Septième partie de Jules Barbey d’Aurevilly et la laideur
Introduction
L’écriture, réaction consciente et inconsciente. VII.1.
Vers la parole orale puis écrite. VII.2.
La sublimation et l’œuvre, en général et chez Barbey (p. 464). VII.3.
L’œuvre aurevillien(ne) comme résultat d’une sublimation. VII.4.
a) Premier grand type d’œuvre: le Roman, la Nouvelle
b) La structuration comme une œuvre
c) Deuxième grand type d’œuvre: tout ce qui est «critique»
d) Le style comme une œuvre
Les accessoires. VII.5.
Conclusions
Septième partie : de la laideur à l’œuvre
Introduction
Nous avons vu tout au début que Barbey laissait entendre, puis avouait franchement, que l’écriture était pour lui un «apaisement» à certaines souffrances que nous avons essayé de définir, nées de cette affirmation des parents: «tu es laid».
Ce problème influence son enfance, sa prime jeunesse et ses premières réactions (cf. I et II), interfère chez lui dans ses écrits (III), ses orientations fondamentales, (IV) ses comportements réfléchis (V) et sa pensée (VI) au point que nous dirions qu’il est primordial. Son contenu a été étudié aussi longuement que nécessaire parce qu’il était en lien direct avec notre sujet «Barbey d’Aurevilly et la laideur».
Naturellement, et heureusement, Barbey a bien d’autres idées, bien d’autres dégoûts, bien d’autres amours. Hors sujet ici, nous n’en avons parlé que s’ils étaient en lien avec ce problème de laideur. Nous ne voulons pas réduire Barbey à une manie!
Mais nous voudrions revenir sur l’écriture qu’il lie à sa souffrance: partie d’un «petit détail», elle va prendre de l’ampleur. Une ampleur telle qu’elle est devenue une œuvre.
Pour commencer, il faut revenir plus précisément à ces souffrances, et au mécanisme qui apporte en quelque sorte l’apaisement dont il parle.
L’écriture, réaction consciente et inconsciente. VII.1.
Barbey ressentit durement certains événements de sa petite enfance: l’enfant est conditionné par ce qui lui arrive, ce qu’on appelle «le roman familial», et dans le cas de Jules, le mot n’est pas de trop! La souffrance est née d’abord de la froideur et de l’accusation de laideur, et sa vie affective fut contaminée par cette blessure narcissique.
Il a réagi de différentes façons que nous avons étudiées dans les chapitres qui concernaient les conséquences du «traumatisme de la naissance», conséquences affectives, intellectuelles, pratiques, extérieures.
Certaines répondaient à la froideur des parents:
– le désir violent jusqu’à l’inceste, sublimés en manque féroce d’amour, et les substitutions de l’amour maternel: le pouce, l’alcool, le donjuanisme;
-l’angoisse qu’il vécut, les questions insolubles, d’où ce blocage sur le passé et les souvenirs incoercibles;
– l’impression d’une mère morte, et la contamination qu’il essayait de sublimer, pour moins les ressentir, par l’ennui et la froideur en lui-même;
-les réactions violentes pour survivre et pour dépasser le désir de meurtre en légitime défense, sublimées en un simple déni de race, de famille, désir de se détourner de ses parents et de les fuir;
D’autres répondaient directement à l’accusation «tu es laid»:
– le sentiment de sa propre laideur d’abord, qui était une façon de sublimer en acceptant et même en intériorisant les idées de ses parents, en dévalorisant le narcissisme;
– la révolte et la fuite qui évitent un passage à l’acte concret et brutal;
– la séduction, le dandysme, la coquetterie, le masque, l’androgynie, le donjuanisme, et la destruction complète des idées physiognomoniques pour arriver à la libération de la personnalité…
– la constitution de sa propre esthétique: audace de traiter un sujet qui aurait pu être tabou pour lui, et constitution d’une esthétique qui conteste et confirme certaines opinions qui l’avaient fait souffrir, damant ainsi le pion à ses parents, et dominant la cause de la souffrance. Cette esthétique a d’abord été à usage interne, et intérieur, intime.
Tout cela a servi à Barbey pour ne pas se laisser mourir sous cette phrase qui l’a souvent, dit-il, cinglé…
Ces réactions ont donc été variées, et elles ont également varié dans le temps.
Cependant Barbey a abandonné certaines tentatives qu’il a jugées infructueuses. (dandysme, androgynie, physiognomonie, révoltes diverses etc.). Essais de réactions, compensations, sublimations, qu’a désillusionnés la réalité, ou souci de réalisme.
Prenons un seul exemple: le narcissisme pathologique aurait pu être une réponse à la phrase assassine de sa mère. D’ailleurs certains de ses comportements au début ont pu y faire penser.
Pierre Gascar, botaniste aussi, évoque bien cette perversité de la solution narcissique («solution» presque au sens chimique): «Il n’est pas de mythe plus troublant, de mythe où se définisse mieux le conflit de l’existence. Sollicité, le miroir favorise la dissociation de la personnalité qui est à la base des plus graves ruptures de l’équilibre psychique. Il ne s’agit pas, comme on est porté à le croire, d’une objectivation du moi. Tout miroir est trompeur; notre apparence nous déguise; on ne se voit bien soi-même qu’à l’intérieur. Narcisse est pris au piège d’une fausse ressemblance, et c’est dans l’espoir de se reconnaître vraiment qu’il reste penché sur son image jusqu’à ce que mort s’ensuive, la réunification parfaite de soi étant, on le sait, dans la mort.»(Un jardin de curé, Stock, 1979, page 184). En effet, un des pièges que nous tend notre instinct esthétique, c’est celui de nous laisser identifier par l’autre ou par nous-mêmes à notre corps, et c’est aussi de se laisser identifier l’autre à son corps si on en a plaisir. La douleur ou le désir peuvent donner une présence incroyable au corps et Barbey aurait pu ne se focaliser que sur ce corps qui le faisait moralement souffrir.
Or Barbey fit évoluer ce thème: pour important qu’il soit, le corps n’est qu’une enveloppe qui ne doit jamais être prise pour la totalité de la personne; le mystère naît justement du fait que ce corps recèle bien des choses qui sont, elles, essentielles.
Et d’autre part, il a réussi à «s’en sortir»: ne se limitant plus à son corps, il n’avait pas peur de la vieillesse, ni de la mort, même s’il a mal comme tout le monde…: il ne l’a manifesté ni dans ses personnages, ni pour lui-même, excepté la crainte de baisser la garde devant la vie. Du moins en a-t-on l’impression constante.
De cette tentation du narcissisme pathologique, il n’est resté ensuite que des traces.
Barbey s’est servi toujours plus que d’autres de miroirs pour contrôler son apparence: un grand dans sa chambre, ou une petite glace au revers d’un peigne à moustache qu’il tenait au creux de sa main, pour vérifier, disait-il, si les femmes le suivaient… (peut-être en fait pour vérifier son aspect aussi, c’est-à-dire comment elle le voyaient à ce moment-là) c’est encore pour lui une façon de se regarder dans le regard des autres qui lui plaît plus que de se regarder avec ses propres yeux. D’où la nécessité de faire souvent des mises au point pour expliquer aux autres sa propre beauté, en leur apprenant à le voir! Et si la vision qu’il suppose chez l’autre ne lui convient pas, il va chercher à la modifier. Nous verrons cela plus loin en détail..
Dans les romans, il n’utilise presque jamais de miroirs. Nous avons montré dans notre thèse sur le masque qu’ils sont parmi les rares objets nommés, et que c’est à cause de leur fonction bien particulière et qui n’est pas celle d’un simple miroir: Mme de Savigny s’admire et se trompe sur la beauté qui attire Serlon; Vellini y contemple au contraire celui qu’elle aime. Le mari de Jeanne-Madelaine, les crimes supposés de sa femme. Le miroir n’est jamais un simple reflet.
Barbey a tenté ainsi bien des types de réactions, dont certaines incomprises de ses contemporains: il raconte allusivement toutes ces tentatives qui demandent une force intime extraordinaire. [1] Sur la mort, sur les sarcasmes, Barbey réussit à faire fleurir une fleur que certains – et il se défend par avance contre eux, les prosaïques apparemment sans problèmes – appelleraient monstrueuse, mais que lui trouve innocente.
Il en abandonna d’autres: chaque fois que Barbey a frôlé un type de comportement pervers, car sans issue, il en a progressivement pris conscience; cherchant à faire de lui-même une œuvre fabriquée, il en a assez vite senti le côté artificiel et, reconquérant alors sa liberté, il a accepté le difficile processus du deuil, et s’est reconstruit. Il est très conscient aussi d’avoir réagi par le biais du langage et de l’imagination. Il le dit souvent, et du début jusqu’à la fin. Le narcissisme pervers est devenu, par une transformation positive, une fierté bien motivée qui lui a redonné un certain équilibre: «Je suis heureux de me regarder dans cette glace étamée par vous et je m’y trouve presque joli garçon. Vous avez fait de moi un Narcisse littéraire.»[2]
Cette phrase est extrêmement importante car elle s’oppose directement à l’accusation de laideur, et elle prouve que la solution choisie par Barbey a été efficace.
