Cinquième partie de Jules Barbey d’Aurevilly et la laideur
Introduction
De la physiognomonie à la liberté d’être tel qu’on est. V.1.
Le dandysme. V.2.
Le masque et la laideur. V.3.
La coquetterie. V.4.
L’androgynie. V.5.
Ce que l’androgynie n’est pas pour Barbey
Ce que Barbey veut
Cinquième partie: comportements significatifs
Introduction
Barbey conteste ainsi toutes les valeurs dans lesquelles il a été élevé: politiques, morales, esthétiques…
Nous allons étudier maintenant, dans différents domaines qui sont autant de prismes pour l’observer, comment cette modulation entre la révolte et l’acceptation s’est développée, donnant naissance au Barbey tout entier que nous connaissons. Sa vie, son œuvre semblent en effet à l’observateur pétries de contradictions, qui s’expliquent assez bien par cette lutte contre ce complexe – imposé – de laideur et ce qui s’en est suivi.
Pour réagir à ce problème, il a mis en œuvre des modes de vie, de pensée, des opérations, des théories qui doivent le faire voler en éclats… et donner tort à ceux qui l’ont créé. Réactions qui tourneront spécifiquement autour des problèmes de la beauté et de la laideur, et qui se manifestent dans ces domaines précisément: tout ce qui touche les relations corps et âme et la façon de les envisager, le dandysme, la coquetterie, le masque, le thème de l’androgynie, la constitution d’une esthétique etc. Les jeux du corps et de l’âme par lesquels on s’accepte ou se crée, aspects corporels sur lesquels on peut jouer, ou sur lesquels on ne peut pas jouer autrement qu’en en modifiant la perception chez les autres, résultats des débats menés par le narcissisme…
C’est, en bref, ce que nous avons baptisé les «réactions de type esthétique au problème de sa laideur».
Elles sont extrêmement variées, diverses, divergentes même parfois, et pourraient avoir un aspect hétéroclite et disparate. En fait, à la réflexion, on peut les percevoir comme un réseau assez serré, dans lequel on pourrait distinguer une structure semblable aux rayons d’une roue dont la laideur serait le point central, pour ne pas dire névralgique, et leur donnerait cohérence et utilité.
De plus, ces réactions ont varié dans le temps: en effet, il y interaction entre elles, et si l’un des moyens s’avère avoir rempli son office, ou au contraire est jugé inefficace, Barbey l’abandonnera. C’est pourquoi pour chacun de ces rayons, nous utiliserons bien sûr l’axe central de la chronologie, laquelle est une des constituantes essentielles de la personne, dans un cas où il n’y a pas blocage.
Nous voudrions donc en quelque sorte étudier comment cet adjectif «laid» a pesé sur sa vie extérieure; comment, presque concrètement, il a cherché à se débarrasser intérieurement de cette étiquette; quelles en furent également les conséquences sur sa vie sociale.
L’ordre dans lequel nous étudierons ces différents rayons est purement arbitraire: nous ne savons pas lequel fut premier…
De la physiognomonie à la liberté d’être tel qu’on est. V.1.
C’est un rêve tenace, lié au désir d’unité naturel à l’homme, que de pouvoir identifier et comprendre un autre que soi au premier coup d’œil, que soient confondus l’identité et l’aspect d’un individu, son apparence et sa réalité. Les mots manquent même pour dissocier le corps de ce qui n’est pas le corps… Ce rêve, comme tous les rêves, n’a pas manqué de susciter des théories qui veulent nous en montrer le caractère bien réel (et non fantasmatique).
Que peut penser une personne qui se retrouve affublée de caractéristiques, (race, prénom et nom, famille, aspect physique) qu’elle n’a pas choisies, et dont elle ne peut se débarrasser? C’est le cas de toutes les personnes qui ne » s’aiment » pas physiquement, ou qui ne se sentent pas aimées physiquement et voudraient se débarrasser de cet aspect d’eux-mêmes. Elles se sentent, à leur corps défendant, «masquées»par elles-mêmes. C’est le cas de Barbey.
Or, nous l’avons vu, l’homme a très tôt et fréquemment une impression particulière, souvent presque physique tellement elle est forte, devant toutes ces caractéristiques d’un corps, l’impression qu’il y a une harmonie entre ce qu’il voit et ce qu’il ne voit pas de cet être. Ces idées ne sont d’ailleurs pas près de disparaître[1]!
Et Barbey fut, de plus, imprégné par ces idées qui régnaient alors.
Le XIXe siècle en effet, fut un siècle où l’on a cherché à discerner dans le corps matériel les signes de son «intérieur»ou de l’invisible qui lui est «attaché».
Le XIXe, siècle de la science, a en effet tenté d’aller très loin en essayant d’expliquer, de prouver, que le corps est la traduction de l’intelligence et des sentiments, de l’âme, du cœur, du cerveau… Que sent-on devant la laideur? une impression générale de manques, de qualités inférieures…
Cette manie s’appliqua aussi à l’art: le romantisme, le symbolisme, le scientisme même, et les premiers mouvements artistiques qui en décomposent couleurs et formes, essaient de bâtir des systèmes d’explication de la Beauté et de l’art qui tiennent compte des liens entre la matière et l’esprit…
Le XIXe siècle, c’est aussi le siècle des discussions politiques sur les droits héréditaires ou non des hommes, un siècle où la propriété, l’égalité, le droit patriarcal, le droit d’aînesse sont rediscutés, mêlés à des changements religieux profonds. La société change. On a recours aux racines pour expliquer le physique: conviction généalogique, géographique ou ethnique, contre lesquelles les libéraux réels se rebiffent. A la limite, on justifie un état social par un état physique.
Et si le corps ne traduit pas l’évolution réussie d’un lignage, cela veut dire qu’il faut rejeter du nid ce vilain petit canard.
Au XIXe siècle, la place du corps est importante pour toutes ces raisons. Barbey a été élevé dans toutes ces idées. Il les a profondément ancrées en lui. Même, et c’est là le paradoxe, même si elles lui font mal et sont justement la source de ses souffrances.
Nous allons étudier chez lui les occurrences de ces théories sur quelques exemples.
Une de ces idées: la beauté doit appartenir à la noblesse, de race, et tout au plus, d’esprit. Voici quelques illustrations:
Barbey est naturellement persuadé de la justesse de cette théorie: «Pour qui croit à la forte influence de la race sur le caractère, le génie et la beauté des hommes, (et je suis de ceux qui ont cette faiblesse)…»[2] Barbey confesse cela comme une faiblesse en 1855, sans doute parce que cette théorie flatte son orgueil à lui, mais il ne peut s’empêcher d’y croire…
D’où les réflexions que le Dr. Torty suppose à la comtesse Serlon qu’il essaie sonder, «Elle est trop belle, – dis-je; elle est réellement trop belle pour une femme de chambre. Un de ces jours, on vous l’enlèvera.» [3]Mais celle-ci ne s’intéresse pas à ce menu fretin qu’elle ne voit même pas.
Pour Barbey, il existe une forme de race humaine bien particulière: la gent féminine… et la constitution de celle-ci traduit bien, à ses yeux, son incapacité à égaler l’homme: sa tête à elle n’est pas conformée pour penser…: «Ressorti pour une autre visite chez Mme P.. D… A dû être jolie celle-là, quoique je l’aie vue assez confusément. – Pèche par le front qui manque d’intelligence, mais c’est peut-être là le front que doit avoir la femme. Je ne crois point, si je me rappelle bien les belles statues grecques, qu’elles aient le front développé.»[4] et il clôt là son développement… Il a 28 ans alors, et ce jeune ancêtre des machos ne changera guère sur ce point… à part quelques exceptions affectives.
Les présages, excellent ingrédient pour le romanesque!
Selon un système bien connu et très pratique dans les romans, les particularités physiques – belles ou laides – sont des présages. Très nombreux chez Barbey, nous n’en donnerons ici qu’un échantillon en sélectionnant ceux qui illustrent notre thème.
La mère d’Allan «avait passé les neuf mois entiers de sa grossesse à regarder avec une obstination superstitieuse le portrait de Lord Byron, [5] dont elle était folle, et ce front de génie, – où la pruderie épouvantée de l’Angleterre voyait le coin de la démence dans un de ses angles hardiment prolongé sous la masse des cheveux bouclés qui le couronnaient, – ce front, à la fois charmant et sublime, elle l’avait donné à son fils.»[6]
Marmor de Karkoël: «ses deux yeux noirs à la Macbeth, encore plus sombres que noirs et très rapprochés, ce qui est, dit-on, la marque d’un caractère extravagant ou de quelque insanité intellectuelle.»[7]
Dans L’Ensorcelée, dès l’entrée, Barbey, revoyant la copie de Maître Tainnebouy, nous présente un chouan désespéré: «Beau, mais marqué d’un sceau fatal, le visage de l’inconnu semblait sculpté dans du marbre vert»[8]
Sa beauté était une beauté inquiétante car La Clotte avait elle aussi vu ce futur qu’elle impliquait: «Tu as donc porté les mains sur toi et détruit cette beauté sinistre et funeste qui promettait ce que tu as tenu!» [9] Pour elle, la beauté de Jéhoël était perverse car il n’aimait pas: elle y voit donc une espèce de condamnation à cause du mauvais usage qu’il en fait, alors que lui se suicide pour une toute autre raison. Non pas à cause de sa beauté, ni des douleurs qu’elle a fait naître dans celles qui le côtoyaient. S’il tire dans son visage, c’est simplement pour mourir et non pas pour se défigurer. Erreur d’interprétation d’un cœur simple et aimant. La Clotte a trop aimé, ce qui est un mal moindre que de ne pas aimer.
Malgré l’horreur de son visage, il continuera d’exercer une attraction sur une femme, Jeanne. Plus tard, alors que le suicide, terrible, est, de façon imprévue, manqué, le pâtre voit que Jéhoël mourra réellement d’une façon extraordinaire: il « a entre les sourcils l’M qui dit qu’on mourra de mort terrible. « [10]
Si le major Ydow ressemble de visage à l’Antinoüs, il a sur lui un signe: il « était en même temps brun et blond. Ses cheveux bouclaient très noirs et très serrés, autour d’un front petit, aux tempes renflées, tandis que sa longue et soyeuse moustache avait le blond fauve et presque jaune de la martre zibeline… Signe (dit-on) de trahison ou de perfidie, qu’une chevelure et une barbe de couleur différente. « [11]
Le physique annonce donc une destinée. Et les détails de laideur ou de beauté en particulier. Les noms aussi, mais ce n’est pas notre sujet.
Qu’est-ce que la physiognomonie? Comment cette «science» était-elle perçue, et appliquée à l’époque où naquit Barbey, c’est-à-dire à l’époque de ses parents, puis ensuite?
Nous nous référons essentiellement à l’ouvrage de Jean-Jacques Courtine et Claudine Laroche: Histoire du visage, XVI° – début XIXe siècle, [12] dont nous tirerons ce qui peut nous être utile pour comprendre comment les parents de Barbey ont peut-être pu, imprégnés de cette théorie, lui chanter si souvent qu’il était laid, en sous-entendant tellement de conséquences douloureuses…
La physiognomonie fut en effet l’objet d’un vif intérêt à deux époques en France: début XVIe siècle jusqu’en 1660, et de 1780 à 1850, c’est-à-dire en plein dans les années d’enfance de Barbey.
Au début, la physiognomonie est une science médicale, divinatoire, astrologique. La complexion est l’unité complexe des traits physiques et mentaux propres à chacun, attribués par le destin. Cela se rapproche des présages tirés des noms, de la race, etc.
De grands ouvrages: La civilité puérile, d’Erasme, ou L’art de connaître les hommes, 1660, de Cureau avec des planches, expliquent l’utilité de cette science de savoir lire l’âme des hommes sur leur extérieur. Cureau de la Chambre, par exemple, médecin, courtisan et physionomiste, exerçait auprès du roi Louis XIV une sorte de fonction divinatoire pour juger des postulants: «Car la nature n’a pas seulement donné à l’homme la voix et la langue pour être les interprètes de ses pensées, mais dans la défiance qu’elle a eue qu’il pouvait en abuser, elle a encore fait parler son front et ses yeux pour les démentir, quand elles ne seraient pas fidèles. En un mot, elle a répandu toute son âme au-dehors, et il n’est point besoin de fenêtre pour voir ses mouvements, ses inclinations et ses habitudes, parce qu’elles
paraissent sur le visage et qu’elles y sont écrites en caractères si visibles et si manifestes.» [13]
Les textes du XVIe siècle citent d’ailleurs des preuves de la valeur de la physiognomonie: Hippocrate devinant Perdicas; Aristote conseillant Alexandre; Zopyre découvrant la marque d’un caractère violent et d’impulsions grossières sur le visage de Socrate (lequel répondit: «il a raison, ceci est en effet mon caractère. Mais quand je vis que mes dispositions étaient mauvaises, je me suis gardé de les suivre, et ma raison l’a emporté sur mes passions. Le philosophe dont la raison ne commande pas à ses passions[14] n’est pas philosophe.» Raconté par Cicéron, De Fato, V, 10)
«La physiognomonie antique fait ainsi du rapport entre l’âme et le corps une relation entre le dedans et le dehors, le profond et le superficiel, l’occulte et le manifeste, le moral et le physique, le contenu et le contenant, la passion et la chair, la cause et l’effet. L’homme possède deux faces dont l’une échappe au regard: la physiognomonie veut y suppléer en tissant un réseau serré d’équivalences entre le détail des surfaces et les profondeurs occultes du corps. La science des passions est une science de l’invisible.» [15]
(13)
Elle fonctionne en se servant des analogies et du symbolisme des adjectifs par rapport aux êtres. Le taureau est coléreux, donc un homme qui ressemble un peu à un taureau sera coléreux (12). Tout le visible, l’extérieur, devient sujet à observer, et sert ensuite de possible symbole pour l’intérieur invisible, (de même que pour la médecine et les médicaments tirés des plantes et minéraux). Le «corps est indice et langage de l’âme. «In facie legitur homo»
Puis elle devient plus scientifique: l’astrobiologie est décriée, et ce n’est pas tant le visage qui intéresse maintenant que la figure (c’est-à-dire la représentation de l’homme intérieur à travers un ensemble d’indices corporels et extérieurs). L’individu est plus libre d’être, mais il est aussi plus sociable et doit se contrôler d’autant plus.
«Manuels de rhétorique, ouvrages de physiognomonie, livres de civilité et arts de la conversation le rappellent inlassablement du XVI° au XVIIe siècle: le visage est au cœur des perceptions de soi, des sensibilités à l’autre, des rituels de société civile, des formes de politique.» (page 13, J. J. Courtine Histoire du visage) Avec la montée de l’individualisme s’affirme la prééminence de l’individu, incité à l’expression personnelle; or l’individu est indissociable de son visage, traduction corporelle de son moi intime; et comme l’homme craint donc de se révéler, il apprend, paradoxalement, à se voiler, dans les lois de sociabilité que suit l’honnête homme… Si bien que l’on arrive au paradoxe de l’individualisme: «la société intimiste favorise l’incivilité.»[16]. Le narcissisme est alors, bien loin d’une libération permettant le plaisir, une activité ascétique: en psychologisant toutes les relations, en croyant supprimer conventions et artifices, il entrave paradoxalement les pouvoirs expressifs de l’individu.
Avec l’intensification du rationalisme, on pourrait croire que la physiognomonie va disparaître. Il n’en est rien. On cherche simplement des méthodes plus scientifiques pour la fonder: c’est la métoposcopie (14): sémiologie de la marque. Entendons bien le mot «marque»: ce n’est pas une ride, mais un signe posé sur le visage, durable autant que l’individu, qui équivaut à son destin… Cela sert de véritable preuve pour certains:
«Aussi Messieurs les Jurisconsultes (aussi bien avisés que doctes, sachant bien que comme le visage est le montre des vertus, qu’aussi l’est-il des vices) ont différé tel poids aux signes tirés de la face, que lorsque plusieurs criminels sont prévenus de quelque forfait, s’il est question d’en tirer la vérité par la violence, ils donnent la torture au plus difforme d’aspect de visage, selon les préceptes de leur doctrine.»[17]
Cependant, heureusement, on prend aussi de plus en plus conscience que l’âme se lit simplement sur le visage sans qu’il y ait forcément de lien entre l’apparence formelle et l’âme. C’est le moment où l’on parle tant des passions, contre lesquelles la raison doit, ou non, se rebeller…
«Le visage est ainsi métonymie de l’âme, la porte fragile de sa demeure, l’accès – comme une fenêtre entrouverte – par où la contempler, mais d’où aussi bien elle peut surgir, la voie des passions. (…) Le visage, miroir de l’âme car «proche» de celle-ci. (…) Le visage est la métaphore de l’âme: il est sa condensation, son «tableau raccourci», comme il était son déplacement, le chemin de sa demeure. (…) Le visage est la figure de l’âme» expliquent Jean-Jacques Courtine et Claudine Laroche [18] Le visage n’est plus le miroir de l’âme, mais l’expression physique des passions. L’homme spirituel doit être simplement «localisé» dans le corps humain qui ne le traduit plus.
Un exemple de cette force de l’âme qui transperce notre corps et va bien au-delà:
«quand nous baissons les yeux à quelqu’un, il semble que par iceux nous en touchions l’âme: c’est par l’âme que nous regardons. (…) Les yeux, comme ferait une table rase et transparente, reçoivent la partie visible de l’âme et la font passer au dehors; ainsi arrive-t-il que la grande pensée rend les yeux comme aveugles parce que la vue se retire au-dedans.» [19]
En 1603, G. B. Della Porta donne de judicieux, et très moraux, conseils: «Si quelqu’un vient à consulter le miroir pour s’y voir, ayant remarqué que son corps a une très excellente constitution, qu’il prenne soin que la dignité de son corps ne soit pas souillé par l’enlaidissement de ses mœurs; et celui qui apercevra aux signes de son corps que son âme n’est nullement recommandable, qu’il s’efforce diligemment de récompenser par l’exercice de la vertu les mauvais signes du corps.»[20]
A la fin du XVIIe siècle, la physiognomonie est sur son déclin: on a réalisé la vanité des apparences, à cause de toutes les contrefaçons qui ont pullulé puisqu’on enseignait comment ressembler à un honnête homme! La sincérité est une valeur à la hausse. On comprend aussi l’inquiétude de cette époque: comment se tenir?: d’un côté, tyrannie individuelle de l’authenticité et de l’autre, exigence de la vie sociale plus policée, l’art du «commerce», la maîtrise de soi.
De plus en plus, et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la physiognomonie est traitée par les savants de superstition… et par les moralistes chrétiens ou non, de perversion puisque la raison doit plutôt s’efforcer de dompter toutes les passions. Buffon la contredit aussi: ce sont les balbutiements d’une autre science: l’anthropologie.
Mais voici qu’elle renaît, vers les années 1780, [21]provoquant un nouvel engouement.
Au XIXe siècle, le physique, le matérialisme, vont étendre leur domination sur l’invisible. La photographie (et tous les arts qui s’en rapprochent) est d’ailleurs une des plus expressives concrétisations, presque une métaphore, de ce siècle biface. C’est dans les deux directions (comme toujours d’ailleurs), le matériel et l’immatériel, que la physiognomonie étend son champ d’appréciation.
En même temps plus scientifique et rationnelle, et pourtant au-dessus de la rationalité, la physiognomonie se montre soumise à l’ordre de la raison; si elle glorifie le sentiment et exalte le visage expressif, elle se voue à l’observation du visage organique qui le traduit. C’est le triomphe de l’anatomie, dans le sillage duquel se glisse cette science rajeunie.
C’est Lavater qui initie cette nouvelle forme d’études: il décrit en 25 subdivisions les caractères correspondant aux trois formes de front humain.
Toutefois une crise la divise de force, en deux voies: l’étude objective de l’homme organique, et l’écoute subjective de l’homme expressif. Comme on ne demande plus la maîtrise de soi comme au XVIIe siècle, il y a division entre l’extérieur de l’homme qui veut bien être mesuré et dépeint, et son for intérieur qui lui reste plein de surprises. Cette division est ce qui annonce l’homme moderne: alliance baroque du crâne et du sentiment chez Lavater, a-t-on pu dire. Facialité musculaire et osseuse, et face sensible et expressive…
En ce XIXe siècle si positiviste, les titres de certains livres sont significatifs des directions que prennent les recherches sur cet être bizarre qu’est l’homme: Sir Charles Bell propose L’anatomie et la philosophie de l’expression, (1806), le docteur Burgesse: La physiologie ou le mécanisme de la rougeur (1839); J-G. Cabanis traite des Rapports du physique et du moral de l’homme (1802) et affirme que la physiologie, l’analyse des idées et la morale ne sont qu’une seule et même science: la science de l’homme; X. Bichat fait part des ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800), dans lesquelles il voudrait établir les rapports entre la vie organique (les passions) et la vie animale (l’entendement).
Telles les théories et le nom de mongolisme donné par le Docteur Down, la controverse de Graciolet et Broca sur les Grosses têtes et les mesures du cerveau; les théories de Louis Agassiz sur le polygénisme; les théories de Christophe Meiners sur les différences entre les Caucasiens et les Mongols.
Or le XIXe siècle est aussi le siècle des Révolutions, des débuts de la sociologie. La physiognomonie va trouver – une fois de plus- une utilité imprévue…
En voici une illustration: J. J. Sue la trouve bien pratique dans ses conseils physiognomoniques destinés aux peintres: «Dans les tableaux, le Français, le Circassien, paraîtront avec la beauté qui est propre à chacun, tandis que le Groenlandais et le Calmouk offriront un visage d’une largeur difforme, avec de petits yeux et deux trous[22]au lieu de narines; et dans le Caraïbe, on distinguera un crâne aplati par en haut et des yeux inanimés»[23]On pourrait dire que l’eugénisme guette les philanthropes!
D’autre part, elle est utile pour savoir la vérité, (y a-t-il des traîtres?), surtout dans les temps troublés et à retournements… Etrange amour du prochain: aimer l’homme, c’est le démasquer; on invente la naturalisation, non seulement des animaux au Jardin des Plantes, mais encore celle des humains dans des classements sociaux, qui officialisent une sorte de privilège de naissance, de la race. C’est toujours le même rêve utopique (?) de l’harmonie des corps et des visages.
Ainsi invente-t-on même la mégalanthropogénésie: l’art d’identifier chez l’enfant les signes précurseurs du grand homme! Un livre de Robert Le Jeune reprend un sujet de préoccupation courant à l’époque, avec les maladies héréditaires et congénitales, les débuts de l’hygiène, du sport etc.: «savoir faire les meilleurs enfants»: avec un titre impossible: c’est l’Essai sur la mégalanthropogénésie, ou l’art de faire des enfants d’esprit qui deviennent des grands hommes; suivi des traits physiognomoniques propres à les reconnaître, décrits par Lavater, et du meilleur mode de génération. Publié à Paris, 1801.
Lavater va plus loin encore et propose d’arracher aux hommes les plus laids les enfants qui en sont le portrait vivant; d’élever ces enfants dans une institution publique bien tenue; puis de les placer dans des circonstances qui favorisent la pratique de la vertu, et enfin de les marier entre eux. A la cinquième ou sixième génération, on aura «des hommes de plus en plus beaux (…) Cette beauté progressive se remarquera non seulement dans les traits de la figure, dans la configuration osseuse de la tête, mais aussi dans la personne entière, dans tout son extérieur.»[24]
Cela ouvre la porte à l’eugénisme. [25]
D’un autre côté, le XIXe siècle est aussi celui de l’attrait vers ce qui est – encore – inconnu. Tout ce qui est invisible, mystérieux, unique, individuel intrigue et attire
puissamment même et surtout les savants. «L’individu s’approfondit et se structure. A l’homme général, (…) et serein des Lumières, le romantisme oppose la singularité des visages, l’épaisseur de la nuit et des rêves, la fluidité des communications intimes, et réhabilite l’intuition comme mode de connaissance.»[26]
Là aussi, la physiognomonie va prendre pied: c’est l’intuition qu’on voudrait pouvoir capter, définir et reproduire… La physiognomonie arabe se fonde sur la firasa: pratique du coup d’œil et art du détail; un usage de l’intuition perceptive qui infère des détails du visage et du corps – un mouvement furtif du regard, un trait à peine perceptible de la morphologie du nez, tel espacement infime des dents, – la vérité d’une âme ou les secrets d’un cœur. C’est une pratique en même temps naturaliste et astrologique. La «sensation» est semblable à celle d’un coup de foudre.
Lavater célébrera, lui, de même, le «flair» du physignomoniste, ce talent personnel, cette intuition fulgurante qui met aussitôt un visage à nu. Lavater dit qu’on naît physiognomoniste.
Il n’empêche que la physiognomonie rend l’homme esclave de son physique et de l’apparence qu’il «livre» véritablement aux autres. Le physiognomoniste peut, avec raison, faire peur à ceux qu’il regarde!
Cette fascination pour la physiognomonie sera cependant générale jusque dans les années 1850. «C’étaient des regards protoethnologiques « selon Véronique Grappe-Nahoun, qui ajoute » La physiognomonie est une résolution sans scrupule de l’énigme esthétique qui a, pour longtemps, ridiculisé tout regard sur un corps au plan scientifique. « [27]
Barbey en subit donc l’influence, tout petit, nous le supposons, puis, c’est une certitude, prit à son compte certaines de ses idées, et évolua nous verrons comment.
Barbey, que ses parents trouvaient laid, reçut donc de plein fouet les idées de Lavater: Lavater dont le premier livre sur la physiognomonie date de 1772 était entièrement traduit en français en 1781, et connut ses plus grands succès surtout en 1803 (cf. Une ténébreuse affaire [28]) Tout son milieu social, aristocratique et romantique, est persuadé, de naissance, pourrait-on dire, de l’exactitude de ce système fondé sur l’hérédité et qui met dans un ordre consécutif les ressemblances physiques et sociales: les traits raciaux sont un héritage qui signe les droits que l’on a à être noble; la finesse de la peau, le nez racé, les attaches élégantes, la haute taille etc. sont des signes physiques qui ne trompent pas et révèlent le bon droit, harmonieux, du lignage à un rang social et matériel précis[29].
Il en va exactement de même pour l’intelligence et le caractère.
L’aspect traduit les capacités intérieures de tout homme et donc ses droits, et réciproquement (mais l’aspect est antérieur chronologiquement). La physiognomonie a pour vocation de décrypter tout cet ensemble complexe qui recouvre tout l’homme. Le corps recouvre exactement toute l’âme.
