il pas le rêve de celui qui justement ne peut pas, dans la vie réelle, dire ces mots qui le soulageraient tellement… Barbey, par la suite, a tellement montré que son caractère était celui d’une fidélité déclinée sous tous les aspects que l’on peut douter de la réalité concrète, au premier degré, d’un tel désir… alors que la réalité imaginaire d’un tel souhait pouvait se présenter à lui, à l’époque, comme un soulagement et un remède à la séparation-déchirure, réelle et cruelle, mais impossible à réaliser totalement. Sa soif de connaître Louise n’a jamais été étanchée et sa beauté ne lui a jamais semblé s’évanouir dans le trop connu quotidien.

En 1835, un poème intitulé «La Beauté» s’adresse à une «Armance» qui est Madame du Vallon. C’est elle aussi qui fascine Barbey intellectuellement et sera l’inspiratrice de L’amour impossible et de plusieurs fragments de textes. Cette femme décrite par Barbey à Trebutien comme belle, lui semble néanmoins incapable d’être heureuse. Pourquoi? Comme une réponse, le poème tout entier décrit la vanité de la beauté, de la conscience de sa propre beauté:

«La Beauté n’est donc pas tout non plus pour la femme

Comme en la maudissant nous disions à genoux.»

«Ah! non, tu n’es pas tout, Beauté…»

«Ce n’est pas un manteau qui cache ta misère,

C’est la splendeur de la Beauté!»

«Ah! plutôt, ne dis rien! car je sais tout, Madame!

Je sais que le Bonheur habite de beaux bras;

Mais il ne passe pas toujours des bras dans l’âme…

On donne le bonheur, on ne le reçoit pas!

La coupe où nous buvons n’éprouve pas l’ivresse

Qu’elle verse à nos cœurs, brûlante volupté!

Vous avez la Beauté, – mais un peu de tendresse,

Mais le bonheur senti de la moindre caresse

Vaut encor mieux que la beauté.»[261]

Ce poème est le récit de la découverte par Barbey que même une femme belle peut souffrir, et que la beauté ne sert à rien, si elle n’est pas accompagnée du bonheur et du plaisir d’aimer. Beaux et laids sont donc à égalité devant le désir, mais les beaux semblent encore avoir un net avantage: celui de la facilité. Plus tard Barbey leur retirera même cet atout.

Et voici le célèbre aveu de Barbey à Trebutien, le 18 juillet 1835:

«J’ai vu aussi la femme chez qui loge mon frère, une frêle et timide femme dont le voisinage pourrait être dangereux. Elle m’a trouvé l’air oriental, l’air d’un ministre grec, en somme très solennel, et un vieil oncle (jeunesse dorée) fat antique, qui porta le collet de velours vert, et qui était arrivé de Montpellier le matin même, m’a proclamé extrêmement beau. J’en suis très fier, morbleu; car un pareil homme vivait au temps où la beauté était plus commune qu’à présent. Son opinion a du poids et me flatte d’autant plus que mon adorable famille m’a toujours chanté que j’étais fort laid…» [262]

Barbey vient d’écrire La Bague d’Annibal l’année précédente, et le scripteur s’y exprimait ainsi: «Aloys (…) était laid. Ou du moins le croyait-il ainsi. On le lui avait tant répété dans son enfance, alors que le cœur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie et cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide, des créatures à leur aurore!» [263]

Barbey serait-il donc Aloys? et tant d’autres héros sympathiques mais laids?

Accepte-t-il d’avoir un air oriental, grec? En fait cette image lui plaît parce qu’elle correspond au Lara de Byron. Les héros bruns, et/ou de type oriental le représenteront donc peut-être parfois: Ryno par exemple… Langrune, Maulévrier, Tainnebouy

Barbey ajoute, dans la même lettre, «Pardonnez-moi ces vanités féminines, mon ami, ou si vous ne les pardonnez pas, ô homme, écrivez-moi du moins pour me les reprocher.». Il y a quelque chose d’attendrissant à lire ces lignes, en même temps et candides, et vaniteuses et gaffeuses, (on sait que Trebutien était laid… de visage et de corps): elles traduisent une souffrance profonde, et qui n’est certes pas guérie, car Barbey n’en parle pas avec naturel ni détachement. Il appuie sur le fait et la compétence de ceux qui rendent ce jugement (une femme dangereuse pour lui… et un oncle particulièrement bien placé).

Il passe beaucoup de choses par l’étamine de ce jugement esthétique:

En 1836, il se promène à B[264]: «une odieuse ville et d’une population plus laide encore.» [265] Décembre de la même année, il est à C[266] «ville odieuse, laide, et sotte, et inhabitable pour nous autres, enfants indifférents de la terre, à moins d’une nuance de crétinisme.» [267] Parle-t-il de la femme de son frère? Elle n’est «pas jolie, pas laide non plus». Ce sont ses premiers mots sur sa belle-sœur, aussi raides et rapides pour cataloguer (sur) le physique que dans ses premiers romans…

Il rédige une lettre de recommandation sur un ton presque déplaisant:

«Paris, 16 juillet 1836

… la jeune fille en question est parfaitement honnête, adroite comme une fée dans tous les ouvrages à l’aiguille. D’un service très agréable, (j’en ai l’expérience) et pas assez jolie pour donner des inquiétudes à une femme soigneuse et se faire prendre par les coudes et embrasser par les maris sur les escaliers.»[268] (En fait, cela fait aussi penser à une strophe du Don Juan de Byron.)

C’est pratiquement tout de 1824 à 1836 – et il n’y a rien de 1836 à 1842 – dans la Correspondance. Ces notations sont rapides et humoristiques: Barbey dandyse et fait de l’esprit, souvent, pour égayer Trebutien.

Nous avons, par contre, à cette époque, un premier Mémorandum qui va du 13 août 1836 au 6 avril 1838, soit presque deux ans. Et ici, le matériau concernant notre thème est beaucoup plus abondant.

C’est souvent le dandy, le mondain, celui qui veut passer pour un Don Juan à ses propres yeux, le rêveur, l’Altaï qui tient ce journal dit intime, mais destiné néanmoins à Guérin.

«Passé la soirée chez la maîtresse de G. (…) Elle était en négligé et pas jolie ainsi! Les femmes devraient toujours être habillées, plus ou moins. Quand elles déposent les habits du combat, elles cessent d’être ces fair warriors dont parle Shakespeare. – Cependant, je n’ai jamais vu L. plus belle qu’avec ses papillotes. Que de fois je l’ai priée de les garder jusqu’au soir, mais l’exception est rare (rara avis in terris!)»[269]

Souvent à propos d’une notation menue, Barbey essaie d’aller plus loin: «Obermana était magnifiquement pâle ce soir, et des yeux cernés comme si elle se les fût noircis et peints à la manière turque qui donne tant d’expression au regard. J’ai le plaisir le plus désintéressé à regarder cette femme. – C’est l’impression pure de la beauté, non de la beauté parfaite, car je saisis les défauts d’Obermana, mais de la beauté néanmoins: la beauté n’excluant pas l’imperfection ou les imperfections, mais les noyant dans un ensemble harmonieux.»[270]

Ou encore: «fait une visite à un de mes camarades d’enfance marié, et qui m’a présenté à sa femme, – blonde comme du café au lait, pas jolie, mais de cette laideur qui parle aux passions intimes [271] plus que la beauté même.» [272]

Comme il n’aime pas les villes autres que les siennes!: il parle dans son Mémorandum comme dans sa lettre à Trebutien, d’»une laide et ignoble ville, de par saint Patrice!» [273]

Dans un long portrait, Barbey décrit le Parisien arrivant en province, tel son cousin chez Eugénie Grandet, et établissant un plan de comportement pour ravager toutes les chambres à coucher! La description de ce dandy comporte quelques lignes qui nous intéressent: il séduira en «ne faisant jamais rien comme les autres, (…) se posant hardiment absurde parce qu’il y a très souvent du génie dans l’absurdité, – poétisant la beauté s’il est laid, et l’humiliant s’il est beau, tout ce qu’on possède perdant de sa valeur immédiatement et les thèses égoïstes étant ridicules à soutenir, – bien tourné et ayant du regard (on se fait d’ailleurs du regard comme de la voix (à force de chanter) quand on n’en a pas), et si ces deux qualités ne se rencontrent point, toutefois et dans toute hypothèse, d’une élégance irréprochable et d’une vraie lutte de recherche avec les femmes.» [274] Quel tableau! quel programme! Quelle logique machiavélique!… et parfaitement bien adaptée au cas de notre Barbey de 28 ans, arrivant de Paris à Coutances…

Cependant c’est ce même Don Juan qui écrit «Ecrit jusqu’à l’heure où L. est arrivée. N’a pas été là longtemps. Elle m’a paru remarquablement belle et d’ailleurs était mise comme j’aime, en noir avec un cachemire blanc, – tout simplement, mais noblement aussi. – Quand elle a été partie, ai reconnu que cette passion domptée à si grand’peine pourrait encore m’échapper. Quelle chose inconcevable que cet amour!» [275]

Le lendemain même, il essaie d’appliquer tous ses propres conseils de blasé dans un salon: «La femme de F. M. a presque de l’attitude, – elle ne s’étale pas trop mal dans un fauteuil. – Du reste, n’a que des côtés physiques sans beauté mais non sans puissance. – Sa sœur est tellement mal de toutes façons, que je n’en parle pas.»… Quelle différence avec la façon pudique et lyrique dont il parle, ou n’ose même pas parler, de Louise…

Deux lignes par exemple pour sa visite, et autant pour la sœur du poète Le Flaguais:

«Sœur (qui) n’est pas trop laide, ni trop bête, mais blue-stocking en diable, et d’une prétention qui gâche tout.»[276]

«Dîné chez Gaudin. Mlle Bod. pas jolie, même laide, l’air doux et assez pensif, – la voix pas mal, mais parle peu.» [277]

«Il y avait assez de monde, et des visages neufs. Mais je n’ai vu que Mme L… belle! belle! – Ce caprice, car de l’amour je ne peux en avoir que pour une seule, devient d’une singulière véhémence. Du reste, elle le sait. Elle part pour Enghien, où elle va passer un mois, j’irai… Ayons-la, pour n’y plus penser après. Ah! cela n’arriverait pas si Louise (que j’aime comme la seule à jamais aimée) était là pour m’empêcher de regarder tout ce qui ne serait pas elle. La tête et le cœur sont des abîmes.»[278]

Il lit l’Ode à Priape de l’Arétin: «l’ode de Piron laisse froid… celle de l’Arétin est d’une nudité aussi grande, aussi luxurieuse, l’imagination l’admire parce que c’est beau avant d’être sale, parce que la perfection est une chasteté si grande qu’elle cache toutes les souillures.» [279]

«Fait conduire en voiture à Valentino; – bonne musique et laides figures, compensation des yeux par les oreilles.» [280]

«Qu’avais-je vu? des jeunes gens stupides et sans les grâces élégantes plus belles et plus charmantes que l’esprit, – des femmes peu jolies, excepté M. N. qui quoique non jolie aussi me plaît enfin! – Il y a de l’énergie dans la manière dont elle est brune, et puis elle ferme à moitié ses yeux noirs, passionnés en diable… Bref, elle induit en tentation.» [281]

«Je rentrai tard d’une soirée assez animée vers la fin, le monde parti, chez Mme de F. qui voulait par parenthèse me faire admirer une Romaine, une blonde fille du Tibre, laquelle ne m’a pas plu avec toute sa fauve blonderie et qui a chanté simplement (chose remarquable) un morceau d’Othello assez doux. En rentrant je trouvai des lettres de et je me plongeai voluptueusement dans leur lecture sans pouvoir m’occuper d’autre chose après!» [282]

Il est frappant de voir Barbey transcrire son opinion sur la beauté ou la non-beauté d’une femme, éventuellement même être heureux de désirer enfin une femme, et en même temps aimer toujours Louise avec la même intensité, et la même pudeur à s’exprimer.

«A dix heures chez A de Ber… où j’ai déjeuné. – Sa femme est laide, mais ne manque pas d’expression et aime et respecte la raillerie, comme toute femme. C’est le sceptre des rois du monde et leur épée. – Voyez sourire une femme à une moquerie bien dite, c’est une écharpe qu’elle offre à genoux au vainqueur, à celui qui l’a dite, cette moquerie. – Mme de B.. nous a quittés, et, quoique je sois fort indifférent pour cette femme, j’ai filé aussi tant une femme, je ne sais pourquoi, projette autour d’elle le vague et inexplicable intérêt de sa présence.! – Si elle fût restée, je serais resté.» [283]

«Je suis allé aussi entendre Duprez à l’Opéra, que mon incompréhensible paresse m’avait jusqu’alors empêché d’entendre. Il est laid, petit, ignoble, mais quel instrument il a dans la poitrine.» [284]

«Inspiré un caprice à une enfant de dix-sept ans, blonde et mince, jolie et pourtant qui ne me plaît pas! Ce serait toute une longue histoire à raconter, je ne veux point l’écrire. – Chose singulière! Mme de F. est venue me demander, comme une grâce, de ne pas m’occuper de Mme de Saint-V… – Je ne sais pourquoi; elle m’a dit que je connaîtrai sa raison plus tard, mais la chose ne m’en a pas moins paru étrange. – J’ai promis d’autant plus que je n’ai aucun projet sur Mme de Saint-V. en particulier, laquelle a de beaux yeux, il est vrai, mais n’est pas une femme qui me fait envie du tout. Je suppose qu’il y a là-dessous quelque inimitié et commérage de femme. Toujours est-il que je m’en soucie comme d’une chanson! – Jamais mon âme, si âme j’ai, n’a été dans une indifférence si philosophique! Je suis vieux, vieux, vieux… Le maudit refrain!

Levé à dix heures aujourd’hui et reçu une bonne lettre de L.; toute ma vie, le reste, n’est qu’apparence et mensonge.» [285]

Le 6 avril 1838 est le dernier jour de ce premier Mémorandum (on ne sait pourquoi d’ailleurs: peut-être simplement la dernière feuille du cahier). On y retrouve tout le Jules Barbey de l’époque, avec l’entrelacement de la coquetterie du dandy, les appréciations de l’homme qui s’y connaît soi-disant en femmes, l’amoureux sincère de Louise, et tout cela se clôt sur l’ennui d’une vie pleine de manque… ce manque, c’est Louise. Le thème de la beauté sous des angles très différents s’entrecroise et s’entrelace. Il est certain que les préoccupations esthétiques sont parmi les préoccupations constantes de Barbey. Peut-être ses préoccupations primordiales, du moins parmi celles qu’il manifeste. Nous voulons copier en entier ces dernières pages, et pour cet entremêlement des thèmes et des contradictions, et pour les accents finaux, d’autant plus importants donc par leur place même. Cet homme encore désordre, tiraillé entre l’apparence et la réalité, entre lui-même et son image, entre ce qu’il veut dire ou faire, et ce qu’il cache… Les tensions qu’il vit, tout intérieures, le travaillent, venues de loin et retentissant encore au fur et à mesure qu’il «grandit».

6 avril

Levé après avoir fini un volume de mon ami Saint-Simon. – fait allumer du feu. – Commencé une longue, longue lettre à ma L[ouise]. – Le tailleur est venu. – Interrompu pour essayer un amour d’habit qui fait à peindre, et dont je vais offrir la virginité à Mlle Caroline de G[ervain] (la fiancée du poète). – Repris ma lettre qui m’a balayé l’âme de l’écume des jours précédents. – Je lui dis vrai, malgré ce que j’ai senti si vivement ces temps-ci, je l’aime autant que jamais: mais c’est un amour tellement profond qu’il semble simple comme la vie, comme les choses de Dieu qui ne dépendent plus de nous!

Si elle avait été là, si j’avais pu trouver près d’elle ce que j’y trouvais autrefois, je ne pense pas que ce qui a eu lieu fût arrivé! – Angoisse de moins! – Mais nous autres, créatures misérables qui n’avons pas d’enfants à aimer, il faut que nous aimions quelque chose, et non de souvenir, mais pour ainsi dire pratiquement, – une tête humaine à appuyer sur notre cœur. Lu à bâtons rompus. – Voici le coiffeur. – Habillons-nous, car on dîne de bonne heure chez ces dames. – Away! Away!

Minuit et demi.

Je rentre. – Une nuit sombre, un ciel rayé par larges bandes sur un fond gris, l’air doux, le sol humide, peu d’étoiles. – Revenu à pied par plaisir, moitié chantonnant, moitié songeant.

Habillé tantôt, pris une voiture, – allé chez A[286] qui m’a trouvé adorablement mis, ce qui me fait presque autant de plaisir que de me trouver spirituel. – Ai pris un bouquet. – Allé chez Mlle de La F[orêt]. – Ai embrassé la fiancée de Guérin sur les deux joues, et sa tante par-dessus le marché. – Le dîner bon, mais trop long, – quand il y a des femmes, il ne faut pas rester à table longtemps. – N’ai pas beaucoup causé, – sans entrain, sans verve, – aussi suis-je devenu par le fait d’un dîner trop copieux aussi torpide qu’un boa. – Réveillé de cet engourdissement par une violente palpitation. – Suis sorti près de me trouver mal et craignant de faire quelque sottise. – Guérin m’a conduit dans sa chambre où il m’a lu divers feuillets du Journal de sa sœur. – Quelle diction charmante et pleine de traits tellement rêveurs qu’ils semblent profonds! – Quelle distinction d’esprit! Quelle noble fille! Et que cet esprit est bien femme! Et que cette âme est bien sœur! Et que cette tendre relation d’elle et de Guérin est bien ce qu’elle doit être, la femme disant à l’homme: «Tu sais, mais aime! J’aime, apprends-moi!» Tout cela est surtout marqué dans le désir ardemment exprimé de voir G[uérin] devenir pieux comme elle. Elle n’endoctrine pas, ne prêche pas, elle se rend compte de ce qui est l’obstacle et la supériorité de son frère: mais elle s’écrie avec de ravissantes intonations:» Ah! Pourquoi ne crois-tu pas? Ah! que je voudrais que tu crusses! etc.» Talent qui ne se doute pas de lui-même, naturel, chef-d’œuvre de perfection!