En effet, nous avons bien précisé qu’il était conscient d’écrire quand et parce qu’il était déchiré, et pour ne pas alourdir notre thèse dont notre lecteur a déjà avalé jusqu’ici ici, – s’il n’a pas sauté de pages! – environ 2367 grammes- nous l’invitons à se reporter à l’introduction générale. Et nous répéterons seulement cet aveu qui contient l’adjectif «laid»:
» Tout est vrai dans ce que j’écris, – vrai de la vie passée, soufferte, éprouvée d’une manière quelconque, – non pas seulement de la vie supposée ou devinée. Je ne suis pas un aussi grand artiste que cela. Il faut avoir le courage de se regarder, fût-on laid! En dehors de la réalité et du souvenir, je n’ai pas trois sous de talent, et il est même probable que je n’écrirais point. Je n’écris jamais qu’inflammatoirement, comme les tissus s’enflamment, pour rejeter les échardes qui nous sont entrées dans la chair. « [3]
L’importance de l’adjectif «laid» employé ici vient d’une espèce de raisonnement logique et à demi-conscient: «je suis sans imagination, mais le sachant, je m’en sors autrement…», c’est un espoir qui vient parallèlement à un autre sous-jacent: «je suis laid, mais je le sais, et, le sachant, j’espère pouvoir m’en sortir autrement.».
Nous verrons qu’en fait les deux s’additionnent et donnent: «je suis laid, mais je me sors de cette laideur autrement.» L’écriture sera la laideur corrigée et sa beauté rejaillira sur son physique.
Raisonnement à demi-conscient, disions-nous.
Il est par contre tout à fait conscient d’une autre constatation: c’est qu’il peut, comme les écrivains qu’il étudie, être connu à travers son œuvre. [4] C’est d’ailleurs sur le conseil de Barbey, nous l’avons dit au début de notre étude, que nous avons cherché à le connaître, et avec ses méthodes.
Mais nous voudrions aller un cran plus loin, avec tout le respect que nous lui devons, en dépassant le niveau dont il pouvait être conscient…
Posons-nous en effet d’abord la question de savoir si on a le droit, et s’il est possible, d’aller plus loin que la conscience? autrement dit faire, sans prétention, une recherche qui se serve un peu de la psychanalyse, de la psychologie et du bon sens…
Le problème posé par une «biographie de type psychanalytique» est évidemment celui d’un travail fondé sur des suppositions. Limites que reconnaît bien volontiers Freud, pourvu qu’on ne lui refuse pas tout et qu’on lui laisse quand même un domaine défini!
«Nous devons tracer les frontières générales qui s’imposent à la psychanalyse dans le domaine de la biographie (…) La recherche psychanalytique dispose comme matériel des données biographiques suivantes: d’une part, hasard des événements et influence du milieu; de l’autre, réactions connues d’un individu donné.»[5]
On pourrait étudier «les relations qui existent entre la vie de l’auteur et ses créations (…) un événement intense et actuel éveille chez le créateur le souvenir d’un événement plus ancien, le plus souvent d’un événement d’enfance; de cet événement primitif dérive le désir qui trouve à se réaliser dans l’œuvre littéraire; on peut reconnaître dans l’œuvre elle-même aussi bien des éléments de l’impression actuelle que de l’ancien souvenir.»[6]
Or nous avons déjà donné de nombreux éléments biographiques. Certes il nous en manque. Mais les détails que nous avons sont de la main même de Barbey, avec la part de vérité et de subjectivité que cela suppose…
En tout cas, ce sont ces détails qu’il souhaitait que l’on sache. Mais nous en avons aussi regroupé certains qui étaient dispersés, quasi invisibles, discrets, presque dissimulés, échappés. C’est cette variété dans l’approche qui donne de grandes probabilités à une analyse jamais réductrice, jamais exclusive parce qu’elle respecte la personne d’un auteur.
Vers la parole orale puis écrite. VII.2.
Comment reconstituer le lien qui exista entre la blessure de la laideur et la création de ce qui nous fait connaître Barbey? car il faut bien dire que nous le connaissons que par ce qu’il a laissé dans ses écrits et par l’impression qu’il laissa à ses contemporains, marqués par son verbe et sa vie.
Essayons, à partir des éléments biographiques, de retracer comment il lui a fallu évoluer.
Le milieu affectif dans lequel il a été élevé, l’éducation qu’il a reçue, le milieu intellectuel qui l’a façonné l’ont, nous l’avons vu, empêché de pouvoir protester à voix haute, exprimer sa souffrance, exorciser ce «remords esthétique» qui le fait tant souffrir.
Au fur et à mesure des jours, le ressenti intérieur s’est doublé de la parole intérieure, peut-être parle-t-il ensuite, puis écrit-il, en espérant être entendu avec un sourire par ses parents. Mais il n’a été ni entendu ni exaucé. [7]
Donc, il va falloir aller dans deux directions: qu’il réussisse à plaire soit autrement, soit aux autres, et oser quand même dire ce qu’il a à dire.
Réussir à plaire: il est bien conscient en effet de souffrir de «cette recherche inquiète de l’approbation des autres, inextinguible soif des applaudissements de la galerie, qui, dans les grandes choses s’appelle l’amour de la gloire et dans les petites, vanité?» [8] Il ose parler de vanité, mais n’ose pas parler de ce qui est plus profond: le complexe de laideur: cela ne se dit pas…
Plaire à ses parents autrement: il l’a essayé, sur un plan intellectuel, par exemple, mais c’est Léon qui a reçu les suffrages plus que lui…
Plaire aux autres est donc le seul moyen qui lui reste.
Pour voir des visages souriants se tourner vers lui, et comme il croit ne pas pouvoir séduire par son visage, il essaiera d’autres séductions.
L’oral lui donne la joie de se voir l’objet de regards bienveillants, lui qui en a été sevré. Peut-être dès tout petit s’essaie-t-il à donner ce plaisir qui ricoche sur le sien: Jacques Petit donne bien la mesure de ce que nous ne pouvons que peu étudier, puisqu’il n’y en a pas de traces: «Le plaisir qu’il a le plus constamment préféré est celui de la conversation où il excellait, exécutant à lui seul des «sonates de conversations» pour le bonheur de voir sur le visage de ses auditeurs le reflet de sa propre parole.»[9]
Ce qu’il cherche ainsi dans les yeux des auditeurs, n’est-ce pas le plaisir de se voir regardé avec plaisir?
Adulte, parler avec verve est un des plaisirs compensatoires qui fonctionnent à plein: Pourquoi parler ici de compensation? Parce que, en fait, Barbey est conscient lui-même que cela comble un manque, une tristesse fondamentale dont nous avons parlé, et qui ne lui semble pas «normale»: «besoin de voir la figure humaine pour s’animer» écrit-il un soir dans son Memorandum.» [10]
Et de citer Jean-Paul dont la remarque devait lui redonner courage: » On ne s’aperçoit pas plus de la laideur d’un homme éloquent qu’on ne voit la corde d’une harpe quand elle commence à résonner. « [11]. Il reprend cela à son compte dans les conseils de séduction qu’il donne: travailler sa voix et sa façon de parler: « C’est tout l’homme qui est éloquent… le regard de l’homme fait partie de sa voix »[12]
Cela tourne vraiment au système, et, dans L’Ensorcelée, par exemple, à propos de Jéhoël, Barbey rapporte l’histoire d’un prêtre accusé d’avoir ensorcelé une jeune fille » Gaufridi était jeune encore, il était beau, il était surtout éloquent. Shakespeare dit quelque part: » je mépriserais l’homme qui, avec une langue, ne persuaderait pas à une femme ce qu’il voudrait. « [13] Il est frappant de le voir ainsi mettre en valeur ce talent de l’éloquence, don qu’il se reconnaît, alors qu’il admet ne plus être jeune et ne se sent peut-être toujours pas beau.
Il ne dit pas par quel type de discours il peut séduire. Mais, par de nombreux témoignages, nous le savons, et nous en parlerons plus loin. Il n’est même pas non plus question ici des sujets abordés. C’est seulement l’oral qui séduit: oral au nom significatif d’ailleurs.
Barbey a donc pris très tôt l’habitude de vouloir séduire par la parole, et ne peut plus penser qu’il peut être séduisant sans cette parole. Le plaisir qu’il donne à ses auditeurs atténue son sentiment intime de manque coupable: n’avoir pas séduit ses parents.
C’est peut-être devant les visages toujours détournés de ses parents, que, au lieu de se fermer à son tour et de se taire, il découvre un autre moyen de s’exprimer plus durablement et plus puissamment, un autre moyen aussi de séduire, avec un minimum de risque si on se sent laid, un cercle plus large que des auditeurs: c’est l’écriture, processus plus efficace, moins risqué, plus universel: combien de lecteurs amoureux de l’auteur qu’ils n’ont pas vu[14]…
Adolescent, adulte, parler avec verve, écrire avec succès sont les deux piliers les plus durables, et les plus efficaces pour restaurer son narcissisme.