Le corps n’a donc pas d’importance en lui-même: il ne peut être qu’au service des réalités plus hautes et plus complexes qui sont acquises, ou imposées de naissance, race, dons ou défauts divers, de toutes sortes et de toutes essences.
Barbey fut donc élevé dans ces idées, qu’il les maudisse ou non: c’était la réalité… Il était grand, c’était un signe de race, mais il était laid, c’était signe d’un défaut… Nous verrons cela plus en détail dans le chapitre qui traite de l’image de Barbey.
Il accepta donc ces idées, sans penser que ce n’était que des idées peut-être, et même les fit siennes.
Le dandy d’ailleurs, loin de se révolter contre ces théories-là, ne fait que les adapter: il n’a pas vraiment de corps: ce qui compte, c’est l’enveloppe (peau ou habits) de ce corps, plus que la vie physique interne bouillonnante du corps.
L’enfant angoissé de savoir le pourquoi, curieux des autres, dut avoir bien souvent aussi envie de se servir de ces indices, pour comprendre et deviner. Son esprit critique jugeait. Il voyait les écrivains adopter ces idées: Balzac aussi s’y est intéressé[30]. G. Sand aime Lavater[31]; Pichot aussi qui publie la traduction des œuvres complètes de Byron, décrit le charme de Byron: «Sa belle chevelure noire, ses yeux ardents et expressifs, la pose élégante de sa tête, la proéminence de son front, et tous les traits de son visage, faits pour peindre la passion et les sentiments, auraient offert à Lavater un sujet digne de ses observations. (Note: Nous avons vu à Londres, chez lady A, un buste fort ressemblant de Lord Byron, placé à côté
de celui de Walter Scott, dont le front seul a peut-être quelque chose de plus imposant encore. Le docteur Gall y eût remarqué avec intérêt que l’organe le plus développé dans ces deux têtes est l’organe de la combativité ou des guerriers. Si ces deux poètes n’étaient pas tous deux boiteux, qui sait si l’Angleterre n’aurait pas eu deux généraux de plus et deux poètes de moins? Walter Scott et Byron aiment également les chevaux, les chiens, les armes etc.» [32]
Quand il commence à écrire, Barbey croit sans nuances et fortement dans l’unité significative et essentielle entre le corps et l’âme (sans bien savoir d’ailleurs qui commande à l’autre).
Quelques exemples:
Sa façon de parler de son style montre qu’il cherche à être «un»: il veut un style «tout muscles, nerfs et moelles» [33]; il avait écrit à propos de George IV: «Cœur putréfait, esprit vieilli, boisseau de lymphe malsaine» [34]: ces métaphores montrent bien comme le corps dirige – en les freinant ou en les laissant libres – pour ainsi dire les facultés du… reste! En fait ceci sent un peu son matérialiste.
Le portrait de la Grande Mademoiselle n’est pas fidèle, croit-il, parce qu’il « contrarie un peu les idées qu’on a à distance de Mademoiselle (…) tout cela a un faux air de Mme Sand quand elle était jeune… C’est là ma raison de douter de la ressemblance du portrait. « [35]
Autre exemple: volontaire et inspiré, Paul Delaroche peut, en conclusion et selon Barbey, être comparé à Napoléon: » Napoléon, ce terrible artiste, avait l’inspiration et la volonté à un degré égal, et ce n’est pas tout à fait pour rien que Paul Delaroche ressemblait de visage à Napoléon. « [36]
Mais on sent Barbey se libérer petit à petit de cette tyrannie d’un corps signifiant et outrepassant ses droits.
Ainsi, une étude à propos d’un livre de l’abbé Monnin sur le Curé d’Ars (15), en 1860 lui donne l’occasion d’une remarque pleine de finesse qui met en valeur le rôle déterminant de la volonté dans la personnalité: «Sans ce don des pleurs de l’amour qu’avait eu comme lui Sainte Thérèse, et sans ce sourire de la charité qui avait fleuri autrefois sur les lèvres de saint François de Sales, savez- vous à qui il eût ressemblé, ce Curé d’Ars, dont l’abbé Monnin a publié un portrait, si stupéfiant, à la tête de son histoire?… Tenez-vous bien! Il eût ressemblé à Voltaire. Dieu, qui se joue de tout, et qui veut nous montrer comme toute apparence est vaine, n’a-t-il pas mis le cœur de son meilleur ami derrière les traits de son ennemi le plus implacable? Oui! Le curé d’Ars ressemble à Voltaire comme Saint Vincent de Paul ressemble à un satyre, mais chez tous les deux, le saint a tué la bête, – chez l’un luxurieuse certainement, chez l’autre peut-être cruelle.
(15) (16)
En effet, pour l’observateur qui étudie cette étrange figure du Curé d’Ars, avisé, futé, très fin au fond, malgré la sublimité des vertus que son âme avait contractées, pour qui lit ces réparties spirituellement vengeresses de son humilité, qu’il adressait à ceux qui la persécutaient de leurs compliments et de leurs hommages, et dont l’abbé Monnin, qui n’oublie rien, a égayé doucement son récit, il est hors de doute qu’elle ne mentait pas, cette physionomie de Voltaire, et que, sans Jésus-Christ, le curé d’Ars aurait été un de ces esprits charmants et mordants comme les aime le monde, au lieu d’être une âme angélique devant Dieu.»[37]
Ainsi se termine l’article, Voltaire (16) et les Lavatériens mis supposément K. O., eux qui oubliaient trop la primauté de l’esprit sur le corps. Le corps n’est plus qu’une coquille dans laquelle se trouve une âme qui s’en est libérée- ici grâce à la Foi et la Charité.
Stanislas Poniatowski lui donne l’occasion, en 1875, de reparler de Lavater, mais n’est-ce pas plutôt un artifice de style: » Le front carré, qui est le front de la sagesse selon Lavater, a, chose singulière, les lignes rectes du front de Catherine II. Est-ce pour cela qu’elle l’a couronné? « [38]
Mais on sent en effet progressivement une confiance moindre dans cette science aussi bien dans les articles, que dans la façon de décrire les personnages des romans ou des Mémoranda. Il trouve même quelques contre-preuves; par exemple, il note dans les Disjecta membra: « Une objection à Lavater: – Commode avait le visage de Marc-Aurèle « . [39]
Lui qui se prenait pour un émule de Lavater, pense parfois même dépasser son maître puisqu’il se méfie de Marmor: » Sa lèvre rasée était d’une immobilité à désespérer Lavater et tous ceux qui croient que la nature d’un homme est mieux inscrite dans les lignes mobiles de sa bouche que dans l’expression de ses yeux. « [40] Ce signe même est un signal pour le disciple plus inspiré qui ajoute de plus en plus à la physiognomonie, une «autre» science.
Complémentairement à la physiognomonie, il s’intéresse en effet aussi beaucoup, – et de plus en plus, – à la physiologie, à l’influence du corps sur l’esprit. Il se dit presque médecin et lit de nombreux livres de médecine. [41]
Pour lui-même, lorsque l’esprit ne va pas, il fait aller de force son corps, pensant que l’esprit suivra. [42]
Lorsqu’il cherche à faire un ouvrage sur Brummell, il demande à Trebutien de répondre à ces questions: » Quel est son tempérament? lymphatique, sanguin, ou bilieux? J’ai besoin de son portrait physiologique. Avec son portrait physiologique, j’aurai tout. « [43]
De même à Jesse James, il réclame » son[44] portrait physique et quelques anecdotes » En somme autant de détails extérieurs que possible. Quand il s’agit de Brummell, «la manière dont il se coupait les ongles est importante. » » L’âme se mêle à tout » disait Mme de Staël. [45]
Lorsque Barbey prépare son Des Touches, nous l’avons vu, il souhaite des détails sur le physique: » Quel était ce d’Aché? Son caractère, son tempérament, son physique, (son physique surtout, le physique est une clef pour moi!) son âge. (…) Même chose pour la Vaubadon. Je voudrais une exactitude pointilleuse! Qu’on me dît par exemple, – elle avait une tache et un petit bouquet de poils sur la lèvre supérieure, si elle l’avait. Même chose pour Mlle de Montfiquet. « [46]
Dans Le Dessous de cartes, il est fait aussi allusion à la physiologie: Le physique de tous les personnages a son importance comme révélateur prophétique. Et le « conteur » insiste beaucoup sur cet aspect en demandant son accord à un docteur «dont le beau crâne chauve renvoyait la lumière d’un candélabre que les domestiques venaient, en cet instant, d’allumer au-dessus de sa tête», ce qui, et en quelque sorte le plus sérieusement du monde, garantit à ce docteur Beylasset (= «bel assez») tout le sérieux possible… docteur qui opinera souvent d’ailleurs aux analyses du narrateur: » Si l’on jetait, docteur, (…) sur la comtesse de Stasseville un de ces bons regards physiologistes, – comme vous en avez, vous autres médecins, et que les moralistes devraient vous emprunter, – il était évident que tout, dans cette femme, devait rentrer, porter en dedans, comme cette ligne hortensia passé qui fermait ses lèvres « [47]… Tout devait rester dans l’intérieur de ce type d’organisation contractile pour qui il y a une jouissance du masque… et dont le narrateur prétend faire une étude à la Cuvier, ajoutant que cette femme était mue par » la toute-puissante volonté, qu’à la réflexion, j’ai reconnue en elle depuis que l’expérience m’a appris à quel point le corps est la moulure de l’âme… « [48]
C’est donc l’âme qui informe le corps et le modèle: le corps peut par conséquent révéler des choses sur l’âme, mais c’est l’âme qui domine le corps chronologiquement et éthiquement. Et, en fait, malgré ce corps de glace qui ne révèle qu’après ce que l’âme pouvait cacher, personne n’avait à l’époque compris ce que cachait ce corps qui montrait seulement qu’il cachait: «La toute-puissante volonté (…) n’avait pas plus soulevé et tendu cette existence encaissée dans ses tranquilles habitudes, que la vague ne gonfle et trouble un lac de mer, fortement encaissé dans ses bords.»[49]
Ce que note Barbey est contradictoire: Mme de Stasseville a un physique qui montre qu’elle cache alors qu’elle ne cache pas encore: il montre qu’elle a les capacités de cacher, qu’elle ne fait que sous-employer, sans doute, pour le moment. Elle connaît le «bonheur de vivre la tête lacée dans un masque» [50], bonheur inconnu des natures le cœur sur la main. Son corps alors révèle-t-il, dans l’absolu, comme le disent les théories de la physiognomonie ou de la physiologie? En somme, il s’agit de la même problématique, pour cette Diabolique, que celle du «je mens toujours». Et Barbey peut appliquer cela à tout ce qui est masqué. [51]Y compris à lui-même, en tant que dandy, ou homme sensible se masquant etc. Se masquer pour faire souffrir ou s’offrir un plaisir défendu, n’est pas la même chose que se masquer pour souffrir, faire plaisir, ou se faire plaisir, mais avec pudeur. L’emploi des mots permet ici de bien faire la différence inconsciente presque entre ces différents types de masques.
Mais ce flottement à propos de la valeur réelle des symptômes qu’offre le corps, Barbey peut aussi le vivre à son propre sujet sans masque: il a un idéal en lui, il est converti, il est idéaliste etc. et en même temps, son physique qui lui colle à la peau ne colle pas à sa réalité intime la plus profonde. N’est-ce pas alors que son corps, au lieu de révéler son âme, la masque?
Progressivement Barbey va contester la puissance du corps congénital sur l’âme, puis des chromosomes héréditaires sur l’âme… (si on nous permet cet anachronisme humoristique) et n’oublions pas qu’il va les contester en tant que «médecin et physiologiste»!
Ce qui l’amène à évoluer dans sa conception: d’un côté les harmonies du corps avec l’âme sont spectaculaires, passionnantes, émouvantes, et combien romantiques et idéalistes… mais, d’autre part, on peut aller encore plus loin dans le spectaculaire et le passionnant en montrant aussi des oppositions inattendues et théâtrales entre le corps et l’âme, qui seront les exceptions, – sensationnelles et très propices à des romans –, à la théorie de Lavater (si on l’accepte pour intéressante, voire vraie!). Barbey jouera sur les deux tableaux. Naturel, ou habileté?
Le corps est important pour connaître la personne. Mais comme «second couteau», au service de la personne tout entière.
Lorsque Barbey parle d’Eugénie, il donne des détails presque cruels sur sa laideur, et fait ainsi ressortir la beauté de son âme.
Par contre, il trouve beau Maurice de Guérin.
A la mort de Maurice, il regrette vivement que l’on n’ait pas de portrait de lui à mettre en tête de ses œuvres.: «Hélas! non, mon très cher, jamais. Par ce côté, la gloire de notre ami sera incomplète, car les portraits entrent dans la gloire.
La Gloire n’a toute sa vanité ou sa réalité que quand elle est la souvenance bien nette de ce qui fait ou fut un homme, c’est-à-dire de son âme et de son corps. La Gloire est femme. Elle veut le corps aussi. Et d’ailleurs le corps éclaire l’âme, comme l’âme fait rayonner le corps. Il y a là une double lumière, utile même aux jugeurs les plus forts et les plus profonds. Ah! c’est dommage, et grand dommage, – même pour l’estime future de son génie, – que nous n’ayons pas le moindre croquis de Guérin! En le voyant, on l’aurait mieux compris.» [52] L’objectivité et le plaisir que Barbey prend à parler de la beauté de Guérin, chez qui il trouve l’harmonie du corps et de l’âme, rendent encore plus saisissant ce qu’il dit au sujet de sa sœur, si laide.
Cependant, chez le frère et la sœur si dissemblables, une fois morts, Barbey a trouvé un exemple de corps signifiant, c’est-à-dire dominé par l’âme. «Le corps éclaire l’âme» doit être compris comme «le corps permet à l’œil de mieux comprendre l’âme invisible», et «l’âme fait rayonner le corps» donne encore une fois la primauté à l’âme sur le corps. Il n’y a plus de ressemblance corps-âme, mais opposition complémentaire.
Chez Maurice, le beau corps montre la belle âme. La belle âme, chez Eugénie, est montrée d’abord malgré un corps laid, vivant; puis, quand Barbey aura changé, et qu’Eugénie sera morte, la belle âme d’Eugénie sera montrée par son corps laid… Eugénie de Guérin est devenue certainement pour Barbey un exemple extraordinaire de cette harmonie entre le corps et l’âme chrétienne: le physique est alors la métaphore du moral chez une âme d’élite. C’est que la mort de l’une et la conversion de l’autre sont passés par là.
Lorsqu’il veut faire le portrait d’Eugénie de Guérin, avec Trebutien, il est presque dans l’incapacité physique de supprimer le fait indéniable – et pour lui primordial – qu’Eugénie était laide: cela le bouleverse de censurer ainsi la réalité, pour ne pas choquer, en particulier, sa sœur Marie de Guérin, comme nous l’avons vu. [53]
Il est intéressant de noter l’importance que Barbey accorde au physique d’Eugénie, lui qui refusera qu’on parle de détails personnels le concernant… Quelle signification accordait-il donc à celui, si particulier, d’Eugénie? celui d’être son âme incarnée, un corps où les symboles fonctionnent à plein, à peine un corps! Et peut-être peut-on ici distinguer une trace de cette espèce de jansénisme qui, comme un beau corps est tentation, fait de la laideur le signe de la spiritualité: «le mot de » tête de mort » qui la peint d’un trait, cette tête maigre, décharnée, ascète, mais où l’âme jouait dans la finesse bleue du regard et la suavité du rictus.»[54]
Encore Barbey pense-t-il que lui sait pourquoi cette laideur est intéressante, alors que d’autres ne verraient pas la signification profonde de cette laideur… d’où l’impression de manquer le portrait » explicatif et complet « qu’il doit à Eugénie s’il se tait sur son aspect. Il revient sur cette frustration dans une lettre un mois après, et l’on y sent déjà moins l’unicité entre le physique et le moral: il y a entre le corps et l’âme un monde de différence.: «je la grandis de rage de ne pouvoir la faire comme elle était avec ses défauts, sa maigreur, sa laideur, les petites pailles de la femme, les taches de ce rubis balais! Je fais bien plus une statue qu’un portrait et cela forcément vu les petits préjugés, les sensibilités et le manque d’intelligence artiste, auxquels nous avons affaire! et c’est le diable cela! Je suis bien plus peintre que sculpteur et portraitiste que tout! Un portrait profond, à la Léonard (la Joconde, il ne lui a pas donné de sourcils à elle, parce qu’elle n’en avait pas! Soderini) un portrait avec ses réalités abordées audacieusement, la vérité inflexible, divine et cruelle, la laideur touchante et multiple et l’idéal planant au-dessus! Voilà ce que j’aurais voulu!!!»[55]
Il semble réaliser que tout symbolisme «forcé» est pervers, signe de perversité de l’intelligence. D’où sa confidence personnelle à propos du portrait final d’Eugénie: « Pour qui croit à la forte influence de la race sur le caractère, le génie et la beauté des hommes (et je suis de ceux qui ont cette faiblesse)… « [56] On sent bien ici que Barbey perçoit nettement la faiblesse romantique de ces théories auxquelles un besoin esthétique d’apparence harmonieuse entraîne souvent: ces coïncidences sont beaucoup plus rares qu’il ne le pensait. Et l’harmonie entre le physique et le reste est d’autant plus précieuse qu’elle est rare: ce n’est plus la loi générale.
Eugénie est transparence pure: son corps incarne son âme. Chose rare dans la vie réelle. Le diabolique, c’est quand l’âme veut ne pas transparaître dans le corps: c’est le masque, énigme et sphinx. C’est là qu’on atteint les limites de la physiologie: Marmor est impassible et c’est son impénétrabilité qui inquiète; Mme de Stasseville est une organisation centrée sur la volonté et l’intériorité; mais à la fin, on découvre que le masque le pire est celui d’un visage comme celui d’Herminie peut-être qu’on n’avait même pas soupçonné (à moins qu’elle n’ait été réellement innocente?)… La physiologie n’est-elle donc qu’une science de l’apparence, apparence de science elle-même? Barbey commence à moins avoir confiance dans les traductions données par cette science de l’observation.
Il en tire les conclusions pratiques, à moins que la pratique ne l’amène également à réviser ses théories. Il y a souvent des interactions difficiles à cerner entre le vécu et la théorie. Nous le voyons très bien à propos du Des Touches: lui qui réclamait d’abord à cor et à cri des détails physiques sur les personnages, les raie d’un trait de plume: » Du reste, je ne suis pas le terre-à-terre de l’histoire dans le Roman que je projette. Il y a mieux que la réalité, c’est l’idéalité qui n’est, au bout du compte, que la réalité supérieure; la moëlle des faits plutôt que les faits eux-mêmes, le mouvement de la vie plutôt que les lignes de la vie, la physionomie plutôt que les traits. « (Correspondance III, page 184, 3 janvier 1853.)
A partir des années 1850-1855, on assiste donc à une modification des impressions et de la pensée de Barbey.
Il croyait que le corps emprisonnait et déterminait l’âme, ayant encore en lui, de façon peut-être inconsciente, les conceptions de son milieu social, (une noblesse, petite certes, mais conservatrice,) et de son milieu religieux qui a déformé la place du corps dans un sens assez janséniste et presque manichéen… L’humiliation injuste d’avoir un corps laid en était d’autant plus grande.
Puis il a tout doucement évolué: ce n’est plus le corps qui coince et détermine l’âme, mais, – idéalisme et romantisme aidant –, l’âme peut diriger le corps, et nous pouvons décider de ne pas dépendre de notre corps si notre corps est » diabolique ». On le voit chercher à avoir l’esprit, la plume, la verve etc. aussi musclé, résistant, sain, etc. que le corps, et ses expressions pour le style vont tendre constamment à donner du corps à son expression, à ses histoires etc. Autrement dit, le corps prend petit à petit son importance de réalité concrète car il devient libéré de la symbolique fausse imposée. Barbey a plus confiance dans les possibilités de liberté: l’âme peut changer le corps, autant que l’inverse. Il se rend compte que l’apparence extérieure du corps n’est pas en relation obligatoire avec l’intime de l’individu, ni en corrélation avec ce que ressentent les autres en le voyant: il prend conscience que le corps n’est pas le lieu-prison de relations automatiques selon les catégories du beau et du laid.: Vellini, Jéhoël, La Croix-Jugan sont des exemples qu’il donne.
Lui-même, nous l’avons vu, s’est d’abord senti, à cause de son éducation, dans un certain corps laid aux yeux des autres -. Puis il a pris du recul et s’est senti » prisonnier » de ce corps dont il ne voulait pas et qui imposait aux autres, – et même à lui – une conception de lui dont il ne voulait pas… et qui, s’est-il mis à penser, ne le reflétait pas. Puis il a voulu le mater, ce corps, s’en servir, le mettre au service de l’intelligence. Et enfin, une fois qu’il a pris conscience que ce corps ne détermine rien, il veut bien s’en occuper comme d’un bon serviteur et accepte de se libérer du dandysme au nom de l’amour. La « tragédie de l’homme emprisonné dans un monde matériel « [57] va avoir un dénouement plus heureux que l’exposition ne le laissait prévoir. Il y a un rayon de liberté qui luit. [58]
Comme le remarque judicieusement Brian G. Rogers [59]: » le corps est le centre de l’univers aurevillien entre le matériel et le spirituel. » L’âme se distingue mal du corps dans cette » fusion d’argile et d’éther qu’est l’homme. « Cela veut dire que Barbey se détache de l’aspect concret du corps comme voulant refléter une réalité réaliste: son réalisme est un réalisme de reconstruction, et il s’agira d’âmes à travers les corps. Dans les Diaboliques, selon Wanda Bannour, les deux se réunissent: » C’est la même intensité qui flamboie dans le déchaînement érotique et dans l’extase mystique (…) il ne nie nullement l’enracinement charnel de l’amour, il fait de l’extase mystique la fine pointe en laquelle la chair se prolonge et s’accomplit. « [60]Il y a « identité d’essence entre le charnel et le spirituel»
Enfin vient le moment où corps et âme volent enfin de leurs propres ailes.
Dans Le rideau cramoisi, le narrateur semble contester la physiologie la plus évidente: « Leur fille, il était impossible d’être moins la fille de gens comme eux que cette fille-là! Non pas que les plus belles filles du monde ne puissent naître de toute espèce de gens. J’en ai connu… et vous aussi, n’est-ce pas? Physiologiquement l’être le plus laid peut produire l’être le plus beau. Mais elle! entre elle et eux, il y avait l’abîme d’une race… D’ailleurs, physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pédant, qui est de votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que pour l’air qu’elle avait et qui était singulier dans une jeune fille aussi jeune qu’elle « [61].
Même remarque dans Le Plus bel Amour: » Ravila avait eu cette beauté particulière à la race Juan, cette mystérieuse beauté qui ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certaines distances, dans les familles de l’humanité. « [62] Il est curieux de constater que la petite masque ne ressemble pas non plus du tout à sa mère, mais qu’elle en est doublement aimée: » une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’où elle était sortie, laide, de l’aveu même de sa mère, qui ne l’en aimait que davantage. « [63] Ces trois personnages ne ressemblent pas aux parents, ni pour le physique, ni pour le tempérament.
Dans Le Bonheur dans le Crime, le docteur Torty raconte qui est cette belle dame si fière et révèle son origine. Cela surprend son auditeur, et le docteur philosophe un peu: » Ah! Il ne faut pas regarder aux origines, pas plus pour les femmes que pour les nations; il ne faut regarder au berceau de personne. Je me rappelle avoir vu à Stockholm celui de Charles XII, qui ressemblait à une mangeoire de cheval grossièrement coloriée en rouge, et qui n’était même pas d’aplomb sur ses quatre piquets. C’est de là qu’il était sorti, cette tempête!» [64]
Barbey conteste donc rien moins que la ressemblance des parents avec leurs enfants! et la ressemblance du bébé avec l’homme qui se fait librement.
Par contre, il retiendra la notion de race ou de type. Pourquoi?
La duchesse est «un des plus beaux types de cette race»[65] espagnole: la race nécessite et façonne à elle seule une esthétique (pour le bonheur des épicuriens qui aiment la diversité) Parfois s’y ajoute un sens qui a l’air symbolique, (pour le sérieux des esthètes idéalistes), mais qui se refuse à l’être (pour le bonheur de ceux qui aiment les sciences mystérieuses): dans son article sur le Salon de 72, il trouve une Héléna, femme «de race serpentine, comme Mélusine la fée, dont la race existe toujours malgré l’abolition de la raison et de la Science, et dont vous reconnaîtriez très bien la queue héréditaire si vous retroussiez quelques traînes?» [66] Idée qu’on trouvait déjà dans un de ses premiers articles à propos d’une femme apparemment normale dont il disait qu’elle cachait une queue de chat sous sa jupe mais à titre d’aberration de la nature plutôt que d’une race à proprement parler.
En fait, peut-être cette idée de la race tient-elle si longtemps parce que cette idée ne l’avait pas rendu malheureux? C’est en tout cas un des éléments qui lui a servi de cordon ombilical, de référence, qui l’a empêché de sombrer corps et biens dans le vide du berceau.
Autre critique contre les causes matérielles de ce qui est psychique ou intellectuel ou affectif: dans les Disjecta membra, Barbey note une réflexion de type spiritualiste: «Physiologie. Lire le beau mémoire de Mojon sur les effets de la castration sur le corps humain.
A propos de ce livre, Maury fait cette observation très juste contre la phrénologie, c’est que l’intelligence des idées ne tenant pas seulement à la constitution du cerveau, mais aussi aux mouvements que le système nerveux et le mouvement circulatoire y provoquent, l’évaluation des circonvolutions cérébrales n’est pas le seul élément à faire entrer en ligne de compte pour l’appréciation de la puissance des facultés.»[67]
Barbey ne serait-il pas, par hasard, en train de couper pour de bon, en toute volonté et lucidité, le cordon ombilical qui l’attachait à ses parents? et à ce berceau source de vie et de mort? La physiologie lui semble avoir de moins en moins de place dans la construction d’une personnalité.
L’âme et le corps étaient indissolublement liés et imposés à l’individu. Voici que tout ceci est remplacé par la physionomie, c’est-à-dire par la dominance de l’âme libre sur le corps dont un aspect peut se modifier à la guise de l’homme.