Il y avait là une petite Bretonne, plus très jeune, les mains peu délicates, les traits forts et irréguliers, vêtue de brun, et les cheveux lissés en bandeaux et tombant en une seule boucle derrière l’oreille, l’air d’une Jeannie Deans, en somme, qui est jolie comme la plus jolie à force de bien sourire et par la vertu d’une certain regard de côté, en rejetant sa tête en arrière. Il est des yeux plus beaux, mais il n’est pas de regard plus plein de grâce, d’abandon, d’ensorcellerie sans y songer, que ce regard qui vous tombe si mollement dans le vôtre, comme en se détournant. – Encapricé de cette jeune fille. – L’ai fait rougir plus d’une fois parce que, sans que je le lui aie dit, elle s’est aperçue qu’elle me plaisait. – Mlle de G[ervain] pas jolie pendant le dîner, jolie après, avec un teint purifié, reposé, les yeux d’un scintillement doux. – Qu’est-ce donc que la beauté qui s’efface d’une heure à l’autre pour revenir? Singulière chose!

Rentré, bien, à cela près d’une velléité de migraine causée, je crois, par le parfum des fleurs dont nous étions entourés. – me revoici dans ma solitude. – La chambre en désordre, les flacons débouchés précipitamment, au moment de partir, et restés, exhalant ce qu’ils n’enferment plus; les vêtements sur les meubles; les livres et les papiers épars! – Cette vie me pèse. Pas de liens, pas de foyer, une tente de nomade qu’on plie en quelques heures et qu’on emporte. C’est triste, passé vingt-cinq ans.

Couché. – Ecrit cela dans mon lit. – C’est la dernière page de ce livre que Guérin a appelé étrange. – Oh! oui, étrange comme cette vie où Dieu a mis tant de choses à côté d’ambitieuses pensées. Combien, de ces pages tracées à la hâte, y en a-t-il qui ne soient pas consacrées à l’ennui, que j’appelais en commençant ce Journal le Dieu de ma vie? Ennui. Isolation! et pourtant je me suis découvert, ces derniers temps, un intérêt jeune[287], vivant, plein de fraîcheur, croissant mystérieusement au fond de ce cœur que je croyais flétri et blasé, et y jetant mystérieusement des racines profondes! – cet intérêt, il a fallu le tuer, – l’anéantir, – mais il était, je le sentais. – Qui peut donc répondre de soi-même et qui se connaît tout entier?…

La nuit et le silence m’entourent. Ils dorment tous: on n’entend ni vent ni mouvement au dehors. A qui pensé-je à cette heure? Et pourquoi cette obsession éternelle? – Mourez ici, dernières folies d’un cœur brisé, – et puisqu’il faut que la vie soit dévorée, que l’ennui l’arrache au regret! cela vaut encore mieux.»[288]

C’est ainsi sur ce point d’orgue violent et triste qu’il s’arrête.

Toujours est-il qu’il entreprend, deux mois après, un Deuxième Mémorandum qui s’étend du 13 juin 1838 au 22 janvier 1839, sur 6 mois à peu près.

Barbey – toujours décidément le même! – voit le 3 juillet 1838 une femme dont il ne sait dire que «laide, quoique blonde, disgracieuse et inharmonieuse créature.» [289]

Le 26 août, plein d’ennui: «Assis près des grands vases et raillé la foule qui n’est jamais belle, mais ce soir était plus laide que jamais.» [290]

Le 23 septembre, alors qu’il vient de travailler l’article que nous avons cité en III-2, sur La Sylphide, ballet dansé par Mademoiselle Fanny Essler, il confie à son Journal intime:

«J’aime Fanny, au point de mentir pour elle, ce qui n’est pas beaucoup dire, du reste, d’après mes habitudes de franchise. Ai donc égorgé sur ses autels la Taglioni. – Comme Oreste, je tue pour Hermione. – Explique qui pourra ces dépravations qui soufflètent si bien l’intelligence sur les deux joues. Ce que Fanny a de plus mal, c’est la bouche, et c’est ce que je préfère en elle, même à ce qu’elle a de bien. Et pourtant, je ne suis pas un barbare! – Ordinairement la beauté des femmes est une des manifestations de la beauté que je comprends le mieux, brutal artiste! impur génie animalisé par les passions!» [291]

«Travaillé jusqu’à cinq heures et demie – excepté le temps d’être présenté à Mme de Gr… Espagnole d’accent, et même de langage en français, laide, mais expressive et fort intelligente, à ce que je crois.» [292]On est le 3 octobre 1838.

5 jours après Barbey va rencontrer une autre jeune femme, laide, mais qui lui fera une des plus grandes impressions de sa vie: c’est la sœur de Guérin, son meilleur ami; nous avons vu qu’il a entendu quelques pages de son Journal, et c’est sans doute la raison pour laquelle Guérin lui en a aussi demandé un…

«Vu Mlle Eugénie de Guérin, et voici ma première impression. N’est pas jolie de traits et pourrait même passer pour laide, si on peut l’être avec une physionomie comme la sienne… Figure tuée par l’âme, – yeux «tirés» par les combats intérieurs, – (…) maigreur (…) holocauste» [293]. Cette jeune fille le frappe tellement sur le plan intellectuel et affectif qu’il en parle d’une façon unique.

Deux jours après, il reçoit de Guérin l’impression qu’il lui a faite: elle «a dit de moi que j’étais «un beau palais dans lequel il y a un labyrinthe». Beau palais est là pour faire passer le labyrinthe, je m’imagine, mais peu importe, le mot est remarquable et me plaît.» [294] Et en effet, Barbey le citera souvent. Le palais, comme le labyrinthe sont des œuvres d’art et sont beaux. Mais le thème du masque porté par le dandy, le thème du mystère intérieur sont des caractéristiques flatteuses pour celui qui écrira, 5 ans après, sur le Dandysme: il accepte bien volontiers d’être percé à jour, puisqu’on lui reconnaît justement la qualité de n’être pas cernable…

Le 28 novembre, il est au théâtre. «La salle vide. Mlle Noblet était en loge, aussi jolie et piquante en chapeau de velours noir qu’elle était l’autre jour commune et presque laide, tête nue et les épaules au vent, à la Renaissance.» [295] Cette notation n’a-t-elle pas inspiré celle de L’Amour Impossible, commencé en 1837 et publié en 1840, mais inversée?

Notons que plusieurs fois Barbey constate comme la beauté dépend du moment et de l’environnement. Le mythe de la beauté des femmes ne serait-il pas en train de s’effriter, au profit peut-être de la physionomie, de l’expression? C’est là la dernière page écrite par Barbey du Mémorandum destiné à Guérin. Il s’est marié; il est tombé malade; il est poursuivi par des tracasseries. Peut-être Guérin s’intéresse-t-il moins à lui. Barbey, de son côté, passe par une mauvaise période d’ennuis financiers, et trouve peut-être moins le temps d’écrire, surtout si c’est pour se plaindre. Guérin meurt en 1839…

Chose presque incroyable, nous n’avons aucune référence à la laideur (ni, d’ailleurs, à la beauté vue spécifiquement sous l’angle qui nous intéresse, i. e. dans son rapport à la laideur) dans sa correspondance, pourtant volumineuse, des années 1837 à 1842 compris.

En 1843 pour Trebutien, perdu en province, qui vit par personne ou livre interposé, et qui croit toujours en un Barbey Don Juan, celui-ci joue volontiers ce rôle qui impressionne et distrait son ami: «Vous avez oublié le nom des dames d’Alençon qui souperaient bien avec moi au café Anglais, si leur ville n’en savait rien. Qui sont-elles? jolies surtout?» [296]

Pour décrire à Trebutien madame de Maistre: «Mon cher, elle est belle, et a trouvé l’art de faire de sa maladie une augmentation de beauté, et je dis bien augmentation, c’est le mot, car elle est de la famille de Rubens.» [297]

1843, c’est l’époque, croit-on (ou doit-on dire «fait-il croire»?), de sa liaison avec celle qui sera décrite sous le nom de Vellini. Or un poème de cette époque (décembre 43) s’adresse à une Clary aimée, mais c’est déjà un passé: l’ennui de l’amour a contaminé l’âme du poète, et les enchantements de ce qu’il appelle maintenant des illusions n’existent plus en lui:

«Une clarté jaillit, une clarté cruelle,

Qui montre les débris du cœur brisé, vaincu;

«Ce n’est plus toi!» dit-il. – «Ce n’est plus toi!» dit-elle.

Le masque tombe, et l’on s’est vu.

O ma pauvre Clary, ma fidèle maîtresse,

Nous verrons-nous un jour ainsi (destin jaloux!),

Sans ce masque divin que nous met la jeunesse,

Masque d’illusions, cent fois plus beau que nous?»

La beauté n’est mentionnée ni pour Clary, ni pour le poète, mais seulement la jeunesse, simple apparence, dont le «masque (est) cent fois plus beau que nous». Cette absence de référence à la beauté peut s’expliquer de la façon suivante: Barbey dit que celle qui sera Vellini était laide réellement, mais ensorcelante, et d’autre part, lui-même ne se qualifierait jamais de «bel homme» à cette époque. Quant à la jeunesse qui est leur atout principal, Barbey va sur ses 35 ans et se sent à un tournant: en pleine maturité, il sait que le déclin va venir; Vellini paraît-il, est légèrement plus âgée que lui; il découvre que la Beauté n’est rien à côté de la Vie. La liaison avec cette femme l’aura enrichi et mûri, nous y reviendrons, car, quoiqu’il n’en parle plus après, elle lui a fait découvrir bien plus que simplement une autre forme de l’amour.

Sa méditation la plus profonde, celle qui roule inconsciemment en nous et se mûrit presque seule, tourne en ce moment autour du même thème, et l’on ne sait si c’est en pensant à Vellini, à Madame du Vallon, ou même à Louise, ou à toutes, qu’il écrit un poème intitulé: «Oh! Comme tu vieillis!». Dans la Lettre à Trebutien du 6 mai 1843, il raconte ceci: «Ce soir, on m’a demandé des vers d’album; voici ce que j’ai écrit avec une facilité qui m’a surpris:

Oh! Comme tu vieillis!

Oh! Comme tu vieillis! tu n’en es pas moins belle:

Ton front au poids des ans refuse de fléchir.

La rose de ta lèvre est peut-être éternelle,

Puisque pleurs ni baisers, rien n’a pu la flétrir!

Oh! Comme tu vieillis! Je te retrouve toute,

Comme autrefois, – après deux ans d’amour cueillis,

Mais sur ce cœur à toi ton cœur frissonne et doute…

Pauvre enfant, comme tu vieillis!»

Il commente ensuite pour Trebutien: «Voilà qui vous donnera une jolie idée de mon amabilité de ce soir, mais comme cela ressemble à une pensée que ce madrigal triste, je vous l’adresse.»[298] On pourrait dire que ce poème est un cri spontané du cœur, et l’on y voit comme la beauté, si elle reste, n’est rien à côté de la jeunesse du cœur, qui est celle du sentiment…

Ces années orageuses (1830-1842) sont celles des aveux suivis de démentis: le souci d’originalité, le dandysme, la nécessité de contredire font que Barbey essaie différents personnages. Même au sujet de la Beauté et de la laideur, il reste partagé entre les théories de son milieu, et celles de quelques amis, êtres d’exception qui lui semblent sa famille réelle. Les notations qui concernent le thème de la beauté sont très nombreuses. Celles sur la laideur également: il a un esprit caustique, qui n’est pas tendre, et il doit être dur sur ce terrain de la laideur pour ne pas montrer que c’est un point sensible. Même auprès de ses amis, et même dans des écrits assez spontanés, Barbey est plein de contradictions. Au fond, sait-il lui-même quel est le parti qu’il doit prendre? Sans doute pas vraiment. La douleur n’est pas feinte, ni les regrets…

Les années 1844 à 1856. III.3.b.

Dès 1844, un changement se dessine plus nettement: Barbey affirme qu’il veut travailler, qu’il n’a plus de maîtresses, et que les passions viriles ont pris la place des passions de la jeunesse. Il a 36 ans, et pense qu’il faut arrêter de vivre à l’étourdie. Nombreuses sont les lettres à Trebutien qui nous le montrent s’efforçant de se discipliner et de dompter les révoltes de la jeunesse. Nous y reviendrons.

Il est conscient pourtant aussi de la profondeur et de la persistance de son attrait pour

«la femme, – la femme étrange et puissante surtout pour nous autres, imaginations aventureuses qui chevauchons l’Hippogriffe et que l’étrange attire presque aussi fort que la beauté.» [299]

Presque à la même époque, il commence à travailler au Des Touches et écrit à Trebutien: «Je dois prendre la vie comme est la vie, et ce n’est pas, selon moi, une des faces les moins touchantes que de grandes âmes sous des enveloppes grotesques quelquefois.»[300] C’est la naissance d’une autre façon de discuter le problème de la beauté et de la laideur, le germe d’une partie de ses romans.

Il envoie à Trebutien deux poèmes: Niobé, comme une plongée dans son passé, et La Beauté (citée plus haut) qu’il avait conservés 9 ans[301] dans ses cartons… «La Beauté! Ce à quoi vous êtes si sensible, mon cher Trebutien!» [302] Veut-il donc dire que lui ne l’est plus? ou sous-entend-il, avec un certain toupet, – celui des nouveaux convertis! – qu’il ne l’a jamais été? ou qu’il se refuse à l’être? Peut-être ce laps de temps est-il le signe qu’il accepte de fissurer un peu son masque à lui? Les rodomontades, les affectations lui semblent de plus en plus inutiles; ses choix de vie se modifient peu à peu.

En 1845, le 22 avril, il présente son roman, qui s’intitule encore Vellini, et se fait, par avance, l’avocat de sa «fille»: «C’est encore la Gloire de la Fantaisie que ce nouveau livre, mais c’est le règne du souvenir, de l’habitude, de la laideur mystérieuse et puissante. Il y a des pages qui m’ont apaisé comme le sang qui coule d’une veine ouverte apaise de certaines douleurs.» [303] Originale, hermaphrodite, sphinx, telle est l’héroïne au nom porteur…

Mais malgré sa nouvelle conception d’une beauté qui peut se révéler dans une femme laide, il garde encore les jugements primesautiers du monde quand il se retrouve dans des circonstances «superficielles»: ainsi, de la femme de son ami Renée: «Renée est marié. Il a le joug en attendant les cornes. Sa femme du reste est laide à faire croire qu’il ne portera jamais l’enjolivement consacré.»[304]

En 1847, l’évolution se confirme: Barbey se convertit, semble-t-il, mais a bien du mal à être cohérent avec sa foi: «Les passions ne m’ont lâché que par le cerveau, le reste tient encore dans leurs diables de griffes.»[305] Jugement lucide… qu’illustrent ses préoccupations et ses désirs souvent divergents.

Barbey essaie, sous l’influence de l’Ange blanc, de résister aux tentations… et il se met également à décrire une Vendée royaliste.

Pour ce faire, il demande de nombreux renseignements sur les héros, et en particulier des renseignements d’ordre physique. (On reviendra sur la signification de cette remarque importante). Par exemple, pour d’Aché et la Vaubadon: «Qui était ce d’Aché? Son caractère, son tempérament, son physique (son physique surtout, le physique est une clef pour moi!) son âge (…) Même chose pour la Vaubadon. Je voudrais une exactitude pointilleuse! Qu’on me dît, par exemple, – elle avait une tache et un petit bouquet de poils sur la lèvre supérieure, si elle l’avait. Même chose pour Mlle de Montfiquet.» [306]

Toutefois, après ces demandes expresses, il s’empresse de s’élargir en 1852:  » Du reste, je ne suis pas le terre à terre des détails dans ce roman que je projette. Il y a mieux que la réalité, c’est l’idéalité qui n’est, au bout du compte, que la réalité supérieure. «  [307]

Le 1° avril 1851, il écrit à Trebutien: «Ce que je fais?… passez ma lettre au vinaigre. Nous sommes ici dans les petites véroles jusqu’au cou, et je vais du lit au lit (du bord au bord, bien entendu) des plus jolies filles de France, que Dieu, dans sa solitaire ironie, va faire ressembler à des écumoires par les trous desquelles s’en ira l’amour!

Moi qui suis laid comme un Pirate, la petite vérole n’a rien à me dire, et je me moque d’elle.» [308]

Cela faisait longtemps que Barbey n’avait pas parlé de sa laideur, et le ton est très différent: au lieu de dire la peine qu’il avait eue à être appelé laid, il en plaisante.

La comparaison avec un Pirate est importante: elle nous permettra de dire que Barbey, chaque fois qu’il présente un héros comme ayant quelque ressemblance avec un pirate, se peindra plus ou moins. Ainsi par exemple le Ryno à qui il vient de donner le jour en 1850 justement, est-il un peu lui.

Et pourquoi Pirate? Parce que Normand, viking etc., et parce que le Pirate de Byron!

Disons simplement pour le moment que la laideur de Barbey est justement compensée à ses yeux par le fait que c’est celle d’un Pirate…

Même ton en septembre, quand il fulmine une réponse, par Trebutien interposé, à Mme Trolley (à qui Trebutien fait la cour)… Celle-ci avait osé dire à Trebutien qu’elle avait entendu dire que Barbey s’était vanté d’avoir été l’amant d’une certaine femme: «Je crois, – oui –, que cette beauté-là avait quelque goût pour ma laideur.» Mais dit-il, je ne la trouve pas à mon goût… et d’autre part «mon histoire racontée à une femme, par moi qu’elles ont accusé souvent d’avoir un masque de fer sous la peau, et qui conçois que toute royauté est perdue si elle ne se cache pas derrière le voile de pourpre, – comme chez les anciens persans, – ah! ceci serait diablement contraire à mes habitudes et à toutes les volontés de ma vie.»[309]

Enfin, le 1° octobre 1851 toujours, il parle à Trebutien de ce sentiment qu’Eugénie de Guérin avait peut-être éprouvé pour lui, Eugénie, aux «épaules ascètes de Marie l’Egyptienne», au corps si peu fait pour inspirer de l’amour à Barbey…: «elle (…) grisa cette tête ardente, masquée d’un visage qui ressemblait à la tête de mort d’une caverne d’anachorète. Elle souhaita désespérément ce qu’elle n’avait jamais pensé à désirer, elle souhaita la beauté avec la flamme du désir de Madame de Staël. Et, bien entendu, elle resta laide, avec des salières à la poitrine, des bras plats, une taille plate, mais une âme, ronde comme la Vénus de Médicis, et aussi voluptueuse, dans ses contours psychiques, pour les idéalistes et les cœurs qui voient les âmes comme on voit les corps.»[310]Mais notre clairvoyant Barbey qui lui voit si bien une âme voluptueuse, n’en est pas pour autant tombé amoureux.