Il écrit sans fatigue, et sans se rendre compte de ses gaffes, à son ami Trebutien, – qui avait un physique encore plus ingrat que lui[15], à l’Ange Blanc, à Louise Read… Et les compliments qu’il reçoit sont transmis soigneusement de sa plume qui se défoule et veut convaincre…
Chez lui, il y a apparemment continuité entre la parole orale et écrite: tous ceux qui l’ont connu ont noté cette ressemblance. Bourget affirme par exemple: «Il ne s’est pas fait cette prose, il a seulement noté la parole intérieure.»[16] Et il serait passé de l’oral à l’écrit de façon assez logique.
En fait, Barbey explique plusieurs fois qu’il trouve facilement des sujets à développer, mais que, techniquement et concrètement, ce mode d’expression-ci lui donne plus de mal: le souffle de l’oral naît spontanément, et se transpose facilement dans la correspondance avec les amis, mais ce qu’il écrit pour le public prend – et doit prendre – difficilement corps. Nous y reviendrons.
On pourrait croire l’écrit un prolongement naturel de la parole, prolongement presque au sens vital, («prolonger la vie», dit-on)… Pourtant rien n’est «naturel» et ce n’est pas toujours le cas. Barbey, lui, par exemple, pour poursuivre son travail de séduction est obligé de s’inventer des auditoires dans ses nouvelles, des auditoires bien sûr soumis et dominés, tout acquis au narrateur porté par leur attention flatteuse. Peut-être parce qu’il préférera toujours s’adresser au visage de son auditeur: «Je n’écris qu’à mon âme et mon corps défendants.» «Je préfère à tous les livres quatre mots barbelés de conversation.» [17] Il a, dirait-on, encore plus de plaisir à être bien regardé qu’à être lu.
Bien des critiques ont analysé l’écriture, pour Barbey, comme une parole mise sur papier… C’est surtout un moyen et une preuve de la séduction.
Il se voit conquérir un auditoire fantasmatique, il conquiert un auditoire réel de lecteurs qui achètent sa prose, il peut imaginer conquérir, enfin, ses parents… ou faute de les conquérir, les troubler dans leurs certitudes…
Une preuve a contrario de ce besoin de séduction, c’est l’évolution, presque le revirement que nous constatons à la fin de sa vie: fuyant les Salons et les lettres de pure politesse, il abandonne parole et écriture dans ce qu’elles ont de non «vital» pour lui: il n’a plus besoin de séduire par ce biais des gens qui lui sont, finalement, au fond indifférents. Nous y reviendrons.
Car la cause principale de ce besoin de séduire est la crainte de ne pas séduire, avec tout ce qu’on lui avait dit…, mais son but principal est, non pas de séduire, mais de se délivrer en fait de son cri de souffrance:
Nous avons montré[18] que Barbey écrivait essentiellement pour lui les œuvres littéraires, d’imagination, celles qui jaillissent de lui et ne sont censées comme les articles ou la correspondance, ni commenter pour les lecteurs de façon instructive ou intellectuelle des idées intéressantes ni s’adresser à un destinataire précis (mis à part un peu du Des Touches ou d’Un Prêtre marié, dans lesquels il veut faire plaisir, et sauf les quelques passages écrits pour ses parents…).
Si parole et écrit ont été les moyens – et même des preuves – de sa séduction qui ont réussi dans leur domaine, Barbey a vite compris qu’ils avaient une seconde utilité encore plus essentielle: leur contenu porte aussi sur le contentieux qui existe entre ceux qui lui ont affirmé qu’il était laid, et lui-même qui se veut beau.
Il découvre qu’il a envie d’écrire ses rêves, ses révoltes, et accomplir dans cette écriture la vengeance de ses rêves, comme il l’a dit. Le faire, même si c’est douloureux, apaise ses douleurs. Douleur choisie contre douleur imposée. Il n’écrit qu’inflammatoirement, mais comme le dit André-Chaumont, « l’écriture était pour lui une espèce de décharge existentielle. « [19]Comme les arcs de décharge dans les bâtiments. Comme un exutoire à l’énergie. Comme un plaisir irrépressible et nécessaire. Comme un poids qu’on pose.
Allons jusqu’à un sens plus symbolique, ou psychanalytique: l’écriture, née dans la souffrance du moins, est ce qui nous permet de survivre lors d’un choc intérieur grave, bonheur ou malheur. Elle alerte un entourage inattentif, blesse visuellement l’agresseur, ou détend comme la saignée d’autrefois… C’est presque une panacée. Dans les œuvres de Barbey, la mort, (et la blessure qui est une mini-mort) est intérieure, elle est d’autant plus dangereuse qu’elle ne peut s’extérioriser: la blessure, la mort en acte sont coagulation, blocage de la vie. Ceux qui saignent beaucoup vivent finalement. [20]Il a souffert de devoir trop se contenir.
Il écrira, mais pour se délivrer: rêves, révoltes, vengeance de ses rêves. Et de cette écriture-là, il ne saurait se passer.
La littérature aurevillienne, comme l’analyse Philippe Berthier[21], n’est pas activité d’appoint, mi-temps détendu, agrément mondain, plaisir de dilettante. Elle est le résultat obligé de lois intérieures impératives, la conséquence positive d’un joug souvent secoué. Ce talent n’a paru et ne s’est développé que parce que beaucoup de forces contraires se sont coalisées contre lui pour le rendre difficile. Comme il le disait de Byron, Barbey est bien lui aussi « Fils de la Douleur et de l’Obstacle »[22] engendré par la persécution d’un long échec (qui n’était pas l’échec de Byron, caché derrière un bonheur par ailleurs si éclatant).
Julien Bonel, psychanalyste, explique ainsi Une Page d’Histoire[23]qui boucle la boucle de sa vie: «Nous avancerons pour notre part que toute la construction romanesque de Barbey constitue une démarche pour tenter de comprendre, de mettre en sens ce qu’il a entendu comme un désir de meurtre de la Mère à son égard. (quand elle avait eu de la peine à s’arracher à une partie de cartes et qu’ensuite, il manqua mourir.) «
C’est jusqu’au bout qu’il écrira, bâtissant son œuvre, et considérant finalement que tout ou presque, en fait partie: correspondance, journaux intimes, poussières, bouts de poésies, vers dispersés à droite et à gauche, presque oubliés parfois… Il éditera à la fin de sa vie les œuvres de jeunesse, qu’il désavoue pourtant plus ou moins, question religion ou intellect… Qu’est-ce qui l’intéresse donc dans l’Amaïdée de sa jeunesse, publiée à 80 ans avec une note qui en condamne le sens? sans doute de mesurer justement le chemin qu’il a parcouru pour rendre supportable sa souffrance. C’est pourquoi les dernières œuvres «personnelles» reprennent avec tant d’exactitude la courbe du départ: ce que la conscience juge, l’inconscient l’accepte… Finalement il bâtit son œuvre, mais elle se bâtit aussi à son insu et les matériaux qu’il avait rejetés, il s’aperçoit qu’ils en font partie aussi. Elle le bâtit alors autant qu’il la bâtit. Il est conscient que l’œuvre lui est utile, et il la bâtit; mais son utilité inconsciente le bâtit lui. C’est en effet le sens qui importe au plus haut point, le sens, le cri, beaucoup plus que la forme ou la beauté ou la célébrité ou toute autre raison d’écrire. Il écrit pour s’écrier.
Si Barbey confie qu’il écrit pour dire ses rêves, pour étancher sa douleur, c’est qu’il n’a pas été exaucé, ni même entendu.
Il qualifie son œuvre de rêves ou de révolte ou de vengeance de ses rêves.
Ces textes, par leur sujet, leur tonalité, sont des réponses, mais non pas à un auditeur attentif, – des réponses, et Barbey en est conscient, aux frustrations et aux douleurs.
Sa parole d’enfant n’était sans doute pas bien accueillie et les visages fermés autour de lui entraînaient la fermeture de son masque… Frustrations qui renforçaient son tempérament imaginatif. Il rêvait, ou compensait plutôt, sur ce qui lui aurait fait tant plaisir… Rêves de nuit qui nous disent qui nous ignorons être, débauches de rêves interdits de jour,
Rêves… En tout cas, pas cauchemars. Il peut s’agir ici aussi bien de rêves d’inceste, d’être aimé de sa mère, d’être général, d’être le prince des dandys, d’être beau comme un androgyne etc… De «bons rêves», des rêves qui font plaisir, indépendamment de tout jugement moral.