Dans La Vengeance d’une Femme, Tressignies voit une femme qui lui en rappelle une autre, aimée en vain: » Et il en était du reste plus attiré que surpris, car il avait assez d’expérience, comme observateur, pour savoir qu’en fin de compte, il y a beaucoup moins de variété qu’on le croit dans les figures humaines, dont les traits sont soumis à une géométrie étroite et inflexible, et qui peuvent se ramener à quelques types généraux. La beauté est une. Seule la laideur est multiple, et encore sa multiplicité est bien vite épuisée. Dieu a voulu qu’il n’y eût d’infini que la physionomie parce que la physionomie est une immersion de l’âme à travers les lignes correctes ou incorrectes, pures ou tourmentées du visage. « [68]
Ce qui est étonnant c’est qu’en fait cette femme est précisément celle à laquelle il croyait qu’elle ressemblait: ce qui prouve que chaque être est unique, en particulier parce que la physionomie reflète l’âme de chacun justement. Mais en fait, la physionomie de la duchesse avant le drame pouvait-elle être la même qu’après le drame? en tout cas l’expression devait, ou aurait dû, en être prodigieusement différente: il aurait donc pu ne pas la reconnaître? En tout cas, même si c’est illogique ici, notre écrivain subordonne le physique à la physionomie.
Parti du jeu du masque voilant et dévoilant, ou d’une conception selon laquelle le corps «informait» l’âme, ou l’inverse, – théorie très dure à supporter pour quelqu’un de laid et d’esthète –, Barbey est passé logiquement à une conception d’un corps libre de l’âme et réciproquement, même s’il y a parfois des incidences de l’un sur l’autre… Il a ensuite cultivé l’idée de la physionomie qui remplace un simple aspect physique sans signification par un aspect signifiant, qui n’est pas imposé mais construit à partir de l’âme par l’individu et ses actes, ses pensées, ses sentiments etc. Cela a été pour lui comme une libération.
Mais à partir de la constatation de la non-signification de ce physique congénital, s’est construit le thème littéraire du masque: d’un côté ceux qui croient que l’âme de quelqu’un se lit dans ses traits se prêtent eux-mêmes à l’illusion qu’ils entretiennent; et d’autre part certains peuvent jouer sur cette habitude, si tôt acquise chez certains qu’elle en est presque innée et instinctive, de lire sur les visages ce qu’il y a derrière; et enfin, certains vont jouer de ces li358
bertés entre l’âme et le corps… si bien que Barbey ne sait plus où il en est, ni nous d’ailleurs!
Cette constatation est ainsi une de celles qui fondent toute la thématique du masque dans son œuvre postérieure à Des Touches quand elle touche le Mal.
Dans A un dîner d’athées, il bâtit une héroïne dont le physique ne correspond justement qu’à une moitié du moral: » La pudeur de la Rosalba n’était pas une simple physionomie, laquelle, par exemple, aurait, celle-là, renversé de fond en comble le système de Lavater. (…) La Rosalba était pudique comme elle était voluptueuse, et le plus extraordinaire, c’est qu’elle l’était en même temps. Quand elle disait ou faisait les choses les plus… osées, elle avait d’adorables manières de dire: «j’ai honte!» que j’entends encore… Phénomène inouï! on en était toujours au début avec elle, même après le dénouement.» (O. C. II p. 211). Barbey semble donc avoir bien compris que le physique peut ne révéler qu’une partie de la personnalité. Et même que le pouvoir des Diaboliques est justement ce décalage, qu’il condamne, entre le physique et le moral… Que Lavater ne fonctionne que lorsque le corps est bien la traduction de l’âme. Autrement dit, il fonctionne bien, sauf dans les cas d’exception… Ne serait-ce pas le cas de tout système? Le système lavatérien est trop mécanique et général, donc superficiel et artificiel. La vie vraie, la vie intéressante n’obéit pas à son système. Les probabilités qu’il soit juste sont d’un certain ordre, mais pas plus, et les conséquences des erreurs sont trop graves.. Barbey se libère de ces considérations sur lesquelles il ne reviendra plus que rapidement et de manière purement anecdotique, pour obtenir à peu de frais un effet piquant.
L’évolution psychologique de Barbey accompagne pas à pas sa réflexion sur ces théories, ou ces impressions, qui enfermaient l’homme dans un Destin défini. La notion de liberté le débarrasse d’abord de la signification reconnue comme fausse de sa laideur (au prix logique bien sûr de l’abandon des prérogatives injustes du lignage, mais que lui n’a pas vraiment abandonnées en ce qui concerne la fierté des origines) puis de l’esclavage du corps qui dominerait l’âme et qui l’enfermerait dans un avenir non voulu, et donne enfin la liberté d’agir à toutes les dimensions qu’il réclame pour son être unifié. La fausse science des présages, puis la physiognomonie, la physiologie n’ont pas résisté à l’analyse: seule la physionomie, expression de l’individu libre subsiste. C’est la physionomie qui est jugeable, non l’aspect superficiel et ses prétendues significations subjectives en fait.
La suite logique de cette rupture a justement des retentissements aussi sur les conceptions de l’art: ce que Barbey appelait harmonie entre le visage et l’âme, entre le fond et la forme commence à se séparer. Il n’est donc pas étonnant de l’entendre maintenant parler de «banalités» lorsqu’il constate que le physique est trop conventionnnel par rapport à ce qu’il cherche à traduire: l’originalité fait ainsi de nouveau surface. [69]
Ainsi dans le Salon de 1872, Barbey parle-t-il de Bazile «animal humain (…) et type d’animalité inférieure», mais dont la nature basse et laide, au sens moral, a été intelligemment traduite par Astruc: «c’était cela qu’il fallait traduire sans laideur, ce qui est l’art vrai – et l’art difficile. Exprimer en effet la laideur morale simplement par la laideur physique, dans les arts plastiques, c’est facile et grossier! C’est le pont aux ânes des imbéciles qui s’imaginent que c’est la Voie Appienne.»[70] Laissons le côté le problème des relations entre réalisme et laideur dans l’art, ici, nous sentons que ce que Barbey refuse, et maintenant avec fermeté, ce sont les trois affirmations: que la laideur est une – morale et physique, que la laideur physique traduit la laideur morale qui en est la conséquence, ou que la laideur morale se traduit dans le physique.
Allant même plus loin, il en vient à nier la relation de ressemblance entre le corps et l’âme puisque, dans le domaine de l’art tout du moins, il appelle cette relation, quand elle est trop évidente, du terme, péjoratif ô combien, de poncif. Nous l’avons dit à propos de L’amour maternel, de David d’Angers, par exemple[71]…
Mais revenons au problème de la signification des corps: Barbey exprime ici la pensée que l’âme, si variée, ou les sentiments, si nuancés, si extrêmes, ne doivent pas être rendus dans le ressassement sans fin d’une seule forme physique qui correspondrait à un vécu type: la mère lionne ayant toujours le même visage, par exemple. Il ajoute en plus que l’art, de son temps, utilise toujours les mêmes canons, les mêmes modèles, toujours «correctement» beaux. C’est alors qu’on tombe dans la répétition mécanique: seul le décor change, et encore! Les défauts d’un visage – défauts par rapport aux canons classiques – donneraient humanité, originalité, réalisme, vie, tout cela en même temps. Et nous sentons bien là comment finalement, y compris dans le domaine de l’art, où la beauté des visages tient une si grande place, à l’époque des «pompiers» ou des peintres comme David et autres Girodet, Barbey commence à donner la primauté à la physionomie pure, même au prix d’entorses aux canons grecs…
Les certitudes du critique rejoignent là les besoins de la personne, et les «obligations» de Lavater se retrouvent aux oubliettes.
Il a parfaitement séparé l’apparence de la réalité invisible: Barbey note par exemple dans les Disjecta membra que le physique doit s’effacer devant l’intelligence… y compris pour faire la statue d’un écrivain. « Ce matérialiste si noblement inconséquent qu’est Stendhal a écrit ceci: Exprimer quelque chose de particulier à l’artiste: que, par exemple, il avait les cheveux frisés de telle ou telle manière et qu’il avait les cheveux frisés, c’est imiter les peintres du XIXe siècle, c’est faire une méprise, car est-ce pour son toupet (ciuffo) ou pour sa jolie jambe qu’on lui élève une statue? C’est aux qualités de son esprit et de son âme qu’on rend un hommage immortel!
(un spiritualiste dirait-il mieux?) « [72]
Barbey se délecte à rencontrer quelqu’un qui pense comme lui au sujet du peu de valeur du physique… et de l’impossibilité de rendre par la matière quelque chose de l’intelligence ou de l’écrit…
De la physiognomonie à la liberté d’être dans le jeu de l’âme et du corps… Ce titre résume bien le trajet parcouru…
On pourrait se demander si Barbey n’a pas suivi les chemins qui menaient du XVIII° au XIXe siècle: celui qui était catalogué laid, avec toutes les conséquences que cela avait pour la physiognomonie, devait se taire, se cacher, craindre le destin, être silencieusement poli…
Jean Héritier, dans Le martyre des affreux, la dictature de la beauté, montre bien comment les «images du corps miroir de l’âme sont bien ancrées dans la mentalité collective», parce que, en fait, nous sentons bien que nous sommes nous-mêmes un, corps et âme… mais c’est notre société qui fonde des harmoniques entre l’aspect du corps et les réalités invisible du reste… (Pour être bref, donnons un exemple: un nez busqué chez l’Indien ne signifiera pas la même chose que chez le Japonais.) Il s’agit en quelque sorte d’un démantèlement matérialiste du corps qui impose un sens ou une altération souvent d’origine génétique, et lui fait croire qu’il a déjà un destin, une essence avant même d’exister ou de les créer… «cette culture somatique est détestable car elle entérine l’idée que le corps n’est plus qu’une pièce détachée, semi-autonome et fonctionnelle, d’une machinerie collective à haute technicité. Elle pousse les vivants à devenir des signes, à trouver dans un discours le moyen de se transformer en une unité de sens, en une identité. (…)» [73]
«Cette intextuation du corps répond à l’incarnation d’une Loi élitiste, inégalitaire; elle la soutient, elle semble même la fonder, elle la sert en tout cas. (…) Ne devrait-on pas plutôt croire que si notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres, chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger aux lois et aux destinées générales des siècles?»[74]
Ces préoccupations amènent certains à essayer de ramener l’individu à des canons (esthétiques), parfois même en se servant de canons (handicapés supprimés, différences refusées, races interdites), esclaves qu’ils sont eux-mêmes des convenances: une illusion.
Barbey a supporté cette pression jusqu’à l’ex-pression de la contestation, et à sa libération de ce qu’il pensait être, de la part de ses parents ou de beaucoup d’intellectuels et d’artistes romantiques, des jugements valides et valables. L’idée que le corps est la traduction de l’âme qui lui est attachée, et même conformée, n’était qu’un «carcan» comme il le dit lui-même.
Loin de s’arrêter dans cette révolte, ou de n’en tirer ensuite aucune leçon, il a cherché la vérité dans ces relations entre le corps et l’âme, aussi difficiles que celles de l’huile et du vinaigre… et il a bâti une façon de les voir et de les sentir, façon utile aussi bien dans son vécu que dans son œuvre.
Il est arrivé à l’idée suivante: ce n’est plus «le corps et son âme», ni «l’âme et son corps», mais «le corps et l’âme»; ils sont à égalité et leurs qualités sont indépendantes. Seule la physionomie est le seul accès possible du corps à l’âme, mais peu fiable.
Parfois, les difficultés avec sa famille le conduisent à affirmer un corps indépendant de ses géniteurs, contestant bien plus qu’il ne les accepte les chromosomes et les ressemblances parents-enfants. Tous les passages où Barbey conteste la façon dont sont » faits » les enfants par des géniteurs qui ne contrôlent en fait rien dans la façon concrète dont sera bâti le corps de l’enfant, sont en opposition complémentaire avec ceux qui nous montrent des mères fantasmant leur enfant, pour le plus grand bonheur ou malheur du futur petit… et tout ceci au hasard de ce qui est congénital ou héréditaire…
Le corps peut même être modifié par l’âme qui le veut…
Toutes ces réflexions lui donnent évidemment, dans son cas, un meilleur confort de vie, et une plus grande liberté: son âme au moins n’est plus obérée par ce regrettable corps… Si au moins on pouvait le changer!
Le dandysme ne serait-il pas cette baguette magique qui le transformerait en enchanteur?
Le dandysme. V.2.
Le dandysme aurevillien à ses débuts consistait, entre autres, (mais c’est peut-être la raison la plus déterminante au début) à changer autant qu’on le peut ce corps qui embarrasse… Non pas l’échanger contre un autre, mais le modifier… ou en modifier la perception qu’en ont les autres, moyens plus subtil, mais peut-être plus réalisable que de changer son nez!
Au départ, selon Barbey, le dandysme en général est d’abord une recherche de l’approbation de la société où il vit et il absout d’avance «cette recherche inquiète de l’approbation des autres, inextinguible soif des applaudissements de la galerie, qui, dans les grandes choses s’appelle l’amour de la gloire et dans les petites, vanité» [75]. Sans doute est-ce le sien.
En effet, son dandysme voyant est une façon de se soumettre au jugement de la société, de se faire applaudir par elle: comme une revanche, un complément sur les manques affectifs narcissiques, une façon d’obliger sa mère à faire comme les autres, à l’applaudir, en passant narquoisement par ses chemins à elle. Ces applaudissements sont la preuve que, même laid, il peut séduire.
Certes tous ceux qui suivent la mode dandyque s’accordent à dire que le dandy est
» beau » – il en existe à la beauté physique sans faille, d’Orsay, par exemple. Mais la perfection physique n’est pas indispensable, ni exigée; mais la beauté dandyque peut être acquise, conquise, construite; mais elle n’est pas de l’ordre de la beauté physique du corps naturel. D’où l’espoir de Barbey: même laid, il peut séduire par le dandysme.
Par crainte de ne pas séduire, il se fait dandy…
Il en connaît beaucoup d’ailleurs qui sont beaucoup plus laids que lui: le malheureux docteur Véron par exemple a droit de sa part au gracieux surnom de » lépreux de la cité de Paris ». [76]
Stendhal connut et résolut de la même façon des difficultés un peu semblables, selon Barbey qui a justement de fort bonnes raisons de le comprendre: » Se croyant plus laid qu’il ne l’était, et la passion le rendant gauche, il savait qu’un bel habit, l’impassibilité et l’impertinence composaient une armure défensive et le mur protecteur de sa personne morale. « [77]
Lisons donc cette description étourdissante que Barbey donne alors du Parisien arrivant en province et souhaitant séduire. Et discernons-y les stratégies employées par un Barbey se sentant laid pour arriver à être enfin aimé comme il le veut! En 1836, il a 28 ans.:
» Je parle d’un Parisien arrivant en province, qui a du succès tout de suite, un peu dandy, un peu et même extrêmement singulier dans ses opinions, mais très convenable dans ses manières, (…) dur jusqu’à la férocité dans ses jugements, (…) froid jusqu’au complet dédain (…) grave et intellectuel (…) homme du monde, (…) exprimant des opinions austères en morale avec des paroles légères et railleuses, et des légèretés (…) avec un langage solennel, — de façon qu’on ne sache jamais où l’on en est quand on l’écoute, – pas gai et ne riant jamais que pour se moquer, le rire étant alors une preuve évidente de supériorité; pas mélancolique non plus: un homme mélancolique n’est aimé que d’une femme, – ne faisant jamais comme les autres, parce que les autres manquent presque toujours de distinction et qu’il faut marquer la sienne, non pour soi-même, mais contre eux, – se posant hardiment absurde parce qu’il y a très souvent du génie dans l’absurdité, – poétisant la beauté s’il est laid et l’humiliant s’il est beau, tout ce qu’on possède perdant de sa valeur immédiatement et les thèses égoïstes étant ridicules à soutenir, – bien tourné et ayant du regard (on se fait d’ailleurs du regard comme de la voix (à force de chanter) quand on n’en a pas), et, si ces deux qualités ne se rencontrent point, toutefois et dans toue hypothèse, d’une élégance irréprochable et d’une vraie lutte de recherche avec les femmes. Nullement galant (mot qui n’est pas encore démonétisé en province) et traitant les femmes avec ce beau don de familiarité que Grégoire le Grand possédait, – attaquant par la vanité habituellement ou par le mépris de l’amour avec les femmes passionnées ou tendres, – tout cela relevé d’une magnifique impudence et appuyé sur une grande bravoure personnelle, et si un pareil homme n’est pas, comme dit Bossuet, un ravageur, ou plutôt une révolution battant monnaie dans toutes les chambres à coucher, j’accepte le nom d’imbécile et me crache moi-même à la figure comme observateur. « [78]
Quel programme… et l’on y sent bien qu’il est soigneusement rédigé à l’intention d’un Parisien un peu laid, éventuellement…
Voici comment il le mettait en acte le 5 octobre 1836: «Coiffé-essayé des vêtements neufs. Allaient bien. Le culte de la forme se soutient toujours en moi, ce qui prouve que le diable, si vieux qu’il puisse être, ne devient point ermite, et que les proverbes en ont menti!
car vieux, je le suis, à croire que ce qu’ils appellent mon âme fut forgée le premier jour de la création.» [79]
Ces grandes déclarations ne sont-elle pas composées surtout de fausses notes? Ce dandysme semble joué…
En fait, le dandysme aurevillien n’est pas du dandysme en soi; il n’est qu’une réponse à la douleur
Effectivement, nous ne comptons pas Barbey parmi les dandys dont le comportement est défini par des psychanalystes ou psychiatres.
Les textes les plus remarquables que nous ayons lus sur le dandysme nous ont été obligeamment donnés par l’Association Archives et Documentation Françoise Dolto [80]: un premier texte The dandy – solitar and singular. Dandy – solitaire et singulier [81]; un second travail, portant encore des ratures, ayant sans doute servi pour la rédaction définitive du premier. Auxquels il faut ajouter un troisième texte intitulé Splendeurs et misères du dandysme[82] sous forme d’un dialogue avec Patrick Favardin.
Ces textes sont passionnants dans la mesure où Françoise Dolto cherche l’origine psychanalytique du dandy. Elle en fait une description très imagée et en même temps précise et aussi intuitive que peut l’être la pensée de quelqu’un qui les «comprend»…
Son analyse nous semble juste et tout serait à citer… mais nous ne le ferons pas… car Barbey n’était pas vraiment un dandy: il avait l’apparence d’un dandy, certes, et même il voulut en être un des modèles… mais il ne le fut pas longtemps, sans doute ne l’était-il pas. Comme ceci est plutôt notre conclusion, reprenons.
Françoise Dolto montre bien comment le dandysme naît très tôt, (presque congénital, et en tout cas inhérent, adhérent, inextirpable, chez l’enfant privé de père réel par exemple) Mais chez Barbey au contraire, le dandysme est un choix de surface, spéculatif, réfléchi, libre, (et réversible). Tout son dandysme est le fruit d’un travail calculé: il est une réplique au cri cruel des parents, une parade à la douleur, une vengeance contre l’esthétique erronée d’une société.
Le dandysme aurevillien est en effet comme une imitation perverse de la société des parents: une société qui ment, et où l’on n’aime pas; c’est pour lui une façon d’utiliser, au sens le plus prosaïque et le plus ironique, (par un renversement de situation), les façons et les points faibles d’une société qui l’a choqué.
Socialement, il déteste en fait bien des valeurs de cette société, comme l’ont fait remarquer Antonia Fonyi[83]et R. Bessède[84]: mais au lieu de faire des homélies, ce jugeur de société va d’abord essayer d’un autre moyen, plus original et qui convient mieux à son besoin profond de se venger de ses souffrances
On a une religion qui est en fait un égoïsme mal tempéré? Cela le conduit à l’anti-passion, et à un narcissisme aigu; peu lui importeront en fait les valeurs de l’Evangile: «ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du Beau dans leur personne». [85]
Politiquement, les parents sont ultra-royalistes? Il va donc d’abord professer des idées libérales, ce qui est quasiment contradictoire avec l’idéologie classique du dandysme qui dédaigne la foule. Barbey dandy, croit-on, devrait être un conservateur.
Antonia Fonyi [86]arrive à la conclusion qu’il ne l’est pas du tout. Elle démontre par différentes analyses qu’en fait Barbey ne se prend pas pour un bourreau divin qui va œuvrer à la restauration de sa classe (à la Restauration tout court pourrait-on dire). L’analyse du mode du meurtre dans ses romans révèle son appartenance – inconsciente – à l’ennemi (révolutionnaire et libéral). «Qu’il suffise ici d’insister sur le caractère pervers du dandy aurevillien: s’il se range du côté des idéaux de ses pères, c’est pour mieux les bafouer; s’il veut s’imposer par son originalité, comme fils de personne, c’est pour nier l’Œdipe; s’il transgresse la loi, pour en prouver l’impuissance de punir, c’est pour nier la castration; s’il s’en prend à la veuve et à l’orphelin, c’est pour détruire le sexe féminin, preuve capitale de la castration selon les théories infantiles de la sexualité.»
Sans pouvoir nous y attarder, nous renvoyons le lecteur à l’article de R. Bessède sur Le dandysme de Barbey d’Aurevilly [87]. Sa conclusion peut être résumée à peu près ainsi: à la fois, réponse originale au problème social de l’écrivain, éthique faussement transgressive et solution d’un désordre intérieur, le dandysme aurevillien est donc une manière d’être présent à soi, et d’avoir barre sur une société hostile. C’est une contestation voyante de l’ordre bourgeois, plus une affirmation outrancière d’une distinction tout intérieure, plus une recherche personnelle pour surmonter ses propres contradictions, plus une façon de résoudre un problème d’identité, plus un recours contre la difficulté d’être, plus une défense contre l’ennui métaphysique, plus un rempart contre les déceptions du réel. Finalement, on peut dire que le dandysme aurevillien est la substitution à une attitude moralisante et contestataire du milieu global où il vit, d’une attitude esthétique, qui refoule et peut-être résout l’anarchie d’un instinct révolutionnaire plus profond. [88].
On idolâtre de façon perverse la beauté? Ce mysticisme de la beauté, dont il souffre, le conduit alors à pousser à l’extrême, jusqu’à l’incohérence ce désir de la beauté, désir tronqué qui ne va pas jusqu’au bout du désir. Comme le disait Baudelaire: «C’est la haine de tous et de nous-mêmes qui nous a conduits vers ces mensonges. C’est par désespoir de ne pouvoir être nobles et beaux suivant les moyens naturels que nous nous sommes si bizarrement fardé le visage.»[89]
Excentricité, originalité, masque et mensonge. Cette culture du beau dans son corps a pu le conduire jusqu’à nier et annuler son corps et la vie de son corps: le corps lui a été imposé, ce corps avec sa vie interne bouillonnante, involontaire et évolutive, ce corps dont l’homme n’a pas la maîtrise… Mais ce qui compte, veut-il manifester, c’est ce que je peux maîtriser: l’enveloppe, peau ou habits, de ce corps… Son narcissisme pourrait ne se porter que sur la coquille de son corps, avec toutes les conséquences psychologiques que cela entraînerait. La société, où domine en réalité la loi du plus fort (aîné ou supérieur) demande-t-elle de réguler les relations, de se maîtriser poliment, sous couvert de la politesse, ou de l’humilité?… Derrière ces prétendues valeurs, on peut percevoir en réalité la crainte de rapports plus vrais, parfois plus douloureux, et où chacun doit se remettre en cause. En caricaturant cette retenue, on arrive à la froideur totale, à l’inexpressivité, à l’hypocrisie: et s’il le veut, pour une raison ou pour une autre, le dandy aurevillien, comme d’autres, pourrait aller jusqu’à nier et annuler son corps et toute relation vraie.
Refusant la vie spontanée, et les douleurs, il se sentirait obligé de refuser la passion[90]; acceptant certes de susciter l’amour, l’engouement même, il ne voudrait rien sentir d’autre que l’égoïsme, l’égotisme, etc.
Rendant compte de la publication de la Correspondance inédite de la comtesse de Sabran et du Chevalier de Boufflers, Barbey fait, en s’amusant, le portrait d’un dandy égoïste du XVIII°: » Elle l’aima comme une femme aime un homme aimé des autres femmes, car pour être aimé d’une, il faut être aimé de plusieurs! Et il ne se contenta pas de lui être infidèle, même pour des laiderons, comme elle le lui reproche dans des vers sans orthographe, mais non sans hiatus:
Car la beauté et la laideur
Ont les mêmes droits sur ton cœur,
Et tu prises aussi bien le chardon que la rose!
Et ce ne fut pas tout! Il lui fut aussi infidèle pour la plus laide de toutes les diablesses qu’il a aimées, pour cette grande et maigre coquine d’ambition! «
Un vrai dandy ne doit plus avoir de cœur. Il n’a plus de sexe: c’est un ange… de l’élégance, et qui veut faire l’ange…
Patrick Favardin et Laurent Boüexière[91] citent Françoise Dolto[92]: elle remarque que le dandy n’est d’aucun sexe ou qu’il est des deux. [93] Le pur dandy n’a pas toujours de sexe: il s’aime lui-même d’abord et n’est pas un être de relation à l’autre. Barbe de Percy dit que sa «laideur n’avait pas plus de sexe que la beauté du chevalier Des Touches n’en avait!» [94] Nous reviendrons sur cet aspect spécifique.
Il est également évident que le dandy 100% ne peut pas désirer des enfants, lui qui ne cherche qu’à se renouveler, il ne peut chercher à se reproduire.
Le dandy type devient un être inclassable, alors qu’il est applaudi par la société: » Il est une institution aussi vague, aussi bizarre que le duel. Il rassemble des hommes qui possèdent l’argent et le temps et n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. « [95] La nouvelle esthétique ainsi définie signe la fin du partage entre la beauté et la laideur, entre le représentable et l’irreprésentable, entre le masculin et le féminin. Les frontières et les hiérarchies ne sont plus stables. Il est sa liberté. Certains philosophes affirment, presque prosaïquement, que le nécessaire peut se passer du beau; et que le beau pour être beau doit être naturel, équilibré et utile. Non, proclame le dandy, non, le beau peut se passer du nécessaire. Et le dandy extrémiste glisse jusqu’à la conception d’un beau qui doit n’avoir aucun lien avec le nécessaire. Conception perverse? en tout cas, conception anti-sociale et anti-bon sens.
Ces fausses notes dont nous avons parlé plus haut, ces contradictions vont devenir de plus en plus fréquentes, de plus en plus perceptibles, jusqu’à être criantes: en effet, Barbey d’Aurevilly n’a fait qu’endosser l’habit du dandy pour essayer une réponse à ses parents. C’est essentiellement une réaction au complexe de laideur suscité par leur comportement, une réaction contre la dépréciation que lui imposent ses parents (tu es laid). Elle consiste en un retrait narcissique à l’écart du groupe social et de l’indifférence, voire de l’hostilité à l’idéologie dominante.