Par contre, on peut en inférer que lorsqu’il décrira des monstres psychiques, il les verra réellement monstrueux, d’une réalité aussi concrète que le physique, même si elle n’est pas saisissable.

A propos de ce portrait d’Eugénie, objectif et cruel, mais néanmoins ému, il faut se rappeler- nous en avons parlé plus haut – ce que Barbey écrivit 4 ans plus tard, en 1855, lors de son article sur les Reliquiae: loin de trahir le secret de l’amour supposé possible d’Eugénie pour lui, il affirmera au contraire que l’attitude devant sa propre laideur à elle avait fait son admiration, et qu’elle aurait pu aider madame de Staël. Respect dû aux morts, ou vérité qu’il perçoit, plus profonde que celle qu’il raconte ici à Trebutien pour se faire «mousser»?

Toujours est-il que la bataille de dames qu’il raconte avec complaisance a dû faire du bien à son amour-propre.

Progressivement, l’on sent compassion, sympathie, empathie dans les différentes appréciations qu’il porte sur le physique des gens. La laideur, ses variations et le sentiment de la laideur ne sont plus des sujets tabous, même si la beauté est encore le don des fées le plus souhaité.

Voici quelques exemples: ce portrait de Madame de Lespinay qu’il dresse pour Trebutien le 1° septembre 1853: «C’est une bossue qui avait, il y a dix ans, une tête charmante et qui se peignait déjà avec la rage d’une femme qui sent flétrir sa seule beauté, – la beauté de son visage –, se passer et se flétrir! Que de rage dans certains rouges foncés qu’une main convulsive applique sur des joues pâles et désespérées de vieillesse! (…) Je fus frappé de sa belle tête… une tête de chérubin sans ailes que Dieu avait roulée sur le buste déformé d’un démon qui s’était cassé la colonne vertébrale en culbutant du ciel. Cette tête, sur ces épaules indignes, avait une mélancolie plus grande que celle d’une tête coupée sur le fer d’une lance… Elle avait le sentiment de ses épaules, le sentiment de sa base, et le Diable m’emporte, cela la rendait plus belle encore! Oui, je fus très frappé. Et puis il y avait aussi cette rage de rouge qui est souvent si éloquente sur les joues d’une pauvre femme qui vieillit, qui se sent dévorée… et qui combat, qui ne veut pas mourir…» [311] Barbey semble bien avoir été bouleversé.

Ou encore: «Je connais Paul Quemper. Nous avons choqué nos verres du temps de Guérin. C’était alors – qui peut répondre des dégradations du temps? – un esprit fin et délicat, mais sans puissance. Je l’ai encore vu après la mort de Guérin. Il n’était pas beau. Un faux air de Sainte-Beuve, – mais il eut une petite vérole, et comme il n’était pas Mirabeau qui faisait flamber d’orgueil et de génie chaque trou de la sienne, il devint un colimaçon qui rentra jusqu’à ses cornes. On ne le revit plus. Je ne me moque point de cela. C’est la seule faiblesse qui ait de la grâce et je ne sais quel charme mélancolique que le sentiment de nos déchets extérieurs.» [312]

Un soir de décembre: «La nuit fut laide, la journée ni bien, ni mal (ce qu’on peut dire de pire des femmes), mais ce soir je me sens redevenu moi-même.»[313]

En 1854, Barbey raconte à Trebutien la fameuse brouille entre Eugénie, madame de Maistre et madame du Vallon: «Eugénie, cette laide de génie, qui avait passé trente ans à rêver l’amour en regardant l’archange Saint-Michel de la bannière de l’église de son village, transportée dans cette serre tropicale des salons de Paris qui ferait éclater les cactus, sentit son cœur fleurir, – pan! pan! – comme un aloès, cette fleur qui déchira son bouton avec le bruit d’un coup de carabine, et l’amitié, parfilée avec la Baronne sauta du coup!» [314]

A Trebutien, toujours amoureux, il va donner un nouvel argument pour qu’il cesse d’aimer une femme qui ne lui semble ni fidèle, ni intelligente, ni bonne, un argument qu’il ne lui avait pas encore soumis. Il souhaite guérir Trebutien de sa passion… et en bon médecin, qu’il croit, il lui rédige le 2 janvier 1855, une espèce d’ordonnance: «Si Eugénie vivait, peut-être ferait-elle ce miracle. Elle était laide. Mais on aime seulement les femmes belles. On adore les laides… quand on se met à les aimer. Et puis vous la sculpteriez belle, vous! Est-ce que nous ne sculptons pas notre rêve dans la chair infirme de toutes les femmes que nous aimons? (…) Même celle que vous vouliez élever jusqu’à vous, Trebutien, et qui s’est montrée si indigne de vous, ne l’aviez-vous pas sculptée belle, puissant rêveur, mais moins puissant que votre rêve, qui, à la fin, vous a terrassé. En effet, mon très cher, il me revient de partout que réellement elle n’est pas belle, et que notre Abbé ne se trompait pas dans ses appréciations. Dernièrement, une jeune femme de Caen, mais qui vit présentement à Nîmes, rencontrée ici par hasard, me parla de Mme T… et me dit avec une expression qui ressemblait au crachat et au Raca pour lesquels nous serons damnés: qu’elle était laide, – affreuse même, – gauche et myope, la VITRE éternellement dans l’œil (textuel). Il était vrai que c’était une femme qui parlait, – laide, elle comme la plus méhaignée des vertus! et dévote autant que Madame T… est philosophe. Tout cela devait influer sur la manière de voir de l’horripilée douce personne qui s’exprimait avec ce charme sur le compte de notre fatale beauté, qu’elle soit d’ailleurs réelle ou inventée par vous! Nos inventions sont les plus intimes des réalités.»[315] Quelle cruelle lettre d’étrennes pour Trebutien… malgré quelques flatteries peut-être sincères.

Premier argument aurevillien: Trebutien aurait plutôt dû ou pu aimer Eugénie qui était laide aussi, mais intelligente… Réponse du Bon Sens: Pourquoi Eugénie aurait-elle été alors plus assortie à lui, Trebutien, qu’à Barbey, par exemple?

Deuxième argument aurevillien: Trebutien se trompe, lui qui rêve cette femme et ne la voit pas telle qu’elle est, ce Trebutien lui-même disgracié, heureux de se croire aimé d’une femme qu’il trouvait belle, et d’aimer une femme qu’il trouvait intelligente… Quelle maladresse chez Barbey… C’était le dernier argument à dire à un homme comme Trebutien, spiritualiste, idéaliste, poète et philosophe, sensible, bon cœur etc.

C’était le dernier argument que Barbey devait employer, lui qui justement avait plaidé la cause de Vellini et qui savait la puissance de l’imagination, du cœur et de la passion non raisonnée…

On croit là retrouver le Barbey qui reste sur les positions les plus superficielles de l’impression faite par la beauté, prisonnier de la vanité de montrer qu’on possède la Beauté en possédant une beauté…

Il est certain qu’ici Barbey n’a pas été «à la hauteur» et a chu dans l’estime de Trebutien. Il a été déçu, même s’il lui a donné raison, car il a dû penser que Barbey était encore complètement engoncé dans les conventions les plus banales, les plus matérielles, les plus dandyques, et peut-être aussi sujet à de la jalousie? En tout cas l’expression de Barbey, dans sa trivialité, est extrêmement violente, et traduit presque de l’agressivité. [316]

Autre souffrance pour Trebutien, autre inconscience de Barbey: dans une lettre à Trebutien du 2 février 1855, Barbey lui demande de recopier, pour un futur livre, deux réflexions qui ne sont autres que des extraits de la lettre si douloureuse…:

«On aime seulement les femmes belles; on adore les laides… quand on se met à les aimer.

Est-ce que nous ne sculptons pas notre rêve dans la chair infirme de toutes les femmes que nous aimons? Est-ce qu’elles existent autrement que par nous? Est-ce que nous ne sommes pas leurs archevêques de Rheims, et notre génie n’est-il pas la colombe qui nous apporte le Saint-Chrême avec lequel nous les sacrons reines de nos cœurs.»[317]

A ce compte, Barbey n’aurait-il pas dû être l’archevêque de Reims d’Eugénie? Au nom de quoi le refuse-t-il à Trebutien pour madame Trolley?

Il a dû être cruel pour Trebutien de recevoir, un mois après la lettre de Nouvel An en forme d’ordonnance, une «pensée détachée» qui, retournant le couteau dans la plaie, d’une de ses souffrances, fait une jolie pensée à mettre dans un recueil.

Mais la brouille entre Barbey et Trebutien n’est pas encore pour maintenant.

Le 2 avril 1855, il lui confie: «Tout est vrai dans ce que j’écris, – vrai de la vie passée, soufferte, éprouvée d’une manière quelconque, – non pas seulement de la vie supposée ou devinée. Je ne suis pas un aussi grand artiste que cela. Il faut avoir le courage de se regarder, fût-on laid! En dehors de la réalité et du souvenir, je n’ai pas trois sous de talent, Trebutien, et il est même probable que je n’essayerais pas d’en avoir, car je n’écrirais point.»[318]

L’emploi de l’adjectif «laid» est ici curieux, puisqu’il y a une équivalence de gravité entre le fait de reconnaître qu’on est un artiste insuffisant et la constatation qu’on est laid. C’est donc une lacune grave et un grave défaut, devant lesquels il s’agit d’être objectif… pour compenser autrement.

Barbey prépare la notice pour les Reliquiae d’Eugénie de Guérin, comme nous l’avons vu. Mais la rédaction de cet article n’a pas été sans difficultés… En effet, il faut aussi tenir compte de l’opinion de Marie, la sœur des Guérin, et, d’autre part Trebutien refuse certains mots qu’il trouve trop crus. Barbey lui répond le 28 octobre 1855: «Avec Marie, qui sait? ce serait peut-être imprudent de dire crûment et cruellement qu’Eugénie était laide. Je l’admets, oui! mais alors, moi, je ne peins plus! Voyez! vous, Trebutien, vous êtes un artiste et un grand artiste, et cependant vous retranchez, en me la renvoyant, d’une phrase sur Eugénie qui vous

plaît, le mot de tête de mort qui la peint d’un trait, cette tête maigre, décharnée, ascète, mais où l’âme jouait dans la finesse bleue du regard et dans la suavité du rictus, – car elle avait le

grand bec amoureux qui d’une oreille à l’autre allait de madame de La Vallière[319], notre divine Poétesse! – Je suis donc dans la position très délicate et très difficile, pour un violent comme moi, d’un homme qui doit verser toute une dame-jeanne (pour la quantité) par l’embouchure d’un flacon de poche. Le liquide s’entasse et s’engorge, – ou bien il va trop dégorger!! Il faudrait ici une main plus sûre et plus subtile que la mienne, à Moi qui, même au Pistolet, (le corps c’est la moulure de l’âme), suis obligé, pour tirer juste, de calculer les vibrations de ce poignet où le pouls bat comme un marteau!» [320]

Quel agacement on perçoit dans cette tirade qui veut convaincre à toute force. Et comme Barbey estime important ces rapports entre l’apparence et la réalité d’une personne… aussi bien dans le cas d’Eugénie, que dans son propre cas à lui…

Et effectivement, Barbey ne dira pas qu’Eugénie était laide, il dira seulement que Dieu lui avait refusé la beauté des vases qui peuvent vieillir etc. (voir ci-dessus III-2). Mais il est encore navré de cette censure… et revient à la charge le 27 novembre de la même année: «Comment trouvez-vous mon Milton?… Il grandit énormément Eugénie. Quel repoussoir pour la fillette! Mon ami, je la grandis de rage de ne pouvoir la faire comme elle était avec ses défauts, sa maigreur, sa laideur, les petites pailles de la femme, les taches de ce rubis balais! je la fais bien plus statue qu’un portrait et cela forcément, vu les préjugés, les sensibilités et le manque d’intelligence artiste auxquels nous avons affaire! [321] et c’est le diable cela! Je suis bien plus peintre que sculpteur, et portraitiste que tout! Un portrait profond, à la Léonard (la Joconde, il ne lui a pas donné de sourcils à elle, parce qu’elle n’en avait pas. Soderini) un portrait avec ses réalités abordées audacieusement, la vérité inflexible, divine et cruelle, la laideur touchante et multiple, et l’idéal planant au-dessus! Voilà ce que j’aurais voulu!!! Mais avec le public que nous avons devant nous, impossible! L’ébauche de ce Rêve, on le trouvera dans mes lettres, un jour, mais, aujourd’hui, il ne faut pas creuser si avant dans la vie, il faut la peindre dans la perspective, en la noyant un peu dans la lumière et en élargissant ses contours! Ennui, ligatures, menottes. Il faut porter toutes ces misères. Ah! M. Le Flaguais trouve qu’il y a des coursiers à qui le mors va bien… Il a peut-être raison, mais c’est quand le mors a du sang aux bossettes et que le coursier traîne, du col à la croupe, un manteau d’écumes, comme une hermine de Roi!!! oui, cela est beau, mais cela coûte cher. On y perd son cheval.»[322]

La révolte de Barbey contre cette censure est extrêmement violente ici. Pourquoi? Une des réponses, nous la trouverons peut-être en observant s’il est plus tard aussi pointilleusement fidèle dans les descriptions qu’il affirme souhaiter réalistes de héros «historiques» par exemple…

En 1856, du 26 septembre au 8 octobre, Barbey écrit pour Trebutien un Mémorandum de son séjour à Caen.

Les deux amis sont très heureux de se retrouver. Barbey est toute délicatesse et affection. Il parle des fêtes locales qu’il trouve assez vulgaires et qui font, sous cet angle, souffrir Trebutien, «nature esthétique à qui le vulgaire ou le laid fait aussi mal que la morsure physique d’un acier!» [323]

Barbey rend visite à l’asile des fous de Saint-Sauveur: «C’étaient presque tous des gens grossiers, laids de galbe, « ords » de vêtements, des gens appartenant aux dernières classes de la société; eh bien, il y avait de l’ »idéal antique  » dans leurs poses. Ils faisaient penser, j’ai dit déjà au Dante, mais à l’Hécube, mais aux femmes assises par terre qui commencent d’une manière si terrible le drame de Shakespeare, Henri III!» [324]

Le but de sa visite est de voir de ses propres yeux Des Touches.: la description qu’il en donne est réaliste: «Des Touches est complètement fou, mais il est trop organiquement fort pour être idiot. – C’est un homme que le temps a légèrement courbé, ou plutôt rapetissé, mais vigoureux, – l’air d’un marin de ces côtes qu’il a tant parcourues, où il a tant abordé du temps des Chouans! – Il était vêtu d’une grande veste en alpaga brun, – une veste dans le genre et dans la forme de celle des matelots, – le pantalon large de la même étoffe, – la cravate bleu clair, – et il avait une casquette. – Tout cela très propre, – oui, un matelot à terre, à SON dimanche! – Voilà sa mise et sa tournure. – La figure est tannée, mais vermeille. Le sang de cet homme, – tempérament sanguin, nuancé de bile, – est jeune encore malgré son âge. Le visage est étroit, mais assez régulier, – le nez en bec d’oiseau de proie; – ce qui lui reste de cheveux est blanc. – Nulle distinction que celle de la force. – Evidemment, cet homme n’est qu’un homme d’action, tout muscle, nerfs et volonté. – Il devait faire de l’héroïsme de troisième main, – ne pas commander, – porter une correspondance à travers tout et s’en tirer, – mais ce ne pouvait être un chef. Il ne l’a pas été non plus.» Barbey cite encore son « œil bleuâtre »,  » ses yeux, bleus comme cette mer qu’il a tant regardée dans le calme, la tempête et les brumes! ». Des Touches avait en effet, d’après des témoignages contemporains, des traces de petite vérole, un nez en bec d’oiseau et un menton fourchu. On est bien loin de la Belle Hélène! Mais Barbey ne modifie rien de son roman, et dans un geste – peut-être réel – de Des Touches (ses yeux sont arrêtés sur des fleurs rouges…) il trouve (enfin!) le lien avec son histoire!, le lien à son gôût, qui lui correspond et déclenchera son écriture.

Dans toute cette période (1844 à 1856), on sent donc des façons encore très ancrées de considérer la beauté, des femmes en particulier, comme un don nécessaire et primordial. Mais, ce qui est nouveau, on voit Barbey progressivement s’attendrir devant la laideur, en discerner les nuances, la corriger…

On voit également comme ce problème de l’injustice de la laideur qui frappe ou non les corps le bouleverse, et le remords esthétique se perçoit plusieurs fois.

Enfin, il est évident que si Barbey conserve une importance au physique, il finit par le considérer comme l’enveloppe – très distincte – de l’âme, et éventuellement menteuse…

Barbey a découvert la beauté dans la laideur, ou plutôt que la beauté est indépendante de critères immuables, il se sent mûrir, il se convertit, relativise l’importance de ce monde, et commence à plaisanter sur sa propre laideur… Appelons cette période de changements: les basculements, toutefois ils ne sont pas encore sans secousses!

De 1856 à 1870. III.3.c.

Une preuve de ces hésitations: quoique Barbey avance qu’il veuille «faire» dans le réalisme, même après avoir vu son «héros» en chair et en os en 1856, il ne corrige rien de son Des Touches qu’il publie en 1863 seulement.

Les Notes qu’il prend dans son Cahier rouge lors de ses recherches sur la Chouannerie

sont assez significatives à cet égard: elles appartiennent souvent à l’esthétique, mais elles sont aurevilliennes avant d’être historiques: elles donnent pâture à son imagination, à son sens du symbolique. En voici certaines: celles-ci concernent un comparse [325]: «Pierre Joily, né à Daon, – on l’appelait le Petit Prince, à cause de sa taille mince, et de sa figure délicate. Charmant comme une femme et de la plus brillante valeur, quand la révolution commença, il était batelier. Les républicains lui brisèrent son bateau, et en firent un chouan.»