En effet, si l’on devait caractériser l’ensemble des thèmes comme des rêves qu’il nous propose (étant donné que son écrit remplace et\ou raconte son rêve), on pourrait dire à première vue qu’il y a les bons rêves et les cauchemars…
D’une part, les tableaux souriants, les personnages transparents et purs, beaux, idéaux, ceux que son milieu social de naissance peut appeler » bons » sont des créatures de rêve, rêves qu’il a rarement croisés dans la réalité, illusions dangereuses… Il aimerait pouvoir les aimer inconsciemment, autant qu’il les aime consciemment. Beaux jeunes gens qui le représentent au début de sa vie tel qu’il aurait aimé être, belles jeunes filles pures qui auraient pu l’aimer. Mais la réalité malheureusement n’a jamais été telle… Sa mère, Flavie de Glatigny, Ernestine du Méril, Louise, les Parisiennes, Paula, Vellini, l’Ange Blanc, Louise Read ont toutes eu les défauts divers et irréductibles de la réalité. Les cris de solitude de Barbey à la fin de sa vie, son désespoir devant tout ce qui arrive trop tard, montrent comme il avait rêvé ces mères tendres, passionnées, comme il s’était préparé à des dévouements et à des amours de feu, et même au mariage qui lui semblait une gageure, un défi pour y faire durer la passion… Rêves intérieurs heureux nés devant sa propre image, ou devant les visages des siens tout proches, ou devant ceux des autres.
Le joli rêve tourne alors, derrière sa belle apparence, au cauchemar quand on se réveille dans la réalité. Un exemple: les devises qui le frappent à Tourlaville pleines d’amour et de bonheur sont belles. Mais derrière ce qui peut s’écrire, Julien Bonel, psychanalyste, voit comme des allusions à ce qui est tabou: d’abord parce que, estime-t-il, Barbey l’applique à un amour incestueux entre Julien et Marguerite, ensuite parce que Barbey inconsciemment peut-être l’applique à sa mère et à lui: «Ce qui donne la vie me cause la mort» ou encore «Les deux ne font qu’un»: la première fait allusion à cette naissance qui faillit être mortelle… la seconde, au souvenir des moments heureux passés encore avant cette naissance: l’inceste fantasmé intra-utérin mère-fils ne dure qu’un temps; mais l’inceste frère-sœur est en fait bien moins soumis au temps, s’il existe.
Même les bons rêves, si beaux d’apparence sont donc une illusion empoisonnée ou dangereuse… Ce qui explique d’ailleurs leur tension douloureuse, Barbey se condamnant chaque fois. Un rêve pour le ça, mais un vrai cauchemar du point de vue moral ou réel.
Ce que son milieu – ou sa conscience – juge mauvais est, au fond, pour lui désirable et bon (pour le plaisir intérieur, caché, intime ou inconscient, et même excusable à la raison!). Ce qu’il a rêvé tout jeune peut lui avoir été donné comme un rêve interdit, source alors de cauchemars dans la réalité tout éveillé, source de remords, d’angoisses… Des thèmes comme celui de Niobé, de l’inceste, de l’androgynie, de l’amour avec une malade, une femme âgée, sont des rêves nés de ses désirs, désirs qui naissent devant son propre moi, ou qui sont propulsés en lui par le cercle restreint de la famille, ou par des réactions à l’extérieur. Nous essaierons de montrer en suivant une logique interne du psychisme, comment ils sont reliés à notre thème.
Les récits de Barbey que d’aucuns qualifient de cauchemardesques, infernaux, laids, « mauvais », doivent se juger, à ses yeux, selon sa propre subjectivité, et non selon les valeurs communément admises par exemple par son milieu de naissance.
Rêves sans doute, des œuvres comme Le cachet d’onyx, Léa, Germaine, Amaïdée, Une Vieille maîtresse, L’Ensorcelée, Une page d’histoire dans laquelle le narrateur se donne visiblement, nous l’avons vu, un rôle qui lui plaît, qui correspond à un souhait, à un désir,
presque un besoin. Un besoin devient vite douloureux s’il n’est pas satisfait, c’est l’ambivalence du mot «rêve», tel qu’il est utilisé par Barbey. L’aspect agressif ou maladif pour ne pas dire pathologique de ces œuvres, correspond à la vengeance d’une frustration, et c’est le deuxième aspect que souligne Barbey lui-même.
Ses livres, s’ils ne sont pas les «rêves», sont alors «la vengeance de (ses) rêves.»[24] Mot violent s’il en est, pour exprimer que l’œuvre n’est pas seulement la transcription agréable de ses doux rêves. Ce n’est pas la transcription passive d’un cauchemar que subit le dormeur. Mais une action presque volontaire: ou la compensation brutale des rêves qui ne se réalisent pas, «le rêve qui se venge de la réalité»[25], ou le châtiment de ceux qui empêchent ses rêves, la punition de ceux qui mettent à mal ses rêves. Or combien de ses rêves dont nous avons parlé plus haut, sont tombés en poussière, morts-nés ou détruits… L’abandon successif de tant d’images, d’espoirs caractérisent en partie son évolution bien perceptible.
Autrement dit, lorsque ses rêves ne peuvent se réaliser, Barbey avoue qu’il s’en venge… Sur qui? Comment?
Puisque Barbey est d’accord avec ce qu’écrivit Bourget,… et même qu’il lui tint la plume en partie, voyons ce que Bourget expliqua, – voyons ce qu’ils expliquèrent serait plus exact – dans l’Introduction aux Mémoranda[26], qui date de 1883: la date tardive donne à ce texte la valeur particulière d’une espèce de bilan testamentaire:
«M. d’Aurevilly ferme ses lettres d’un cachet sur lequel il a fait graver une devise, à la fois résignée et superbe, fière et vaincue: «too late, trop tard!» Il prétend, lui, le courageux écrivain et qui n’a guère fait d’aveu plaintif devant les autres, que ces deux mots contiennent l’histoire secrète de sa vie, et que tout lui est arrivé trop tard de ce qui, venu plus tôt, lui aurait comblé le cœur. [27] Trop tard! Cette devise est-elle vraie des événements de cette vie? Il est malaisé d’en juger; car M. d’Aurevilly, au rebours de la plupart de ses contemporains et des plus illustres, n’a pas dévoilé dans des mémoires ou des confidences le roman de ses bonheurs ou de ses mélancolies, et un mystère demeure sur toute sa jeunesse, – sur la période surtout de cette jeunesse dont il ne reste aucune trace littéraire. [28] Mais ce qui domine les faits matériels de notre vie, ce qui les crée même en un certain sens, – car de ces
faits rien n’existe pour nous que leur retentissement dans notre âme, – c’est notre personne, et la devise du cachet de M. d’Aurevilly apparaît comme évidemment exacte pour qui connaît la personne qu’il est aujourd’hui et qu’il a dû être à 20 ans.» Il n’est pas de cette époque: désintéressé, aristocratique, fanatique de l’action, laird, catholique, anti-littérature documentaire…
«Faut-il voir dans cet isolement l’inévitable effet de causes lointaines et faire intervenir ce mot si commode et qui rend compte de tant de mystères: l’Atavisme? Faut-il attribuer à une destinée d’exception le développement dans un sens inattendu de facultés déjà par elles-mêmes exceptionnelles? De longues années de jeunesse passées en province à tuer l’ennui à force de songes; d’autres plus douloureuses, passées à Paris aux aguets d’une occasion d’employer tout son mérite, qui n’est pas venue; les injustices de la critique et les misères de la publicité, rendues plus dures par la hauteur d’âme, – voilà de quoi expliquer beaucoup de froissements, par suite beaucoup de résolutions de farouche indépendance.» D’où un état de révolte perpétuelle…
«C’est le caractère étrange de cette destinée qu’il faut apercevoir pour juger l’œuvre écrite de M. d’Aurevilly du point de vue exact, et pour en pénétrer la secrète logique. Il y a une question à se poser devant toute existence consacrée aux lettres? (sic) Quelle sorte de volupté l’écrivain leur a-t-il demandée, à ces lettres complaisantes? Car elles se prêtent à toutes les fantaisies, et pourvu qu’on les aime de tout son cœur, elles consentent qu’on les aime de bien des amours divers. Beaucoup d’auteurs exigent d’elles une gloire immédiate.» Ils sont chaleureux et assez coulants. Mais «il est une autre race d’hommes», des solitaires qui travaillent en initiés comme ce Flaubert, un peu byzantin dans la Tentation de Saint Antoine… «Il est enfin un troisième groupe d’artistes pour lesquels écrire est une façon de vivre et rien de plus. Ceux-là n’ont d’autre but que d’aviver avec leurs propres phrases la plaie intérieure de leur sensibilité. La réalité leur est douloureuse. Elle les opprime, elle les blesse. Leur âme ne rencontre pas dans le cercle de circonstances où cette réalité l’emprisonne de quoi satisfaire son appétit d’émotions grandioses et intenses. Ils demandent aux mots et à la sorcellerie de l’art ce que les Orientaux obtiennent par le haschich, ce que l’Anglais de Quincey se procurait en appuyant sur ses lèvres sa fiole noire de laudanum, un autre songe des jours et une autre destinée. C’est leur vengeance à la fois et leur affranchissement que la littérature: leur vengeance, car ils attestent ainsi que le sort fut injuste pour eux et qu’ils ont été, comme dit magnifiquement un ancien, «humiliés par la vie»; – leur affranchissement car ils conquièrent ainsi une excitation qui efface en la dépassant l’empreinte de la haïssable réalité. A ce groupe d’écrivains par désir passionné d’être ailleurs appartenait ce même Byron qu’il faut nommer sans cesse lorsqu’on parle de M. d’Aurevilly, – lequel composa La fiancée d’Abydos en quelques nuits, afin de chasser des fantômes qui sont toujours revenus. (…) Au même groupe appartient M. d’Aurevilly. Comme à Byron, comme à Saint-Simon, la littérature lui a été la fée libératrice et qui console de tout.»