Cette réaction est gestuelle, comportementale, et se passe de la parole – puisqu’est inutile la parole, ses parents étant décidément «sourds».
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On comprend que Barbey, qui se croyait laid, ait accepté ou choisi, pour séduire ou régner, de se condamner aux travaux forcés de la frivolité, selon l’expression de Maurice Sachs. On comprend aussi que Barbey ait d’abord vécu le dandysme comme une révolte nécessaire, puis comme une gageure courageuse… puis comme un jeu inutile, et même nuisible s’il atteint l’intérieur de l’âme. Mais il a ensuite considérablement évolué, aussi bien dans ses paroles que dans ses actes.
Nous allons d’abord observer cette évolution pour nous en assurer, puis nous en chercherons ensuite rapidement les causes.
En 1843-1844, il est encore plein d’admiration pour Brummell.
Mais les fausses notes continuent:
C’est dès 1844 qu’il fait à Trebutien un bilan de sa vie où il lie, très lucidement, le dandysme avec l’éducation qu’il a reçue: » Attendre me tue à présent. J’ai 30 ans passés. J’ai perdu un temps infini avec les femmes, j’ai été aussi dandy qu’on peut l’être en France (je prétends, dans Brummell, que le dandysme ne s’acclimatera jamais parfaitement dans ce pays.); comprimé par une éducation absurde, je me suis grisé d’indépendance pendant des années; vivre me suffisait, j’ai donc à présent l’impatience cruelle qu’engendrent les retards et les fautes (…) colère silencieuse, inexprimable angoisse. « (Correspondance, 29 mars 1844, Tome I, page 160.)
Progressivement, de grands changements vont avoir lieu: d’abord une sorte de retour aux racines lors de l’écriture de Une vieille maîtresse, puis un retour à la politique et à la religion d’abord sous l’angle social, puis enfin une conversion sincère, mais non dénuée de contradictions…
D’où des aveux: « J’ai aimé aussi des mauvaises femmes et elles n’ont fait monter dans mon cœur que d’affreuses et ordes choses: la colère, la rage physique, le remords et le désespoir! « [96], des reniements: «La vie des relations domine la vie de l’étude. (ce n’est pas mon goût, c’est nécessité.) Autrefois, c’était mon goût, mais baste! le monde n’est plus pour moi qu’un vieux masque, démasqué, remasqué et démasqué cent fois.»[97]
Barbey commence à ne plus vraiment avoir besoin de séduire par un masque le vis-à-vis qui n’est lui aussi qu’un masque, et va se chercher en vérité. Il a 36 ans. Un mois après, il commande sa limousine.
Le dandy baisse la garde avec ses amis: «Priez pour moi que le courage ne cesse pas dans la lutte, et que la douleur ne fausse pas mon masque d’acier.»[98]«Le monde, ce bal masqué qui ne croit qu’au Masque, ne voit rien de ces choses et je ne les dis guères qu’à vous. Est-ce faiblesse? Non, c’est amitié.» écrit-il la veille de l’anniversaire de ses 42 ans[99]. C’est qu’en effet, le dandy n’a pas le droit de se plaindre si l’on se trompe sur son compte, comme le fait remarquer Bollon. Cocteau, comme Barbey, s’est beaucoup plaint des erreurs à son propos, mais ils n’ont pu les rectifier puisqu’ils ont « offert » leur apparence à la vue et aux coups d’autrui, en faisant croire qu’ils étaient des surhommes, insensibles à tout, quasiment inhumains. « Le dandy peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant; mais dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard. « [100]Montrer une faille serait démolir cette image, comme dans le roman de Wilde où Dorian Gray meurt en même temps que son secret est levé.
Le dandysme est une conséquence parmi d’autres du complexe de laideur, et le dandy peut cesser de l’être quand il essaie d’accepter ce physique qui lui déplaît toujours parce qu’il n’est pas parfait, toujours parce que le corps est libre et difficilement se plie à la volonté de beauté, et parfois, en plus, parce qu’on lui a appris à ne pas se plaire…
Lorsqu’il écrit en 1859 une préface à la réédition de L’Amour impossible, composé 20 ans plus tôt, il mesure le chemin parcouru, et il le mesure en utilisant les adjectifs «beaux» et «laids» qui trouvent ici leur signification, dandysme et morale conjoints…: » Voilà, nous! comme nous étions… dimanche dernier, et vraiment nous n’étions pas beaux! (…) l’auteur
n’avait pas assez vécu pour se détacher d’eux par l’ironie. Toute duperie est sérieuse, et voilà pourquoi les jeunes gens sont graves. L’auteur prenait réellement ses personnages au sérieux. Au fond, ils n’étaient que deux monstres moraux, et deux monstres par impuissance – les plus laids de tous, car qui est puissant n’est monstre qu’à moitié. « [101]
La puissance et/ou la passion sont en effet absentes du dandysme qui doit être avant tout indifférence, insensibilité apparentes… même quand elles ne recouvrent rien!: comme le décrit P. Favardin, le dandy est une illusion parfaite, mais follement fabriquée, de grandeur, sur un terrain instable, miné de l’intérieur, qui réalise la même œuvre que Baudelaire s’enorgueillissant d’avoir pétri de la boue et d’en avoir fait de l’or. C’est un rêve assis sur du rêve, double illusion donc, simulacre vertigineux, mais en même temps réalité forte, prégnante, puissante: palais, – grâce, élégance, dépense, raffinement – comme il y en a peu, et inextricable labyrinthe, – aux dimensions inconnues et, à des yeux étrangers, totalement inutile.
Même type de retour en arrière sur le passé lorsqu’en 1861, il écrit une préface à la nouvelle édition du Dandysme, 17 ans après… et remarquons encore une fois le choix des métaphores esthétiques: » L’auteur n’avait pas tant de profondeur quand il publiait cette babiole. Alors il se préoccupait assez peu de choses et de bruit littéraires. Ah! bien oui! il avait d’autres toilettes à faire que celle de sa pensée, et d’autres soucis que d’être lu! Les soucis de ce temps-là, du reste, il s’en moque bien aujourd’hui, car voilà la vie. N’est-elle pas dans cet échange, qui recommence toujours, d’un souci pour une moquerie?… L’auteur du Dandysme et de George Brummell n’était pas un Dandy (et la lecture de ce livre montrera suffisamment pourquoi) mais il était à cette époque de la jeunesse qui faisait dire à Lord Byron, avec sa mélancolique ironie: » Quand j’étais un beau aux cheveux bouclés… » et, à ce moment-là, la gloire ne pèserait pas une de ces boucles! « [102]
Fait-on un portrait de lui: « on a un peu trop fait le Dandy de l’ancien temps, qui est bien une des facettes de mon bouchon de cristal, mais qui n’est plus la plus grande face de mon habituelle physionomie. Je ne suis plus un Dandy, mais je l’ai été, j’ai vécu comme eux, et je me ressens de cela, comme un flacon où il y eut de l’eau de Luce s’en ressent toujours. » [103]
Quand il remanie encore une fois Du Dandysme, en 1873, son modèle c’est Lauzun, plus passionné. Il s’admire encore parfois d’avoir un comportement dandyque, mais il sait parfaitement que ce n’est plus le but de sa vie. [104]
Ayant laissé tomber ce qui ne lui était pas naturel dans le dandysme, l’habit, au sens propre, qu’il en a gardé n’est d’ailleurs pas l’habit d’un dandy qui doit être irrémarquable, mais celui d’un homme qui a gardé les habitudes des souvenirs d’une époque où il a été jeune, sinon heureux; et aussi les habits symboles de sa vie intérieure: normandisme, pirate, taille fine, renaissance, Mérovingien et Normand de Norvège, Normand de Normandie, Homme de la Renaissance, Pirate et homme de la mer, aristocrate aux dentelles et aux cannes précieuses, fort et gracieux en même temps, (son idéal de beauté), essayant de cacher l’emprise de toutes les faiblesses, (ce qui l’a conduit à une coquetterie inhabituelle). Ceci composait l’habit original d’un insoumis, de quelqu’un qui, finalement, osait montrer une bonne partie de lui-même. Mais la partie qu’il considère comme la moins signifiante, significative, pour juger son œuvre. Peut-être celle aussi qui conduirait au contresens.
Il ne se crée plus d’obligations. Lui dont les billets les plus simples étaient des tours de force d’esprit et de provocation ne répond pas au jeune dandy qu’est Paul Bourget:
«Mon cher Poète Dandy,
Vous m’avez écrit un chef-d’œuvre de lettre, – à mettre dans un écrin, – et j’y ai répondu par un chef-d’œuvre de silence que vous avez pu croire un chef-d’œuvre d’indifférence. Non, pourtant ce n’était pas cela! Je vous aime beaucoup; je pense à vous beaucoup, – mais je hais d’écrire à présent… La faute en est à cette Diablesse noire qu’on appelle la vie… Les lettres sont comme les glaces plus ou moins de Venise (selon la plume qui écrit) et dans lesquelles on se mire toujours un peu. Moi, je ne me mire plus, quoique j’aie toujours une petite glace à la main, comme Sardanapale, qui ne me sert qu’à regarder, par-dessus mon épaule, les femmes placées derrière moi, pour les surprendre (puisque je n’ai pas l’air de les regarder) dans leur vérité.
Tel est mon triste cas épistolaire, qui sera le vôtre un jour, allez! maître Paul Bourget! Votre fatuité ne sera pas éternelle. Tout grand Dandy finit par un grand dégoûté.» [105]
A la fin de sa vie[106], il récuse plus nettement d’être encore un dandy, et même le nie violemment: bien des dandys confient n’avoir pas effectivement trouvé un bonheur et un plaisir réels dans ce rôle qui est toujours de composition. [107] On pourrait dire en quelque sorte que Barbey est heureux d’être sorti de ce qu’il considère comme une prison.
Cette évolution est en même temps le signe et la conséquence de l’évolution qui modifie Barbey: il n’a plus – pour différentes raisons que nous verrons – pour but essentiel de répliquer à ses parents, et réussit à passer par dessus les freins, les épouvantails ou les illusions dangereuses du passé… Au fil des années, au fur et à mesure que le complexe de laideur, ce remords esthétique, s’atténue en lui, il peut cesser de se montrer un dandy.
Il n’est donc pas étonnant que Barbey ait quitté cet habit – qui n’était pas son être profond – au moment précis où il n’en a plus besoin.
Pourquoi toute cette évolution brièvement résumée?
Petit à petit, il s’est aperçu des insuffisances et des dangers du dandysme pour l’épanouissement de sa personnalité: de l’inadéquation de ce rôle avec ses désirs profonds.
Barbey est certes d’avis que l’élégance doit peut-être être irrémarquable et devrait être invisible, mais découvre que… l’argent est fort matériel et plaie d’argent très sensible en ce cas…, ce qui rend beaucoup moins extraordinaire le tour de force de fasciner par son élégance: il finit par discerner dans le dandysme beaucoup de matérialisme et de légèreté superficielle.
Ainsi, lorsque Brummell a tout perdu ou presque, Barbey nous le présente en exil, avec assez d’ironie: « Brummell vint à Paris, mais il n’y resta pas. Qu’y eût-il fait? Il n’avait plus le luxe qui l’aurait rendu charmant, eût-il été bête et laid autant que le prince T… « Barbey, même à l’époque, n’est pas dupe du manque apparent d’efforts qui devrait donner au dandy un côté surnaturel qui n’est que trompe-l’œil.
Il est également dégoûté par l’arrivisme et l’égalitarisme:: il a pris conscience de l’ambition des dandys. S’ils ne sont capables de rien, inhabiles, désœuvrés, inaptes à la véritable production artistique, c’est dans le dandysme qu’ils cherchent un point d’appui pour monter dans la société, par un insatiable appétit de supériorité…, cependant qu’ils dominent en persuadant les moutons de Panurge qu’ils sont des êtres supérieurs, – et ils les méprisent aussitôt qu’ils les ont vaincus et convaincus ainsi… Sans devenir libéral (!) Barbey sortira un peu de ces milieux, même dans ses romans.
Jules Lemaître, que nous citons ci-dessous pour son analyse pertinente du dandy, s’est, à notre avis, laissé prendre par l’aspect extérieur- presque immuable il est vrai – de Barbey, qui n’est, comme nous cherchons à le montrer, qu’une habitude de masque. Le dandy vit pour le regard d’autrui – et même il se dédouble pour se voir… Il n’en fut rien pour Barbey, une fois qu’il osa vivre au lieu de se regarder.
L’erreur du dandy Barbey, selon Lemaître donc, «consiste dans une foi absolue, imperturbable, à la suprématie physique et intellectuelle, à l’esprit, à la beauté, à l’élégance, au «je ne sais quoi» des hommes et des femmes du Faubourg Saint-Germain. Le Faubourg! Monsieur d’Aurevilly y croit encore plus que Balzac! (…) créatures quasi surhumaines.»
Jules Lemaître continue ainsi: «Mais cette illusion se rattache à une autre plus générale qui a été celle de tous les romantiques. M. d’Aurevilly croit qu’il n’y a d’intéressant que l’extraordinaire.»[108]
Le dandysme n’est «pratiquable» que dans un certain milieu dont il exalte certains défauts, au lieu de les corriger, moralise non sans raison Jules Lemaître. «La dernière illusion de M. d’Aurevilly consiste à croire que le dandysme est quelque chose de considérable et qui fait honneur à l’esprit humain. Il a toujours été très préoccupé du dandysme et a consacré un volume à Georges Brummell. Voici, je pense, les raisons de ce goût singulier.
L’œuvre que se propose le dandysme est très paradoxale et très difficile. Généralement, on ne domine les hommes que par la puissance matérielle, par le génie des arts, ou des sciences, quelque fois par l’ascendant de la vertu. Les agréments extérieurs, l’élégance des habits, la politesse des manières, tout cela passe, non seulement aux yeux des sages, mais même aux yeux des gens du monde, quand ils s’avisent d’être sérieux, pour des avantages très inférieurs à l’esprit, aux talents, et à la valeur morale.
Or le dandy entreprend de modifier du tout au tout cette opinion si profondément enfoncée chez les hommes par une philosophie traditionnelle et banale, et de bouleverser la hiérarchie des mérites. Délibérément, il fait son tout de ces avantages prétendus futiles. C’est aux choses qui ont le moins d’importance qu’il se pique d’en attacher le plus. Et cette vue volontairement absurde du monde, il arrive à l’imposer aux autres. Il réussit à faire croire à la partie oisive et riche de la société que d’innover en fait d’usages mondains, de conventions élégantes, d’habits, de manières et d’amusements, c’est aussi rare, aussi méritoire, aussi digne de considération que d’inventer et de créer en politique, en art, en littérature. Il spiritualise la mode. D’un ensemble de pratiques insignifiantes et inutiles, il fait un art qui porte sa marque personnelle, qui plaît et qui séduit à la façon d’un ouvrage de l’esprit. Il communique à de menus signes de costume, de tenue et de langage, un sens et une puissance qu’ils n’ont point naturellement. Bref, il fait croire à ce qui n’existe pas. Il «règne par les airs» comme d’autres par les talents, par la force, par la richesse. (…) le dandy est un révolutionnaire et un illusionniste. (…)»[109]
Cette prétendue admiration pour le dandysme snob dont parle Jules Lemaître ne tint pas 60 ans en réalité et ne fut ni entière, ni inconditionnelle: mais il ne tourna pas complètement le dos à ce milieu dandy dans lequel il avait vécu en surface, et qui lui était utile, indispensable pour son œuvre.
De plus, Barbey critiqua ouvertement la position du dandy devant la passion et l’amour: «L’amitié n’existe pas entre les femmes, et un Dandy est femme par certains côtés. Quand il ne l’est plus, il est pire qu’une femme pour les femmes; c’est un de ces monstres chez qui la tête est au-dessus du cœur. Même en amitié, c’est détestable.» [110]Cette note date non pas de la composition, autour de 1844, mais a été ajoutée en 1861… moment où Barbey avait considérablement modifié son opinion. [111]
«Si on était trop passionné, ce serait trop vrai pour être dandy.» (IX)
Celui qui ose aimer réellement un autre – et non lui-même – n’est plus vraiment libre. Mais c’est un plaisir mortel qu’il abandonne en fait, c’est une perversion dont il se délivre. [112]
» Dès qu’un dandy est passionné, il n’est plus un dandy. Le dandysme finit à l’amour. « [113] Après mûre réflexion, il reconnaîtra que c’est son cas, qu’il n’est pas un vrai dandy car il est passionné et veut se laisser aller à ses sentiments. Il ne veut pas faire l’ange… ni le démon, de l’égoïsme. Il se sentirait plutôt des deux sexes que d’aucun, mais nous reviendrons sur ce thème.
Enfin, Barbey remarque qu’il est implicitement inclus dans son statut que le dandy refuse la candeur de la foi et le profond d’une vraie réflexion philosophique, débouchant toutes deux sur la vie et l’action, même s’il en sent le besoin. Or Barbey acceptera progressivement son besoin de foi et de philosophie, se sentira le devoir de ne pas le cacher et osera en parler. Nous reviendrons plus loin sur le contenu de sa foi, et sur sa philosophie, mais nous voulons nous contenter ici de dire que les besoins de croire en Dieu et de penser la vie furent vitaux pour lui, étouffés peut-être par l’option du dandysme, mais finalement irrépressibles. Le dandy, qui avait eu son mot à dire à ce sujet, et un mot motivé justement par ce problème de la laideur, s’est petit à petit effacé complètement.
Barbey, nous l’avons vu, a baigné dans les idées du kalos kagathos superficiel et frivole, matérialiste pourrait-on dire, et dans la Foi en un Dieu créateur et dispensateur de la beauté et de la laideur. S’il a souffert de ces idées, de cette Foi, c’est intérieurement, mais la révolte, pour être dissimulée derrière l’habit de lumière du dandy n’en existait pas moins.
Même si elle est un peu «spéciale» (pour ne pas nous étendre!), Barbey reviendra à une foi personnelle et profonde, et, après ce que certains ont pu appeler sa «conversion», il est allé très loin dans la pratique quotidienne, et dans la réflexion intellectuelle.
Voici un exemple de la première: c’est une humilité qui ne cadre plus avec l’orgueil fermé du dandy révolté: Barbey, poussé par son entourage, veut renouer avec ses parents; Léon, son puîné, eudiste, lui a envoyé un modèle de lettre modèle, sans doute de résipiscence. Deux jours entiers, il s’est rebiffé, ne voulant pas «copier ces humilités», puis finalement l’a reproduite entièrement, sans en changer un mot, si bien que Léon, paraît-il, «confondu par cette obéissance d’enfant, ne pourra s’empêcher de dire: «Pour le coup, il est chrétien.»«[114]
Intellectuellement, dans ses «domaines de compétence», on le verra aussi, souvent, baisser la tête devant les exigences «divines», jusqu’à accepter, en particulier, que la Beauté soit une valeur inférieure au Bien défini par Dieu. [115]. Cette humilité ne va pas sans ruades, ni désobéissances… mais, sur la théorie, en tout cas, Barbey est d’une grande force! En effet, disciple de Joseph de Maistre, il est presque devenu un extrémiste dans la foi. Le Barbey dandy était provocant aussi sur le plan religieux (religion de pure surface, blasphèmes pour rire, mais aussi réelle contestation). Nouveau converti, il sera, et plus royaliste que le roi, et plus catholique que le Pape. Tout ceci s’explique par les tensions qu’impose une nouvelle Loi que le catéchumène prosélyte accepte et veut justifier.
Il conserve toutefois sa personnalité: Baudelaire raconte Barbey cherchant à le convertir: «D’Aurevilly nous invite à communier avec lui comme un autre à dîner: «Nous communierons ensemble, et ensemble nous nous agenouillerons, humblement, le poing sur la hanche.» Joli missionnaire!
Il se permet de petites originalités significatives: c’est en anglais qu’il lit les textes saints… Pourquoi en anglais? parce que, disait-il, «c’est beau de dire à Dieu Lord!» Toujours dandy, toujours esthète.
Et, peu avant de mourir, Barbey, nous le verrons, s’est simplifié encore.
Le dandysme subsistera comme un masque pour créer plus de beauté, et pour lutter contre les douleurs.
Barbey ne conservera du dandysme que ce qui est nécessaire pour créer de la beauté, sinon naturelle en lui, au moins disposée sur lui… et ce qu’il faut pour se protéger: simulacre dont sont dupes tous ceux qui pourraient lui faire du mal, et malheureusement aussi tous ceux qui ne le connaissent pas. De plus en plus à la fin de sa vie, Barbey est gêné que des gens dont il n’a rien à craindre puissent, à cause de cet aspect, se tromper sur lui: nous y reviendrons en étudiant le masque.
Nous pensons que c’est l’aspect superficiel, froid, et le manque de sincérité obligatoires qui ont le plus éloigné Barbey de la vie dandyque. Il exige de lui-même profondeur, passion, et vérité. Il retrouve ainsi Jules Lemaître: «Au reste, le dandy est très réellement un artiste à sa manière. C’est toute sa vie qui est son œuvre d’art à lui. Il plaît et règne par les apparences qu’il donne à sa personne physique, comme l’écrivain par ses livres. Et il plaît seul, sans le secours d’autrui. Ce n’est pas comme le comédien, la pensée d’un autre qu’il interprète avec sa personne et son corps. Aussi le vrai dandy me paraît-il venir, dans l’échelle des mérites, au-dessus du grand comédien.
Enfin le dandy (…) nous apprend que les choses n’ont de prix que celui que nous leur attachons, et que «l’idéalisme est le vrai» (…) et par là que tout est vain.
Seulement pour que le dandy soit tout ce que j’ai dit, une condition est nécessaire: il ne faut pas qu’il soit dupe de lui-même. Il faut qu’il ait conscience de la profonde ironie et du paradoxe effrayant de son œuvre. M d’Aurevilly en a-t-il conscience?
(…) qui distinguera son masque de son visage?» [116]
Lemaître reconnaît qu’il est contraint d’admirer la persévérance de Barbey dans cette attitude:
«Je me le tiens pour dit, et je tâche de transformer mon étonnement en admiration. Après tout l’outrance et l’artifice portés à ce point deviennent des choses rares et qu’il faut ne considérer qu’avec respect. Mettons, pour sortir de peine, que le chef-d’œuvre de M. d’Aurevilly, c’est M. d’Aurevilly lui-même. Quelle que soit, dans son personnage, la part de la nature et de la volonté, la constance, la sûreté, la maîtrise infaillible avec lesquelles il a soutenu son rôle ne sont pas d’un médiocre génie. S’est-il contenté d’achever, de pousser à leur maximum d’expression les traits naturels de sa personne physique et morale? Ou bien est-ce un masque qu’il s’est composé de toutes pièces et qu’il s’est appliqué? On ne sait; et sans doute lui-même ne saurait plus le dire. Si c’est un masque, quel prodige de l’art! Ah! comme il le tient! et depuis combien d’années! secrètement réparé peut-être, mais toujours intact aux yeux, sans un trou, sans une fêlure. Soyez tranquille, la mort le prendra debout, niant le temps, la tête haute, superbe et redressé, et s’épandant en propos fastueux. Quelle force d’âme, quand on y songe, dans cet acharnement à garder jusqu’au bout, en présence des autres hommes, l’apparence et la forme extérieure du personnage spécial qu’on a rêvé d’être et qu’on a été! C’est de l’héroïsme tout simplement, et je vous prie de donner au mot tout son sens. Et si c’est de l’héroïsme inutile et incompris, c’est d’autant plus beau.» [117]
En réalité, Barbey n’était pas dupe de son personnage, mais il en était quelque peu prisonnier, comme un combattant se sent parfois prisonnier d’une armure qui le protège pourtant. C’est pour son aspect protecteur et élégant qu’il garde son côté dandy, qui n’est que la partie la moins importante de sa personnalité, à partir des années charnières 1850-60.
En fait, le dandysme va se réduire à n’être plus qu’un masque peu adhérent, posé parfois de travers, sur le visage de quelqu’un qui a de moins en moins envie de séduire, de se révolter, de paraître ce qu’il n’est pas, – parce qu’il est plus sûr de lui.
Mais ce qu’il en reste – après toutes ces purges – va quand même être utile à Barbey.
D’abord dans sa relation aux autres. D’une part, jusqu’au bout, grâce à ce mannequin, il va séduire, tester son personnage, ses discours.
D’autre part, paradoxalement, ce dandysme qu’il récuse, il va devoir et pouvoir s’en servir comme d’un outil pour tailler sa place dans la société: » La vie des relations domine la vie de l’étude (ce n’est pas mon goût, c’est nécessité). Autrefois, c’était mon goût, mais baste, le monde n’est plus pour moi qu’un vieux masque, démasqué, remasqué et démasqué cent fois. » [118] Barbey va donc ainsi réussir à gagner sa vie en partie grâce à ces moyens, en quelque sorte publicitaires, qu’il récuse: sa silhouette excentrique, son style en rapport, lui créent un succès de curiosité – même s’il aimerait mieux que ce soit autrement – mais cela lui permet ainsi d’accomplir sa seconde vocation [119]: parler, s’exprimer à travers l’écriture, exprimer ses sentiments, ou ses désirs, initialement surtout contre ses parents et leur milieu, ensuite plus pour lui-même.
Ensuite, dans la construction de sa personnalité, et jusqu’à la fin de sa vie, si Barbey conserve quelque chose du dandysme, c’est l’aspect si lumineusement expliqué par Patrice Bollon, dans Morale du masque: Merveilleux, Zazous, Dandys, Punks etc. « . [120] Résumons brièvement sa thèse: des Grecs à Nietzsche, il voit dans les tentatives des dandys la volonté, parce qu’ils étaient profonds, de « rester bravement à la surface des choses »; leur superficialité s’exerçait non par défaut, mais par excès. Un certain sens de la pudeur, du respect de l’inexpliqué et de l’inexplicable. « Vivre quand même dans cet univers que la raison ne saurait entièrement comprendre, héroïsme et hédonisme. (…) l’innocence qui en résulte n’est plus naïveté, ne se confond pas avec la naïveté originelle (…): « De ces abîmes, écrit Nietzsche, de la profondeur, de sa propre expérience de la profondeur, (…) on revient régénéré, avec une nouvelle peau, plus chatouilleux, plus méchant que jamais, avec un goût subtil pour la joie, avec une langue sensible aux bonnes choses, l’esprit plus gai, doté d’une seconde innocence, plus dangereuse – dans la joie, on revient plus enfantin qu’on ne le fut jamais, et en même temps cent fois plus raffiné. « [121] La tonalité du Gai Savoir, de Nieztsche, qui contient tout cela, n’est pas sans nous rappeler les côtés « joyeux » de Barbey, qu’il gardera tout sa vie, même aux moments où il est au fond le plus triste.