Celles-là concernent le vrai héros, le futur Monsieur Jacques: [326]: «L’officier perçait sous la peau de chèvre qui avait doublé l’épaulette. Doubler et redoubler la nuée lumineuse autour de ce personnage idéal. (…) popularité mystérieuse. (…) c’est un héros de roman à faire rêver toutes les femmes. Il était d’une taille élevée et son costume était «bizarre et étranger». Ses manières indiquaient, ainsi que son langage, l’habitude d’un monde élevé! jamais il ne s’expliqua sur sa famille, ni sur son passé, – que son passé de guerre civile. (…) Monsieur Jacques était mort. (…) Il était mort d’une blessure reçue dans un engagement. Obligé de se cacher, on ne sait même pas bien où il mourut. Le nuage fut sur sa mort, comme il avait toujours été sur sa vie; mais sa mémoire étincela toujours dans le souvenir des chouans, et il fut pour eux une légende.

L’historien prétend que c’était un jeune gentilhomme nommé de La Mérozières (de l’Anjou) qui cachait son nom pour préserver de la persécution révolutionnaire son père, sa mère, et ses sœurs. On regrette presque de savoir cela.»

Il sait que la beauté intéresse, et, s’il prend plaisir à décrire de beaux personnages, il va augmenter l’intérêt de tous, et le sien, par le mystère: s’il n’y est pas, il l’épaissit, dans une volonté consciente de créateur: «Doubler et redoubler la nuée lumineuse autour de ce personnage idéal.» Et «idéal» est sans doute à prendre aussi dans le sens d’idéal pour un romancier.

Autres détails curieux: les surnoms: «le dandy du feu», celui au beau nom «Francœur», ou encore «le Fiancé du Feu».

En voici encore deux qui piquent son attention parce qu’ils correspondent à son intérêt profond: «St Paul, – vingt ans, blond, doux, l’air d’un séraphin, mystique, hanté par les apparitions de l’apôtre Paul, dont il prit le nom (il s’appelait Courtillé). «Il n’y a que Dieu qui puisse pardonner, disait-il, et par conséquent, tout implacable, il n’accorda jamais de pardon; quand il s’élançait dans le feu, il criait: «Saint Paul.»[327]

«Le plus sauvage et le plus laid, le Caliban de tous ces héros d’une épopée qui a tant de grandioses physionomies, fut le terrible et cagneux Mousqueton. C’était le génie épouvantable des guerres civiles incarné!»[328]

Ce qui est donc frappant c’est de constater à quel point Barbey a bâti ce roman sur les catégories du beau et de la laideur: le cadre du récit avec ces personnages de salon, grotesques ou d’une beauté perdue et effacée; les héros du roman, Aimée, si supérieurement belle, Monsieur Jacques d’une beauté émouvante, et Des Touches d’une beauté féminine presque supérieure à celle de Mademoiselle Aimée. Barbey avait besoin, pour écrire, de tous ces jeux esthétiques ou de ces références aux apparences: il est construit avec eux et se reconstruit ailleurs, mais sur eux.

Nous insérons ici un autre exemple, difficile à dater, de la même façon de travailler[329]: lisant la Vie de Valenzuela, favori de la reine d’Espagne, il en fait une héroïne aurevillienne. «Un bonheur inouï vint s’ajouter à tous ceux qui avaient déjà soulevé sa vie: il fut blessé à la cuisse par le fils de la reine, le roi mineur, qui voulait tirer sur un cerf. La reine s’évanouit de la blessure et le charme de la souffrance si forte sur les femmes vit s’ajouter à tous les charmes qu’il avait pour elle.»[330] Elle en tire le présage de sa chute, mais lui Barbey fait de la reine un personnage au tempérament aurevillien. [331]

Enfin, encore une remarque: ces arrangements avec la réalité, Barbey les prend si bien parce qu’ils correspondent à un besoin en lui; tandis que ceux que lui demandent les amis d’Eugénie de Guérin, s’il les prend avec tant de réticence, c’est parce qu’ils ne s’arrangent pas avec ses théories inconscientes dont nous parlerons plus loin, (i. e. – ne l’arrangent pas lui -).

Reprenons la correspondance comme source:

Le 27 décembre 1856,  » Mon papier boit, – la blanchisseuse arrive, – une diablesse de vingt ans qui ressemble à une des premières créations antédiluviennes, à la fille de la Nuit et du Chaos. Elle en a le front pervers, animal, cyclopéen, car elle n’a qu’un œil, l’autre est crevé par cette troueuse d’yeux, la petite vérole, et par dessus tout cela, la fraîcheur d’un sang qui bout dans le limon des instincts terribles. Elle s’appelle Mlle Judas. Un bourgeois la trouverait laide, mais des gaillards comme Nous, Non!

Il faut que je lui compte mes chemises. Autrefois j’aurais relevé la sienne, mais j’ai le talisman qui rend indifférent à tout ce que l’Imagination vous souffle à l’oreille avec sa figure d’Œnone versant son poison dans la blanche oreille de Phèdre (rappelez-vous le tableau!) L’Ange Blanc, une croix de diamants sur le front, passe dans son nuage d’opale transparent pour moi seul, entre moi et toutes les femmes, et fait de moi une chose plus forte que la vie, pour qui rien n’est plus dangereux! Adieu, je vais compter les chemises au monstre. « [332]

On voit bien là encore, toujours, cette capacité de Barbey à voir de l’intérêt partout, et d’aimer l’exceptionnel…

Ce sont les années tournant avec la rencontre de l’Ange Blanc, la réconciliation avec ses parents, la Conversion, le retour au normandisme…

L’année 1858 est une année qui marquera.

Le 15 mai 1858, Barbey n’a pas reçu de lettre de Trebutien: il en est triste, et, lui dit-il: « Ajoutez à cela un état nerveux et de souffrance, dû j’imagine à cette lune rousse, la seule chose Rousse que je n’aime point. Nous avons ici un temps plus laid, plus aigre, plus charriant la souffrance que le plus mauvais mois de l’hiver «  [333] Quel dommage pour un moi de mai, et comme Barbey est sensible au temps! Notons aussi l’emploi, toujours rare de l’adjectif «laid», qu’il prend dans un sens très fort, à propos des conditions atmosphériques. C’est presque le sens du Moyen-âge. Ce qui est laid, peut être aigre, charriant la souffrance.

C’est en juillet 1858 que Barbey commet la maladresse de proposer éventuellement le nom d’un autre éditeur que Trebutien pour publier les œuvres des Guérin. Il s’en suit un échange difficile de lettres.

Et puis, pire, un silence de Trebutien. Barbey part à Port-Vendres, et là, sans personne à qui écrire, – il se sent sans doute bien seul… – il entame un Mémorandum, son Quatrième Mémorandum, qui n’est destiné à personne en particulier.

Il décrit ainsi Collioures:  » C’est « Narbonne » laid et encanaillé[334], – mais cette laideur et cet encanaillement a le caractère du Moyen-âge; c’est affreux, mais non vulgaire, cette chose pire que l’affreux. Les femmes, en loques, et monstrueuses, hermaphrodites de force, de grossièreté, de travail (les hommes sont ici très oisifs: ils regardent la mer et les routes, assis sur le parapet des ponts où ils fument; les femmes, seules, travaillent comme des bêtes de somme). N’ai pas vu un seul visage ayant face ou profil humain. – Les femmes portent parfois la veste de matelot par-dessus leurs jupes, comme si toute différence entre l’homme et la femme devait s’effacer; la jupe seule reste encore. Disparaîtra-t-elle un de ces jours? Il faut envoyer à Collioures les Daniel Stern et tous les bas-bleus qui veulent l’égalité entre l’homme et la femme pour les dégoûter de cette doctrine. Il faut frotter le nez de leurs prétentions dans cette ordure, comme on le frotte au chat pour l’empêcher de faire les siennes quelque part. « [335]

« Daniel Stern  » est le pseudonyme de Marie d’Agoult. Barbey a rendu compte d’un de ses ouvrages en mars 1858, et lui  » réglera son compte » une nouvelle fois en 1873 dans un article qu’il reprendra pour Les Bas-Bleus. La violence de Barbey vient de ce qu’il lie le bas-bleu (intellectuel) à ces hermaphrodites qui lui semblent monstrueux… Les invisibles caractéristiques du bas-bleu sont celles, apparentes, de la femme de Collioures: mêmes causes, mêmes effets. Remarquons aussi qu’il n’est pas question ici d’androgyne, ni du sexe indécis et gracieux de l’adolescence. Vellini, elle, était habillée souvent en femme, et parée de bijoux: elle ne reniait pas sa féminité, même si souvent elle était insouciante des qualités féminissimes typiques, innées théoriquement, mais parfois apprises – comme par exemple la passivité et la mollesse… L’hermaphrodite a un excès de sexe (s) qui l’enlaidit. L’androgyne a plutôt une sexualité qui se manifeste discrètement sur son corps.

Ce Mémorandum finit à son départ: il quitte Port-Vendres, sans avoir de nouvelles de Trebutien. La rupture se fait donc, dans la douleur… Trebutien lui réclame tous ses documents sur les Guérin. Barbey, peiné et choqué, écrit le 10 novembre 1858 une longue lettre à celui qu’il appelle encore son ami.

Nous y retrouvons encore l’emploi de l’adjectif « laid ». Trebutien, explique-t-il, n’avait pas à déformer ce qui s’est passé entre eux d’incompréhension, ni à le confier à Marie de Guérin dont il ressent maintenant l’hostilité. «A vous qui avez un passé d’amitié qui est la meilleure part (saignante maintenant) de ma vie, à vous, il peut être pardonné d’être injuste, de vous tromper, de me croire dans l’esprit une décision que je n’ai pas, et d’en faire, quoique ce soit assez laid, une duplicité. C’est assez injurieux pour moi, mais enfin, vous pouvez avoir un vertige et me cingler ce coup à travers le cœur. Vous êtes mon ami. C’est entre Nous! Entre Nous!!! mais un tiers, je ne dirai pas dans Nos querelles, mais l’absurde querelle que vous m’avez faite, un tiers, c’est trop! et je ne le souffrirai pas quand il serait (nouvelle injure, et la plus grande!) APPELE PAR VOUS!» (Page 125, C. G. VI, 10 novembre 1858.)

La dernière lettre de Barbey à Trebutien date de fin novembre 1858, pour le prier d’excuser le retard mis à lui envoyer les textes de Guérin.

Il est vrai que, comme nous n’avons que les lettres de Barbey, nous avons du mal à comprendre pourquoi Trebutien a eu tant de peine, et pourquoi il a ainsi poussé à la rupture… Barbey demande plusieurs fois pardon, mais ensuite, proteste et s’élève contre l’injustice et l’entêtement de son vieil ami… Dans le texte que nous avons cité, l’emploi de «laid» traduit tout le bouleversement qu’il ressent.

Oui, 1858 est une année bien triste. Et Barbey sera long à se retrouver des amis.

Un jour, il écrit à son ami Charles Baudelaire, et en voici les premiers mots et l’intitulé exact:

« Paris, 4 février 1859.

Pluie fine. Temps

gris et à se griser

rue Rousselet, – une laide Rousse. 29 « 

Vu le destinataire de la lettre, ne peut-on penser que Barbey s’amuse, dans sa tristesse, à jouer au provocateur? Visiblement, il a le spleen, et la « maîtresse rousse » qu’il trouve rue Rousselet, pour oublier, ne le charme pas, même s’il lui cède parfois… Sans doute la parenté avec Baudelaire allait-elle très loin, y compris dans ce vécu du quotidien.

La jeune Marie de Bouglon meurt le 16 novembre 1860. Rude choc pour toute la famille… Barbey, tendre et attentif, va être celui qui essaie de partager la peine, et même, plus tard, de faire sourire son inconsolable Ange Blanc:  » Rambosson est revenu, et je dois dire que le pauvre garçon a été bien terrassé de la mort de notre Marie, du malheur qui a fondu sur nous. C’est toujours le papelard Rambosson, mais la figure de séminariste est partie, les moustaches les plus laides, le front dégarni, le teint jaune comme un coing, le nez allongé, il est vieilli et enlaidi, – mais il a gagné quinze mille francs qu’il vient de placer et a soixante mille francs d’effets.»[336] Cette description comique d’un homme disgracié amène-t-elle un sourire sur le visage douloureux de l’Ange Blanc?

En 1863, Barbey a 55 ans… et commence à prétendre être insensible même aux plaisirs qu’il affectait tant, relativisant beauté et laideur: invité par Hector de Saint-Maur, son amphitryon favori, le 4 juin, il lui répond:

 » Mon cher ami, je ne puis aller ce soir, mais j’espère beaucoup aller Dimanche.

Que parlez-vous de jolie femme? je m’en soucie bien.

J’ai tant de bonheur à aller chez vous que je vous défie bien, avec quelque porte-jupon que ce soit, de pouvoir l’augmenter.

Nous psalmodierons dimanche.

Tout à vous.  » [337]

Quel changement! Barbey deviendrait-il un pur esprit… encore qu’un peu ironique?

Il commence un nouveau Mémorandum, destiné à l’Ange Blanc, qui va du 30 novembre au 18 décembre 1864.

Dans ce bref Cinquième Mémorandum, Barbey raconte son séjour en Normandie. Il y prépare ses Diaboliques, et revit tous ses souvenirs d’enfance.

« Resté seul dans ce salon; où je vous écris ce Mémorandum, et qui, à ses quatre coins, a de ma vie. Les volets sont fermés, les larges rideaux tombés, la lampe est voilée. Ainsi, l’appartement, absolument le même que dans mes jours d’enfance, a de la grandeur. -Mon portrait, que mon père n’a pas encore suspendu au mur, ce portrait noir, sévère et « byronien », que vous connaissez est posé sur le canapé et me regarde. – Le silence est d’une profondeur impressionnante.»[338]

Il se promène au bord de la mer et décrit les pêcheuses du Bas-Hamet:  » Vieilles, laides, tannées par le soleil, verdies par l’air marin, avec des voix à dominer la tempête (…) sorcières des eaux », ce sont pour lui des incarnations de la mer et de ce pays dont il se sent toujours plus fils. Quelle différence avec ces femmes de Port-Vendres dont la laideur l’a révulsé. Ici, Barbey se sent le barbet poisson, écailleux et rugueux, dont a si bien parlé Philippe Berthier. [339]

Dans ces années 1863 à 1873, il rédige ses Diaboliques, et nous daterions volontiers de cette période une série de Pensées détachées, publiées pour la plupart en 1866, car les préoccupations nous semblent proches du Barbey de ce temps-là:

« On aime beaucoup plus pour les défauts de la personne aimée que pour ses qualités, parce qu’ils individualisent davantage. La beauté tend à l’unité, tandis que la laideur est multiple » [340] Nous retrouverons une pensée un peu du même genre au début de La vengeance d’une femme qu’on peut dater de cette période.

Autre pensée:

« La question de Pascal: « Qu’est-ce qu’elles aiment en nous? » m’est souvent revenue.

Toi, tu es aimé pour ta beauté que tu n’as pas faite.

Moi, pour mon talent, que j’ai, au moins, développé.

Rêveurs!…

Toi, tu es aimé parce qu’on dit que tu es beau.

Et toi, parce qu’on te dit spirituel ou parce que tu « passes » pour un grand artiste.

Ah! c’est toujours la solution de Pascal:  » Si le nez de Cléopâtre avait été mal fait, aurait-elle été aimée?  » Et moi, je réponds bravement, sans avoir besoin de Pascal:

Oui, – puisque c’était le nez de Cléopâtre!

Seulement le nez de Cléopâtre est partout…  » [341]

Cette pensée nous donne beaucoup d’éléments sur le vécu de Barbey.

Il est intéressant de le voir traduire aussi affectivement et esthétiquement («aimer») cette interrogation de Pascal. Intéressant aussi de noter cette référence à la beauté dont on n’est pas soi-même l’auteur, par rapport au talent qu’on se fabrique: injustice des situations croquée en deux lignes.

Remarquons aussi le jeu du Je et du Tu: tu es beau; moi je suis talentueux; on te dit que tu es beau; toi on te dit que tu es spirituel: Barbey ne se compte pas parmi ceux qui sont beaux ni ceux à qui on le dit. Ensuite, il ne refuse à personne la possibilité d’être aimé, que ce soit pour une raison ou pour une autre (beauté, talent, travail, esprit, sens artistique, gloire…). En outre, son interprétation de la question de Pascal est très centrée sur le problème de la beauté qui est une façon de le… raccourcir… et traduit sans doute chez lui un intérêt pour ce sujet là… Et enfin, il affirme que tous, pour peu qu’ils aient une personnalité, peuvent être aimés pour eux-mêmes et finalement, quel que soit leur profil (au sens propre comme au sens figuré). On note ici un optimisme libéral et généreux qui montre une personnalité plus à l’aise dans son corps – et surtout dans son visage – devant les autres: il pense que tous, et donc lui, peuvent être aimés.

La pensée suivante revient encore sur le problème de se faire aimer quand on est laid.

« Etre belle et aimée, ce n’est être que femme. Etre laide, et savoir se faire aimer, c’est être « Princesse ». [342]

Barbey précise que cette pensée fait partie d’un Traité de la Princesse qui est encore inédit. Ce traité, auquel il tenait beaucoup, et qu’il n’a pu réaliser, devait être un traité de la séduction, inspiré du Prince de Machiavel, et de L’Amour de Stendhal.

Toujours sur le même thème, à savoir que la vieillesse non plus n’empêche pas d’être aimé – et quand ces Pensées sont publiées, Barbey a 58 ans – cette Pensée qui rejoint de nombreuses autres[343]:

« Toutes les grandes femmes, – grandes, dans leur genre, comme Charlemagne, Alexandre, César, Napoléon, dans le leur, – les Ninons, les duchesses de Valentinois, les marquises de Pescaire, ont été vieilles ce qu’elles étaient jeunes; et les contemporains dupes de leur génie nous ont dit, avec l’air de la bonne foi la plus comique, qu’elles étaient toujours aussi belles, qu’elles avaient mis le talon de leur brodequin sur ce monstre affreux de la vieillesse. Que ne disent-ils point?… Lisez-les. – Mais non! ne les lisez pas! Les lois inexorables de la nature humaine ne changent point ainsi. Rien n’est inexorable comme les cheveux blancs et les rides… Seulement, c’est une loi aussi de la nature humaine que l’âme, l’esprit, la volonté, la flamme intérieure, aient leur magie, et transfigurent de périssables matérialités. « 

C’est ainsi que Barbey domine petit à petit les angoisses de l’âge: non seulement la personnalité va primer sur la beauté, mais aussi la volonté, l’esprit, la flamme intérieure vont l’aider à vivre sa vieillesse.