«Les contradictions dont il a souffert se sont résolues, les avortements de son destin se sont réparés, les crève-cœur de ses désespoirs se sont soulagés lorsqu’il a écrit. Ce beau vers de son mince recueil de poésie
L’Esprit, l’aigle vengeur qui plane sur la vie,
pourrait servir d’épigraphe à ses moindres volumes.»
Tant pis s’il fait peur quelquefois et qu’importent les excès de sa prose, «il a (…) atteint son but puisqu’il a été Lui-Même, avec la pleine expansion de tout l’intime de sa personne, durant les trop courtes heures qu’il a dépensées à écrire ses pages»
«Je comprenais clairement ce que la littérature a été pour cet homme dépaysé et quel alibi sa mélancolie a demandé à son imagination»
«Donc la littérature a été pour M. d’Aurevilly un songe réparateur.» [29]
«La littérature a son ivresse aussi qui ne fait qu’interpréter et amplifier les sensations que l’écrivain a subies. Mais cette transformation-là s’appelle le talent.»
Barbey traite cette analyse d’assez superficielle: «Mon ami Bourget a vu dans mon talent le désespoir de l’action, et c’est une idée juste. Il pouvait creuser plus profond, mais il a dit cela et c’est vrai, mon talent est une réaction contre ma vie. C’est le rêve de ce qui m’a manqué. Le rêve qui se venge de la réalité impossible. Au fait, j’aurais mieux aimé être un brillant colonel de hussards conduisant son régiment au feu, que d’avoir écrit tout ceci. Ce n’est pas l’avis de beaucoup de mes amis, mais c’est le mien, à moi, pour qui un maréchal de lettres ne vaudra jamais un maréchal de France.» [30]
Mais en tout cas, Bourget a reçu l’aval de dire pourquoi Barbey écrivit, et posa la question des blessures de jeunesse. On dirait que Barbey aurait aimé qu’un ami le dévoilât plus qu’il ne s’était dévoilé lui-même… Il accepte l’idée que le talent est le désespoir de l’action, l’écriture une réaction contre sa vie, le rêve de ce qui lui a manqué, le rêve de la réalité impossible.
Il aurait aimé qu’il dise quelque chose de «plus profond». Mais quoi? Peut-être quelque chose de plus intime, de plus ancien… de plus « causal »: ce qui lui a manqué, par exemple.
L’œuvre que nous connaissons, tant écrite que vécue, est donc née comme un moyen de séduire, mais surtout, avant tout, et après tout, comme le cri qu’il avait envie de pousser: rêve, révolte, contestation, vengeance de celui dont les rêves ont été détruits, rêve qui se venge de la réalité, ou vengeance contre les rêves qui ont été mauvais etc. Barbey emploie lui-même la formule «diversion à une idée fixe qui me faisait souffrir»[31] Ce qui peut, en langage courant, être nommé comme une réaction, la compensation de frustrations qui répondent directement à la souffrance qu’il a ressentie.
Mais ces termes ont, selon nous, des connotations trop «utilitaires», et relèvent trop du conscient. Prises de consciences et rêveries, rêves et désirs, angoisses et cauchemars, donc inconscient et conscient mêlés, ont pu alterner jusqu’à l’éclosion, dans ce terrain bouleversé, de diverses réactions qui vont de phénomènes de décharge et de compensation jusqu’à ce que nous qualifions de sublimation.
On pourrait contester l’emploi de ce terme car Freud, qui avoue lui-même avoir des difficultés à en expliquer le mécanisme initial, réserve l’emploi de «sublimation» pour le cas des pulsions agressives (cf Jones E. Sigmund Freud, Life and work, 1957, vol. III Angl. Hogarth press, Londres,) et surtout pour celui des pulsions sexuelles. Or «tu es laid!» ne semble pas à première vue avoir de relations avec l’agressivité ni avec la sexualité… Mais est-ce exact?
Si un être projette une telle phrase dans son passé le plus ancien, elle peut l’empoisonner à la racine. C’est bien plus qu’un sentiment d’infériorité. Cela revient en effet à croire n’avoir jamais reçu intentionnellement de ses parents le don de la vie, à n’avoir pas reçu d’eux de bonne vie. Dans ce cas, les premiers besoins d’auto-conservation du vivant, presque somatiques et touchant la totalité de l’être (et pas seulement des pulsions sexuelles), sont dangereusement «inquiétés», d’où une agressivité défensive et offensive. L’emploi par nous du mot «sublimation» peut alors se justifier comme une tendance à éviter l’agressivité en se réparant et se restaurant aussi sur ce plan.
D’autre part l’enfant qui entend «Tu es laid!» puis l’intègre, croit n’avoir jamais été aimé, et donc n’être pas aimable par «rétro-conséquence» ni désirable ensuite; il est amené à croire que ses «premiers», ses géniteurs, lui ont dénié toute vie sexuelle, lui ont rendu impossible toute sexualité, lui ont refusé tout plaisir. Or précisément Barbey semble croire que tout chez lui a été brisé avant même la naissance, y compris l’affectivité et la sexualité… d’où un problème sexuel d’un type particulier qui nécessitera ce que nous voudrions appeler autrement que «réaction» ou «compensation».
Pulsions d’agressivité et problèmes (réel ou imaginairement vécu) avec les pulsions vitales (présexuelles), ce sont bien les causes de la sublimation que relève Freud, même si elles naissent dans le cas de Barbey très précocement. L’emploi du terme «sublimation» nous semble donc à peu près autorisé. D’autant plus que les manifestations ultérieures de la sublimation et son fonctionnement nous semblent tout à fait adaptés à l’analyse de Barbey.
Freud explique en effet que la sublimation peut partir (- même s’il ne sait comment ni pourquoi-) «d’une impression actuelle, une occasion offerte par le présent, capable d’éveiller un des grands désirs du sujet; de là, il s’étend au souvenir d’un événement d’autrefois, le plus souvent infantile, dans lequel ce désir était réalisé; il édifie alors une situation en rapport avec l’avenir et qui se présente sous la forme de la réalisation de ce désir, c’est là le rêve éveillé ou le fantasme, qui porte les traces de son origine: occasion présente et souvenir.» (S. Freud: Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient 1905 Gallimard.)
La sublimation n’est pas une action mentale tellement facile à définir! – surtout dans une thèse de Lettres… Concrètement, c’est comme une action qui vise à avoir le dessus dans une défaite ou renouveler ses forces après une blessure psychologique. Elle ne se déroule pas dans le même sens que la blessure: il y a toujours une espèce de transposition, de déviation qui dirige son effort dans une autre direction, mais avec le même but: ne plus souffrir, et même vivre mieux qu’avant, par une sorte d’hédonisme naturel. Son domaine privilégié est le domaine relationnel évidemment, l’homme étant d’abord un être de pulsions et de pulsions dirigées vers, c’est-à-dire de relation. Cette sublimation peut se diriger dans de nombreuses directions, représentant toutes des valeurs sociales reconnues positives par la société.
La sublimation est un processus douloureux de toute façon: contre la main qui vous inflige une douleur qu’on ne comprend pas, on a le choix de subir passivement, hurler, griffer la main, se mettre à jouer à aimer cette douleur, ou «profiter» de cette expérience pour qu’elle se passe le mieux possible ou soit utile plus tard…
De même, dans toute souffrance, quand on ne peut avoir ni être ce qu’on voulait, on peut subir passivement, réagir violemment, intégrer la souffrance de façon perverse, la refouler sans fruit ou diriger son désir de façon plus constructive.
Selon Freud, le refoulement, c’est l’illusion – infructueuse- d’un renoncement tandis que la sublimation est le renoncement sans la désillusion, c’est-à-dire une espèce de travail de deuil, aboutissant à une œuvre créatrice contenant la douleur et tout le travail du deuil, et riche de symboles. Formation qui est l’aboutissement d’une perte, la création artistique est un étayage qui vient remplacer un étayage perdu. Par exemple le jeune enfant, au lieu d’être – ou de viser à être – procréateur avec sa mère – et éventuellement se réduire à un échec de procréateur (inévitable puisque le parent est tabou), le jeune enfant donc peut choisir de devenir quand même créateur, mais culturellement…
L’expression «deuil» traduit bien la violence et la difficulté de cette sublimation. Il faut oser regarder en face ce qui était désiré et qui est interdit. Quand la blessure est fraîche, on réagit seulement par la souffrance, après viennent les réactions plus élaborées. La frustration peut alors devenir castration. [32]
Ce processus s’applique à tous les domaines où une souffrance tend à être guérie par un biais et à produire par ce biais des valeurs supérieures. Certains réussissent à réagir de façon constructive: ils vivent en composant avec tous leurs dons et leurs défauts, de façon défensive, passive, ou plus active. [33] On trouve cela chez tout le monde, – nous subissons tous des castrations, et parfois des frustrations de toutes sortes… Nous avons tous des réactions, et parfois des réactions de sublimation. Certes, ce dernier type de réaction est plus évident et aussi plus étudié chez les gens qui sont devenus célèbres… hommes d’état, savants, sportifs, artistes, écrivains… Selon Francis Pasche[34], toutes les activités qui sont en fait sous-tendues par des désirs qui ont perdu leur caractère crûment sexuel et spécifiés selon leurs sources prégénitales, relèvent de la sublimation et ne peuvent se comprendre sans se référer aux pulsions orales, anales, scoptophiliques, épistémophiliques etc.