C’est pourquoi, concrètement, il conservera quelques facettes du dandysme: un certain sens de l’élégance, (vestimentaire et morale aussi). Le sens de l’honneur. Le panache. Le goût de la beauté partout. Ce que nous étudierons plus loin sous le titre » coquetterie « . Ces composants du dandysme sont ceux qui habillent et donc « contrent », une partie de la laideur, ou permettent de cacher une souffrance.
Barbey dandy est donc très différent de l’essence du dandy si magistralement décrite par Dolto. C’est tout simplement parce que Barbey n’a fait que se servir de cette apparence. Ce n’est pas tellement la lutte dans le vide avec un père inexistant. On dirait que l’image sociale a été assez forte, (familiale au sens éloigné, généalogique, raciale, sociale ou même divine) pour qu’il ait comme de la chair à combattre. Mais là n’est pas notre sujet. Disons simplement que, comme nous avons essayé de le montrer, le dandysme est chez lui une réaction à la douleur due aux railleries des parents.
Le dandysme chez Barbey est d’abord une réaction instinctive, presque muette, et gestuelle, à l’accusation de ses parents, ensuite c’est une stratégie destinée à répliquer à cette accusation de laideur, et enfin, ce n’est plus qu’un masque utilitaire, Barbey demandant bien qu’on le distingue de sa personnalité profonde.
Le masque et la laideur. V.3.
Le dandysme n’est en réalité, nous l’avons vu, qu’un masque parmi la panoplie de Barbey.
Si l’enfant Jules a appris qu’il peut séduire quand même par d’autres moyens que la beauté physique, il va essayer d’»arranger» sa figure, et essaiera de cacher sa laideur…
S’il a appris qu’il peut blesser qui le blesse, il a appris à se cacher derrière l’ironie.
Si l’enfant Jules a appris qu’un enfant laid n’a pas le droit de s’enlaidir plus en pleurant, il a appris qu’il doit se cacher pour souffrir.
Il existe bien des variétés de masques et il y a tant de raisons pour en porter… Barbey en a donc porté un certain nombre.
Le dandysme avec toutes ses déclinaisons dont la froideur pour cacher une sensibilité trop définitivement fragile et décourager tous les adversaires réels et potentiels; l’ironie avec toutes ses variations du vitriol à la critique qui n’est que l’arme avec laquelle on se défend par avance si on a déjà été attaqué; l’originalité jusqu’au-boutiste qui exprime la révolte et n’a pu s’arrêter en exprimant le goût si naturel pour sa liberté; le donjuanisme ou le libertinage affichés pour cacher l’amour le plus exigeant et le plus complet; la gauloiserie qui exagère et déforme le désir, le plaisir, – et parfois par pudeur; les défis, vengeances et provocations pour donner le change sur la peur de ne pas séduire; la révolte contre la religion pour dissimuler un amour exigeant pour une religion personnelle; la révolte contre la famille couvrant un désir désespéré d’amour etc. Autant de moyens qui servent à tenir debout le blessé, comme des corsets invisibles et discrets. Ils ont même structuré en quelque sorte une bonne partie de son œuvre [122].
Un blessé qui a été traumatisé dès son enfance par des railleries sur son apparence, et par ceux-là même dont l’amour est indispensable pour que se libère et se crée dans le bonheur une personnalité.
Plus Barbey s’est senti fragile, et plus le masque a dû être épais, accusé, anguleux et coriace. Mieux il s’est senti, moins le masque a été nécessaire.
Voici les grands mouvements de son évolution en ce qui concerne la façon de porter ces masques.
Sous couvert de parler des autres, à travers le masque, il y a des accents de confidences personnelles qui passent, premiers aveux publics.
Ainsi, à travers le » vous » et le » on « qu’il utilise pour parler de Stendhal, de Stendhal porteur de masque, pris dans son masque et qui ne peut plus se dégager[123] de » cet affreux loup que les autres vous attachent sur la figure « [124].
Il raconte, – il a 48 ans –, ce qui a dû arriver à Beyle, et il semble si bien le comprendre de l’intérieur qu’on devine que c’est sans doute ce qu’il a refusé à temps: « Stendhal», dit-il, «avait la prétention d’être vu et même d’être trouvé beau « . Il a donc choisi un masque qui lui donnait » l’attrait du mystère et du mensonge, l’attrait d’un grand esprit masqué, ce qui est bien plus qu’une belle femme masquée! On s’imagina que, dans la Correspondance, il avait mis son masque sur la table, et dit bravement à ses amis, pendant que le monde avait le dos tourné: » Tenez! maintenant, regardez-moi! » (…) Mais (…) on y a trouvé non pas le dessous de masque auquel on s’attendait un peu et auquel on avait eu grand tort de s’attendre; car au bout d’un certain temps, le masque qu’on porte adhère au visage et ne peut plus se lever » [125]
Dans cet homme qui regrettait de ne pas être plus beau, Barbey ne sent-il pas un être semblable à Aloys de Synarose?
Derrière le » on « impersonnel ou le «nous» général, dans un article refusé au Pays en 1856, Barbey glisse une confidence: » On a beau être un artiste redoutable, au point de vue le plus arrêté, à la volonté la plus soutenue, et s’être juré d’être athée comme Shelley, forcené comme Leopardi, impersonnel comme Shakespeare, indifférent à tout excepté à la beauté comme Goethe, on va quelque temps ainsi, – misérable et superbe, – comédien à l’aise dans le masque réussi de ses traits grimés; – mais il arrive que – tout à coup, – au bas d’une de ses poésies les plus amèrement calmes ou les plus cruellement sauvages, on se retrouve chrétien dans une demi-teinte inattendue, dans un dernier mot qui détonne – mais qui détonne pour nous délicieusement dans le cœur:
Ah! Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût! « [126]
En 1873, rendant compte d’un article des Goncourt parlant de Gavarni: «MM de Goncourt (…) n’ont pas assez pesé, selon moi, sur la nature même de Gavarni, cette nature
toujours la même, – quand un homme est réellement une nature – sous toutes les diversités et les arabesques de son talent, et qui, dans Gavarni, malgré le gant jaune, le signe du dandy de son temps et qu’il avait arboré, malgré le débardeur de bal masqué, malgré tout ce qui le masque en gai aux yeux superficiels et souvent même aux siens, constitue le misanthrope le plus cambré (et cambré va bien à Gavarni) de tous les misanthropes connus, dans l’histoire de la misanthropie.»[127]
En 1876, à propos de Philarète Chasles, et de ses Mémoires,, il brosse un tableau de ce dandy auquel il se sent peu ou prou ressembler (les emplois du «on» et du «nous» sont à nouveau très significatifs): » Dans ce bal masqué qu’on appelle la vie, l’imagination et le genre d’esprit qu’on a, et que le monde prend pour le caractère qu’on n’a pas, la légèreté de notre esprit, cette faculté incoercible, nous passent souvent un costume sous lequel on cache un sérieux, qui, si on le montrait, donnerait un fier démenti à tout cela « . Il y a, dit-il, des légendes qui courent sur Chasles à cause de son aspect bohème, et il fait naître d’amusants scandales à cause de l’orageux et du lâché de sa vie, dandy qui n’aimait point les dandys… » mais qui avait du dandy dans la tenue et dans son élégance, le gai et étincelant convive (…) était, nous dit-il, de naissance et de nature… qui s’en serait jamais douté? un rêveur! un mélancolique! un bucolique! un solitaire! presque un élégiaque!… il faut aller toujours, – presque un innocent! presque un Grandisson! (…) On se rouille bien dans sa pudeur. Délicat et sensitif comme la sensitive elle-même, mais trop touchée et qui a perdu ses frissons, (…) devenu misanthrope (…) – en avalant beaucoup de crapauds (…) Misanthropie que le monde ne voyait pas, et qu’il a gardée en lui, comme le vin se garde en bouteilles, et qui, comme le vin, en vieillissant, est devenue plus savoureuse et plus parfumée. « [128]
Barbey pressent, par empathie, par envie, ou par identité, une certaine sérénité, chez cet ami dandy qui peut arriver à rester souriant, abrité derrière ce paravent défensif qu’est une attitude choisie.
En fait, Barbey a déjà depuis un moment baissé son masque avec ses amis. Il avait choisi pour cachet un casque fermé, mais il en est à confier qu’il étouffe sous le masque que certains lui maintiennent de force: «Notre réputation, c’est le masque d’opéra avec lequel on va dans le monde, et l’on ne sait pas souvent quelles bonnes et aimables choses cache la noirceur de cet affreux loup que les autres vous attachent sur la figure.»[129]
Il n’y a pas de date à ce billet écrit à Amalia Colonna, mais il nous semble qu’il ne peut dater que du moment où Barbey ose enfin dire sa vérité:
«Il y a deux sortes de cuirassiers dans le champ de bataille de la vie.
Les uns ont une cuirasse pour ne pas être blessés.
Les autres en mettent une quand ils sont blessés, et qu’ils saignent, pour qu’on ne voie pas leurs blessures.»
On aurait mille exemple de ces aveux aux intimes, et très tôt [130]…
Ou cette pensée si vraie: «Je ne permets vraiment qu’aux êtres heureux d’être graves. Ils ont à porter leur bonheur. C’est là une coupe pleine, fêlée et sans profondeur qui peut se vider si vite ou s’éclater, qu’ils n’ont pas trop de toute leur attention pour la surveiller, pour l’empêcher de s’épandre toute, et pour ne pas rester avec un verre vide… ou même cassé. Cela rend sérieux. Mais les lutteurs, les misérables, les gens qui ont une pensée mordante au cœur, doivent être gais. S’ils ne sont pas gais, que sont-ils donc?… à quoi sont-ils bons?… Qu’on ouvre une porte sur le désert des Cénobites et qu’on les jette à cette porte-là!»[131]
On dirait que Barbey ne cherche plus à séduire comme avant: ce n’est pas parce qu’il a capitulé, mais au contraire parce qu’il est plus sûr de lui. [132]
Les détails qui lui semblaient si importants, (mots spirituels dans la conversation, lettres et billets qui sont des tours de force d’esprit, reliures des livres, etc.) tout cela lui semble maintenant vain. [133]Allant encore plus loin dans le dépouillement du qu’en dira-t-on et des mondanités, mais ne reniant pas l’amitié et la sincérité du sentiment, il devient presque égoïste.
Même chose pour les mondanités, qu’il refuse de plus en plus jusqu’à la fin. La vanité est oubliée pour l’amitié. [134]
Barbey avait initialement porté un masque pour cacher la douleur que lui causaient ses parents dans leurs appréciations sur lui, appréciations qu’il refuse comme des erreurs grossières. Maintenant, il ose faire face aux inconnus, mais leur demande, pour éviter toute erreur, de ne regarder que l’œuvre.
Palais dans un labyrinthe, comme le qualifiait Eugénie de Guérin, – et il appréciait l’expression et la chose –, Barbey, dans la phase la plus aiguë des comédies qu’il donnait à merveille, était dans une situation dangereuse puisque celui qui s’attache un masque n’a pas le droit de se plaindre qu’on se trompe sur lui (son mépris pour ceux qui s’y trompent l’y aide d’ailleurs).
Mais ensuite, ce masque fut cause d’autres erreurs d’appréciations sur lui… Paradoxe: porter un masque parce qu’on a été blessé au visage, – au sujet de son visage- et être à nouveau blessé «au physique», et donc aussi «au moral», par la contrainte de ce masque et les erreurs qu’il cause.
Au fur et à mesure qu’il laisse tomber les divers masques qu’il portait, il attend, tantôt avec patience, tantôt impatiemment, qu’on le voie en vérité, et qu’on oublie ses vieilles erreurs. Laissant un peu glisser le dandysme, il va même oser, non pas se plaindre qu’on se trompe, mais prêter main-forte à ceux qui veulent le voir sans masque.
Nous en avons déjà parlé en I-1 afin de légitimer notre démarche. [135]
Barbey se sent maintenant de taille à être trouvé à travers l’œuvre, comme il le pense pour les géants des Lettres… et il a moins peur de solliciter l’œil aigu du critique et du psychologue. » Un masque nous parle plus qu’un visage » écrit Wilde: il montre en cachant ce qu’à l’inverse le visage cache en montrant. Et l’homme est le moins lui-même quand il parle pour son propre compte. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. L’œuvre est un nouveau masque qui, tout en servant de masque à ce qu’il veut cacher, le dévoile à ceux qui le cherchent: nous y reviendrons
Allant encore plus loin, audacieusement, il demande à ses amis de soulever son masque.
Il reproche à bien des articles, même de ses amis, de s’arrêter à l’extérieur de son personnage, sans aller à l’essentiel. [136]Poupart-Davyl s’est arrêté à l’œuvre, mais n’est pas allé jusqu’à lui… Au lieu d’interdire à son ami Paul Bourget de donner des détails sur sa vie personnelle, il va le pousser à sauter de l’œuvre à la personnalité cachée (mais lui interdit toujours de parler de l’extérieur de sa personne). Il l’»aide» même à tracer son portrait, et lui intime: «Mon cher Paul,
Voilà votre introduction! Je l’ai bâtonnée – sabrée – effacée partout où ma personne physique apparaissait et m’offusquait. C’était bon pour les maroufles de ce temps-ci, – mais parfaitement indigne de moi et… de vous.
Laissons ces sornettes offensantes aux petits journaux. Vous l’avez compris. Vous n’avez pas fait de résistance quand je vous ai dit de supprimer tout cela. Il faut donc trouver une autre entrée en matière, mais vous la trouverez seulement sur ce point que je vous ai signalé des résonances de ma vie (restée secrète mais entrevue par les sagaces qui me connaissent) et que vous devez ajouter à ce que vous dites de mon talent, qui est une bataille contre ma chienne de destinée, et la vengeance de mes rêves. La chose demandera peut-être une refonte plus qu’une retouche.
Je vous la conseillerais. Faites comme Michelet, dont c’était la méthode. Récrivez votre introduction de la première ligne à la dernière, et vous verrez comme ce repétrissage pour une nouvelle copie donnera d’unité et de force à ce que vous ferez. J’ai ajouté à votre idée, que je trouve très bonne, pour expliquer mon genre de talent, une autre idée que je crois nécessaire, mais il ne faut pas faire de mon idée une rallonge à la vôtre; il faut les fondre toutes les deux avec l’art qui donne l’harmonieuse réalité de la vie. N’est-ce pas la réalité, toute la réalité de ma vie et de mes procédés intellectuels que vous voulez pénétrer et exposer?…»[137]
Quels changements dans sa façon de provoquer la curiosité chez l’autre,… tout en disant que sa personne physique n’est digne d’aucun intérêt, – ni profond ni relatif – étant plutôt un leurre, une pellicule, si habituelle que Barbey ne la voit pas, et ne la sent plus… A moins que ces caractéristiques extérieures aient un sens trop profond pour qu’on puisse oser les envisager… Donc, de toute façon, n’en parlons pas. C’est l’œuvre qui compte… c’est elle visiblement qu’il veut bâtir… Pour «rattraper» le reste?
Les commentaires[138] de Barbey sur son portrait par Bourget sont passionnants parce qu’ils révèlent le désir fou de voir son masque arraché par quelqu’un:
«Mon ami Bourget a mis à ces Memoranda une introduction qui a déjà paru dans la Revue Bleue. Ce n’est pas bien profond, mais ce n’est pas faux. Il a vu dans mon talent le désespoir de l’action, et c’est une idée juste. Il pouvait creuser plus profond, mais il a dit cela et c’est vrai. Mon talent est une réaction contre ma vie. C’est le rêve de ce qui m’a manqué. Le rêve qui se venge de la réalité impossible. Au fait, j’aurais mieux aimé être un brillant colonel de hussards, conduisant son régiment au feu que d’avoir écrit tout ceci. Ce n’est pas l’avis de beaucoup de mes amis, mais c’est le mien, à moi, pour qui un maréchal de lettres ne vaudra jamais un maréchal de France.» [139]
Lorsque Madame de Bouglon ne comprend pas Ce qui ne meurt pas, Barbey s’inquiète et va[140], marchant sur sa pudeur, aux raisons les plus profondes pour lui demander d’estimer ce roman: lire ce roman, et l’aimer c’est le lire sans masque, et l’estimer lui. L’argument qu’il donne n’est pas l’argument de la valeur de l’œuvre, mais de sa valeur à lui-même, de l’amour qu’elle doit avoir pour lui, jusqu’à oser le regarder tel qu’il a osé lui-même se montrer:
«Que mon livre ait du succès ou n’en ait pas, vous savez si c’est un souci pour moi. Je mets la conscience de ma force bien au-dessus de tous les succès – bien au-dessus de ce que le monde pense de moi. Mais que vous vous mépreniez de toutes façons sur un livre qui, après tout, est grand, c’est plus qu’une question misérablement littéraire, c’est une question de différence de nature. N’être pas compris, c’est comme n’être pas aimé. On n’est plus un, on est deux.» Il ne supporte pas de n’être pas compris, ou plutôt de ne pas être accepté tel qu’il est, oui, tel qu’il est, par celle qu’il aime, et dont il croit être librement aimé. Il ne supporte pas qu’elle lui rattache un masque qu’il n’a pas choisi, pour ne pas le voir tel qu’il est, tel qu’il avait, en plus, osé se montrer… et c’était l’histoire d’Une Histoire sans nom… Faudrait-il donc qu’il remette un masque pour cacher sa douleur ou séduire cette femme, Ange Blanc, mais qui n’accepte pas la complexité de l’autre?
A une époque de souffrance, ces masques ne furent que des réactions de protection, béquilles, palliatifs nécessaires voire indispensables. On peut dire qu’il n’a utilisé ce stratagème que pour dissimuler, aux yeux des gens légers, sa laideur ou sa souffrance.
Lorsque ce problème a été petit à petit réglé, – maturité, succès – il n’a plus eu besoin de se rassurer par ces artifices. Devenus intenables – pour des raisons diverses: goût de la passion, du profond, de l’idéal, besoin de la religion, de l’affection etc. –, il les a rejetés, et n’a gardé que cette apparence étonnante, ces façons qui ont parfois fasciné les contemporains qui ne connaissaient pas l’homme et se laissaient arrêter à ce qui les frappait, eux-mêmes superficiels.
Si l’on s’arrête à la surface pittoresque du masque, on fait par contre une erreur grossière. Si l’on sent qu’il y a un masque, on est sur la piste de quelque chose de plus important que l’apparence, d’essentiel justement. Le masque, à l’intérieur de l’œuvre, cache et en même temps dans le même mouvement révèle le vrai Barbey. C’est en étudiant le masque sans oublier sa façon de le porter, qu’on peut le trouver. [141]
Le masque n’était qu’une réaction, et cette réaction s’est affaiblie quand elle n’a plus été nécessaire.
Mais beaucoup ont continué à juger Barbey en s’arrêtant sur ce qui restait de ce masque qui avait un extérieur assez extraordinaire!
La coquetterie. V.4.
Il n’est pas question ici de décrire cet «extérieur» de Barbey, mais seulement de montrer en quoi cet aspect aurevillien qui fit couler tant d’encre, fut lui aussi en rapport avec ce traumatisme de laideur.
Nous avons donné pour titre à ce chapitre la «coquetterie» et en effet on peut utiliser ce terme même s’il semble à première vue étrange. Barbey ne le refuserait pas.
Les coquetteries, il en existe tant de sortes!
Nous en avons déjà parlé un peu[142] comme ce qui subsistera du dandysme chez Barbey.
Laissons de côté la coquetterie morale, celle de garder un honneur sans tache… (ce n’est pas si fréquent, et ce fut le cas, semble-t-il, de Barbey…) ce qui lui fit dire, très âgé, à Coppée qui le rapporta dans son éloge funèbre: «J’ai traversé de bien mauvais jours, mon cher Coppée, mais je n’ai jamais quitté mon gant blanc.»[143]. Coquette métaphore!
Cette coquetterie morale sonne l’accord avec la coquetterie physique, et les deux chez la même personne donnent valeur profonde à la seconde. Prenons donc ici la coquetterie comme l’art d’embellir ce qu’on peut! Tout ce qu’on peut… Par exemple, dans le désespoir, la coquetterie de l’esprit, répétait Barbey, c’est la gaieté, et «la gaieté de l’esprit prouve sa force (…) je me moque de l’esprit, mais il est certain que la gaieté est un courage, un courage de plus!»[144]Cette attitude est certainement celle de l’enfant dit laid, et malheureux, qui a toujours essayé de cacher sa tristesse. Art auquel peuvent s’essayer – au moral – en particulier tous ceux qui sont tristes. Art auquel sont tentés de s’essayer – concrètement – tous ceux qu’on dit laids… A moins qu’on ne se moque, justement dans ce cas-là, encore plus d’eux, comme s’ils avaient réellement pensé embellir ainsi leur visage ou leur corps…
Yann Le Pichon, dans Le Musée retrouvé de Baudelaire, retient l’idée que tout homme se fait du beau s’imprime dans tout son ajustement, chiffonne ou raidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même, pénètre subtilement, à la longue, les traits de son visage. L’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être. Ces «gravures» en nous peuvent être traduites en beau ou en laid; en laid, elles deviennent des caricatures; en beau, des statues antiques. [145]
Sa coquetterie va jusqu’aux accessoires et aux vêtements bien sûr, mais nous ne voulons pas nous étendre là-dessus. L’élégance, selon lui, est «plus que la grâce et moins que la beauté» [146] Notons quand même que les habits aussi sont un idiome[147]. La tenue vestimentaire de Barbey – sur laquelle on a tant écrit, et qui fut si souvent dessinée et caricaturée[148]-, fut avant tout la sienne: il ne suivit pas la Mode. Son mode d’être crée sa mode. Il est ainsi bien plus lui-même que s’il suivait aveuglément la Mode… [149]
Chez Barbey, tout, (noms, habits, lieux, accessoires, etc.) relève de l’esthétique et du signifiant[150]. Et si sa mode est un masque ou plutôt un idiome, à nous la possibilité de décrypter ce qu’il nous propose comme énigme à lire, c’est mieux que si nous n’avions rien!
La coquetterie de Barbey pour son corps est certaine: on a des factures qui sont encore beaucoup plus sûres que les détails donnés dans des Mémoranda faits finalement pour être lus de ses amis… coquetterie «normale» chez quelqu’un qui a été blessé dans son narcissisme… Fards, teintures, papillotes etc. [151]. Nous reparlerons de la fameuse petite glace à main [152] qui ne le quitte pas.
Autre souci: le corps qu’il faut maintenir svelte et viril. Il se modelait sur Byron qui avait une hérédité «arrondissante» et qui, à 17 ans, pesait 90 kilos pour 1m70, et perdit 13 kilos en 4 ans…
Le dandy se doit d’être mince.
D’abord pour des raisons esthétiques assez évidentes (dans nos sociétés du moins!). L’obésité est un » polype qui saisit la beauté et la tue lentement dans ses molles étreintes. « [153] Mais aussi pour bien d’autres, de l’ordre de l’harmonie symbolique entre le corps et le reste: «La graisse est aussi laide à la vue que pernicieuse à l’intelligence « disait le beau poète [154]et, à Lady Blessington qui le suppliait de renoncer à ses régimes de famine, il répondait: » Si je suivais votre conseil, je deviendrais gras et stupide: la liberté de mon esprit, la puissance de mon cerveau dépendent du régime que je suis. « [155]
Barbey, qui n’avait pas en plus l’excuse de Byron, surveillera toujours de très près sa ligne: « Pas content de mon appétit qui est toujours vorace et que je dois mater si je ne veux pas gagner ce malséant embonpoint dont j’ai toujours eu horreur.»[156] Le gilet ne doit pas servir à cacher les mollesses du corps, mais à mettre en valeur la finesse de la taille. Barbey a là-dessus des mots définitifs et cruels. [157]
Il s’agit d’être maître de ce qu’on peut de son corps… ce qui est plus difficile peut-être que d’être maître de soi!
La vieillesse, problème inévitable pour qui aime la beauté et veut être «maître» de son corps[158]… mais, une fois que la lutte contre la nature est reconnue comme sans issue, l’homme va mieux à l’essentiel de la vie humaine. La vieillesse du corps ne touche alors que le physique: le drame n’est plus nié, mais relativisé. On peut alors se soigner et prendre plaisir à son corps, sans se désespérer. «A l’impossible nul n’est tenu!» Ainsi Barbey pourrait-il citer cette apparence de lieu commun pour rendre compte du trajet qu’il a parcouru. [159]
Si l’âge est amollissement, paresse, vieillesse du cœur, il faut lutter contre lui, avec les armes de la coquetterie la plus sévère. Mme de Flers est le modèle des personnes âgées: « N’oublions pas, pour faire mieux comprendre cette douairière incomparable, comme le monde n’en reverra jamais plus [160], que sa toilette était d’autant plus longue qu’elle la mesurait sur son âge. Elle pensait, comme ce jeune et aimable sage [161]dont elle aurait été digne d’être la mère, que plus on vieillit, plus on doit se parer. « [162]
Montaigne disait: » Une laideur vieille et avouée est moins laide qu’une laideur peinte et lissée[163] « , mais Barbey n’est pas d’accord. Lui s’est teint, frisé, maquillé parfois.
Une remarque: Barbey est mort à 81 ans. Bien des traits choquants de coquetterie sont en fait des habitudes indéracinables de jeunesse ou de maturité qu’il n’a pas su abandonner à temps. (Si on commence à se teindre… ou à trop se maquiller…) Ou pas pu, si elles correspondaient à plus qu’une simple mode (comme nous l’avons dit plus haut).