Il trouve de moins en moins révélateur l’aspect extérieur, et le sien en particulier: c’est une façon de dénier toute importance à un jugement de laideur qui lui avait été infligé.

En 1865, Poupart-Davyl lui demande des renseignements pour faire un portrait de lui, critique et littéraire. Barbey répond avec précision sur l’œuvre, mais lui demande à la fin, instamment, de ne pas donner de détails biographiques, ni physiques.

N’est-ce pas aussi dans le même sens que va la remarque suivante: pour ce qui est du sujet que nous essayons de traiter exhaustivement, (la laideur) il est très curieux de constater que de 1867 à 1871, on ne trouve pas une seule fois dans sa Correspondance, qui représente quand même 200 pages environ, le mot « laid  » (ou ses paronymes, que ce soit pour des êtres, ou des choses, ou des considérations sur l’art). On dirait que ce problème, ce centre d’intérêt disparaît de l’horizon mental de sa vie présente à ce moment-là. Nous avions déjà noté une éclipse auparavant (les années 1837 à 1842 dans la Correspondance).

Mais par contre, un des emplois du mot « laid » les plus touchants et presque sans doute le plus connu, se situe justement dans un poème de 1869-1870, mais qui fait en réalité allusion à un passé jamais oublié. Sa composition date, semble-t-il, de la même époque que Le Buste jaune – ce fameux buste qui a été un objet central dans sa vie, et qui reprend lui aussi un souvenir d’enfance. Barbey a 62 ans et revient donc 49 ans en arrière… Si le souvenir n’a pas été «arrangé», il est poignant de voir que déjà à treize ans, Barbey se cataloguait comme laid, et n’avait sans doute pas encore vraiment réussi à trouver un remplacement ou une substitution à cette catégorie beauté-laideur: il assume ce mot «laid» et se l’applique dans toute la crudité désespérante et définitive qu’il implique… Ce poème reprend-il des poèmes qu’il a brûlés lorsque, à seize ans, il n’a pas été publié? Osait-il à l’époque dire aussi fortement ses désespoirs? ou jouait-il plutôt le rôle plus flatteur, plus porteur, de petit Don Juan? Les contradictions se retrouvent dans les descriptions des petits jeunes gens dans les Diaboliques… Je croirais volontiers qu’il n’osait pas être aussi franc devant les autres, et surtout devant certaines… et que ce poème n’a pu être écrit que quand Barbey s’est senti capable d’être trouvé beau.

Treize ans

Elle avait dix-neuf ans. Moi, treize. Elle était belle;

Moi, laid. Indifférente, – et moi je me tuais…

Rêveur sombre et brûlant, je me tuais pour elle.

Timide, concentré, fou, je m’exténuais…

Mes yeux noirs et battus faisaient peur à ma mère;

Mon pâle front avait tout à coup des rougeurs

Qui me montaient du cœur comme un feu sort de terre!

Je croyais que j’avais deux cœurs.

Un n’était pas assez pour elle. Ma poitrine

Semblait sous ces deux cœurs devoir un jour s’ouvrir

Et les jeter tous deux sous sa fière bottine,

Pour qu’elle pût fouler mieux aux pieds son martyr!

O de la puberté la terrible démence!

Qui ne les connut pas, ces amours de treize ans?

Solfatares du cœur qui brûlent en silence,

Embrasements, étouffements!

(Un jour, elle doit se mettre en selle)

« Vous n’êtes pas assez fort pour me mettre en selle? »

Je ne répondis point, – mais la mis à cheval

D’un seul bond!… avec la rapidité du rêve,

Et, ceignant ses jarrets de mes bras éperdus,

Je lui dis, enivré du fardeau que j’enlève:

« Pourquoi ne pesez-vous pas plus? » O. C. IIp. 1189

Dans ce poème, l’on trouve même un verbe au présent, (enlève), tant est encore prégnant le souvenir. Les deux premiers vers résument un drame… et surtout le complexe de tant d’années… qui ose enfin s’écrire: « moi, laid ». Ce n’est plus: on lui avait dit qu’il était laid, comme pour Aloys, ou dans les Memoranda… Barbey ici, ose écrire qu’il était laid. C’est presque enfin un exorcisme, car en le disant, il arrive enfin à dire tout de sa blessure: il se pensait, se sentait laid, à l’époque, et donnait raison à sa famille. Nous y reviendrons.

Dans ces 15 années, Barbey «abandonne» en quelque sorte le corps à sa vie autonome, il n’est plus signe ni élément de la valeur de la personne: il a fait le tour du réalisme, et de son intérêt; il envisage un Traité de la Princesse qui sonnerait la revanche de la laideur; il ose enfin dire «moi, laid», montrant ainsi que la conscience de sa laideur ne s’accompagne plus d’un remords esthétique tel qu’il n’ose le dire. On pourrait intituler cette période de la cinquantaine, la libération

Mais, même si cette libération se profile de différents côtés, si le problème de la laideur ne semble plus dominer son vécu personnel, Barbey a-t-il trouvé la sérénité?

Des années 1870 à sa mort. III.3.d.

Barbey semble changer encore: il semble plus décidé à faire un certain tri dans ses activités et dans ses fréquentations: son travail bien sûr le prend plus et le succès vient, deux facteurs qui interviennent dans ses choix et modifieront son rapport à la laideur. Mais Barbey n’est pas pour autant séduit par son époque ou par les flatteurs.

En séjour à Saint-Sauveur, le 29 août 1872, il écrit à Madame de Bouglon:

« Saint-Sauveur est incessamment sillonné de voitures de toute espèce, pleines de belles dames et de laids messieurs, qui vont à la mer ou qui en reviennent. Cela donne à mon vieux Saint-Sauveur, si placide autrefois, un air turbulent qui me le gâte fort. Il perd son air Moyen-âge pour prendre l’exécrable physionomie moderne, et c’est pour moi presque douloureux. Au moins Valognes reste ce qu’il était dans mon enfance. «  [344][345]

« Belles dames et laids messieurs »: voilà le XIXe en raccourci! Notre Mérovingien habitera Valognes, essayant de trouver un cadre à son humeur…

Il se met maintenant à écrire qu’il n’aime plus écrire… lui dont même les billets étaient plein d’esprit… [346] et il semble bien, car ce genre de phrases reviendra souvent, que ce ne soit pas fausse modestie, mais signe d’une évolution psychologique certaine.

Voilà qu’il lui faut de plus en plus faire face aux impératifs de l’homme célèbre. Pour une réédition de L’Ensorcelée, on doit faire un portrait de lui… Que va-t-il donc dire, lui qui détestait les portraits, et qui, de plus se trouvait laid…

« A madame de Bouglon, 30 mars 1873,

Je me porte comme un pont… bâti par les Romains, et je travaille comme si j’avais à en élever les piles. All is well! Mon portrait est achevé pour L’Ensorcelée. Les uns disent que c’est très bien. Les autres disent que ce n’est pas assez bien comme cela, pour être moi. Je serais assez de cet avis. mais on ne peut pas mettre un homme dans son portrait. On n’y met qu’une minute de sa vie, et la plus sotte de toutes, celle où il est obligé de poser! «  L’eau-forte sera reprise dans plusieurs éditions… [347] En tout cas, Barbey a l’air d’avoir perdu tout complexe devant son physique! Ce début de lettre est d’un bonheur tonitruant… Il est heureux, et il rêve même de mariage avec Madame de Bouglon: c’est ainsi qu’il finit cette même lettre, commencée en fanfare sur sa santé et son portrait, par la fine plaisanterie d’un homme sûr d’être aimé:

 » Ah! Quand pourrons-nous courir les magasins ensemble et choisir des rideaux? Je ne vis plus que dans ces rideaux, mais j’y suis toujours votre invariablement fidèle

Bâbe. « 

Ce thème de la laideur, servant de catégorie mentale, semble de plus en plus inutile. Rien en 1874 ni 1875. En 1876, une simple allusion à une jeune fille « dont le front n’était pas trop laid, quand il rougissait»[348].

A partir de cette année 1873, Barbey se met régulièrement à distribuer ses portraits, photos, eaux-fortes, gravures etc. Et cela avec un air content. En reçoivent Madame Hayem, Pierre Bottin-Desylles, Elysabeth Bouillet… Il fait rarement un commentaire sur lui-même, mais plutôt sur l’amitié dont ce présent est le signe. Sauf une fois où il laisse échapper:

 » Ce portrait est trouvé très bien à Paris, pour ne pas dire un mot plus vif… Il faut être modeste. « [349]

De même, dans un mot à un inconnu:

« De quoi parlerons-nous? (…) de mon buste que vous avez peut-être vu alors. Il ne m’intéresse pas pour moi dont je suis largement dégoûté, mais pour Astruc, le sculpteur, qui est un maître, et dont je voudrais dire du bien. «  [350]

Barbey a 69 ans alors…

Il demande aussi souvent des portraits ou des photos et réclame même qu’on lui renvoie une photo qu’il aime et a oubliée.

Ainsi, Georges Landry, un de ses fidèles dévoués, reçoit-il une urgente mission:

 » Une fois chez moi, montez dans ma chambre. J’ai oublié le portrait de Sarah la Voilée, que je voulais emporter. Mme Le Breton vous le donnera s’il n’est plus à ma glace, et vous le mettrez dans la première lettre que vous m’écrirez. Faiblesse de l’imagination ou force des souvenirs! J’ai besoin de cette image.»[351]

De même qu’il semble moins complexé par son physique, de même le souci de l’apparence semble le quitter un peu. Ainsi, lui qui était si pointilleux, si dandy sur l’aspect de ses livres, semble changer d’échelle de valeurs: on dirait qu’il comprend que l’esthétique n’est que secondaire par rapport à un sentiment profond: il envoie son livre à Pierre Bottin-Desylles «J’aurais voulu vous le faire relier pour qu’il fût plus digne de vous, mais j’étais si impatient de le savoir dans vos mains que j’ai passé sur la vaine considération de la reliure. Ce qui m’importe, c’est que le fond de cela vous convienne. C’est que vous y trouviez la saveur de la vérité… Je désirerais vous offrir un chef-d’œuvre – une chose que vous auriez pensée- mais regardez moins, mon ami, à ce livre que je vous offre qu’au sentiment qui me fait vous l’offrir.»[352]

Est-ce que, au fur et à mesure que vient le succès livresque et sentimental, Barbey aurait moins besoin d’utiliser l’extérieur pour séduire?

En tout cas, au même moment, il redit souvent comme le passé fait complètement partie de lui. Lorsqu’il est à Valognes, seul, dans l’appartement, il embrasse de temps en temps le buste de Madame de Chavincour… Impressions d’enfance qu’il conservera vivaces et actives en lui jusqu’à la fin de sa vie.

Il trie dans ses occupations et fait montre d’une certaine négligence qu’un dandy n’aurait jamais acceptée, ni surtout avouée. [353] Le dégoût d’écrire revient souvent, et ne peut être supposé inventé.

Il avoue que tous les raffinements extérieurs ne lui plaisent plus; les seuls auxquels il attache du prix sont maintenant ceux de l’édition de son œuvre. Très pointilleux, il ne cesse d’accabler de recommandations ceux qui l’aident dans cette tâche. Ainsi à Léon Bloy recommande-t-il la plus grande attention:  » J’ai du goût pour cette élégie critique. Prenez cela en considération. Ne me faites pas trouver laids mes petits. « [354]

Ses « petits », c’est à dire ses œuvres qu’il aime et ne veut pas voir défigurées!

A 70 ans, Barbey passe pour un beau vieillard, un peu original, mais d’une allure seigneuriale. Aussi ose-t-il même maintenant plaisanter sur sa laideur, lorsqu’il en a l’occasion, comme attendant un démenti!

Il coquette presque en particulier avec de ses amies comme Sophie Lafaye, une charmante avec laquelle il est toujours sentimental et précieux…

« Madame,

Qui a été bien attrapé de ne pas passer la soirée samedi avec vous et vos trois délicieuses?

Quoique très malade et très laid – c’est pis que malade – j’étais habillé pour aller passer la soirée chez Mademoiselle Annette, et je partais quand on est venu me dire qu’on avait six places à l’Odéon et que tout le monde y était.

Si on avait laissé le numéro de la loge, j’aurais compris, – et je serais allé vous rejoindre, mais pas de numéro. Donc, je suis resté dans mon antre, et je m’y suis rongé les pattes… (…) «  [355] comme le Lion amoureux de la Fable de La Fontaine. Délicatesse, humour, politesse, sincérité du sentiment, pudeur… de cet ancien terrible lion.

Vers 1875-1880, il compose un poème intitulé A Valognes, dédié à Marthe Brandès, qu’il trouve jolie, à la différence des Valognais…, si jolie

qu’en moi, sur ses pas, tout mon cœur s’élança!

Elle passa, charmante à n’y pas croire,

Car ils la disent laide ici, – stupide gent!

Tunique blanche au vent sur une robe noire (…)

C’est donc une remarque acide et un refus violent des opinions esthétiques des Valognais… Barbey sait qu’ils ont tort à propos de la jeune fille. Sans doute Barbey se sent-il plus fort et en arrive à penser que leur erreur à son sujet à elle est la preuve de leur erreur à son sujet à lui…

En 1878, un Barbey de 70 ans, se plaint d’une laideur essentiellement due à divers petits maux et maladies. Il peut souffrir, mais ce qui lui fait surtout mal, c’est d’être enlaidi par un rhume ou une chute… et avec quel esprit il fait passer le mécontentement de sa coquetterie.

 » Mon cher Monsieur Lacombe,

Je suis désolé. J’ai une bronchite atroce. Je tousse à troubler tous les concerts du monde! Je crache. je suis monstrueux, et, comme il ne faut jamais se montrer inférieur — chambré et calfeutré.  » [356]

A Annette Coppée, sœur de François Coppée, excellents amis intimes de Barbey (quoiqu’il ait commencé par l’éreinter dans sa critique avant de le faire sa connaissance et de l’apprécier comme ami), il envoie ce billet:

« Mademoiselle,

J’espérais aller moi-même répondre à votre lettre ce soir, mais je me suis regardé dans la glace, qui me vient de vous, et je me suis trouvé si défiguré par mon rhume que je n’ai pas voulu vous effrayer de mon horreur.

Vous savez que je suis Monsieur Célimène.

Je dînerai chez vous Lundi, si le démon du rhume le permet. (…)

Mon cachet n’est pas celui que vous croyez. – C’est le cachet d’un spectre. « [357]

Sans doute le cachet de Barbey avait-il intrigué Annette Coppée, mais elle avait interprété trop gaiement ce que Barbey avait voulu y faire figurer comme emblème…

En 1880, mêmes préoccupations: il est en train de faire réaliser son portrait – cadeau de Charles Hayem – par un peintre très connu: Lévy, Prix de Rome en 54, qui entretenait d’amicales relations avec lui.

« Mon cher Monsieur Lévy,

J’aurais répondu à votre gracieuse lettre sur le champ sans la raison que voici: je suis en proie depuis quelques jours à une affreuse grippe qui fait de moi l’homme le moins à peindre, et j’ai attendu jusqu’à ce moment à vous répondre, espérant être présentable demain. Je ne le serai point, je le vois; aussi vous prié-je de remettre notre première séance à samedi à 1 heure et demie. «  [358]

Ce portrait va avoir une très grande importance dans la vie de Barbey. Nous avons déjà noté que, progressivement, il avait accepté d’être portraituré d’abord par une gravure, puis par une sculpture, par des photographies, et enfin par ce peintre célèbre qui doit annuler toutes les caricatures de lui qui avaient pu être faites. Le portrait ou l’échange de portraits vont être une des manifestations d’alors les plus fréquentes de ce qui peut toucher au thème de la beauté ou de la laideur. Les échanges de photos sont des liens, des symboles, aussi parlants que les paroles d’amitié.

C’est par exemple Louise Read, amie des Coppée, qui prend de plus en plus d’importance dans sa vie, à qui il écrit dès que ce fameux portrait[359], commencé en novembre 1880, est enfin fini, le 26 janvier 1881:  » Mademoiselle,

Enfin, ce diabolique portrait de l’auteur des Diaboliques est terminé d’hier soir au jour mourant. «  [360]

Mais de n’ajouter aucun commentaire. Sans doute attend-il ceux des autres avant d’oser en parler lui-même.

Un geste muet peut en servir: Barbey n’écrit rien à Louise Read sur ce portrait: ils se voyaient souvent. Peut-être peut-on simplement se demander pourquoi Barbey, qui a 73 ans alors, envoie un mois après la fin de ce portrait, deux de ses anciens portraits: l’un de l’époque normandisante, et l’autre de ses vingt ans… à une Louise Read de 36 ans… [361]

Mais nous avons par contre un long commentaire de Barbey sur son portrait par Lévy lorsqu’il écrit le 23, c’est-à-dire deux jours après cet envoi à Louise Read, à Mme de Bouglon:

 » Quant au portrait, succès énorme, et encore plus dans le monde que dans les journaux. Ils en ont tous parlé comme l’œuvre capitale de Lévy, qui n’a jamais eu un succès pareil. Je ne peux pas vous les envoyer tous.

Je vous dirai un autre jour mon impression personnelle. Mais défiez-vous des articles. Chose très particulière! il y a des gens qui ne voient pas même la couleur. Dans un article de la Vie Moderne, on me donne une cravate mauve et je l’ai noire avec un peu de dentelle au bout. (je vous ai envoyé cet article.) Je suis tout en noir, la main à la hanche comme vous l’aviez rêvé, et cela rappelle, un peu plus altière peut-être, l’attitude du jeune homme louche du Bronzino. Remember you. [362]

La peinture est profonde, très travaillée, les mains superbes, faites avec idolâtrie par le peintre qui les trouvait des mains Renaissance. Et la Vie Moderne dit que ce n’est pas assez bien peint!! Le rideau violâtre est délicieux, et Mlle Pommier en raffole. Mais en fait d’art, tout le monde parle, et que d’âneries! Mais l’effet général est imposant pour le peintre et pour le modèle, et tout le monde convient de cela.