Mais certains n’arrivent pas à sublimer.
S’ils ont peur d’être laids, par exemple, ils vont souffrir de dismorphophobie (préoccupation concernant un défaut imaginaire de l’apparence physique). D’autres vont essayer des formations de compromis, substitutives ou réactionnelles. Insuffisances ou excès.
Parfois il y a des essais de sublimation qui échouent.
Voici par exemple une sublimation qui a raté son objet: Oscar Wilde est devenu un dandy vivant en apparence, «mort» sur pied en réalité. D’après la formule de Janine Chasseguet-Smirgel [35], formule excellente mais cruelle dans sa vérité, il a mis son génie dans sa vie, et son talent dans ses œuvres. C’est la démarche même du pervers. (simple constatation, terme employé sans jugement!) qui ne bâtit qu’une illusion d’œuvre selon l’avis des gens sains qui s’en étonnent.
La sublimation n’a rien de gratuit: elle a un but vital: le besoin, le plaisir de celui qui «s’en sort»: «Il serait également utile de considérer que la résolution des problèmes – dans toutes les aires de la créativité- peut amener le plaisir par la décharge de l’énergie neutre utilisée dans la quête de la pensée créatrice.»[36] Cette énergie neutre, nous en reparlerons quand nous chercherons pourquoi certains peuvent sublimer, – et plus ou moins bien – tandis que d’autres non.
Sur la balance douleur-plaisir, avec une aiguille qui se stabiliserait sur bien-être, ce plaisir de la sublimation est d’abord celui de la compensation de la douleur. Mais ensuite, le fléau (!) peut pencher du côté positif du plaisir… «Comme Lou Andréas-Salomé le fera remarquer plus tard à Freud, il y une parenté entre le résultat heureux d’une psychanalyse et le surhomme nietzschéen, qui a surmonté et sublimé le conflit entre ses pulsions et la morale conventionnelle, source d’humiliation et de ressentiment, qui est devenu intérieurement libre, et qui, érigeant sa propre échelle de valeurs et sa propre morale, se situe au-delà du bien et du mal.»[37]
Le sujet se donne en sublimant – et pas toujours facilement – un plaisir supérieur à la douleur. La sublimation atteint son but quand il devient (plus) heureux que malheureux. C’est d’ailleurs surtout à une sensation de mal-être qu’il reconnaît seul qu’il a pris une perversion pour une sublimation, qu’il discerne qu’elle est inutile dans son cas, qu’elle ne sert pas son but: et il l’abandonne alors.
En ce qui concerne Barbey, la froideur de ses parents et le sentiment de sa laideur entraînèrent directement des réactions intérieures – nous verrons plus bas pourquoi nous ne parlons pas encore ici de sublimation – qui furent d’abord de l’ordre simple du cri, intérieur ou extériorisé. Le premier bénéfice de ce type de réaction se superpose exactement à sa signification, sa justification à sa naissance, c’est la délivrance du cri: le cri délivre un peu de la souffrance, et il délivre un message, il soulage et il accuse.
Barbey a en effet commencé par ouvertement se plaindre de ses parents, de leurs affirmations, de leurs façons, il a crié sa révolte, ses doutes, sa douleur, il a démoli, nié, imité en pervertissant, il a joué à provoquer… Il a pris plaisir à inventer et à se raconter des histoires qui, dans le même mouvement, affirment et dénient la vérité: le contenu des textes, leurs sujets et leurs tonalités en particulier sont des réponses, -et Barbey en est conscient-, aux frustrations et aux douleurs. La parole a blessé, il retourne une parole. Le thème de la protestation est bien celui de la laideur, que ce soient les textes qui protestent contre la froideur des parents, et qui parlent de l’inceste, du manque d’amour, des tics pris en substitution, de l’angoisse, du souvenir obnubilant, de l’ennui, des tentations diaboliques etc., que ce soient les textes qui protestent contre le sentiment de laideur dont on l’a affublé: œuvres qui parlent de révolte, et qui fuient les opinions des parents, donjuanisme, dandysme, théories sur la personnalité mises par écrit, articles de critique touchant l’art, l’histoire, la religion etc. Le thème du cri est le même que ce qui l’a fait pousser: il n’y a donc pas de substitution aux buts et aux objets primitifs d’autres buts et objets représentant une valeur sociale primitive. Il s’agit plutôt de compensation ou de phénomènes de décharge: cela ne relève pas vraiment de la sublimation.
Mais comme il a noté assez vite qu’exprimer ses cris n’était pas suffisant puisqu’ils n’ont servi à rien, il a eu alors le choix entre arrêter de pousser ce cri et chercher d’autres biais.
Pendant un long temps, dandy masqué, il a essayé de cesser d’extérioriser ce cri, et nous avons vu qu’il a cherché à se reconstruire, en particulier auprès des autres. Il est passé à des réactions visibles, de type comportemental, des réactions dont il n’est pas toujours maître et dont il souffre même si les autres l’apprécient plus. Plutôt que ferrailler avec sa plume, il aurait voulu parader et combattre physiquement: «Au fait, j’aurais mieux aimé être un brillant colonel de hussards conduisant son régiment au feu, que d’avoir écrit tout ceci. Ce n’est pas l’avis de beaucoup de mes amis, mais c’est le mien, à moi, pour qui un maréchal de lettres ne vaudra jamais un maréchal de France.» [38] Certes, il mentionne ce regret de n’être pas maréchal de France, mais on dirait que ce regret n’est pas celui qui est le plus fort. En effet, alors qu’il affirme écrire pour soulager son cœur, ou pour donner corps à ses rêves… ce ne sont pas essentiellement des histoires d’armée ou militaires qu’il nous raconte: on ne le voit pas s’incarner dans des officiers (excepté Mesnilgrand, ou Brassard mais dont l’aventure est «civile»…). Ces rêves d’armée ou de gloire sont des variations rêveuses qui masquent le véritable rêve de Barbey.
Son véritable rêve? Etre aimé de ses parents… Faute d’être aimé par ses parents, isolement fondamental et jamais compensable, il rêve d’être aimé par les autres. Celui qui se sent seul se parle ce qu’il ne comprend pas et meuble ainsi sa solitude. « ma vie s’est passée solitaire et le peu de bruit que j’ai fait ou que je ferai n’aura pas rempli ma solitude, et ne m’aura pas dédommagé de mon isolement. « [39] C’est comme si la vie au lieu de s’être bien développée, était presque mort-née et devait se développer autrement.
Lorsqu’il a moins besoin de l’estime des autres, vers la fin de sa vie, on note d’ailleurs un retour aux thèmes primitifs et cette constatation nous pousse à supposer qu’il avait continué à pousser silencieusement son cri. Mais, remarque-t-on, ce cri se cache alors dans une enveloppe: il n’est plus brut; il est devenu une œuvre grâce à des adjonctions d’autres thèmes et grâce à une amélioration de sa forme. La souffrance née de la laideur a a produit un fruit qui semble n’avoir plus rien de commun avec le thème de la laideur. Et c’est ainsi que, du simple cri contre la froideur, de la protestation claire contre l’accusation de laideur, de la réaction épidermique, simple et trop directement dépendante de l’écoute des autres dont on dépend, Barbey semble arrivé à un autre type de réaction, beaucoup plus élaboré, qu’on peut appeler «sublimation».
La sublimation et l’œuvre, en général et chez Barbey (p. 464). VII.3.
Une personne peut se «contenter» de souffrir… Une autre va réagir, une autre va, en s’exprimant, réussir à vivre mieux, une autre va chercher un autre biais pour transformer sa souffrance. [40]
La souffrance est une des «causes» qui nécessite une sublimation, c’est pourquoi l’écrivain Manuel Scorza[41] soutient avec humour que «l’écrivain est un homme qui a déjà mal commencé.» (Mais peut-être faudrait-il aussi dire que ceux qui n’écrivent pas… ont aussi mal commencé puisqu’ils n’écrivent rien alors que, même si on s’en sort bien, tous les commencements sont difficiles! L’écrivain n’est peut-être pas spontanément épanoui, mais… que les autres n’écrivent pas, – ne parlent pas – est-il la preuve qu’être heureux leur est naturellement facile? [42])
Nous sommes souvent tentés effectivement de chercher ces débuts difficiles et de trouver des éléments qui auront motivé l’écriture.