Mais l’élégance est justement de combattre tout avilissement du corps, ou de savoir au moins noblement y faire face: coquetterie, chevalerie et dandysme se rejoignent sur ce point. Lui qui connaît par expérience la valeur de la beauté, et de ses hypostases (!) l’allure, la physionomie, la contenance, l’apparence vestimentaire etc., il est bien décidé à la combattre partout où il peut et comme il peut! d’où son plaisir quand il a atteint son but, qui n’est pas tant d’être jeune, que d’être beau: » Une pauvresse du nom de Pauline Lacroix (…) le savait complimenter: » vous êtes un Adonis, Monsieur Jules. » Où avait-elle pris ce terme de comparaison? Du coup, elle touchait cinq francs, cinq francs, c’était alors un écu. « [164]
Béranger se plaint-il un peu bêtement de vieillir? Barbey se lance dans une diatribe, lui qui va sur ses 50 ans: » Quelle Momie que cette poésie édentée, ruines de vide-bouteilles au bout d’un jardin de traiteur flétri et puis toujours la même rengaine: je suis vieux! Qu’est-ce que cela nous fait? Si tu ne sais pas porter noblement ta vieillesse, tais-toi et meurs! Crève chastement comme les bêtes elles-mêmes qui meurent en se cachant dans un repli de sillon ou dans le creux d’un fossé! Ah! Il faut être diablement fort pour se permettre de parler de ses déchets ou de son âge aux gens que de telles choses n’intéressent guère, qui peuvent en avoir le dégoût, qui n’en ont jamais pitié. Byron blanchi avant le temps [165], meurtri par l’embonpoint un peu mou qu’il tenait de sa mère, a parlé de la fuite de sa jeunesse avec un sourire divin. Chateaubriand n’a pas eu cette moquerie, faite de larmes et si tristement riante; il a presque hurlé son désespoir d’être vieux, – oui, hurlé à la Philoctète, quand le sang du centaure a empoisonné son pied! A la bonne heure! Voilà des poëtes! Mais pleurer comme un fromage sur chaque dent qui file et vous tombe… [166] Est-ce là une inspiration, je ne dis pas d’un Poëte, mais d’un homme?… Ah! Pensons aux splendides vieillesses de Léonard de Vinci, ce sorcier qui se fit aimer de la Monna Lisa, de Michel-Ange et de Titien, le centenaire, et jugeons de là la poésie de soixante-seize ans de ce polisson chauve de Béranger!
Pardon de tout ceci, je n’en voulais pas dire si long mon ami, mais la plume m’a emporté, – comme un chariot! « [167]
Quoique conservant un extérieur très «travaillé», Barbey était conscient que ce n’était qu’un accessoire dans la vie.
En 1837, – il a 29 ans, – la fin de L’amour impossible nous révèle que Barbey pense à cette vieillesse que beaucoup abordent si difficilement: «C’est ainsi qu’ils achevaient leur jeunesse. C’est ainsi qu’ils s’avançaient ensemble vers le but suprême, la vieillesse et la mort, qu’ils connaissaient déjà par le cœur, mais qu’il leur restait à apprendre par le déclin naturel de la vie, les infirmités de la pensée et des organes, et la perte de la beauté.»
Incapables d’aimer, à ces deux êtres si beaux, il ne restera que l’élégance et encore… mais l’âge n’existe pas, n’aveugle pas, quand les yeux – amoureux – qui regardent ne changent pas.
C’est à 37 ans que Barbey écrit ces phrases d’une mélancolie souriante et dans une surprise sereine, pensant peut-être à Louise dont le souvenir reste présent: » Jeunes, on s’aime, sinon les yeux fermés, au moins aveuglés de flammes ou de larmes. On ne se voit guères comme on est. Mais quand on est vieux, on peut s’aimer les yeux ouverts et même à travers les lunettes qu’on porte pour y voir plus clair. Triste sentiment, diront les cœurs difficiles, à qui le temps rabattra un jour le caquet, mais en somme le plus méritoire, car lorsqu’on s’aime ainsi, l’égoïsme n’a rien à y reprendre, et c’est qu’il est vraiment impossible de s’empêcher de s’aimer. « [168]
L’adjectif «méritoire» est-il mérité alors qu’on ne peut s’empêcher de s’aimer?!
Parlant de la femme qu’il aime: «Quand elle aura des cheveux blancs, Elle me paraîtra plus belle encore et je l’aimerai toujours mieux.»[169]
La vieillesse est la disgrâce à laquelle tous – beaux ou laids – sont condamnés. Barbey peut imaginer la douleur de voir les ravages du temps si seul compte l’aspect, si l’on n’a pas un regard aimant qui vous projette hors du temps.. Un texte sur Madame de l’Espinay lui permet d’exprimer ses propres angoisses: lui n’est pas bossu, certes, mais s’est senti un visage laid et fait ce qu’il peut pour rester immobile au sein de la dérive; elle, avait un joli visage, mais était bossue…: «C’est une bossue qui avait, il y a dix ans, une tête charmante et qui se peignait déjà avec la rage d’une femme qui sent sa seule beauté, – la beauté de son visage – se passer et se flétrir! quelle rage dans certains rouges foncés qu’une main convulsive appliqua sur des joues pâlies ou désespérées de vieillesse! (…) je fus frappé de sa belle tête… (…) Et puis, il y avait aussi cette rage de rouge qui est souvent si éloquente sur les joues d’une pauvre femme qui vieillit, qui se sent dévorée… et qui combat, qui ne veut pas mourir…»[170]
Il compatit avec la pudeur d’un de ses amis qui n’ose plus se montrer après la petite vérole et la vieillesse: «il devint un colimaçon qui rentra jusqu’à ses cornes. On ne le revit plus; je ne me moque point de cela. C’est la seule faiblesse qui ait de la grâce, et je ne sais quel charme mélancolique que le sentiment de nos déchets extérieurs. «[171]
En 1872, 64 ans, il écrit à propos de Philarète Chasles, critique et dandy, dont il parle avec amitié: «Je l’ai déjà appelé Arlequin. Arlequin qui, avec son demi-masque, est le noir matou de Bergame.» Alors que Sainte-Beuve, ironise Barbey, joue les vieillards dès sa jeunesse, «Chasles se rajeunissait, s’arrangeait, s’adonisait, se peignant, comme Roquenplan, en beau sarcastique de son temps, (…) Le beau Scaramouche de Chasles, à la face pâle, aux yeux italiens, aux moustaches callotiques, longues, peintes, relevées, qui ne devinrent que le plus tard possible la barbe blanche sans transition de gris qui apparut soudainement comme celle d’un alchimiste, un jour, à son cours, et ce fut pour les femmes qui y venaient, le coup de pistolet de la surprise. Masque qui reprenait sa figure parce qu’il avait le désespoir de l’illusion…» [172] N’y a-t-il pas là un accent de confidence?
Barbey a rusé diplomatiquement avec la vieillesse et la Camarde, mais n’a jamais l’air d’avoir eu peur ni de l’une ni de l’autre, ni de regretter la brièveté de cette vie.
Derrière les détails concrets de la vie, les anecdotes qui peuvent prêter à sourire, on retrouve, pourrait-on dire, une lutte métaphysique contre la laideur: Barbey avait décidé de se battre contre la laideur qu’il pouvait combattre, alors que d’autres ont été «débordés» par cet inéluctable. [173] Barbey a sans doute eu des pensées similaires au sujet de la vieillesse, mais il a lutté comme il a pu.
En outre, la beauté physique est la plus sensible aux atteintes du Temps. Et plus l’apparence est belle et se cantonne dans ce domaine d’excellence, plus elle est sensible, – et sujette – à la dégradation. Alors que la laideur, moins belle, sera proportionnellement moins «abîmée» par le temps.
Barbey n’a en tout cas sûrement jamais trouvé belle sa jeunesse… (même en la revoyant plus tard, et a posteriori). Mais, au lieu de se sentir tomber de Charybde en Scylla au long de ses 81 ans, il s’est senti mieux, sur ce plan. Ce qui l’a aidé à vivre bien mieux sa vieillesse, c’est sans doute qu’il a de moins en moins souffert de sa laideur: la différence s’amenuisa entre l’image si douloureuse imposée petit (enfant laid, ce qui est exceptionnel) et l’image plus neutre imposée à l’homme âgé (laideur de la vieillesse pour tous) [174]. En somme il s’est senti moins laid, et de moins en moins laid, même vieillissant, en vieillissant, grâce à la vieillesse.
C’est dire la force des impressions premières – dévalorisantes – qu’il avait reçues…
Nous avions effleuré ce thème à propos des révoltes (IV-3) et du dandysme, mais il faut ajouter ici que cette lutte contre les ravages du Temps est pour ainsi dire une lutte métaphysique – et perdue d’avance, car qui peut le vaincre?
Nous avons en effet en nous l’idée qu’il y a dans une véritable Beauté comme quelque chose qui doit la faire échapper à la morsure du Temps… [175] «La représentation sensible du temps est apparue comme l’expression même du laid (…) Tout ce qui, de près ou de loin rappelle la dégénérescence, appelle en nous le prédicat «laid» (…) C’est une haine qui éclate; qui donc l’homme hait-il tant? Sans le moindre doute, c’est la déchéance de son propre type physique. (…) La beauté est l’inscription de l’éternité au sein de la ponctualité.»[176]… Mais une tendance de notre fin XXe siècle à nous choisit volontairement souvent d’accepter toutes les brièvetés en affichant un goût pour le dérisoire, le futile, et le «matériel» qui passe… [177], et en contestant l’idée d’éternité, en luttant même parfois contre ce goût d’éternité, traité alors de rêve compensatoire ou pervers. Cette tendance pose la question, intéressante d’ailleurs: qui est le plus courageux? Celui qui lutte contre la mort, ou celui qui l’accepte?[178]
A l’époque de Barbey, on ne connaissait pas vraiment ce type de réactions. On amortissait la souffrance de toutes sortes de façons (jusqu’à par exemple décrier la valeur de la beauté sensuelle à côté de celle de la beauté spirituelle…) On luttait comme on pouvait contre la laideur de l’usure, et les hommes d’ailleurs en étaient presque dispensés.
Une des particularités de Barbey est d’avoir osé se savoir vaincu d’avance devant la laideur fatale et les ravages du Temps, et d’avoir lutté quand même pour la Beauté. Car en fait, comme nous l’avons dit au début, cette «coquetterie» fait partie de la même stratégie contre sa laideur et pour sa beauté, mais aussi contre la laideur et pour la beauté.
Il est certain qu’un Barbey a choisi tous les moyens possibles, parfois puérils, ridicules ou émouvants pour se rapprocher de l’éternité, – malgré l’incommensurable distance – y compris dans le choix de ses cravates et la couleur de ses cheveux…
La coquetterie n’est donc pas seulement une accumulation de détails presque comiques ou attendrissants. Barbey sait qu’il ne sera jamais beau (ni même dit beau) comme un Byron. C’est politesse, c’est force, c’est courage; c’est aussi là où il le peut, où il s’en estime responsable, création de beauté.
Et un essai, à la mesure d’un homme, de faire de la Beauté, même si c’est presque une tentative Don Quichottesque.
Barbey réfléchit encore à une autre tentative dans une autre direction que nous allons étudier à son tour.
L’androgynie. V.5.
Sujet qui revient assez souvent dans l’écrit, préoccupation assez sensible dans sa vie, l’androgynie se rattache à notre thème car elle est en effet une autre «tension» aussi irréalisable vers la Beauté suprême, celle qui rassemble les grands types de beauté, la masculine et la féminine, dans une synthèse harmonieuse.
Le choix d’un bon faiseur, les détails de tissu et de coupe, les précisions sur la façon d’une canne, l’attention à ses boucles, le choix de ses boutonnières[179], sont des menus plaisirs dont il jouit en sybarite, des compensations à cette laideur prétendue qu’il subit, un mot de passe secret pour séduire ceux qui y sont sensibles etc. Ces motifs sont trop puissants pour que suffisent à les contrecarrer de simples convenances etho-sociologiques, en les taxant de coquetteries réservées au sexe dit faible. Ces côtés féminins, selon lui qui se piquait de toute façon d’être libre et unique, mettaient en valeur et complétaient son personnage d’homme fort. Un être solide peut se permettre le luxe des futilités dites de femme.
Très tôt, Guérin savait lui faire plaisir en lui disant: « ô vous femme et homme ensemble. « [180] Péladan, bien plus tard, le flattait en lui conseillant de comparer sa photographie avec le Gattamelata de Donatello pour y constater le même » androgynat expressif »[181].
Lui-même revendiquait avec orgueil sa part de féminité: » Ma Féminité vous remercie et mes deux sexes vous sont très reconnaissants.»[182] trace-t-il sur un de ses portraits qu’il offre à Richepin. Il dédicace ainsi un livre «Ame de femme comme moi, à âme de femme comme elle!»[183]
Lui qui n’aime pas quand on parle de détails matériels le concernant, l’aspect androgyne de sa féminité est le seul reflet de miroir qu’il aime voir les autres lui offrir. Ainsi, à Louise Read lance-t-il ce cri de narcissisme satisfait et ingénu: « A propos, je vous ai envoyé ce matin le Gil Blas où l’on me félicite de la mienne [184]. C’est d’une femme, à deux ou trois traits exceptés qui sont trop virils pour me faire l’effet d’être d’une femme. C’est plus aimable que
bien écrit.
J’ignore le nom de la dame, et, au Gil Blas, on n’a pas voulu me le dire. Serait-ce de la Signora Dumont, chez qui j’ai bavardé, l’autre jour, comme trente-six pies? Tel qu’il est, du reste, l’article me plaît, parce qu’on n’y parle pas de ma littérature, mais de ma très frivole personnette. J’ai envoyé ma carte, avec ces deux mots: » ma féminité vous remercie et mes deux sexes vous sont reconnaissants. « [185] (Il est intéressant de noter que, si c’est un homme, Barbey ne veut être jugé par lui que sur son œuvre, mais que, si c’est une femme, il lui interdit d’être Bas-Bleu, et se trouve par contre flatté d’être considéré et jugé par elle sous l’angle dandyque et féminin.)
Judith Gautier, à la fois sculpteur, peintre et poète, fille de Théophile Gautier, avait avec lui des conversations sur ce sujet et lui ébauche une statuette de Saint-Michel. [186] Pour la remercier, il lui compose un poème, autour des années 1885:
Sur une statuette d’argile
Vous avez donc sculpté l’Androgyne céleste
Qu’idolâtres rivaux nous adorons en vain… [187]
Les anges ayant selon lui les deux sexes, et lui 77 ans, ne se jugeant pas sur son état civil, Barbey rivaliserait encore volontiers avec Saint Michel…
Cette prétention peut faire sourire, bien sûr, mais comme ce thème traverse toute sa vie (et donc son œuvre) nous allons prendre la mesure de son importance par rappport au sentiment de laideur.
Ce que l’androgynie n’est pas pour Barbey
Disons d’emblée que Barbey ne recherche pas la réalité physique (encore qu’elle l’intéresse), celle dont parle Groddeck[188] lorsqu’il dit que nous sommes tous hommes et femmes biologiquement, avant d’être différenciés sur certains points seulement… [189] et qui a tant de conséquences conscientes et inconscientes
Ce n’est pas non plus la trace d’une homosexualité ou de ses tentations latentes, dont Philippe Berthier fait rapidement le tour, en montrant que «rien ne permet de croire qu’il ait jamais succombé»[190]. Pourtant, à cause de ses goûts de dandy, de son amour pour la beauté, et de son célibat prolongé, Barbey n’a pas échappé à cette accusation. L’anecdote qui circule à ce sujet est d’ailleurs assez cocasse. Dans sa chronique médicale, un certain docteur Watelet rapporte: « Un jour que nous étions tous réunis (…) il s’écria en apostrophant Coppée: “Dites donc, Coppée, on dit que je suis pédéraste!” et cela avec une voix que tous les consommateurs entendirent. Puis se ravisant et riant: “Pédéraste! tout m’y porte, mes goûts, ma nature, le plaisir de la chose… et ma religion ne me le défend pas!” Mais, avec un geste de dégoût et une voix tonitruante: “La laideur de mes contemporains m’a depuis longtemps dégoûté de ce plaisir.” Tableau![191]. »
Il nous semble bien que le côté physique (homosexualité, ou ambiguïté) ne soit ni sujet ni chose tabous, et que, même s’il y avait « succombé » pour reprendre l’expression, même s’il y fait allusion et s’y intéresse[192], ce n’est pas la dominante de l’œuvre ou de l’homme.
Ce n’est pas non plus côté scandale matériel, concret, aguichant, qui plaît à Barbey dans ce thème: Charles Buet rapporte ainsi une de ses réactions: «On ferait un volume des mots de Barbey d’Aurevilly. Un des plus beaux est celui qu’il dit chez moi, un soir qu’on devisait au coin du feu, d’un androgyne presque fameux, déjà célèbre pour ses démêlés avec la police correctionnelle: «Ne me parlez pas de cette femme, s’écria tout à coup M. d’Aurevilly: elle déshonore l’impudeur!» [193]
Ce n’est pas du tout le genre de scandale que Barbey agrée, chez lui comme chez les autres, même avant sa «conversion».
Ce n’est pas plus la «signification mystique ou philosophique de l’androgyne qui a arrêté l’imagination de Barbey.» [194] Chez Platon, le mythe a un but précis: expliquer les différents désirs. En effet, les premiers êtres humains étaient doubles, et de trois sortes: l’androgyne homme-femme en même temps, l’homme-homme et la femme-femme. Puis Zeus les a séparés tous en moitiés, c’est pourquoi, dans le premier cas, l’homme recherche une femme, et, réciproquement, dans les deux autres, le désir est homosexuel. [195] Mais Barbey ne s’intéresse absolument pas à ce qui pourrait expliquer l’homosexualité des autres. Il fait comme si Zeus avait divisé un être homme-femme en deux moitiés semblables, homme-femme toutes les deux. (voir un schéma page 377) [196]et s’intéresse surtout à la particularité esthétique que cela permet, beauté plus grande.
Même si lui s’enorgueillit d’être un peu androgyne, il rejette aussi, pour ce qui est du bien de la vie réelle en société, (- car pour ses fantasmes personnels, c’est sans doute autre chose) l’androgynie des femmes ou leur hermaphroditisme (ne pas confondre avec l’hermaphrodisme qui s’oppose au gonochorisme), qu’il présente comme dangereux pour la société et la patrie!… D’une façon assez illogique et paradoxale pour un homme qui a rompu avec tant d’obligations sociales ou familiales, – mais peut-être n’est-ce qu’une réaction logique au contraire par rapport à ce que les femmes de sa famille lui ont fait vivre?- Barbey estime en effet à 28 ans, et estimera toujours d’ailleurs, en le disant hautement, que la Femme femme doit être faible, gracieuse, presque bête[197] etc. Il se sert d’un argument inattaquable Madame P… D… «a dû être jolie, celle -là, quoique je l’aie vue assez confusément. Pèche par le front qui manque d’intelligence, mais c’est peut-être là le front que doit avoir la femme. Je ne crois point, si je me rappelle bien les belles statues grecques, qu’elles aient le front développé.» Point final. C’est vraiment ce qu’on appelle le péché originel!… Heureusement, il ira revoir ses classiques, mais ne changera guère d’avis sur les femmes: intelligente, c’est un Bas Bleu; bête et belle, elle dévalue la beauté; intelligente et laide, elle est une copie d’homme ratée. Voilà de bien belles raisons pour ne pas donner aux femmes un peu des privilèges des hommes… Au choix chair de Rubens ou esprit idéal, la femme ne doit pas aller sur les brisées de l’homme. Il est ici en quelque sorte fidèle aux clichés de son époque… C’est avant tout le plaisir qu’il cherche dans la femme, mais il ne faut pas qu’il en ait peur. Donc elle ne doit pas lui apparaître comme un risque clairement castrateur.
Il ne veut pas non plus d’unisexe, et il refuse l’»hermaphroditisme social où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse, et quand ces fusions contre-nature se traduisent, c’est toujours, pour que l’ordre soit troublé davantage, la femme qui absorbe le mâle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni mâle ni femme, mais on ne sait plus quelle substance neutre, pâtée à vainqueurs pour le premier peuple qui voudra se l’assimiler.»[198]…
Il ne veut pas non plus d’excès: une découverte de Barbey dans le Des Touches: l’androgynie excessive comme tue-amour.
Des Touches, beau, beau de visage autant qu’une femme, est froid avec les femmes et n’est pas aimé d’elles malgré son caractère volontaire et sa force. Il n’est donc pas un androgyne selon le cœur de Barbey car il ne connaît pas la passion amoureuse.
Barbe de Percy est laide, laide de visage et de corps autant qu’un homme laid; elle n’est donc pas non plus un androgyne car elle ne ressemble pas à un beau jeune homme, mais à une caricature laide d’amazone, ou à un homme fait et laid. Dans le texte, des indices permettent de penser que Barbey a vraiment conçu ce personnage féminin comme un symétrique au premier.
Quoique «parents» par la ressemblance de leurs structures, Des Touches et Barbe ne peuvent s’aimer physiquement naturellement: ce serait trop feuilletonnesque et caricatural. L’androgyne n’est donc ni Barbe, chaleureuse mais laide, ni Des Touches beau mais froid. D’après Barbe elle-même, sa propre «laideur n’avait pas plus de sexe que la beauté du chevalier des Touches n’en avait.»[199] Découverte importante! Un bel androgyne masculin peut ne pas connaître plus le désir qu’une femme laidement masculine le plaisir… Barbey les renvoie pour ainsi dire dos à dos, dissociant ainsi, d’une façon nouvelle pour lui, – et pour les conventions sociales du groupe bien souvent – l’esthétique et le plaisir.
Mais pourquoi Barbe n’est-elle donc pas «autorisée» à aimer, alors que Vellini l’était? C’est que Vellini possédait un charme de jeune garçon que n’a pas Barbe, – au prénom … prédestiné… – mature et hommasse. Avec Vellini, Ryno aimait les deux sexes en un. Avec Barbe, rien de tel… et madame de Bouglon[200] n’aurait sans doute pas apprécié ce genre de plaisanterie de mauvais goût. Barbey a donc modifié l’histoire, et, par exemple, le physique de Des Touches, selon son imaginaire à lui, tout en construisant le reste selon aussi les nécessités qui l’entouraient. Il ne souhaite pas être un Des Touches, et n’a pas d’amour pour Barbe.
Sexe et beauté doivent-ils entrer dans des catégories précises, et jamais croisées, pour être autorisés par la morale? Il semble que dans ce roman, Barbey revienne à des catégories tout à fait classiques: on ne doit pas sortir de son cadre, ni de son milieu, ni de son sexe, pour mener une vie normale. La beauté de visage, féminine, d’un homme, le rend, constitutivement, froid envers les femmes; la laideur, masculine, d’une femme la rend non désirable. C’est le double point de vue d’un homme attiré par la Femme.
Catégorie non envisagée dans ce roman: la beauté masculine d’une femme (bien plus tard Hauteclaire), car Barbey sait qu’il écrit un roman dédié à son père (re-)vénéré(?) et sous les yeux délicats de l’Ange Blanc (et que ce serait une perversion). Catégorie très peu envisagée: la beauté féminine d’un homme adulte (Serlon, mais bien plus tard). Ces deux dernières catégories sont celle des androgynes qui se caractérisent par une beauté indépendante du sexe, et ceux-là sont beaucoup plus «tentants» pour Barbey.
Il est à noter que ceux qui sont dits laids, eux, ne sont jamais dits androgynes. L’Androgynie est donc liée à la beauté.
Ce que Barbey veut
La beauté féminine: juste un peu de masculin pour Eros
Il refuse l’hermaphroditisme aux femmes, mais veut bien les saupoudrer d’un peu ou beaucoup d’androgynat… lorsqu’il fait plaisir aux hommes, soit qu’ils le vivent eux-mêmes, ou qu’ils l’aiment chez leur partenaire…
Et c’est pourquoi son rêve à lui, qu’il range alors dans la catégorie des interdits, est celui d’êtres moins différents, moins opposés, moins tranchés. Et comme c’est un interdit, rien que cela le range dans la catégories des désirs troublants, catalogués alors comme pervers à l’aune de ce trouble sensuel.
Mais cet androgynie doit être gracieuse et non disharmonieuse. [201]
A la fin de sa vie, la beauté physique qui remporte ses suffrages est toujours celle de la force dans la grâce; au cirque par exemple: » le théâtre de la beauté et de la force plastiques et visibles qu’on ne discute jamais,… le seul théâtre où la perfection soit de rigueur. » (cité par Jean Canu Barbey d’Aurevilly, Ed. Robert Lafont, 1945, page 461)
Vellini, Barbey aime son nom révélateur et sphinx en même temps: » Le nom de Vellini est d’une originalité charmante et allant diablement bien (vous en jugerez) au personnage qui le porte. (…) Non! non, non! ce qu’il y a d’hermaphrodite dans le nom de Vellini est un mystère de plus jeté sur le livre. C’est un titre Sphinx. « [202]
Elle ressemblait sans doute, – pour lui – à Musette
Celle-ci, Musette, un exemple bien connu de beauté, fut sans doute un de ses types préférés: personnage de théâtre ou être réel? il mélange la fiction et la réalité. Il a conservé dans le gros classeur des Disjecta membra[203] une découpure de journal assez longue sur La Musette de Henry Murger, où elle est présentée comme le type de l’androgyne. Ce texte n’est pas signé. Il aurait presque pu être écrit par Barbey, un Barbey mi-chair, mi-poisson, mi-Barbey, mi-Syrène… En voici les principaux passages qui se rapportent à notre thème: «Dans une très curieuse et très intéressante étude sur l’influence de l’Androgyne dans l’art (…) nous trouvons quelques pages piquantes sur la fameuse Musette de Henri Murger que M. G. d’Orcet, l’auteur de ce savant article considère comme le type de l’androgyne moderne. Cet idéal androgyne qui est la jeunesse de l’art et que recherche l’archéologue si plein d’originalité auquel la revue britannique doit déjà tant d’aimables révélations sur l’Antiquité, amène aussi sous sa plume des noms non moins modernes que ceux des Mentren, des Galli-Marié, des Peschard, des Perret. Nous croyons cet article destiné à frapper vivement les esprits délicats de notre époque (…)
Cette femme a eu la double gloire d’inspirer tout ce qu’a produit d’aimable et d’original en littérature et dans les arts plastiques la fin du grand mouvement de 1830; l’Atalante de Pradier, le Combat de Coqs de Gérôme, et la Vie de Bohème de Murger; tout le monde la connaît sous le nom de Musette.» Suivent diverses considérations sur cette femme. «Mais Musette était d’une nature plus fine et plus virile à la fois que tout ce qu’elle a inspiré. Elle avait plus d’esprit et plus de cœur que l’héroïne de Murger, et elle était plus belle et plus patricienne que l’Atalante de Pradier. Gérôme est le seul qui l’ait faite ressemblante dans son Combat de Coqs, et bien que son talent manque de virilité, on remarque le dessin tout à fait androgyne du bras de la jeune fille. Cette main effilée et ce poignet d’enfant qui se rattachent à un biceps on ne peut plus accusé ont été rigoureusement copiés sur la nature. Musette eût été de force à lutter avec le maréchal de Saxe, comme la Gautier, physiquement et moralement; c’était le type d’Androgyne le plus élégant et le plus complet qu’il m’ait été donné de rencontrer vivant. Ses traits étaient plus fins que réguliers, mais elle avait le sourire diabolique de la Joconde, et le corps d’Atalante. Quand je dis Atalante, je parle de celle de la céramique grecque, qui diffère à peine d’un Hermès de la même époque, car quelque belle que soit la Vénus de Milo, elle commence à perdre son caractère androgyne pour incliner du côté de la banalité académique. Aussi personne n’a porté comme Musette le costume de page, personne ne s’en parait avec plus de grâce, je dirais même de chasteté.» Pourtant selon Musette, la pudeur est une invention de vieille femme. Mais le journaliste lui trouve encore d’autres qualités, selon le mysticisme esthétique, la physiognomonie, et fait même référence à Platon: «Il est rare qu’un beau corps ne renferme pas une belle âme, puisque, à vrai dire, il n’en est que la draperie. L’âme de Musette était donc androgyne comme son corps, c’est-à-dire la plus platonicienne qu’à ma connaissance, femme ait jamais possédée.» Musette gagne sa vie comme modèle, mais reste assez vertueuse. «La spirituelle Androgyne se définissait elle-même une fille galante doublée d’un galant homme.» Vertueuse à plus d’un titre, et même attendrissante: «Le côté femme appartenait aux déshérités de ce monde. Ses amants étaient toujours laids ou pauvres, souvent les deux, et quand on lui en faisait l’observation, elle répondait: – Qui les aimerait si je ne les aimais pas?» Suit l’histoire comique et noire du moulage par Pradier en larmes de son cadavre qui ressuscite[204]… et sa mort dans un naufrage. «Le public ne l’a connue que par les œuvres qu’elle a inspirées, parce que c’était comme tous les androgynes, un type essentiellement aristocratique qui s’était confiné dans un milieu très restreint et très choisi, et qu’elle dédaignait le vulgaire. Son influence sur l’art de son temps n’en a pas moins été considérable. Léonard de Vinci nous eût-il laissé la Joconde sans Monna Lisa? Michel-Ange, les Hékures et la Pallas sans Olympia Colonna? Jean Goujon sa Diane d’Anet sans la Duchesse d’Etampes? Raphaël ses Vierges sans la Fornarina? Pradier, son Atalante sans Musette? De tous ces types, la Fornarina était le seul qui fut de nature plébéienne et féminine. Tous les autres furent essentiellement aristocratiques et androgynes.» C’est le seul article de cette importance que Barbey ait conservé dans ce cahier, et il est significatif, non seulement de ce que Barbey pouvait aimer, ou rêver d’aimer, mais aussi de ce qu’était la beauté androgyne d’une femme pour lui, dans toutes ses dimensions. [205] Cet article n’est pas signé, mais il aurait pu être écrit par Barbey tellement la parenté d’esprit et de goût, les références culturelles et scientifiques sont proches de l’esthétique aurevillienne des années 1830 à 1860.