Voilà! encore une fois succès énorme. On ne parle que de cela ici. Au spectacle, des gens que je n’ai jamais vus me reconnaissent et viennent me dire: « quel beau portrait! » etc…

A un autre jour d’autres détails. Je retourne au travail, et je m’arrache à vous, mais, âme de mon âme, n’êtes-vous pas toujours derrière moi? «  [363]

Cet article de La Vie Moderne qu’envoie Barbey est un article étrange. Le critique y conclut: « Ah! Monsieur Lévy, avec un pareil modèle, il y avait mieux à faire. «  Or Barbey ne mentionne pas cette réflexion à Madame de Bouglon, qui va la lire. Est-ce parce qu’il y va de sa modestie? Aurait-il eu l’air fat?

En fait, ce silence risque bien d’être significatif d’une certaine déception.

La cravate… mauve[364]! quelle rage quand on pense au soin qu’il a dû prendre pour choisir sa cravate! une cravate pour la postérité, et qui devait servir d’exemple et de leçon à la foule des badauds…

En juillet 1881, on lui propose même d’entrer au futur Musée Grévin! Il refuse, mais ce n’est pas par complexe… C’est pour d’autres raisons que nous étudierons plus loin, et qui n’ont plus rien à voir avec cette sensibilité d’écorché vif qu’il manifestait avant.

D’autant que son physique semble plaire de plus en plus: madame Hayem entreprend un buste de lui.

Barbey est certes très heureux de se voir reconnu comme auteur, mais sans doute est-il sensible surtout, quoi qu’il en dise, aux compliments sur son physique (si ce sont des critiques sur son habillement, il ne veut même pas les écouter…). Aussi a-t-il sans doute été flatté de se voir parmi les Camées de Théodore de Banville, qui s’étend en compliments jusqu’aux particularités de son visage. Voici ce que lui écrit son ami, le Chanoine Angers-Billards, avec un style des plus fleuris et des plus dithyrambiques, comme à l’accoutumée:

«Ce 14 mars 1881

Il fallait bien,

TRES CHER MAITRE,

qu’un homme qui a fait jadis tant de médaillons, eût à son tour le sien! Il l’a, mais son Camée ne ressemble pas à ses médaillons. [365]

Théodore de Banville ne vous a pas manqué, et il a écrit tout votre génie sur votre figure. Il n’y a pas un millimètre carré qui n’ait son trait, sa couleur, son étincelle! Jusqu’aux cheveux, à la barbe, et aux sourcils, tout, dans votre magnifique physionomie, exprime le don divin et lui rend hommage!»[366]

Barbey est submergé de compliments qu’il rapporte avec une certaine fierté à ceux qu’il aime. Louise Read et Madame de Bouglon se partagent ses confidences heureuses, mais d’un bonheur trop tardif.

Parfois, la critique le calomnie.

Mirbeau, par exemple, parle de lui d’une façon qui a dû l’agacer: d’un côté, il loue son « œuvre magnifique et sévère, dominant les autres comme un chêne domine les fougères et les brins d’herbe pâlissant dans son ombre », et d’autre part il ajoute une description de  » l’étrangeté de ses costumes et l’affectation de son dandysme »[367].

Barbey se méfie, avec raison, de ce qu’on dit de lui sur ce plan. Il ne fait pas même confiance à ses meilleurs amis. Sans doute a-t-il conscience que son apparence vestimentaire et physique risque de leur cacher la réalité de l’écrivain. On sent son inquiétude dans une lettre à Louise Read:

 » Ah! donc, Bourget est à Paris!! Enfin!! Il a promis à Rouveyre son Introduction pour le 10 du mois prochain. A cette époque-là, je serai à Paris et je verrai cette Introduction car il faut que je la voie. Lui, qui est ma fleur des pois, il ne fera pas la gaucherie des autres et laissera tranquille tout ce qui n’est pas de la Littérature et de la Critique. Mais j’y veux pourtant veiller… Quand un ami et un homme distingué d’esprit et de mœurs comme Mirbeau a pu s’y méprendre et croire m’être agréable en remuant, une dix-millième fois, les vieilles prétintailles des journaux sur ma personne, je suis en droit de tout redouter. L’article de Mirbeau a des choses charmantes dont je suis touché, mais, en somme, il a été plus agréable et plus profitable à mon éditeur qu’à moi. « [368]

Fréquemment sous la plume de Barbey revient ce regret: comme il n’aime pas les succès de scandale, qui, pour lui, sont le fruit de contresens sur son œuvre, il regrette d’autant plus que ces succès-là profitent plus à d’autres (libraires, journaux etc.) qu’à lui… et qu’ils contribuent à donner de lui une image encore plus fausse…

« Plus agréable », telle est l’expression de Barbey, sans doute un euphémisme… quand on connaît la violence de ses réactions… Et d’ailleurs observons la réponse à la proposition de texte de Bourget:

« Mon cher Paul,

Voilà votre introduction! Je l’ai bâtonnée, – sabrée – effacée partout où ma personne physique apparaissait et m’offusquait. C’était bon pour les maroufles de ce temps-ci, – mais parfaitement indigne de moi et… de vous. (…) N’est-ce pas la réalité, toute la réalité de ma vie et de mes procédés intellectuels que vous voulez pénétrer et exposer? « [369]

Ce texte est très important pour l’étude de notre thème. Nous y reviendrons. On y sent la poigne du maître, la fermeté intransigeante du Connétable des Lettres qui n’admet pas de discussion de la part de ses admirateurs, et, s’ils écrivent, de ses disciples… Confirmant son opposition à être réduit ou même dissimulé par sa personne physique, il donne en explication des confidences sur ce qui a fondé son existence, et son talent.

En même temps que le succès, presque douloureux en fait pour lui, d’Une histoire sans nom, Barbey est profondément remué par une histoire qui lui est contée dans les murs où elle a eu lieu.

Le 27 octobre 1882, il écrit à Louise Read:

 » Revenu de Cherbourg et du château de Tourlaville. Impression inouïe! Ah! les lacs du lakiste Bourget sont vaincus! Le château digne d’Edgar Poe! avec cette histoire dont je veux faire un poème.

Ai-je la place de mettre un cœur ici? «  [370]

Et, – oui, le même jour!… – à Madame de Bouglon:

 » Dans tous les cas, je rapporterai, (ne fût-ce que cela!) de ce voyage une impression inouïe, c’est celle du château de Ravalet à Tourlaville, – une merveille d’art et de paysage où s’est passé, sous Henri IV, une diabolique que certainement j’écrirai… « [371]

Il serait instructif de voir comment Barbey module pour ses deux correspondantes ses impressions et l’usage qu’il fait ici de  » diabolique ».

Le côté diabolique, comme il dit, ne cesse pas de l’intéresser. Dans un article à propos des Poésies philosophiques de la poétesse Louise Ackermann, marquée par un profond

pessimisme et athée, il confie à Louise Read:  » La Proudhon de la Poésie au XIXe siècle est, au fond, quelque chose comme un démon, et, moralement comme esthétiquement, c’est intéressant un démon! »[372].

De 1883 à 1888, les manifestations des préoccupations esthétiques de Barbey sont presque absentes… Il n’abonde plus en théories diaboliques, perverses, ou célestes sur l’esthétique. Il faut qu’il y soit obligé par quelque événement pour que nous ayons encore des mots d’esprit à ce sujet.

Il avait écrit un poème sur l’Androgyne céleste pour Judith Gautier. La date de ce poème est imprécise, mais il remonte sans doute à plusieurs années, car ce thème n’est plus très actif ni «productif». Un jour, il lui envoie une correction, avec humour:

« Madame,

Il faut réparer ses fautes quand on en fait. En relisant les vers que je vous ai envoyés sur notre archange, je me suis aperçu d’une faute de quantité.

On peut aimer les difformités quand on aime. Henri VIII aimait peut-être les six doigts d’Anne Boleyn, mais vous ne devez pas aimer mes versiculets avec un pied de trop! Voilà pourquoi je les ai corrigés, comme s’ils en valaient la peine. « 

En 1883, on voit encore une fois Barbey s’occuper de portraits et de photographies:

Armand Royer, son ami musicien, lui a envoyé une photo de son fils:  » J’ai reçu tout ce que vous m’avez envoyé.

Le portrait de votre fils, charmant, mais moins charmant que lui, c’est la faute, non du photographe, mais de la photographie. C’est noir, et l’enfant est lumineux. (…) Les femmes ici l’adorent. « [373]

Toutefois cette célébrité qui, nous l’avons vu, arrive trop tard, le fait d’être en vogue, ne le satisfait pas. Nombreux sont les cris du cœur, ses dernières années, qui reviennent sur ce manque radical qui l’a pris à la racine, et l’empêche d’être complètement heureux.

En effet Barbey vient de publier Une Histoire Sans Nom, et va bientôt, enfin, publier Ce qui ne meurt pas, refonte de Germaine qui avait été écrit en 1835-1836! Quarante-sept ans après, Barbey ne renie pas ce qu’il avait écrit à 28 ans. Non seulement, il ne le renie pas, mais encore il ose dire, avec la certitude d’être objectif, que c’est « une œuvre de premier ordre ». Madame de Bouglon, comme au sujet d’Une histoire sans nom, a beaucoup d’apriori contre ce roman et Barbey insiste pour qu’elle révise son jugement, en lui précisant le côté personnel de l’histoire.

Paul Bourget lui envoie un portrait de Léonard de Vinci depuis l’Italie. Il y voit un témoignage d’affection, alors que Bourget ne lui avait pas écrit depuis longtemps. Nous donnons cette lettre parce qu’elle est intéressante à plusieurs points de vue: le sens des portraits, sa fascination devant la Joconde qui ne s’est jamais démentie, le thème du Sphinx, et celui de la fidélité: « Mon cher Paul Bourget,

Merci moins du portrait que de la pensée de me l’envoyer.

Le portrait n’est pas ce que j’avais rêvé. Le portrait n’est pas selon moi, (pas selon vous). Le Sorcier de nos conversations n’y est pas. Il y a un Léonard qui est moins un enchanté qu’un apôtre d’une de ses fresques. Je ne comprends pas que la Joconde eût aimé cette tête-là, mais l’a-t-elle aimée? Le Sphinx dont nous ne savons pas le mot, et que nous ne saurons peut-être jamais… Vous qui êtes le Sphinx des voyages, des longs voyages, quand nous reviendrez-vous pour reprendre le chapelet peu catholique de nos conversations?

Je nous croyais détachés l’un de l’autre par le fait de l’être qui est vous. Cela n’est pas. Tant mieux! Je m’appelle la fidélité. Vous me trouverez toujours à la même place (…) mais les sentiments qui nous font revenir l’un à l’autre s’appellent la fidélité. « [374]

Barbey est conscient maintenant que sa valeur est reconnue. A l’Ange Blanc, il continue à envoyer les articles qui paraissent sur lui:

« Demain, je vous mettrai à la poste trois articles que j’ai coupés dans un journal de jeunes gens qu’on appelle Lutèce, et cela est bien étonnant et m’a bien étonné de trouver un tel éloge de moi dans un tel journal! Figurez-vous que c’est un journal de Nihilistes absolus, qui font la guerre à toute institution, à toute idée, à toute doctrine. Pour se venger d’eux, le Bon Dieu ne leur a pas donné le moindre talent! Et c’est pourtant là que moi, l’autre absolu, ai été vanté (et pas trop mal même par le style!) mais surtout montré comme je suis, et non pas comme me voient les imbéciles qui parlent ordinairement de moi. «  [375]

Rédacteur en chef de Lutèce, Léo Trézenick avait publié trois articles dans les numéros du 14-21 et du 21-28 juin, puis du 28 juin-6 juillet 1885; le critique parlait de « l’opulence intellectuelle de l’homme qui a su mener de front l’exécution d’une série aussi formidable que Les Œuvres et les Hommes, et le parachèvement d’études aussi pleines d’idées et d’observations intimes que Ce qui ne meurt pas et Une Histoire sans nom. «  Ce qui plaît à Barbey, c’est d’être jugé sur toute autre chose que son apparence physique.

Un article du Gil Blas, signé Colombine, le 5 novembre 1888, le met par contre en colère. Colombine est le pseudonyme d’un journaliste qui s’attache plus à la personne de Barbey qu’au romancier ou à l’historien. Voici un extrait de cet article dont la lecture permettra de comprendre le mécontentement du Barbey d’alors… (Le roi des Ribauds, lui, n’aurait peut-être pas été mécontent!): « Personne ne ressemble comme M. d’Aurevilly à son propre style. A le voir, on dirait une de ses phrases qui se promène. Arqué, busqué, musqué, masqué, casqué, couvert de sa toilette extravagante comme d’une armure, il se cambre, se dandine, se dandyse, et semble toujours marcher sur des pois fulminants. (…) L’esprit de M. d’Aurevilly n’étonne pas moins, avec ses paradoxes criards, ses pointes, ses parenthèses, ses phrases corsetées, et sa dentelle de mots. C’est d’ailleurs un des maîtres de l’éreintement (…) Il éreinte tout le monde… Excepté toutefois les jolies femmes. Merci, monsieur d’Aurevilly!  »

Voilà le type d’articles qu’on écrit encore sur un Barbey de 75 ans… qui, s’il est encore original, a depuis longtemps abandonné les prétentions de dandy et d’écorcheur (et n’aimait pas les bas-bleus, mêmes jolis!)… Aussi lorsque Monsieur Dewèse lui demande des renseignements sur sa vie et son œuvre, Barbey lui fera répondre par Louise Read selon cette consigne:

« Mademoiselle,

Je n’ai rien à envoyer à M. Dewèse. Je me soucie peu de la gloire des biographies. La mienne est dans l’obscurité de ma vie. Qu’on devine l’homme à travers les œuvres, si on peut. J’ai toujours vécu dans le centre des calomnies et des inexactitudes biographiques de toute sorte, et j’y reste avec le plaisir d’être très déguisé au bal masqué. C’est le bonheur du masque, qu’on n’ôte à souper qu’avec les gens qu’on aime.

Voilà!

Quant aux Essais sur moi, ils sont rares. Je ne me souviens que du livre d’Alcide Dusolier, – un Alcide d’amitié.  » [376]

Ce livre: Jules Barbey d’Aurevilly, par Alcide Dusolier, date pourtant de 1862: Barbey n’a-t-il donc pas vécu depuis 23 ans, n’a-t-il rien écrit! et encore Dusolier ne cite-t-il pas toutes les œuvres écrites en 1862…

Il est frappant de voir dans cette réponse le thème développé déjà au moment de la Bague d’Annibal: le bal masqué de la vie obligeant tous à porter un masque…

A côté de cette indifférence aux autres quand il ne les aime pas, à côté de sa fierté et de sa pudeur, un nouveau sentiment se fait jour, involontairement, en lui. Il déteste, en particulier, devoir faire le beau dans les salons… et se met à mesurer ses jugements.

 » Autrefois j’étais fat, à présent je suis modeste; abominable sensation! Je l’ai maintenant presque toujours. C’est une expiation d’avoir été fat. (…) Chienne de modestie! » [377]

Les souvenirs sont de plus en plus présents. Il est émouvant de lire tous ces passages où Barbey témoigne d’une fidélité sans faille à l’air natal, à ses bonheurs, et aussi aux douleurs qui l’ont formé. La fin d’octobre, (le 29 octobre surtout), l’anniversaire de sa naissance le 2 novembre, les bilans de fin d’année ou les vœux de nouvel an sont l’occasion, supplémentaire, de parler de ce passé qui se creuse de plus en plus profond, loin des surfaces bâties pour se protéger.

Il n’aime plus à aller dans le monde:  » je n’y ferai pas grand état, ni grande figure, mon cher Armand: comme dit la chanson: Ils sont passés, ces jours de fête… « [378]

 » Soit lassitude, soit dégoût naturel de moi-même, je ne m’intéresse plus guère à ce qui m’intéressait autrefois. Ma santé est bonne, mais mon esprit est malade. «  [379]

Des billets, presque attendrissants, nous montrent un Barbey qui répond non, de plus en plus souvent, aux sollicitations mondaines, se comparant à un ours, pas trop mal léché quand même…

La Haine du soleil, poème que nous avons déjà abondamment cité, date de 1886. Le soleil y est laid… et Barbey en triomphe avec amertume.

Les bilans sont douloureux… Il exprime à son ami Léopold Frinzine, en 1887, son regret de ne pouvoir assister au mariage de sa fille car le « souvenir d’un mariage manqué » fait qu’il renonce désormais à assister à  » ces poignants spectacles »… néanmoins il souhaite à mademoiselle Frinzine tout le bonheur qu’il n’a pas eu… [380]

 » Etre aimé pour moi-même, ce rêve des vieilles filles est un rêve que je ne fais plus  » confie-t-il à Louise Read le 1° novembre 1887. [381]

Nous sommes particulièrement émus de lire le récit d’une soirée de novembre 1887, une soirée où il a eu chaud au cœur, et où il a regardé avec sensibilité un de ses amis qui a eu un problème semblable au sien. C’est à Louise Read qu’il envoie cette description qui jette une lueur de plus sur sa vie intérieure:

 » Vous n’avez pas eu, ma très chère amie, de lettre de moi ce matin, mais je vous avais prévenue. La faute en a été à mes deux abbés qui m’ont quitté trop tard. J’étais tranquille. Vous ne pouviez pas être inquiète. Ces deux abbés me sont des amis intellectuels comme je n’en connais pas deux autres. L’abbé Angers, vous le savez par ses lettres; mais son ami, moins gai, moins agréable comme homme du monde, d’une prestance moins aisée, est tout aussi solide au fond, et aussi prêtre dans le sens le plus glorieux du mot. Il est moyen-âgiste attardé, et je le crois inébranlable dans la foi et dans la doctrine. Il est jeune et serait laid malheureusement si son âme, qu’il a toujours préférée à son corps, dit l’abbé Anger, n’envoyait un rayon de bonté et d’intelligence à une physionomie qui serait cuistre sans ce rayon. «  [382]

C’est la dernière fois, croyons-nous, que Barbey écrit ce mot de laid. (il meurt 6 mois après).

Par une curieuse coïncidence, la description de cet abbé nous permet de rassembler en un éclair beaucoup du chemin affectif, intellectuel et spirituel de Barbey.