L’enfant, conditionné par ce qui lui arrive, «le roman familial», cherche à se l’expliquer. C’est parfois un plaisir, parfois un besoin. Jeux, imaginations, rêveries, hypothèses, «ailleurs», fantasmes, questions indicibles, théories sur la naissance (: mes parents ne sont pas mes parents), ou roman plus subjectif [43]. Quête intemporelle et abstraite, ou vérité qui passe par le mensonge et l’incertitude: les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent être… [44], et ceci d’autant plus si la famille ne le satisfait pas… et s’il souffre dans ce premier milieu.
Si, ayant dit sa souffrance dans le premier cercle, auprès de ses parents, il est resté «seul et inentendu»[45], il a vu, (cf. VII-2) qu’il fallait encore autre chose… cette sublimation que nous avons essayé de définir comme un besoin qui débouchait sur un plaisir, une espèce d’automédication qu’il a inventée: et, par cette création, il a pu devenir bien des choses, un inventeur, un père de famille, un fondateur de secte ou de religion, un penseur, un cuisinier, que sais-je…
Peut-on décrire par quel mécanisme?
Nous pourrions appliquer ce que nous allons dire à nombre de ceux qui, blessés, se sont servis de leurs capacités créatives, artistiques, esthétiques, mais prenons ici le cas de la sublimation artistique et-ou littéraire, en pensant à Barbey. C’est un des types les plus fréquents de la sublimation (sans toutefois que tous ceux qui l’ont pratiquée soient tous devenus des «écrivains» reconnus!)
Celui qui est frustré, blessé, connaît l’équivalent de la mort (et nous avons montré la parenté du laid avec la mort). La sublimation va lui permettre de retrouver la vie. Son art portera la trace de ce conflit.
On peut dire symboliquement que toute création passe par la douleur. Toute mort, toute blessure, tout laid sera l’objet de la sublimation qui tendra vers plus de vie, de plaisir, de beau, (ceci étant subjectif et personnel, et peut s’écrire avec des majuscules).
Artistes ou écrivains, nombre d’hommes devenus célèbres à cause de la façon dont ils ont mené leur vie, ont été analysés par une équipe de psychiatres dans un livre intitulé: La dysharmonie psychique, ressort de la créativité. « [46]. Ils en ont conclu: «Ils conservent toute leur vie les qualités d’enfance que sont la curiosité, l’imagination, la créativité. Elles ont à voir avec la folie, sous toutes ses formes, névrose grave, psychose, trouble de l’humeur, enfin, la mort prématurée est leur fidèle compagnon. « [47]
«Autrement dit, en fonction des instincts, la laideur – la destruction – est l’expression de l’instinct de mort, tandis que la beauté – le désir de réunir dans le rythme et en un tout – est celle de l’instinct de vie. La réussite de l’artiste consiste à exprimer pleinement le conflit qui les oppose ainsi que les liens qui les unissent.»[48]
Freud aboutit aussi à cette conclusion: la personne qui veut accomplir une sublimation doit surmonter la mort, – ou l’échec personnel – qu’en pensée il a admise, et c’est alors qu’il peut devenir un «artiste», un «créateur»: «Tous les artistes visent à l’immortalité.» Cette petite phrase veut dire que l’artiste a d’abord reconnu que la mort existe, et qu’il veut la dépasser, et non pas l’annihiler.
Rodin le confirme, dans un langage d’artiste: «Nous disons laid ce qui est informe, malsain, ce qui fait penser à la maladie, la souffrance, à la destruction, le contraire de la régularité, – signe de santé. Nous disons également laid ce qui est immoral, vicieux, criminel, et toute anomalie engendrant le mal – l’âme du parricide, du traître, de l’égoïste. Mais qu’un grand artiste s’empare de cette laideur, il la transfigure aussitôt – d’un coup de sa baguette magique, il en fait de la beauté.»[49]
Quand on ne peut avoir quelque chose, ni être ce qu’on voulait, alors on dirige autrement son désir. D’où la nécessité parfois de la description hardie du fantasme et en même temps l’acceptation des règles extérieures d’où naissent alors la plénitude et l’harmonie. Par exemple, des règles de la tragédie qui s’appliquent à l’horreur peut sortir l’ordre. Sans cette harmonie de la forme, la dépression serait évitée, mais non résolue. Comme pour le deuil ou la séparation: il y a destruction, mais ensuite la dépression acceptée, il y aura peut-être rétablissement et enrichissement. L’œuvre est l’objet relationnel parfait puisqu’elle renvoie l’image de soi-même réussie et sans discussion ni désaccord quand l’écrivain est un écrivain heureux de ce qu’il a créé.
«Le contenu du drame est le chaos, mais dès qu’il se traduit par des représentations, des fantasmes, fussent-ils les plus terrifiants, et les plus primitifs, il prend une orientation, une valeur qui constituent déjà un début d’aménagement de sorte que, malgré la discordance de ses thèmes, il devient aussitôt création. Nous savons qu’à un stade ultérieur de son développement, l’individu est aidé dans la tentative d’organisation pulsionnelle par l’édification du Surmoi qui, pour autant qu’elle participe d’une introjection de l’agression, relève, elle aussi du processus créateur de l’imagination. Cependant, quelle que soit la valeur de cette personnification surmoïque, il est dans sa nature de ne jouer son rôle qu’en champ clos, et, trop facilement, de façon paralysante ou castratrice; alors que la voie des réalisations sublimatoires est constamment ouverte sur le monde, de sorte que l’individu, qui en réalité ne travaille que pour lui, offre au monde extérieur un produit propre, non seulement à lui faire plaisir, mais encore à le protéger. En sa dernière manifestation, le mouvement le plus égoïste aboutit à un don, à l’amour par conséquent, qui se trouve ainsi retrouvé dans une mise en scène de la haine. De cette haine toujours indécise dans son orientation, prête à se diriger vers l’extérieur ou à se retourner vers le sujet lui-même et par là souvent proche du crime, l’œuvre vraie garde toujours la marque, même dans ses aspects les plus volontairement réconciliés. A cet égard, l’histoire littéraire pourrait vraiment reprendre à son compte le mot de Freud dans une lettre à Pfister [50]: «On ne peut rien faire de vrai sans être un brin criminel.» Là en effet, (…) la psychanalyse peut peut-être apporter une contribution à l’esthétique. Le beau, n’est-ce pas, enfin de compte, le vrai, un vrai ayant subi une métamorphose radicale dans laquelle se trahissent encore le chaos et tous les conflits sauvages sur quoi l’ordre a été gagné? Si cela était ainsi, on comprendrait que l’horreur des luttes archaïques puissent engendrer la beauté fascinante de le Tête de Méduse.
On ne peut rien faire de vrai sans être un brin criminel – autrement dit sans se sentir coupable. Nos touchons ici à l’écartèlement si fréquent chez les artistes entre la loi du Surmoi et l’exigence de vérité esthétique sans quoi l’œuvre n’est qu’une fade production du conformisme.»[51]
Michel de m’Uzan cite le cas de Gogol obligé par un directeur de conscience fanatique à faire un pendant bien pensant à la première partie des Ames mortes, mais qui a jeté au feu cette seconde partie, bien conscient qu’elle était nulle au point de vue littéraire: il l’avait quand même faite. Barbey a eu le même problème pour Des Touches, ou pour un Prêtre marié: mais il a su «composer» entre les différentes tendances de sa personnalité et de son environnement, en laissant une part au naturel dans un essai d’idéalisme artificiel.
La beauté qui règne dans une œuvre d’art, est en fait résultat personnel d’une tension et victoire sur le chaos de la douleur.
Les significations premières que prend la beauté: sécurité, d’éternité, de fécondité… ont d’habitude pour synonymes: rythme, paix, proportions, et l’on pourrait dire que l’humain en est la pierre de touche.
Mais alors le beau dans la nature est-il le même que le beau créé par un artiste? A notre avis, non. Car l’homme, quand il crée de la beauté, ne cherche pas seulement à reproduire cette beauté qu’il choisit dans la nature (et selon quels critères, déjà? Là est le début d’un choix d’emblée de type esthétique) Il cherche encore quelque chose de plus complexe, de plus vivant, qui nous émeuve et nous touche en ce que nous avons d’humain. Mélanie Klein, par exemple, pense que pour que l’expérience esthétique soit complète, beauté et laideur doivent être présentes ensemble. On doit y sentir la tension de contradictions et de souffrances résolues par une sublimation. Elle donne les exemples de la comédie et de la tragédie, de l’art novateur qui chaque fois est pris pour du laid. Ce mélange se trouve dans tous les arts.
Même dans l’art dit classique, qui semble pourtant si calme. C’est que l’art classique de qualité, derrière un aspect immobile, est un moment d’équilibrage invisible, de grande tension pour arriver à cet équilibre; il est en fait le résultat de l’élan de vie qui veut surmonter une dépression particulièrement puissante, et cette sublimation est tellement forte qu’il ne reste presque pas trace de la douleur initiale dans laquelle elle a été conçue. La blessure, le cri, l’incompréhension sont des éléments constitutifs de la beauté créée par l’artiste. C’est une définition du grand artiste… qui n’est certes pas scientifique, mais qui explique pourquoi devant certaines œuvres nous ressentons un frisson que ne nous donne pas une perfection froide, et paisible dans sa conception originelle qui ne serait qu’une copie de l’extérieur de cet art d’équilibre.