Cependant, quand on regarde les tableaux (et sculpture) pour lesquels a posé cette Musette, que Barbey connaissait bien sûrement, étant un assidu des Salons et un amateur d’art, nous sommes obligés de revoir » à la baisse », dans notre imagination, le taux d’androgynie! Cette jeune femme a peut-être quelques côtés masculins… mais ils sont vraiment éclipsés par sa beauté féminine.
Le summum le plus fréquent de la beauté se trouve à l’adolescence. Evidemment parce que c’est le moment où les deux sexes sont encore indifférenciés tout en attirant déjà le désir et permettant l’imagination..
Camille et Allan en particulier transcrivent des idéaux de beauté dans leurs deux sexes transposés.
Allan » était d’une beauté presque divine. Il avait cet âge hermaphrodite entre l’adolescence et la jeunesse qui participe de toutes les deux, et qu’on dirait un troisième sexe pendant le peu de temps qu’il dure, – car la beauté de cet âge dure encore moins longtemps que la beauté si vite évaporée des femmes » [206]. Quant à Camille, après avoir décrit surtout son caractère, Barbey s’intéresse particulièrement à sa «laideur» momentanée: en fait on sent que pour Barbey c’est un summum de beauté: » Camille, comme on le voit, était à cet âge où les jeunes filles ont le moins de charme et où elles cachent traîtreusement, sous les signes d’une puberté incertaine, et la maigreur des contours, ce fléau de beauté qui doit plus tard frapper les cœurs. Ne dirait-on pas que cet âge sans grâce est une première ruse involontaire de ces êtres, plus tard si sournoisement et si volontairement rusés? » Quand on voit Allan et Camille côte à côte, « garçon, c’était elle qui semblait l’être quand on la regardait près d’Allan, et c’était Allan, qui sous ses habits de garçon, à force de beauté, semblait être une jeune fille « [207] Plus tard il la qualifie de » beauté de lutteuse qui promettait des résistances même étant vaincue et qu’on n’aurait pas craint d’écraser. « [208]
Cette » garçonnette », Barbey a eu la chance de la rencontrer en chair et en os en 1838[209] à l’Opéra. On ne sait exactement comment était le texte de Germaine avant la rencontre: le modifia-t-il ou non?
La maturité masculine androgyne, pour se parfaire, demande des beautés et des valeurs d’habitude féminines, mais qu’il revendique aussi, comme la grâce.
Poniatowski est un exemple de cet androgyne qui conjugue toutes les qualités de la race humaine: » Le portrait gravé de Rajon à la tête du volume, et qui représente ce Roi de Beauté, créé-Roi politique par une femme [210], nous le montre avec son cou nud de taureau adouci découvert jusqu’à la poitrine, et ses magnifiques épaules pleines de promesses viriles et nonobstant d’une grâce tombante d’épaules de femme. Le visage est si correctement beau qu’on dirait une homme au lieu d’un homme, sans la coiffure qui est celle des hommes de ce temps. « Et de citer encore » les orbes de ses yeux « qui ont » l’éclat et la largeur de deux astres « , » ces belles mains tant embrassées par Madame Geoffrin dans ses lettres « et encore une fois » ses yeux lumineux « [211]
Barbey, dans les Disjecta membra relève des paroles de Diderot qui lui agréent: « Diderot avouait qu’il n’était pas critique quand il disait dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, c’est là que ses yeux s’arrêtent, mais que le reste est oublié… Preuve de son absence de critique, c’est cette phrase charmante d’ailleurs sur Grimm:
» Celui que j’aime, celui qui a la mollesse des contours de la femme et quand il lui plaît les muscles de l’homme, ce composé rare de la Vénus de Médicis et du Gladiateur, mon hermaphrodite, c’est Grimm. « [212]
Expressions étonnantes par leur lyrisme passionné!
En fait ce thème peut être perçu aussi comme celui du plaisir et du goût pour une liberté à son maximum
La beauté androgyne échappe au classement habituel, et, plus ou moins aux valeurs classiques (y compris religieuses ou morales). Elle est à son sommet dans une catégorie à part: l’adolescence appartient en effet de droit à l’androgynie car le sexe pourrait sembler encore indécis. Même une adolescence laide serait désirable car contenant en elle des possibilités de beauté non encore manifestées. Vellini est laide, mais sa «jeunesse» de garçonnet lui donne la possibilité d’être belle. La petite masque est disgracieuse, mais ses yeux, une magie, permettent de l’imaginer plus tard. Camille n’est pas jolie au début… etc.
En fait le choix de l’androgynie comme beauté à son comble est pour Barbey un exercice de sa liberté[213]; ce choix d’un Beau inhabituel entre dans le cadre de la révolte contre les critères sociaux classiques. Barbey soutient ainsi en quelque sorte que la Beauté ne peut être » canonisée » (il ne veut pas obéir, y compris dans son esprit, à des règles et des exclusives), ni le plaisir qu’on y trouve. La relation avec la liberté est essentielle, et surtout la possibilité d’être soi, d’avoir ses goûts, des passions dont on n’a pas à rendre compte, ni à dompter au nom d’un conformisme qui ne serait pas devenu sien. Barbey réclame la liberté de pensée, – c’est-à-dire pour l’exprimer clairement, celle de désirer. C’est pourquoi ce thème de l’androgyne est relié à celui de la laideur, comme une revendication de juger par soi-même, de rêver, et d’être librement attiré vers ce qu’il aime.
Conséquence peut-être d’une vieille querelle avec ceux qui lui ont si longtemps imposé leurs points de vue… Il n’accepte pas les critères au nom desquels certains ont décidé pour lui de sa laideur.
Lui qui craint encore d’être le laid enfant de ses parents, son éducation lui montre bien qu’il ne devrait pas oser dire sa soif d’être beau (ni dire l’oser)…
Mais en fait, quand il dit son plaisir\désir d’être un peu androgyne, ou son désir pour un être un peu androgyne, il montre qu’il ne veut plus céder justement à ces obligations perverses, cette espèce de chantage du Surmoi qui refuse à l’inconscient de s’exprimer. Il y a une sorte de raisonnement salvateur de l’inconscient qui négocie et ruse avec les conventions sociales, d’où le droit qu’il revendique à parler hautement, et sans tabou, de la Beauté d’un homme autant que de la Beauté d’une femme, et de juger sur un pied d’égalité alors de la laideur et de la beauté chez l’homme et chez la femme [214].
La Beauté égale la somme de toutes les beautés additionnées, mais gardant leurs particularités.
C’est ainsi que Barbey rêve d’une addition des deux beautés, s’il y en a deux. [215] Dans son amour de la Beauté, il choisit ici d’en doubler la demande et la capacité.
Il s’agit d’abord d’une addition de composants. En fait, l’androgynie, idéal de beauté pour Barbey, est avant tout la métaphore concrète de cette idée selon laquelle la Beauté est au sommet lorsqu’elle réunit toutes les beautés[216]: la complétude de l’homme, c’est force et grâce, violence et douceur, jeunesse et expérience etc., «cet hermaphrodisme divin dont les grecs, moins prudes que nous, et plus connaisseurs, faisaient deux beautés réunies, et non pas une monstruosité! »[217]
La première édition du Dandysme culmine sur ce portrait des dandys qui la clôt: «Natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis, où la grâce est plus grâce encore dans la force, et où la force se retrouve encore dans la grâce; Androgynes de l’Histoire, non plus de la fable, et dont Alcibiade fut le plus beau type chez la plus belle des nations.»[218]… On remarque la majuscule d’Androgyne, alors qu’il suit un point virgule: c’est le nom d’un personnage de la Fable, de la Mythologie, mais Barbey affirme qu’il en existe réellement… et en cite. L’adolescence qui contient toutes les promesses de l’homme, et l’âge adulte chez l’homme, avec un Allan, Des Touches, Néel, Savigny, le duc de Lorraine, Lauzun, Poniatowski, Gustave III de Suède, Shelley, Chérubin, Enjolras, Byron, chez la femme, avec Catherine II, Catherine de Médicis, la duchesse de Berry, Camille (avant la » faute »), Sibylle, Hauteclaire, Alberte, Vellini…
Laideurs masculines et féminines soustraites, il ne s’agit pas ensuite d’une addition de deux composants, masculin + féminin, bien mélangés avant de diviser ce qui s’est ainsi annulé!
En fait, de même que la femme peut être améliorée par quelques épices masculines, de même l’androgyne masculin ne perd rien de sa virilité.
Quelles sont donc les relations entre l’homme androgyne et la femme?
Barbey reconnaît qu’»un dandy est femme par certains côtés»[219]mais il ne doit pas être que cela: en fait l’homme androgyne et la femme androgyne doivent être aussi contrastés que possible.
Dans une lettre de 1856, il parle de l’Ange Blanc qui a du mal à accepter que le dandy souhaite être aussi un homme élégant, mais fort: » L’Audin est d’un mâle qui épouvante l’Ange Blanc, les femmes veulent toujours de l’élégance partout et je me tue à dire à ma critique qu’il y a bien plus beau que l’élégance, c’est la force, mais je ne suis pas compris. « [220] Dans ses romans, les hommes androgynes et beaux, adolescents ou, plus âgés, dandys, ne sont pas des hommes efféminés: ils sont pour partie sublimation de la féminité et non sa caricature. Avoir
le charme d’une femme tout en étant aussi solide, courageux, cohérent, physiquement et intellectuellement découplé qu’un homme peut l’être, tel est le souci de Barbey.
L’homme équilibré et sûr de lui peut se permettre de s’ajouter un côté féminin qui double sa beauté. La féminité aurevillienne est la fleur qu’ose la virilité.
C’est pourquoi il est si heureux quand une femme lui dit qu’il séduit aussi bien qu’une femme, ou qu’il a des côtés féminins.. Pourquoi cette jubilation? Il semble qu’effectivement, en vrai dandy encore sur ce plan, il reconnaisse seulement aux femmes le droit de parler des côtés féminins de sa personne, – alors que le côté masculin, la noble littérature, est réservé seulement à ceux qui ne pourront jamais se faire traiter par lui de Bas-Bleus, même s’il les éreinte parfois, les hommes. D’où les différences avec les consignes qu’il donne à ses biographes ou portraitistes masculins! Mais cet aveu féminin, n’est-il pas celui qu’il aurait aimé entendre de la bouche de la première femme qui le vit? Sa mère, si séduisante… Et, lorsqu’il réclame un peu de la grâce féminine, n’est-ce pas sur le terrain de sa mère qu’il veut se battre?
En fait, ce sont des moyens de séduction féminins qu’un dandy androgyne va pouvoir utiliser pour maîtriser la femme qu’il désire. Dans sa brillante critique sur Barbey, Jules Lemaître a très bien su analyser cette alliance de masculinité et de féminité du dandy: » cette royauté de manières qu’il élève à la hauteur des royautés humaines, il l’enlève aux femmes qui, seules, semblaient faites pour l’exercer. C’est à sa façon, et un peu avec les moyens d’une femme qu’il domine. Et cette usurpation de fonctions, il la fait accepter par les femmes elles-mêmes, et, ce qui est plus surprenant encore, par les hommes. Le dandy a quelque chose d’anti-naturel, d’androgyne, par où il peut séduire infiniment. » [221]
Sa féminité n’est qu’un leurre (qui ne trompe que ceux et celles qui pensent que ce qui est féminin est par essence signe de faiblesse) pour être plus beau et ainsi mieux séduire.
Allant encore plus loin dans l’analyse de ce besoin de séduction et de froideur chez le vrai dandy, Françoise Dolto le voit tenir » le drapeau de la virilité qu’aucun joug ne saura soumettre, pas même celui de l’amour. « [222] Puisque l’homme, classiquement, doit être le plus fort, – si l’amour est un rapport de force. L’androgyne est donc l’homme qui ajoute à la force masculine la puissance de la femme, double séduction.
Quel est l’intérêt pour sa vie de cette beauté doublement plus grande? pourquoi le désir d’être beau et fort? Pour plaire et attirer, bonheur inespéré, et éventuellement séduire, opération d’autant plus difficile, si on se croit laid.
Dans les romans aurevilliens, l’adolescent aime: il accepte d’être séduit, et veut plaire et/ou séduire, mais Barbey adulte, ou ses héros adultes, plus orgueilleux, moins spontanés, ne pouvant peut-être plaire spontanément, veulent d’abord séduire – surtout s’ils sont laids.
Il s’agit de séduire et cela a un rapport particulier, «privilégié», direct, avec la laideur.
Au nom de la puissance humaine à trouver du plaisir partout, Barbey semble en effet n’avoir jamais cherché à diminuer raisonnablement son désir. Il revendique le droit d’être librement attiré vers ce qu’il aime, de juger par soi-même.
Naturellement, même après avoir contesté aussi sur ce plan, cette conception-là n’empêche pas de faire des choix concrets de vie, mais dans l’écriture surtout, Barbey peut laisser parler l’imagination et les désirs, qui ne naissent d’ailleurs que du vécu (imaginaire ou non). D’ailleurs, son mode de vie est bien différent de son mode de rêve.
Cependant ce goût qu’il affiche l’amène en réalité dans sa vie à une presque impasse.
Barbey lui estime qu’il est à lui tout seul un androgyne en réduction.
Le terme est pris chez Platon que Barbey connaissait certainement. Or ce que Platon imagina dans son mythe n’est pas ce que cherche Barbey. Un schéma simpliste permettra de bien matérialiser la différence entre ces deux conceptions de l’androgyne et l’on peut aussi se reporter à l’article que j’ai mis en ligne à ce sujet pour préciser les choses, l’acception aurevillienne l’emportant de nos jours sur la platonicienne…
Selon Platon en effet, il y avait à l’origine trois sortes d’êtres munis de quatre bras et quatre jambes, les tout masculin, les tout féminins, et les androgynes composés de féminin et de masculin, mais Zeus les a divisés et chaque moitié recherche maintenant sa moitié, la division ayant donné des êtres purement féminins attirés par leurs semblables, des êtres purement masculins attirés par leurs semblables, et des hommes ou femmes attirés par le sexe complémentaire: deux cas d’attirance homosexuelle, et un cas d’attirance hétérosexuelle (cf. mes articles en ligne qui citent les sources sur ce sujet et son évolution).
Ce schéma montre clairement la différence avec la conception que Barbey a de son androgynie … Il s’estime «androgyne» parce qu’il aurait en lui-même, si viril, des côtés perçus comme féminins, et il apprécie l’inverse chez une femme. C’est, pour reprendre ses termes, un androgyne attiré (surtout ou parfois) par une autre androgyne.
La division qui aurait abouti à l’androgynie aurevilienne se serait faite, fantasmatiquement, selon le schéma symbolique suivant, et l’on voit bien que cela ne correspond pas au texte de Platon:
Ce n’est donc pas de l’homosexualité, mais c’est une hétérosexualité qui ne trouve pas son plaisir dans l’exacerbation des différences entre les sexes dits «opposés» ou complémentaires, mais cherche des complémentarités nuancées et variables dans les différences mais aussi dans les ressemblances très librement choisies. On pourrait fabriquer un néologisme selon une construction verbale similaire à celles des termes hétérosexualité et homosexualité, en inventant le terme «androgyneïté»![223] De nos jours, dans la plupart des contextes où le terme androgyne est employé, il ne désigne plus un être bisexué à 4 bras et quatre jambes, mais un être humain à 100%, une femme avec des côtés masculins ou un homme avec des côtés féminins: le sens construit à son usage par Barbey a supplanté le mythe construit par Platon.
Mais comme ces androgynes, sont très particularisés, une rencontre entre deux androgynes complémentaires est statistiquement bien improbable, et sa réussite est presque aléatoire. Barbey, avec tant de conditions, peut-il rencontrer un jour un semblable complémentaire? Un tel être est presque uniquement imaginaire, pour ne pas dire fantasmatique. Il le-la rêve dans ses œuvres (n’est-ce pas l’image de l’amazone et de l’androgyne telle que la définit Pierre Tranouez[224]) et croit parfois en trouver des approximations… Mais il n’a pas cru possible durablement un type de bonheur où il n’y aurait pas de catégorie fermée, il a cru que l’impossible n’existait pas. Et n’a pu se résoudre à épouser ce qu’il pensait n’être qu’une moitié de son désir.
La distance entre le désir profond mais inaccompli et le choix extérieur accompli involontairement est ce qui explique peut-être tantôt la passion avec laquelle il se laisse aller dans ses œuvres à parler de femmes et d’hommes androgynes, tantôt le ton moralisateur qu’il emploie.
Peut-être s’est-il ensuite rendu compte qu’il tenait à ce rêve d’un autre androgyne surtout dorénavant en tant que rêve… L’androgynie qui fut un thème très important décline en effet un peu dans la suite des œuvres, (comme le dandysme ou d’autres éléments réactifs). On dirait que la foi en son existence et le désir de le vivre en lui-même, mais surtout de le trouver chez un(e) autre, est moins fort: le «réalisme» l’emporte, ou des notions morales qu’il accepte.
Ce thème reste toutefois une composante importante de l’esthétique et de l’image qu’il essaie de faire percevoir de lui-même.
L’androgynie est donc beaucoup plus qu’un mode de provocation. Elle suscite l’admiration généreuse et passionnée; elle est contestation des privations, liberté pour mieux vivre; elle élargit et double la beauté; elle vient d’un désir de séduction… Elle est virilité plus belle pour lui, séduction plus grande chez des êtres rêvés et parfois rencontrés.
Revanche sur les femmes, c’est une tentative vers plus de beauté.
La revanche chez Barbey n’est pas critique négative, caricature, calomnie, médisance; elle ne cherche pas à faire «plonger» l’autre; elle est une rivalité vers un plus de Beauté.
Conclusions
Ces jeux du corps sur l’âme, les tâtonnements pour discerner qui a la préséance sur l’autre, comment ils s’articulent et se modifient l’un l’autre, ont été de grands sujets de préoccupations, de questions, et d’occupations aussi pour Barbey d’Aurevilly.
Chaque fois l’abstrait de ces recherches débouche sur des comportements visibles dans son quotidien, et sur des explications directes à son entourage, ou indirectes dans les œuvres.
Et chaque fois aussi l’on note une évolution qui va toujours dans le sens de l’abandon du côté matériel ou superficiel.
-Prisonnier de la physiognomonie, de l’attachement aux noms et aux détails physiques comme présages de destinées et indices de la personnalité profonde, Barbey se libère de ces contraintes, et accorde de l’importance à la physiologie qui lui semble plus rationnelle. Mais ce progrès n’est pas suffisant: il libérera l’âme du corps, pour permettre parfois au caractère et à la volonté d’influencer même l’apparence physique ou la sensation que les autres en ont: autrement dit la physionomie.
C’est donc un chemin libératoire que Barbey a parcouru, libération des théories qui qualifiaient l’âme à partir de défauts et qualités congénitaux ou héréditaires d’un corps subi, chemin qui redonnait à son corps la liberté, la qualité même de ne rien signifier… sauf ce que chaque individu et lui-même en particulier avait choisi d’être.
– Le dandysme était une réaction forte contre la raillerie des parents, adroite parce qu’ironique et presque hypocrite. Mais c’était aussi une contrainte trop forte pour le caractère passionné et idéaliste de Barbey, une esthétique dont il a senti la fausseté et la superficialité. D’où l’abandon progressif: il n’en garde que le côté esthétique dans la mesure où il ne le gêne pas lui et s’il est utile.
-Le masque qu’il avait attaché lui-même sur sa figure pour masquer ses souffrances, poliment, et plus tard pour mieux se défendre ou attaquer, Barbey trouve qu’il est en fait vicieux puisqu’il l’empêche de s’exprimer, et qu’il est source d’erreurs sur lui. Craignant moins les jugements des autres, – qui sont de toute façon moins douloureux que les mots si durs de ses parents, il le laissera bailler petit à petit, et même osera demander à des regards perçants la vérité sur lui-même. Soulagement là aussi d’être enfin soi, dans l’intimité de l’amitié ou de l’amour, et même indifférence indulgente ou railleuse aux erreurs des autres qui ne comptent pas. Les deux sont libératoires.
-La coquetterie qui était un jeu divertissant, devenue un esclavage pour le dandy dégoûté, a été un moyen, sans être un masque, de maintenir avec élégance la beauté et le courage humain face à des entités surhumaines championnes de la Laideur: le Temps et la Mort, au lieu de s’incliner devant elles.
-L’androgynie est un rêve de Beauté qui connaît un début d’incarnation, mais Barbey en reconnaît les limites et ne s’y jette pas à corps perdu.
Toutes ces réactions qui ont l’air désordonnées, ressemblent en fait à la merveilleuse organisation d’une toile d’araignée, avec des connexions rayonnantes et concentriques, sensibles, adaptables, dans laquelle les autres se prennent, mais où elle se reconnaît par cœur!
S’accepter, se créer, jouer de son corps et y mettre de son âme, mettre dans son âme des réalités physiques vécues avec intensité, tels sont les Travaux d’Hercule que Barbey a entrepris pour enlever de son corps l’étiquette de «laid» qu’on y avait attachée.
Ce qui était au début des réactions de narcissisme, réactions spontanées, primaires pourrait-on dire, non contrôlées dans leur violence ou leur passivité, plus ou moins saines, sont devenues plus mûres, moins excessives, repensées complètement. Elles étaient des réactions; elle se sont éloignées du point traumatisé pour acquérir une liberté de penser et d’agir.
Dans la direction, toujours de la Beauté.
Notes
[1]Rohmer le constate et le justifie presque lui aussi: «Avez-vous remarqué comment la beauté des images de Goethe ou de Balzac, pour en rester à mon exemple, a pour fondement une idée scientifique qui fait sourire nos modernes, le sentiment d’une affinité entre les corps et les esprits, puérile dira-t-on, mais qui garde des racines si profondes dans notre croyance, qui a si fort marqué notre langage que je ne saurais blâmer le cinéma de lui donner, par un recours tout simple à l’évidence, comme un nouvel et irréfutable fondement?» (Le goût de la Beauté, Collection Champs Contre-champs, chez Flammarion, 1989, page 91)
[2] article sur Eugénie de Guérin, de 1855, repris dans Les Bas-Bleus.
[3] O. C. II, p. 107 Le bonheur dans le crime.
[4] Premier Memorandum, 4 décembre 1836, O. C. II p. 786.
[5] voir son portrait ici en VIII
[6] O. C. II Ce qui ne meurt pas, page 388.
[7]page 140 O. C. II.
[8]page 587 O. C. I.
[9]page 639 O. C. I.
[10]page 721 O. C. I.
[11] O. C. II page 206.
[12]Ed. Rivages /Histoire 1988.
[13]page 36, dans Histoire du visage, par J. J. Courtine.
[15]page 43, dans Histoire du visage, par J. J. Courtine
[16]Sennett Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979, page 29.
[17]J. Taxil, L’astrologie et la physiognomonie en leur splendeur, Tournon, 1614, page 6.
[18]page 49 par exemple. Histoire du visage
[19] G. B. della Porta, idem, page 403.
[20]Physiognomonie céleste, Naples, 1603, page 1: son introduction.
[21]Les parents de Jules sont nés en 1785 et 1787.
[22] on se demande pourquoi pas trois!
[23]Eléments d’anatomie à l’usage des peintres, Paris 1888 page 6.
[24]cité par J. J. Courtine, page 154 dans Histoire du visage.
[25]lire Les fondements de l’eugénisme, Jean-Paul Thomas, PUF Coll. Que sais-Je, 1995.
[26]M Perrot Histoire de la vie privée, tome IV, page 416.