Ces deux abbés obscurs, Barbey les admire et les affectionne particulièrement. Il vénère en eux les prêtres, et les intellectuels qui lui servent de référence. La modestie du croyant, homme célèbre, s’incline devant le prêtre, ignoré et inconnu…

Observons l’ordre de la description de l’ami de l’abbé d’Angers: Barbey trace un portrait d’abord de caractère et d’intelligence. Puis seulement après s’intéresse à son physique: quelle différence avec les jugements à l’emporte-pièce et fondés sur le physique que nous avons trouvés si longtemps…

Il est jeune et serait laid…: l’appréciation sur le physique est liée à l’âge, et tout de suite mise au conditionnel: la laideur physique est complètement occultée par la physionomie

bonne et intelligente. Cette laideur n’existe plus qu’au conditionnel: elle n’existe plus en réalité. Barbey passe par dessus l’apparence qui ne compte plus du tout… On ne peut s’empêcher de penser à la description de Sombreval: il était laid et aurait été vulgaire sans une forêt de pensées qui ombrageait etc. La description de Sombreval est au passé[383]; ici le verbe « serait laid » est au présent mais du conditionnel, un présent de la réalité niée, justement au nom de l’autre réalité présente. La réalité est là dans toute sa complexité double entre le physique et l’invisible.

Les choix de cet abbé ont été très clairs, depuis longtemps:  » il a toujours préféré son âme à son corps ». Voici encore un exemple de choix pour Barbey. Comme Eugénie, dont il a parlé avec un presque-mensonge charitable dans son Introduction aux Reliquiae, cet abbé a trouvé un moyen d’annihiler sa laideur.

Mais si Eugénie, selon Barbey, a été malheureuse, car elle voulait être aimée, ce prêtre a trouvé la meilleure voie: il a trouvé une voie qui lui donne la sérénité, en ne pensant pas à son physique: c’est ainsi qu’il a fait, involontairement d’ailleurs, disparaître sa laideur.

Et cette paix incroyable, c’est peut-être ce que cache l’adverbe  » malheureusement ». En effet, il aurait très bien pu écrire:  » Il est jeune et serait laid si son âme…  » L’adverbe qu’il ajoute nous permet de penser qu’il s’est un peu mis à sa place… (avec une certaine facilité? une certaine empathie?) et sait qu’on est toujours malheureux d’être laid, et d’être trouvé laid… sauf si on n’y pense plus du tout soi-même. Le sérieux de ce prêtre, sa timidité, sa tristesse, lui rappellent peut-être ce qu’il était et cachait si bien, beaucoup mieux! pendant son enfance?

Mais aussi, Barbey semble heureux de ne pas trouver laid ce prêtre: il perçoit sur lui un rayon d’intelligence et de bonté qui enlève un aspect  » cuistre » à sa physionomie. Peut-être est-il heureux pour ce prêtre, mais sans doute aussi est-il heureux pour lui-même d’avoir réussi à passer par dessus les convenances sociales autour de l’esthétique, d’avoir réussi à dépasser ce problème de la laideur en lui et chez les autres, d’avoir réussi à aller au-delà des souffrances qu’elle lui causait ou des insuffisances superficielles qu’elle entraînait chez lui dans son contact avec autrui.

Barbey écrit encore un peu, mais plus rien qui se rapporte directement à notre thème.

On a l’impression que, durant ses dernières années, Barbey a réussi à arriver à un certain équilibre de la conscience: étant plus apprécié, même physiquement, il jouit de ce nouveau plaisir des portraits à distribuer, de la vanité de se voir quasiment un objet d’art! Du coup, il craint moins l’opinion des autres et devient moins mondain, plus libre, plus sauvage. Toujours coquet, il met sa coquetterie à rester le plus présentable possible malgré son âge avancé dont il est assez fier.

Mais le retour aux souvenirs, et des souvenirs»actifs», la fidélité aux impressions du passé, impressions affectives surtout, l’imagination qui revient aux premiers désirs qui ne l’ont pas quitté, tout cela est orienté avec douceur vers de la tristesse: les manques de tendresse n’ont pas été comblés, même si le problème de la laideur semble réglé en partie, à la lecture des écrits intimes.

 

Conclusion

Que conclure à partir de ce relevé méthodique, et qui se voulait complet, du thème de la laideur dans tout l’œuvre écrit de Barbey?

Quatre remarques générales d’abord:

– Barbey a travaillé sur ce thème depuis les tout débuts et ce thème revient sous des modulations très différentes. La souffrance d’être laid fait place à la bêtise de la beauté ou à la beauté de la laideur… etc.

– Parfois même le thème disparaît complètement, (dans la Correspondance de 1837-42 et 1867-70, sauf le poème «Treize ans» daté de 1870) et rejaillit sous une autre forme.

-L’adjectif «laid» ou ses paronymes sont employés assez rarement, et encore plus rarement pour les choses.

– Il est frappant de constater que sur le vaste ensemble de l’œuvre, le mot laid ou ses dérivés sont assez rares quoique le sujet soit presque constamment traité: il y a beaucoup de synonymes, et aussi beaucoup de descriptions par la négative. Sa façon aussi de «négativiser» la beauté lui permet de parler pour la laideur, et nous avons vu comme les lecteurs n’aiment pas trop envisager la laideur… Il a aussi, nous le verrons, inversé les valeurs du laid, les a torturées dans tous les sens jusqu’à modifier complètement leur signification, à sa guise à lui.

Nous avions divisé ses écrits en trois:

-l’œuvre d’imagination qui naît d’une nécessité interne, même si ce n’est pas publié… -l’œuvre de l’intelligence confrontée à celle des autres: les articles…

-et l’œuvre du cœur: journaux, poèmes et lettres destinés à des yeux amis.

Nous les avons chaque fois divisés en grandes périodes, approximatives bien sûr car les évolutions sont assez nettes et l’on note des directions semblables dans les trois domaines. Mais elles ne se manifestent pas en même temps.

Nous avons commis presque un sacrilège: une espèce de tableau qui permet de comparer la façon dont cette évolution est perceptible.

Première période Deuxième période Troisième période. Quatrième période

Intimes 1830-1842 1842-1856 1856-1872 1872 -sa mort

Romans 1830-1845 1845-1864 1864-1873 idem

Journaux 1830-1855 1855-1864 1864-1873 idem

Que tirer de ces décalages, très approximatifs, mais néanmoins significatifs?

– la première période, celle d’un discours un peu stéréotypé, prend fin en 1842 dans les œuvres intimes, en 1845 dans les romans, et ne s’interrompt qu’en 1855 dans les Journaux. Il y a 13 ans d’écart… 13 ans pendant lesquels la plume du journaliste ne sera sans doute pas vraiment celle du véritable Jules Barbey. L’influence du public à qui on doit plaire, même pour des raisons financières… ou dandyques! La laideur essaie-t-elle de s’acheter un entourage qui l’aime?

– Les différences chronologiques pour la seconde période s’estompent: 8 ans seulement, et le langage tenu dans les journaux et dans les romans sont semblables. Seuls les intimes semblent avoir un peu plus d’avance chronologique dans la connaissance du vrai Barbey. Ils sont beaucoup plus vite tenus au courant des changements (conversions, basculements politiques, philosophiques etc.) L’année 1855 est très significative à cet égard: fin de la première période pour les journaux, mais fin de la seconde pour les intimes.

-Lors de la troisième période, les hésitations et les contradictions se résolvent petit à petit. On comprend que les lecteurs, ou les «spectateurs», de Barbey aient eu du mal à suivre, et que lui-même ait eu du mal à se faire comprendre.

– et fin 1873, début de la quatrième période, les trois domaines sont synchrones: on peut dire que l’unité du discours s’est enfin faite. Barbey est assez fort pour être lui-même: s’il y a en lui des côtés contradictoires, du moins ce ne seront pas les autres pour qui (ou à cause de qui) il portera un masque ou modifiera son avis. Mais souvent, les gens auront du mal à le croire naturel…

Ces évolutions nuancées démontrent concrètement les difficultés de Barbey à unifier son être et sa façon d’apparaître.

Autre technique arithmétique (très!) primitive: le nombre de pages que le relevé et l’analyse de ce thème de la laideur prend dans notre thèse pour chacun des trois domaines… Ce n’est certes pas scientifique, mais cela permet d’avoir quand même une petite idée:

-Les romans: environ 58 pages dans notre travail

-Les œuvres intimes: 32 pages.

-Les journaux: 15 pages, dans lesquelles nous comptons les articles alimentaires de mode, Le dandysme (car ce n’est pas une œuvre d’imagination), et le long feuilleton du Salon de 1872. Ce petit nombre traduit bien que dans les Journaux Barbey ne peut pas souvent s’exprimer sur ce problème.

Au contraire, le volume que nous consacrons aux écrits intimes relativement plus important signifie que c’est un souci constant.

Quant aux romans, le volume presque quadruple des journaux montre que c’est un thème de prédilection, conscient sûrement, mais aussi inconscient… (le romancier « s’autorise » a priori à exprimer dans les romans des choses qu’il pourrait nier en invoquant les droits de l’imagination…)

Derniers éléments « quantitatifs »: en Annexe N°6, nous avons schématisé les volumes relatifs (en pages, c’est donc très approximatif) des trois « genres » que Barbey pratiqua. Cela permet de mieux comprendre son rythme d’occupation (composition et production). De plus, on perçoit dans les formes rectangulaires qui « traduisent » les œuvres romanesques, l’élan de l’inspiration libre (beaucoup de pages en peu de temps) ou au contraire la difficulté (peu de pages en un temps plus long). Ceci confirme bien les « efforts » multidirectionnels faits pour Le Chevalier Des Touches » et « Un prêtre marié » où Barbey s’essaie dans la veine historique, réaliste, balzacienne, morale, en s’efforçant de plaire à l’Ange Blanc

Enfin, la cohérence de toutes ces remarques prouve la justesse et la sincérité des aveux de Barbey par lesquels nous avons commencé notre travail, et c’est cela qui compte.

Au sujet du thème de la laideur, puisque c’est là notre sujet, quand on se reporte au jeune Barbey de Léa, des premiers articles, ou du Premier Mémorandum, et quand on se rappelle les derniers écrits comme Une page d’histoire, les articles sur le Salon de 1872, ou les petits billets qui le dégagent des mondanités ou accompagnent des portraits, la différence saute aux yeux.

Les cris de douleur, l’ironie vengeresse à l’égard de ses parents, se sont atténués. Ses avis, qui étaient des affirmations provocantes, sont devenus des avis plus assurés, modérés, raisonnés. Ses écrits qui avaient un côté excessif de plaidoyers virulents trop intéressés sont devenus plus argumentés et généraux. La beauté est appréciée d’une façon très différente. Parfois le thème de la laideur a même disparu ou ne subsiste que comme fine plaisanterie sur soi-même.

En fait, l’œuvre écrit nous dit quelque chose non seulement dans son fonds (histoire, sens, plaidoyers etc.), mais aussi dans sa forme: nous aimons ce verbe «dire», parce que, au début cela n’est pas une «œuvre», mais simplement la parole de quelqu’un… parole spontanée, ne visant pas toujours l’œuvre, ainsi que nous l’avons montré.

Nous y reviendrons de façon synthétique dans la partie suivante où nous allons retrouver l’écrit mêlé chez lui à ce qui n’est pas écrit.

En effet, il y a un autre domaine dans lequel il nous faut étudier «Barbey d’Aurevilly et la laideur»: c’est celui de sa vie et de sa pensée.

Notes

[1]publié après sa mort, mais avec la date du 10 décembre 1831. Jacques Petit a retrouvé effectivement un premier jet datant de 1831 (il a 23 ans) dans des notes de lecture et de cours. C’est l’ébauche des huit premières lignes, et d’un autre paragraphe.

[2] O. C. I. page 3 Il s’agit ici du premier fragment dont on ait retrouvé l’ébauche et que Barbey a d’ailleurs intégralement conservé. Point important: le départ, le noyau de cette nouvelle.

[3]O. C. I page 20.

[4] O. C. I page 4.

[5]page 6: dès la seconde ligne où l’on parle d’elle, Hortense est dite deux fois belle.

[6]page 5: dès la seconde ligne où l’on parle de lui, Dorsay est dit «beau«.

[7] se reporter à ma thèse de troisième cycle sur «La mise en scène du masque dans dans les romans de Barbey d’’Aurevilly».

[8] il ne s’agit pas exactement de mise en abyme car ce n’est pas exactement une pyramide régulière: les éléments ne sont pas tous semblables, et certains sont, nous précise-t-il, chronologiquement concomitants; mais l’effet obtenu est le même.

[9]O. C. I p. 6

[10]O. C. I page 11.

[11]O. C. I page 19.

[12]O. C. I page 20: ce sont les derniers mots.

[13] Comme l’explique Philippe Berthier dans son livre Barbey d’Aurevilly et l’imagination.

[14]O. C. I page 28.

[15]O. C. I page 32.

[16]O. C. II page 384.

[17]O. C. II page 391.

[18]O. C. II page 393.

[19]O. C. II page 397.

[20]O. C. II page 455.

[21]De nouveau, le thème de l’enfant conçu dans la passion.

[22]O. C. II p. 472. Var. de 1835: «belles encore, mais d’une beauté terrible, car entre chaque, il y avait le point noir…»

[23]O. C. II page 473.

[24]O. C. II page 482.

[25]O. C. II page 554.

[26]O. C. II page 603.

[27]O. C. II page 607.

[28]O. C. II page 610.

[29]O. C. II page 612.

[30]O. C. II page 1132.

[31]O. C. I page 140.

[32]O. C. I page 140.

[33]O. C. I page 140.

[34]O. C. I page 140.

[35] O. C. I page 160-161.

[36] O. C. I page 164.

[37]O. C. I page 180;

[38] pages 150-1-2.

[39]O. C. I page 54.

[40]O. C. I page 57.

[41]O. C. I page 64.

[42]O. C. I page 132.

[43]O. C. I page 135.

[44]O. C. I page 206.

[45]O. C. I page 210.

[46]O. C. I page 213.

[47]O. C. I page 232.

[48]O. C. I page 222.

[49]O. C. I page 227.

[50]O. C. I page 233.

[51]O. C. I page 235.

[52]O. C. I page 236.

[53]O. C. I page 236.

[54]O. C. I page 237.

[55]O. C. I page 239.

[56]O. C. I page 245.

[57]O. C. I page 248. La description que donne Barbey est uniquement une description de vide et d’absence: la laideur est un des prestiges de Vellini, là, elle ne l’a même plus.

[58]O. C. I page 249.

[59] «beau« au sens de dandy; O. C. I page 250.

[60]O. C. I page 268.

[61]O. C. I page 273.

[62]O. C. I page 278-9.

[63]O. C. I page 285.

[64]O. C. I page 297-8.

[65] O. C. I page 342.

[66] O. C. I page 347.

[67]O. C. I page 383.

[68]O. C. I page 387.

[69]O. C. I page 408.

[70]O. C. I page 416.

[71]C’est le nom de la pêcheuse qui l’héberge.

[72]O. C. I page 470.

[73]O. C. I page 470.

[74]O. C. I page 473.

[75]O. C. I page 516.

[76]O. C. I page 520.

[77]O. C. I page 525.

[78]O. C. I page 537.

[79]O. C. I page 550.

[80]O. C. II page 140.

[81]O. C. II page 145.

[82]O. C. II page 161.

[83]O. C. II page 169.

[84]Même geste que Madelaine dans Dominique de Fromentin.

[85]En ce qui concerne les significations profondes de ces liens en forme de triangles semblables entre Marmor, Mme du Tremblay, Herminie et l’auditeur qui écrit, Mme de Mascranny et Sybille sa fille, voir La mise en scène du masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly» par M. Champeaux-Rousselot.

[86]O. C. I page 561.

[87]O. C. I page 562.

[88]voir le texte précis O. C. I page 543.

[89]O. C. I page 587.

[90]O. C. I page 590.

[91]O. C. I page 590.

[92]O. C. I page 593.

[93]O. C. I page 597.

[94]O. C. I page 597.

[95]O. C. I page 598.

[96]Autre moyen de survivre à la laideur: l’orgueil ou l’égoïsme, qui empêchent de se demander ce que pensent les autres ou si on pourrait leur apporter du plaisir.

[97]O. C. I page 604.

[98]O. C. I page 622.

[99]O. C. I page 606.

[100]O. C. I page 615.

[101]O. C. I page 616.

[102]O. C. I page 617.

[103]O. C. I page 631.

[104]O. C. I page 632.

[105]O. C. I page 635.

[106]O. C. I page 638.

[107]O. C. I page 638.

[108]O. C. I page 622.

[109]O. C. I page 639-40.

[110]O. C. I page 640.

[111]O. C. I page 642.

[112]O. C. I page 642.

[113]O. C. I page 645.

[114]O. C. I page 646.

[115]O. C. I page 651.

[116]O. C. I page 660.

[117]O. C. I page 665.

[118]O. C. I page 659.

[119]O. C. I page 691.

[120]O. C. I page 691.

[121]O. C. I page 724.

[122]O. C. I page 727.

[123]O. C. I page 728.

[124]O. C. I page 727.

[125]O. C. I page 741.

[126]O. C. I page 739.

[127] O. C. I page 740.

[128]O. C. I page 750.

[129]O. C. I page 751. « alipan » est un mot (bien expressif!) du patois normand qui désigne un soufflet.

[130]O. C. I page 756. Il y a presque là un peu de métaphysique. Le grotesque que Barbey choisit de peindre est celui du physique: il ne choisit pas des manies, ou des détails qui ne ressortissent pas de la laideur: c’est ce thème qui lui semble propice dans sa volonté de réalisme.

[131]O. C. I page 759.

[132]O. C. I page 76.

[133]O. C. I page 762.

[134]O. C. I page 769-70.

[135]O. C. I page 784.

[136]O. C. I page 778.

[137]O. C. I page 782.

[138]O. C. I page 782.

[139]O. C. I page 851.

[140]O. C. I page 789.

[141]O. C. I page 782.

[142]O. C. I page 789.

[143]O. C. I page 797.

[144]cf. ma thèse de 3e cycle sur le masque.

[145]O. C. I page 787.

[146]O. C. I page 788.

[147]O. C. I page 789.

[148] O. C. I page 866.