[27]Beauté Laideur: l’esthétique corporelle en question. Un essai de sémiologie historique (France XVIe-XVIIIe siècles). Paris V, 1985.
[28] Balzac, Ed. Pléiade, 1955, Tome VII, page 448.
[29]Byron lui aussi, raconte Pichot, a dit quelque part que de «belles mains sont des preuves d’aristocratie». Introduction aux œuvres complètes page 97.
[30]cf. Ursule Mirouet, Pléiade, III p 328.
[31]cf. Lettres d’un voyageur, Paris, Garnier-Flammarion, 1971 page 208.
[32]page 50 Introduction aux Œuvres complètes de Byron, 1869.
[33]Correspondance I p. 12
[34] cette variante cf. O. C. II page 712 a été supprimée.
[35]Cité page 1446 Pléiade O. C. II; en fait dans les Disjecta membra, Ed. La Connaissance, 1925
[36]article sur Paul Delaroche, publié le 2 mai 1857 dans Le Pays.
[37] fin de l’article.
[38] dans un article à propos de La Correspondance inédite du Roi Stanislas-Auguste Poniatowski et de Madame Geoffrin, publié le 3 août 1875.
[39] Disjecta membra, II, p. 184. Ed. La Connaissance, 1925
[40]Le Dessous de cartes, O. C. II page 141.
[41]Voici quelques livres au titre significatif dont il fait le compte-rendu dans des journaux:
-4 février 1852, dans Le Pays: Etudes de médecine générale. – de l’influence du matérialisme sur les doctrines médicales, par Tessier. Repris dans O. H. I, page 361.
-16 novembre 1875 dans Le Constitutionnel: «Ouvrage posthume de Philarète Chasles«. Psychologie des nouveaux peuples. repris dans O. H. XV page162.
-6 juillet 1883, dans Le Constitutionnel et Le Pays: Les névroses, par M. Rollinat. (repris dans O. H. XI, page 331)
-15 juillet 1878 dans Le Constitutionnel: Laide, par Mme J. Lamber. Non repris
[42] lire dans O. C. II les Memorandum suivants: le 1er octobre 1836 par exemple, page 759; celui du 16 février 1838 p. 872; du 21 juin 1838 pages 933-4.
[43]Correspondance I p. 68, le 6 mai 1843.
[44] (De Brummell.)
[45]cité dans les Notes sur Le dandysme, O. C. II p. 1426.
[46]Lettre à Trebutien, le 21 juillet 1850.
[47] Le Dessous de cartes, p. 154.
[48]Le Dessous de cartes, p. 156.
[49]est-ce trop que de noter ce double emploi de «caisse» lorsqu’on connaît la fin du récit?
[50]page 155 O. C. II.
[51]voir ma thèse sur le masque.
[52]Lettre à Trebutien, 2 avril 1855.
[53] ici en III- 3.
[54]Corr. IV, p. 290, 28 octobre 1855.
[55]Corr. IV, p. 311, 27 novembre 1855.
[56] Bas-Bleus.
[57] La genèse de la poétique physiologique de l’Ensorcelée, in L’Ecole des Lettres, N° 14, p. 138.
[58] cf. Tereza, dans L’insoutenable légèreté de l’être, de Kundera, Folio, 1989, a elle aussi des relations difficiles avec son propre corps, comme s’ils n’étaient pas un. Cf.: pages 66, 74, 201.
Elle a soudain envie de renvoyer ce corps comme une bonne () qu’il s’en aille ce corps.»
[59] Brian G. Rogers: La genèse de la poétique physiologique de l’Ensorcelée, in L’Ecole des Lettres, N° 14, page 136.
[60]Ce gouffre de feu, la femme, par Wanda Bannour, in L’Ecole des Lettres, N°7, 15 janvier 1891.
[61]O. C. II Le Rideau, page 30.
[62] O. C. II p. 62 Le plus bel amour… Ce Ravila Don Juan, porte les prénoms de Barbey!
[63] O. C. II p. 72 Le plus bel amour… La mère la dit laide, mais l’aime: grosse différence avec les parents de Barbey: reproche implicite.
[64]O. C. II p. 91-2 à propos de la naissance de la deuxième comtesse de Savigny.
[65]O. C. II page 234
[66]Sensations d’art, page 326.
[67]Disjecta membra, II page 207, Ed. La Connaissance, 1925.
[68]O. C. II page 233
[69] voir ici en VI sur ses conceptions de l’art
[70] Sensations d’art, page 213
[71]Sensations d’Art: page 234-5; cf. ici III
[72]Disjecta membra, Tome I, page 231, Ed. La Connaissance, 1925.
[73]Ed. Denoël, 1991, page 274.
[74]idem, Ed. Denoël, 1991, page 275.
[75]O. C. I page 669.
[76]cité par P. Favardin, Le Le dandysme, page 65.
[77]P. Favardin, Le dandysme, page 79.
[78]Premier Memorandum, 6 dec.. 1836 p. 790.
[79]Premier Memorandum, 5 octobre 1836.
[80]21 rue Cujas, Paris Ve, tel 40-51-72-05.
[81]Paru dans United States Lines Review, en 1962.
[82]imprimé pour l’exposition Splendeurs et misères du dandysme, organisée par la mairie du 6e arr. de Paris, en 1986.
[83] L’Ecole des Lettres, n° 7, 15 janvier 1991.
[84] Le dandysme, in La Revue des Lettres modernes n° 14, pages 143 sq.
[85] Baudelaire, Art romantique, Ed. J. Crepet, 1925, p 88.
[86] L’Ecole des Lettres, n° 7 15 janvier 1991.
[87]Revue des lettres modernes N° 14, page 143 environ.
[88] cf. La crise de la conscience catholique dans la littérature et la pensée française à la fin du XIXe siècle, Paris, Klincksieck, 1975.
[89] Baudelaire: La Fanfarlo.
[90]Cf. le poème baroque de Pierre de Marbeuf «Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer…»
[91]Le dandysme, Edition La Manufacture, 1988.
[92]page 41.
[93]Voir la description de Henri de Marsay par Balzac: «remarquable surtout par sa beauté de jeune fille, beauté molle et efféminée, mais corrigée par un regard fixe, calme et fauve, et rigide comme celui d’un tigre.» Balzac: les Illusions perdues, Coll. Pléiade, page 227.
[94]O. C. I page 782.
[95]Favardin, Edition La Manufacture, 1988, page 88.
[96] Correspondance 20 juin 1856.
[97]Lettre à Trebutien, 12 décembre 1844.
[98]Lettre à Trebutien, 20 octobre 1850.
[99]donc… le 1er novembre 1850 (!).
[100]Baudelaire : L’Art romantique.
[101]page 1255 O. C. I.
[102] page 1434 O. C. II.
[103]Correspondance, Tome IV, page 190, 27 mars 1855.
[104]Voir Barbey: Brummell et le dandysme, in L’école des Lettres, N° 11, du 15 mars 1884.
[105]19 décembre 1877.
[106]On trouverait encore beaucoup d’autres détails qui confirment cette évolution. Par exemple dans Germaine, Margherita est dite «la plus originalement belle de nous toutes.» Dans Ce qui ne meurt pas, cet adverbe est supprimé. Etc. L’originalité n’est plus une valeur en soi.
[107]cf. Byron: «On se ment encore plus à soi-même qu’aux autres.» cité par Gilbert Martineau dans Lord Byron, la malédiction du génie, en page de garde.
[108] Les Contemporains, 1902 Ed. Société française d’imprimerie et de librairie, 16e édition.
[109]Jules Lemaître Les Contemporains, 1902, Ed.: société Française d’imprimerie et de librairie, page 59.
[110]Du dandysme p 710, O. C. II.
[111]Il est des livres qui devraient être publiés en l’état originel, puis avec les modifications selon les années: sinon, quand on les lit sans que les modifications soient datées, la personne réelle de l’auteur se noie dans le flou de dessins successifs superposés, parfois contradictoires, et le lecteur qui cherche à faire une synthèse se trompe forcément.
[112] Louis Baladier donne par exemple cette analyse éclairante de Wilde: «La rhétorique de Wilde dans ce roman repose sur la dialectique d’une thèse dandy: la supériorité de l’individu qui fait de sa vie entière une œuvre d’art, refusant toute croyance et tout sentiment susceptible de gêner sa jouissance, recherchant systématiquement la sensation pure et l’aventure inédite; et la contrepartie de cette thèse: la ruine intérieure que provoque la quête incessante et obstinée du plaisir.» Oscar Wilde: le portrait de Dorian Gray in L’Ecole des Lettres N° 11
[113]Disjecta membra, tome II, page 177, Ed. La Connaissance, 1925.
[114]cité par Jean Gautier dans Jules Barbey d’Aurevilly, page 241.
[115]cf. ici VI sur l’esthétique.
[116] Il se demande s’il y a quelque chose de sincère dans son œuvre et accepte d’être avant tout étonné par cet homme étonnant.
[117]Jules Lemaître Les Contemporains 1902 Ed.: société Française d’imprimerie et de librairie, page 60.
[118]Correspondance, Tome I, 17 nov. 1844, page 213.
[119]Sa première vocation, dit-il, était l’armée.
[120]Edition Seuil, 1990.
[121]cité par P. Bollon page 198.
[122]cf. notre thèse Le masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly.
[123] Le Pays, 13 juillet 1853.
[124]Correspondance III, p. 207, 3 mai 1853.
[125]Le pays 18 juillet 1856.
[126]Article refusé au Pays, 1857, cité au Tome II p. 371 Le XIXe siècle, Choix de textes établis par Jacques Petit, Mercure, Mercure de France, 1966. Les vers sont de Baudelaire.
[127]publié le 7 juillet 1873.
[128]Article sur Les Mémoires de Philarète Chasles, 31 octobre 1876, dans Le Constitutionnel.
[129]Lettre à Trebutien, 3 mai 1853.
[130]Le 3 novembre 1872, lettre à Saint-Maur: «je ne vous ai pas répondu plus tôt, ce n’est pas que je boudais, mais cinquante raisons, les unes que les autres meilleures. D’abord, je n’aime plus à écrire des lettres. Quand elles dépassent les trois lignes d’un billet, j’y suis gauche. Il faut s’intéresser à soi pour écrire des lettres, et je ne m’intéresse plus du tout à ma personne, ce qui prouve qu’il y a de l’égoïsme encore dans cette gueuse d’amabilité!»
[131]page 69, Disjecta membra Ed. La Connaissance, 1925.
[132]Cf. ses réactions devant les portraits qu’on fait de lui.
[133] cf. sa lettre du mardi 6 novembre 1877 où il explique pourquoi un livre n’a pas été coquettement relié.
[134]Des lettres sans dates, mais postérieures à 1870:
«Madame,
Je suis heureux, mais triste de votre invitation, car je ne l’accepte pas.
Vous avez du monde, à votre dîner du 15, – et de ce monde que j’appelle un monde bleu. Or je n’ai jamais aimé celui-là… Quant à l’autre, (le monde des frivoles) que j’ai beaucoup trop aimé autrefois, mais que je n’aime plus, j’ai renoncé depuis longtemps, à toutes ces cérémonies, et il me gâterait en le diminuant, mon plaisir très vif de dîner chez vous.
Vous êtes assez bonne, madame, pour agréer mes excuses, et me pardonner d’être devenu un ours. Je vous crois même capable de pousser la bonne grâce jusqu’à offrir à mon ourserie apprivoisée et magnétisée par vous, un dîner de famille et d’intimité.
Dans ce désir, Madame, qui voudrait être une espérance, agréez, je vous prie, le respect du plus dévoué de vos serviteurs.»
Et encore un autre où le lion a fait place à l’ours, par exemple celui-ci:
«Madame,
Votre cœur qui bat anxieusement auquel je ne crois pas, parce que je serais trop heureux d’y croire… Vous êtes certainement bien aimable, mais malgré votre amitié charmante, je ne pourrai pas dîner chez vous vendredi, et voici pourquoi:
Vous avez trop d’amis intimes. Vous en avez dix. C’est pour moi dix fois trop… J’avais rêvé que j’aurais pu dîner avec l’homme qui est assez heureux pour être votre mari; mais avec dix personnes que je ne connais pas! Non, cela fait peur à ma sauvagerie. Je fus, mais je ne suis plus un homme du monde, et il n’y a qu’à vos pieds seuls que je dépose ma peau d’ours.
Votre respectueux Jules Barbey d’Aurevilly.»
On pourrait multiplier ces lettres qui montrent un certain dédain pour le monde, pour les succès. En voici un échantillon:
«Mon cher Hayem,
C’est à mon tour d’être pris ce soir. Excusez-moi donc, je ne puis dîner avec vous, ce qui me rendra mélancolique où je serai.
Physionomie pour une soirée! J’en pourrais avoir une autre, celle de l’ennui le plus fatigué. Je continue de poser pour ce diable de buste, cela touche à sa fin, mais caramba! que c’est long!
Je prétends qu’on ne doit plus dire embêté, mais embusté.
Jules Barbey d’Aurevilly.»
[135]réponse à M. Dewèse: «Je me soucie peu de la gloire des biographies. La mienne est dans l’obscurité de ma vie. Qu’on devine l’homme à travers les œuvres si on peut. J’ai toujours vécu dans le centre des calomnies et des inexactitudes biographiques de toutes sortes, et j’y reste avec le plaisir d’être très déguisé au bal masqué. C’est le bonheur du masque qu’on ôte à souper avec les gens qu’on aime.» etc.
[136]L’article de Mirbeau, 8 octobre 1882, par exemple, l’a agacé en partie, comme il l’écrit à Louise Read le 23 octobre 1882, et il veut guider la plume de Bourget.
[137]14 novembre 1882.
[138]à Madame de Bouglon le 23 août 1883.
[139]Déjà en 1855 Barbey écrivait: » Si, au lieu d’aller faire mon droit à Caen, j’étais allé faire le coup de sabre dans l’Algérie(…) je serais maintenant général ou j’aurais été tué. Deux bonnes choses. « (C. G. t IV, p 200-201).
[140]lettre de mars 1884.
[141]voir encore ma thèse à ce sujet.
[142] cf. ici V-2.
[143]rapporté par Charles Buet dans Souvenirs et impressions, page 404.
[144]O. C. I page 789.
[145]d’après Baudelaire.
[146]De l’élégance.
[147] cf. Barthes, Le système de la mode, Paris, Le Seuil 1967: p. 262: «Chaque année, certains corps sont à la mode.» etc.
[148]Jean Lorrain est justement l’exemple d’un vrai dandy qui n’a pas compris la différence de Barbey, cf. Monsieur de Bougrelon…
[149]Christian Tortu, fleuriste actuel: «L’élégance c’est d’être soi-même tout en respectant les autres. Ce n’est pas une affaire de diktat de mode. C’est quand je suis le plus près des choses vraies que je me sens élégant. () Il faut être soi-même sans tricher et s’arrêter juste quand on déborde sur le territoire des autres, c’est-à-dire quand on commence à être égoïste. Mon chien est très élégant parce qu’il a envie d’être aimé, mais qu’il ne fait rien pour plaire.»
[150]comme nous l’avons montré dans Le masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly.
[151] O. C. II p 1461.
[152]Correspondance 1877.
[153] Du Dandysme, O. C. II p. 701.
[154]cité par G. Matzneff dans La diététique de Lord Byron, Folio 1987, p. 29
[155]cité par G. Matzneff dans La diététique de Lord Byron, Folio 1987, p. 29
[156]Premier Memorandum, 7 novembre 1836, p. 774
[157]Le Constitutionnel, 1er septembre 1845, cité in «Premiers articles», p. 92
[158]Un Baudelaire, par exemple, a vécu cruellement, les affres du Temps. cf. Les Fleurs du Mal. Spleen et Idéal XLIV
[159]507
[160]et pour cause!
[161]Vauvenargues.
[162]Une vieille maîtresse, p. 358.
[163]Essais III 5.
[164]Henri Bordeaux: Le: Le Walter Scott normand, Barbey d’Aurevilly, Plon, 1925 p. 119.
[165]ceci est à prendre au sens propre exactement.
[166] Barbey a souffert assez tôt de dents mal rangées, puis abîmées.
[167]Correspondance, VI, p. 53, 28 novembre 1857
[168]Une vieille maîtresse, p. 352.
[169]30 mai 1856.
[170]Lettre à Trebutien, 1er septembre 1853.
[171]Lettre à Trebutien, 22 novembre 1853.
[172] page 223 Tome II Le XIXe.
[173]Yukio Mishima, vieillissant, si l’on peut dire, en arriva à ne plus supporter la perte de la beauté. Avant son suicide, il écrit: «Parmi mes convictions inébranlables, j’ai toujours eu celle que le vieux est éternellement laid, le jeune est éternellement beau. La sagesse du vieux est éternellement sombre, les actes du jeune éternellement transparents. Plus les gens vivent vieux, pires ils deviennent. En d’autres mots, la vie humaine est un processus à l’envers, de déclin et de chute.» Le marin rejeté par la mer, 1963
[174] et même le bonheur pris à construire son image avec une certaine réussite, comme nous le verrons plus loin (ici VII)
[175] et peut-être l’amour des choses anciennes n’est-il là que parce qu’il nous rassure sur les exceptions que fait le Temps, ou qu’il apprivoise un peu d’immortalité?
[176]Muriel Gagnebin: Fascination de la laideur, Ed. L’âge d’Homme, 1978, pages 327-333.
[177] Si ce goût se veut exclusif, certains peuvent en retirer la sensation d’un art «laid« parce qu’il est marqué d’éphémère, d’entropie, de quelconque, et d’une acceptation -aveugle? maso? – de la mort et de l’absence de sens…
[178] E. Cioran: Précis de décomposition, Ed. TEL Gallimard 1977 pages 17-18: «Personne n’atteint d’emblée à la frivolité. C’est un privilège et un art; c’est la recherche du superficiel chez ceux qui, s’étant avisés de l’impossibilité de toute certitude en ont conçu le dégoût; c’est la fuite loin des abîmes, qui, étant naturellement sans fond, ne peuvent mener nulle part.
Restent cependant les apparences. Pourquoi ne pas les hausser au niveau d’un style? C’est là définir toute époque intelligente. () Savoir, par toute sa vitalité, que l’on meurt, et ne pouvoir le cacher, est un acte de barbarie. Toute philosophie sincère renie les titres de la civilisation, dont la fonction consiste à tamiser nos secrets et à les travestir en effets recherchés. Ainsi, la frivolité est l’antidote le plus efficace au mal d’être ce qu’on est: par elle, nous abusons le monde et dissimulons l’inconvenance de nos profondeurs. Sans ses artifices, comment ne pas rougir d’avoir une âme? Nos solitudes à fleur de peau, quel enfer pour les autres! Mais c’est toujours pour eux, et parfois pour nous-mêmes, que nous inventons nos apparences…»
[179]Cf. ses premiers Memoranda.
[180]Lettre du 3 février 1838 (Correspondance, Les Belles Lettres, 1947, p 339) Or Guérin, comme Péladan, étaient des écrivains à qui ce thème était familier.
[181] cité dans J. Petit : Barbey d’Aurevilly critique, page 636.
[182]In Dédicaces à la Main, page 235.
[183]cité page 42 dans le livre de Charles Buet dans Barbey d’Aurevilly, impressions et souvenirs. Il s’agit d’un exemplaire des Memoranda pour Mme Ch. B… (épouse de Charles Buet?).
[184](sa conversation). Lettre du 23 mai 1882 C. G. VIII.
[185]cet article a paru le 22 mai 1882 ou 1877, sous le titre «Un causeur, M. Barbey d’Aurevilly» dans Le Gil Blas.
[186]Nous pensons qu’il conserva cette ébauche sur sa cheminée.
[187] Mais il ajoute que ce désir est un désir qui se suffit à lui-même:
«Car, pour les cœurs brûlants, regarder, c’est avoir!
Pour eux, la possession par le regard vaut l’autre…
Et le plus bel amour, c’est l’amour sans espoir.»
Ce qui est curieux, c’est que justement, ces vers-ci sont les derniers de Poussières. O. C. II.
Voici des confidences de Judith Gautier, rapportées par Charles Buet, page 280: «Comprendra-t-on ce que ces vers veulent dire? disait madame Judith Gautier au jeune poète qui lui demandait de copier cette strophe. C’est si bizarre que cela ne peut même pas s’expliquer. Nous nous sommes rencontrés tous deux dans une sorte de passion mystique et extravagante pour l’archange Saint-Michel; nous nous parlions de lui, très mystérieusement, quand nous nous trouvions ensemble, dans le monde. Vous devinez quelles fantaisies extraordinaires le maître brodait sur le sujet, et c’était un secret entre nous, que je ne dévoile pas sans un peu de regret.» (Barbey d’Aurevilly, Impressions et souvenirs.)
[188]Le livre du ça, Ed. Gallimard, 1980.
[189]Nous en profitons pour poser deux questions: le bébé, qui, en naissant croit sans doute qu’il fait encore partie de sa mère, croit donc pendant un moment qu’il est féminin? Le bébé- ou même le petit enfant – qui connaît le sein (sauf en cas de biberon!) – bien avant de savoir comment sont les sexes, – devrait bien plutôt regretter de ne pas avoir de sein, ce sein délicieux, qu’un sexe particulier qu’il n’a jamais vu et ne peut imaginer… Peut-être tous les autres bras, qui ne lui portent pas de lait, sont-ils des bras qu’il connaît d’abord comme non-nourriciers et «apprend» à aimer pour d’autres raisons?
[190]Barbey et l’imagination de Ph. Berthier, page 174.
[191]L’esprit de Barbey d’Aurevilly, Chronique, 1er janvier 1824, page 24.
[192]Lire sur ce point dans Barbey et l’imagination de Ph. Berthier page 174 un développement plus complet.
[193]page 345, Barbey d’Aurevilly, Impressions et souvenirs.
[194] cf. Barbey et l’imagination de Ph. Berthier.
[195]Foucault fait remarquer que, dans la Grèce antique, la distinction «morale» ne se fait pas entre amour homosexuel et hétérosexuel, mais au nom de la «vertu», entre actif et passif. L’actif, digne d’être un modèle de vertus, aimant, enseignant les vertus, et l’aimé, passif, en échange de sa beauté recevant l’enseignement, tel Alcibiade, voulant être aimé de Socrate dans ce but.
[196]Tournier fond à sa façon plusieurs explications et fait d’Adam un hermaphrodite dans Les Météores, page 65.
[197]Byron: «Je n’admire pas cette chose redoutable qu’est une femme d’esprit» « Chose »!
[198]Bas-Bleus, p. XIX.
[199]Page 782 O. C. I
[200]dont le premier prénom était… Barbe, même si son prénom usuel était Françoise…
[201]cf. ce qu’il dit de Carpeaux qui avait sculpté Les quatre parties du monde, la danse en est réussie… «Hein? vérité et puissance! Avec quoi fait-on du beau, si ce n’est avec cela?… Il est évident que c’est de la danse qui a le diable au corps, mais si c’est rare, rien n’est plus vrai que le diable au corps» Mais quelque chose le choque: «Elles sont là toutes les quatre, se faisant dos à dos, et rien n’est plus laid (je dis le mot bravement) que ces quatre paires de jambes et ces huit pieds, qui courent en rond les uns après les autres!» (Sensations d’art, pages 229 et 232) Et ceci d’autant plus que ces jambes ne sont pas féminines, mais celles de jeunes garçons «sans grâce». Et leurs jambes de jeunes garçons -manquant de grâce- ne sont pas celles d’androgynes qui trouveraient grâce aux yeux de Barbey.
[202]Correspondance, 24 juin 1845. Quand on demande à des Italiens ce qu’évoque pour eux le nom de «Vellini«, ils penchent un peu pour un nom de famille, plutôt masculin, et cela les fait penser, en italien, à Bellini, et à «beau« et en français à «vilaine», les deux s’unissant et se contrariant de façon complexe à souhait. Chez Barbey, l’onomastique est passionnante: souvent consciente, toujours inconsciente, et toujours révélatrice.
[203]Reproduit dans les Disjecta Membra tome II page 260, Ed. La Connaissance, 1925.
[204] histoire digne du Chat noir de Poe, et qui m’a fait penser à l’aventure peu connue de Gauguin que je cite en annexe 2 pour le délassement du lecteur qui s’intéresse à la peinture.
[205]page 356 II Disjecta Membra, Ed. La Connaissance, 1925.
[206]Germaine, O. C. II page 384.
[207]Germaine, O.C.II O. C. II page 386.
[208]Germaine O. C. II page 571.
[209]O. C. II page 971, 21 septembre 1838
[210]Catherine II de Russie.
[211] à propos de La correspondance inédite du Roi Stanislas Auguste Poniatowski et de Madame Geoffrin, Constitutionnel 3 août 1875.
[212]p. 137 Disjecta Membra II, Ed. La Connaissance, 1925.
[213]ce n’est pas perversité, puisque ce choix est conscient et libre; d’ailleurs il évoluera.
[214]alors que, nous l’avons dit, dans les dictionnaires, la beauté est une notion réservée à la femme; elle est presque taboue pour l’homme.
[215]Byron est resté pour lui un dandy qui avait «les deux sexes comme Tirésias», mais Tirésias ne les a eus que successivement… (Les Bas Bleus, page 188. Ed. Slatkine). Plutarque dit d’un de ses contemporains: «Où la beauté le tentait, le sexe lui était indifférent». La même phrase pourrait concerner Byron, qui l’a appliquée. Il fait dire à Lovelace dans Astarté: «Rien de ce qui pouvait rendre quelqu’un heureux ne lui semblait immoral.» cf. Nijinski disant: «Je suis l’époux et l’épouse en une seule personne…»
[216]Il a une pensée dans les Disjecta membra où le regret et l’indignation se le disputent: «la virilité peut descendre jusqu’à l’affreux gynandre, et l’hypospadias?» (page 217 tome II, Ed. La Connaissance, 1925)
[217]Prophètes du Passé, O. H. page 244; Constitutionnel, article du 26 octobre 1875.
[218]Du dandysme, page 721.
[219]Disjecta Membra, XI, Ed. La Connaissance, 1925.
[220]Correspondance, IV, p. 129, 1er mai 1856.
[221]Jules Lemaître: Les Contemporains, IVe série, H. Lecène et H. Houdin, 1889, page 58.
[222]thèse de M. C. Natta: La grandeur sans convictions, Essai sur le dandysme Ed. du Félin, 1991, page 145
[223] «Chevalier de Malte», le surnom qui lui était donné parfois, veut-il dire autre chose?
[224]L’Amazone, l’Asthénique, l’Androgyne in Revue des Lettres Modernes, N° 10.