[149]O. C. I page 866.

[150]O. C. I page 867.

[151]O. C. I page 868-9.

[152]Barbey le modifie pour le rendre plus significatif. Voir la façon de créer les noms, dont nous avons parlé également dans notre travail sur le masque.

[153]Jean Gautier: Barbey d’Aurevilly, ses amours, son romantisme. page 133, Ed. Tequi, 1961.

[154]O. C. I page 877.

[155]O. C. I page 880.

[156]O. C. I page 889.

[157]qui n’est pas sans rappeler celui de Germaine de Valombre, repris par Yseult de Scudemor (en grec skia signifie ombre) La vallée de l’ombre, n’est-ce pas celle de la mort? Celle du Roncevaux où Barbey se sent si cruellement encore une fois « seul et inentendu », malgré ses appels déchirants? (1er Mem. 21 septembre 1836)

[158]O. C. I page 934.

[159]O. C. I page 685.

[160]O. C. I page 917.

[161]O. C. I page 918.

[162]O. C. I page 921.

[163]O. C. I page 931.

[164]O. C. I page 939.

[165]O. C. I page 920.

[166]O. C. I page 948. Notons que c’était la couleur du salon de Mme de Bouglon.

[167]O. C. I page 1001.

[168]O. C. I page 1002.

[169]O. C. I page 1003.

[170]O. C. I page 1003.

[171]O. C. I page 1004.

[172]O. C. I page 991.

[173]O. C. I page 1011.

[174]O. C. I page 1022.

[175]O. C. I page 1034.

[176]O. C. I page 1065.

[177]O. C. I page 12O2.

[178]O. C. I page 12O5.

[179] la dernière, selon Jacques Petit.

[180]page 30 O. C. II.

[181]cf. notre thèse sur le masque.

[182]O. C. II page 66.

[183]O. C. II page 72.

[184]O. C. II page 73.

[185]O. C. II page 75.

[186]O. C. II page 235.

[187]O. C. II. page 242.

[188]O. C. II page 249.

[189]O. C. II page 184.

[190]O. C. II page 192.

[191]O. C. II page 206.

[192]O. C. II page 207.

[193]O. C. II page 208.

[194]O. C. II page 211.

[195]O. C. II page 226.

[196]O. C. II p. 287.

[197] O. C. I pages 653; 657.

[198] O. C. I page 631.

[199]O. C. II page 350.

[200]Ce portrait, décrit par Barbey, censé représenter Marguerite de Ravalet, est attribué à Mignard, et se trouve toujours dans le château. Nous remercions vivement Madame Houivet pour tous ses renseignements et son entremise qui permit à M. et Mme J. M. Robin de visiter les lieux et de les photographier.

[201]D’ailleurs, il y a quelques ressemblances avec la fin de Parisina: traduit par Pichot, dans les Œuvres complètes de Byron, pages 64-65: «ce fut dans ce moment que les feux de l’astre du jour éclairèrent les boucles pendantes de sa noire chevelure; mais ce fut surtout sur la hache homicide que vint se réfléchir cette lumière, telle qu’un éclair menaçant.» (cf. Une page d’Histoire p 368 «Impossible à connaître dans le fond et le tréfonds de sa réalité, éclairée uniquement par la lueur du coup de hache qui l’entrouvrit et qui la termina, cette histoire fut celle d’un amour et d’un bonheur…»)

[202]O. C. II page 371.

[203]Voir en annexe 5 le texte (du XVIIe siècle, mais réédité en 1894) dont s’est peut-être bien inspiré en partie Barbey. Les différences portent surtout sur le ton moral de l’histoire… Barbey a revécu-réécrit ce texte en le modifiant de façon très significative chaque fois.

[204]O. C. II page 371.

[205]Voir sur ce point Le singe nu, de Roy Lewis qui explique comment on a créé des lois qui prohibent ainsi ce qui est naturel, chez l’homme «animal».

[206]O. C. II page 376.

[207] Cf. un colloque sur ce thème.

[208]Je dois les plus vifs remerciements à Andrée Hirschi pour m’avoir considérablement facilité la tâche, en me donnant si aimablement le relevé complet des articles et leur ordre de parution, travail fastidieux et précis dans ce petit livre: «Barbey d’Aurevilly, journaliste et critique. Bibliographie», par Jacques Petit et John Yarrow, Les Belles Lettres, 1959.

[209] Premiers articles, (1834-52) publiés par Andrée Hirschi et Jacques Petit, Les Belles Lettres, Paris 1973. page 53.

[210]sic.

[211] Premiers articles, (1834-52) publiés par A. Hirschi et J. Petit, Les Belles Lettres, Paris 1973 page 58.

[212] Premiers articles, (1834-52) publiés par A. Hirschi et J. Petit, Les Belles Lettres, Paris 1973, page 67.

[213]  Mallarmé lui aussi a «donné» dans ce genre, ayant fondé, en 1874, une revue de mode qu’il rédigeait entièrement, sous le nom de Marguerite de Ponty et qui parut trois mois seulement.

[214] 10 nov. 1845, Revue de mode de Paris, dans Le Constitutionnel.

[215] mercière.

[216] parfumeuse et esthéticienne.

[217] Premiers articles, (1834-52) publiés par A. Hirschi et J. Petit, Les Belles Lettres, Paris 1973 page 97.

[218] Premiers articles, (1834-52) publiés par A. Hirschi et J. Petit, Les Belles Lettres, Paris 1973 page 97.

[219]page 672 O. C. II

[220]page 672. O. C. II

[221]page 699. O. C. II

[222]page 68O. O. C. II

[223] page 684. O. C. II

[224]page 7O1. O. C. II

[225] page 692. O. C. II

[226]page 692. O. C. II

[227]page 706. O. C. II

[228] page 699. O. C. II

[229]page 718. O. C. II

[230] Premiers articles, (1834-52) publiés par A. Hirschi et J. Petit, Les Belles Lettres, Paris 1973 page 109.

[231] page 115, Les Bas-Bleus. Ed. Slatkine Reprints, Genève I968.

[232] page 117, Les Bas-Bleus Ed. Slatkine Reprints, Genève I968.

[233] page 262, Le XIXe siècle, Choix de textes établis par Jacques Petit, Mercure, Mercure de France, 1966.

[234] page 25 les Bas-Bleus. Ed. Slatkine Reprints, Genève I968.

[235] page 290, Les Bas-Bleus Ed. Slatkine Reprints, Genève I968. Effectivement, ces années-là, on commençait à donner des preuves de l’inceste entre Byron et sa demi-sœur. Cependant, encore en 1865, Lamartine, dans Le Constitutionnel, écrivant la Vie de lord Byron, sur un ton assez moralisateur, dans un long feuilleton de septembre à décembre 1865, ignore pourtant Augusta, et ne la mentionne que vers la fin de sa vie, et en deux lignes: «cette sœur de père et non de mère, était Mme Leigh, qu’il voyait peu, mais qui fut constamment pour lui la plus raisonnable et la plus constante des amies.» page 115, réédité par la Bibliothèque Nationale, 1989. L’omission aurait été possible, mais ici Lamartine prend visiblement parti. Les avis, comme on le voit, étaient très partagés!

[236] page 282 Le XIXe siècle, Choix de textes établis par Jacques Petit, Mercure, Mercure de France, 1966.

[237] page 2 Sensations d’Art, ed. Maison Quantin, Paris 1887.

[238]page 158 tome II, Le XIXe siècle, Choix de textes établis par Jacques Petit, Mercure, Mercure de France, 1966.

[239] page 213, Sensations d’art ed. Maison Quantin, Paris 1887

[240] page 245, Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[241] page 309, Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[242]page 234-5 Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[243]page 249, Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[244]page 338, Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[245]page 314, Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[246] page 213 Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[247]page 315 Sensations d’art. ed. Maison Quantin, Paris 1887

[248] page 248 Sensations d’art, ed. Maison Quantin, Paris 1887

[249] page 229 Tome II, Le XIXe siècle, Choix de textes établis par Jacques Petit, Mercure, Mercure de France, 1966.

[250] page 313 Littérature épistolaire O. H.

[251] page 314 Littérature épistolaire. O. H.

[252] page 258 Tome II Le XIXe siècle

[253] page 263 Tome II, Le XIXe siècle, Choix de textes établis par Jacques Petit, Mercure, Mercure de France, 1966.

[254] page 279 Tome II. Le XIXe siècle, Choix de textes établis par Jacques Petit, Mercure, Mercure de France, 1966.

[255] page 25 Sensations d’art.

[256] page 718 O. C. II

[257]page 731 O. C. II

[258]Correspondance générale, le tome I. Voir le graphique en annexe 6.

[259] Correspondance générale, Tome I, page 27.

[260] O. C. page 1169. Poème de 1834, publié dans Poussières.

[261] O. C. p 1173; écrit en 1835, publié dans Poussières.

[262] page 45 C. G. I.

[263] page 160 O. C. Pléiade I.

[264] censuré par nous!

[265] page 59 C. G. I.

[266] censuré par nous!

[267] page 62 C. G. I.

[268]Lettres et fragments, Aubier, Ed. Montaigne. 1958 p 60.

[269] page 756 O. C. II.

[270] page 764 O. C. II.

[271]Dans O. C. il est écrit «infimes» mais c’est «intimes» qu’il faut lire à notre avis.

[272] page 786 O. C. II.

[273] page 786 O. C. II.

[274] page 790 O. C. II.

[275] page 803 O. C. II.

[276] page 806 O. C. II.

[277] page 812 O. C. II.

[278] page 834 O. C. II.

[279] page 853 O. C. II.

[280] page 857 O. C. II.

[281] page 858 O. C. II.

[282]page 858 O. C. II.

[283]page 860 O. C. II.

[284] page 862 O. C. II.

[285] page 862 O. C. II.

[286]une fleuriste.

[287]Peut-être s’agit-il de Paula.

[288] page 897-8-9 O. C. II.

[289] page 919 O. C. II.

[290] page 955 O. C. II.

[291] page 973 O. C. II.

[292] page 977 O. C. II.

[293] page 979 O. C. II.

[294]page 982 O. C. II.

[295] page 997 O. C. II.

[296] page 145 C. G. I.

[297] page 135 C. G. I.

[298] Lettres à Trebutien, Tome I page 69.

[299] page 226 C. G. I.

[300]LT III p 189, 12 jan. 1855.

[301]Pourquoi? Ce n’est qu’alors qu’il peut oser les montrer?

[302] page 156 C. G. I.

[303] page 25 C. G. II.

[304] page 68 C. G. II. 11 mai 1846.

[305] 13 oct.. 1847. C. G. II.

[306] page 176 C. G. II.

[307] 3 janvier 1853, Lettre à Trebutien. Cf. Bollon qui, dans son livre sur le masque, soutient que la réalité la plus vraie est celle qui est inventée.

[308] page 29 C. G. III.

[309]page 95 C. G. III.

[310] page 99 C. G. III.

[311] page 242 C. G. III.

[312] page 262 C. G. III 22 novembre 1853.

[313] page 273, C. G. III 17 décembre 1853.

[314] page 85 C. G. IV 5 août 1854.

[315] page 158 C. G. III.

[316]Il est d’ailleurs, par parenthèse, très dommage qu’on n’ait pas les lettres de Trebutien: Barbey les détruisait-il au fur et à mesure de ses réponses? les a-t-il un jour détruites? Ce détail serait intéressant et révélateur, et les lettres de Trebutien nous auraient permis de mieux connaître les deux amis.

[317] O. C. II page 1258 Pensées détachées: Fragments sur les Femmes, XXII.

[318] page 196 C. G. III.

[319] «La bouche au grand bec amoureux qui d’une oreille à l’autre allait» n’est pas celle de La Vallière mais celle de Marie Mancini: à l’époque où Bussy-Rabutin écrit L’Histoire amoureuse des Gaules, Louis XIV n’avait pas encore pour maîtresse Mlle de Lavallière.

[320] page 290 C. G. III.

[321] allusion à Marie de Guérin.

[322] page 311 C. G. III.

[323] O. C. II 28 septembre 1856.

[324] 4 octobre 1856 Troisième Memorandum.

[325]cité dans Omnia par Andrée Hirschi, Les Belles Lettres, Paris, 1978  page 107. Celle sur Monsieur Jacques est à la page 109.

[326]Toujours les mêmes sources, Barbey note son projet autour du personnage réel de Monsieur Jacques.

[327]Omnia par Andrée Hirschi, Les Belles Lettres, Paris, 1978 pages 110 sq.

[328]Omnia par Andrée Hirschi, Les Belles Lettres, Paris, 1978 pages 115 sq.

[329]Identique à celle que nous avions noté en fin d’introduction d’ailleurs.

[330] Disjecta Membra, I page 37 et 39, Ed. La Connaissance, 1925

[331]L’auteur de ce livre est Madame d’Aulnoy, que Barbey prend soin, dans ses notes personnelles, de nommer «La femme qui a créé le Prince Gracieux», ce qui prouve que Barbey a lu ses Contes, et particulièrement celui-ci.

[332] page 241, C. G. V.

[333] 15 mai 58, Lettre à Trebutien.

[334] On est bien loin du Collioures des Fauves, Matisse et Derain!

[335] page 1078 O. C. II.

[336] page 200 C. G. VI. 5 Janvier 1862.

[337] 4 juin 1863, C. G. VI.

[338] O. C. I page 1099, 30 novembre 1864.

[339] Barbey d’Aurevilly et l’imagination.

[340] O. C. II page 1259, Pensées XXVII.

[341] O. C. II page 1265, Pensées LVIII.

[342] O. C. II page 1266, Pensées LIX.

[343]O. C. II page 1266 Pensées LX

[345] C. G. VII.

[346]            » A Saint-Maur, 3 novembre 1872

              Je ne vous ai pas répondu plus tôt, ce n’est pas que je boudais, mais pour cinquante raisons, les une que les autres meilleures. D’abord, je n’aime plus à écrire des lettres. Quand elles dépassent les trois lignes d’un billet, j’y suis gauche. Il faut s’intéresser à soi pour écrire des lettres, et je ne m’intéresse plus du tout à ma personne, ce qui prouve qu’il y a encore de l’égoïsme dans cette gueuse d’amabilité! » C. G. VII.

[347]C. G. VII. (Seguin, N° 59 page 290). Voir ici en VIII.

[348] C. G. VIII 25 janvier 1876, page 15.

[349] C. G. VIII page 93, mardi 8 mai 1877.

[350] C. G. IX 22 mai 1876. Ce buste de 1875 est exposé au salon de 1876, reproduit en VIII.

[351] C. G. VIII page 105.

[352] C. G. VIII page 111.

[353]Deux exemples:

« Mon cher Poète Dandy,

              Vous m’avez écrit un chef d’œuvre de lettre, – à mettre dans un écrin, – et j’y ai répondu par un chef d’œuvre de silence que vous avez pu croire un chef d’œuvre d’indifférence. Non, pourtant ce n’était pas cela! Je vous aime beaucoup; je pense à vous beaucoup, – mais je hais d’écrire à présent… La faute en est à cette Diablesse noire qu’on appelle la vie… Les lettres sont comme les glaces plus ou moins de Venise (selon la plume qui écrit) et dans lesquelles on se mire toujours un peu. Moi, je ne me mire plus, quoique j’aie toujours une petite glace à la main, comme Sardanapale, qui ne me sert qu’à regarder, par-dessus mon épaule, les femmes placées derrière moi pour les surprendre (puisque je n’ai pas l’air de les regarder) dans leur vérité.

              Tel est mon triste cas épistolaire, qui sera le vôtre un jour, allez! maître Paul Bourget! Votre fatuité ne sera pas éternelle. Tout grand dandy finit par un grand dégoûté. «  C. G. VIII page 111, 19 décembre 1877

Ainsi charge-t-il Georges Landry le 10 octobre 1878 d’une lettre… orale pour Charles Hayem:

 » Mon article sur Michelet a transpercé le cœur de Charles Hayem.. Il m’a écrit une lettre émue qui m’a ému. Dites-le lui, et ajoutez que je lui écrirai.

            Je hais tant d’écrire que je me mesure cette absinthe et que je n’écris que deux lettres par jour. A la troisième, je meurs. «  Lui l’ancien esclave de la maîtresse rousse, comparer ainsi le fait d’écrire à une absinthe amère!

[354]C. G. VIII page 137, 29 décembre 1877.

[355] C. G. VIII page 147, le 5 février 1878.

[356] C. G. VIII page 186.

[357] C. G. VIII page 218, courant 1879.

[358] C. G. VIII page 253, 10 novembre 1880.

[359]reproduit ici en VIII.

[360] C. G. VIII page 271.

[361]cf. ici V-2.

[362]Ah! L’Anglais de Barbey!

[363]C. G. VIII page 276, le 23 février 1881.

[364]Et pourtant c’était peut-être seulement déjà l’œil d’un journaliste impressionniste!

[365]Barbey a en effet écrit les Quarante médaillons de l’Académie, œuvre pleine de critiques violentes et excessives… sur les quarante, oui, les quarante, tous, pas un de moins, académiciens…

[366]Barbey d’Aurevilly, Lettres et fragments, Aubier, Ed. Montaigne, 1958, qui cite également le fragment des Camées parisiens, qui effectivement nous trace le portrait d’un jeune premier!

[367] article du 8 octobre 1882, dans Le Figaro.

[368] C. G. VIII, 23 octobre 1882.

[369] C. G. VIII après le 14 novembre 1882, mais sans date.

[370] C. G. VIII.

[371] C. G. VIII.

[372] C. G. 11 octobre 1882.

[373] C. G. 8 octobre 1883.

[374] C. G. 24 février 1884.

[375] C. G. 1er juillet 1885.

[376] C. G. 1885.

[377] C. G. 13 octobre 1885, à Louise Read.

[378] C. G. Noël 1887, à Armand Royer. Barbey fait allusion à une chanson de Béranger:  » Bonsoir »

                » Comme ils sont loin, les feux de notre aurore!

Mais ces hivers ont eu leurs jours de fête. « 

Chansons de Béranger, anciennes et posthumes, Garnier

[379] C. G. 30 décembre 1887 à Madame de Bouglon.

[380] C. G. 1887.

[381] C. G. 1er novembre 1887.

[382] C. G. 4 novembre 1887.

[383] «il était laid, et aurait été vulgaire…» O. C. I page 889.

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