L’art froid et artificiel, imitation de l’œuvre d’art, fruit d’une simili-sublimation, copie seulement serait (le fruit d’) une perversion.
Le pervers[52], en résumé, nie sa filiation pour différentes raisons: il ne se construit pas à partir de son père pour s’en séparer. Il le copie, sans vraiment s’en séparer, mais en niant néanmoins en quelque sorte son existence. «En cachette». «Fils de personne», ce créateur pervers fait l’économie des conflits douloureux d’introjection, et veut directement avoir la puissance sans avoir rien fait pour. [53] Au lieu de créer, d’engendrer une œuvre authentique, puisant ses forces dans une libido riche et pleine, même si c’est dans la douleur, il va en fait «fabriquer» directement une copie. L’identité qu’il se conférera sera obligatoirement usurpée puisque fondée sur la négation de son appartenance à une lignée.
Dans ce cas pervers, l’œuvre sera donc d’abord imitation extérieure, et non imitation intérieure, digérée, appropriée, transformée par soi-même entier, de ce que l’autre a fait. Mimétisme, et non intériorisation. En fait, cela vient de la dévaluation de l’objet qui aurait dû servir de modèle, et aboutit à l’objet dévalué, pâle copie.
Mais, – par parenthèse –, pourquoi le faux nous fascine-t-il souvent, nous contempleurs ou lecteurs? parce que, nous en parlerons plus loin pour le mot d’esprit, nous avons du plaisir sans qu’il nous coûte rien à regarder les vraies œuvres d’art, mais aussi le faux…: c’est la tentation perverse de la facilité qui nous touche nous aussi. Nous sentons qu’en fait ce faux a jailli dans un univers qui n’a pas eu à faire de sublimation, un univers sans castration, mort et éternel (alors que la sublimation et la castration sont des univers, difficiles, – de vie et de mort liés…) Comme le phénix qui est éternel, renaît de ses cendres (anal, inchâtrable, sans fatigue car acceptant passivement d’être superficiel et de mourir), paré de couleurs éclatantes (apparence, idéalisation au lieu de sublimation), se féconde lui-même (pas de relation au géniteur). C’est une pure imitation, il évite le conflit et la castration en «imitant» au lieu de les avoir vécus: c’est une pure illusion. et nous pouvons en tirer un plaisir plus facile, parce qu’il ne contient rien de douloureux – repos illusoire lui aussi à la réflexion.
Si l’art classique donne l’expérience esthétique, ce qui le copie, les créations artificiellement uniquement «jolies», ne devraient donner à ceux qui les regardent jusque dans la profondeur de leur «vivant» que l’ennui des coques vides.
Le créateur véritable met donc au jour son œuvre, – fait naître – son œuvre, au prix d’un enfantement douloureux, parfois involontaire d’ailleurs: il aurait peut-être préféré être en paix et en plaisir, et être, sans s’en rendre compte, stérile? Cette autoréponse à son problème est en même temps et le processus et l’œuvre; et il atteint son but si elle lui donne plaisir et paix… (C’est, pourrait-on dire, la définition psychanalytique de la Beauté.)
Que le véritable artiste puisse être content d’avoir résolu, même difficilement, son problème dans son œuvre, qu’elle soit belle pour lui, est une sublimation réussie. Son plaisir est personnel, son but est atteint: une sorte de rééquilibrage, une victoire, un regain de force après une blessure.
Le plaisir esthétique (transformer une souffrance en beauté, à ses yeux) est donc d’abord l’apanage de l’artiste solitaire en train de créer tout à son bénéfice.
Mais certains artistes ne se contentent pas d’un plaisir replié sur soi. Ils vont chercher un contact agréable pour effacer en quelque sorte la blessure. Ils trouvent alors un second bénéfice si leur œuvre, cet autre «lui-même», est bien reçue.
Pourquoi certains ne peuvent-ils se contenter de rêveries? Parce que leurs fantasmes sont trop nombreux et qu’ils ne peuvent donc les intégrer pour refaire leur narcissisme. Ils ont alors besoin des autres pour se restaurer: certains vont développer une conduite pathologique mais l’artiste, au contraire, est conduit à se tourner vers les autres, devant lesquels il décrit sa situation intérieure et trouve là une confirmation de son existence. Le paradoxe de la création, et singulièrement de la création littéraire qui, fondée sur l’exploitation du langage commun, comporte nécessairement un dialogue, c’est que le négatif, ici, doit devenir le moyen même d’une affirmation positive. «Châtré, solitaire, agressif, – l’écrivain est en même temps tout-puissant s’il parvient à imposer et même à faire aimer sa description.»[54]
Il est donc très important, s’il le souhaite, surtout pour quelqu’un qui a été méprisé, de réussir à se faire reconnaître par les autres (mais tous ne font pourtant pas ce choix de se tourner vers un «public»!).
A moins qu’on ne soit dans une perversion de la sublimation (le «faux» dont nous avons parlé plus haut), ou dans un art qui ne connaît pas la mort (ou qui ne connaît qu’elle), ou dans une création qui ne connaît que son créateur (ou qui ne cherche que la reconnaissance de l’autre y compris financière), l’art a en effet une fonction positive de plaisir personnel mais qui n’est pas antisociale, loin de là:
«Alors que la névrose isole, l’art réunit: il est le symbole par excellence, c’est-à-dire le lien soutenu par Eros. Ainsi par ce pouvoir mystérieux de «régression contrôlée», de donner à ses rêves cette figuration sociale qui procure aux autres plaisir et soulagement, l’auteur satisfait ses désirs dans l’œuvre, et par l’œuvre, il s’attire leur reconnaissance et leur admiration et a finalement conquis par sa fantaisie ce qui, auparavant, n’avait existé que dans sa fantaisie: honneurs, puissance et amour des femmes.»[55] Enfin celui qui avait été blessé au point de passer pour (ou de se croire) blessé à mort, est devenu vivant, un auteur, presque au sens de l’expression «auteur de mes jours»: il a créé et s’est créé par la sublimation, et il est reconnu comme tel par ses pairs, et même parfois ses pères (et mères)… Quel plaisir… Quelles certitudes… Il a fait de plus en plus fort, pourrait-on dire. [56]
Roland Gori et Marcel Thaon décrivent ces deux étapes: «L’œuvre constitue pour l’auteur l’intégration et le dépassement de ses conflits internes par leur maîtrise dans le champ du symbole. La sublimation est le concept qui borne avec plus ou moins de bonheur sémantique ce processus psychique. Freud constate que l’artiste, à l’instar du névrosé, se détourne de la réalité frustrante pour trouver une satisfaction de ses désirs inassouvis dans l’imaginaire; mais alors que pour le névrosé la transformation du désir en symptôme en obture l’échange par une jouissance narcissique, [57] pour l’artiste, sa transformation en œuvre lui confère une plus-value de plaisir dans le circuit de la culture» [58], car la création de l’œuvre est sous-tendue non seulement par ces tendances pulsionnelles, régressives, mais aussi par des tendances progressives: celles de la réparation: réparer l’objet ou soi-même. La psychanalyse ne juge pas «bien» ou «mal» tel comportement, mais elle juge l’arbre à ses fruits, pathogènes ou non, c’est-à-dire au plaisir qu’il apporte… C’est «normal» que l’artiste ait envie d’être aimé dans son œuvre; et «normalisant» pour sa blessure qu’il le soit.
Barbey est simplement, dans son désir d’être reconnu par les autres, un artiste normal.
Certains, devant les œuvres de cet artiste, vont ressentir, eux aussi, plaisir (et parfois paix), et les trouveront «réussies». D’où vient qu’ils vont «aimer» (l’œuvre de) tel artiste?
Freud avance une explication:
«Nous avons dit, vous vous le rappelez, que le rêveur éveillé cache soigneusement aux autres ses fantasmes, car il sent qu’il a des raisons d’en avoir honte. J’ajouterai que, nous les communiquât-il, cette révélation ne nous procurerait aucun plaisir. De pareils fantasmes, lorsque nous les rencontrons, nous semblent repoussants, ou bien tout simplement ils nous laissent froid. Mais lorsque le créateur littéraire joue devant nous à ses jeux ou nous raconte ce que nous inclinons à considérer comme ses rêves diurnes personnels, nous éprouvons un
très grand plaisir dû sans doute à la convergence de plusieurs sources de jouissance. Comment parvient-il à ce résultat? C’est là son secret propre, et c’est dans la technique qui
permet de surmonter cette répulsion qui, certes, est en rapport avec les limites existant entre chaque Moi et les autres Moi, que consiste essentiellement l’ars poetica. Nous pouvons deviner les deux moyens qu’emploie cette technique: le créateur d’art atténue le caractère du rêve diurne égoïste au moyen de changements et de voiles et il nous séduit par un bénéfice de plaisir purement formel, c’est-à-dire par un bénéfice de plaisir esthétique qu’il nous offre dans la représentation de ses fantasmes. On appelle prime de séduction, ou plaisir préliminaire, un pareil bénéfice de plaisir qui nous est offert afin de permettre la libération d’une jouissance supérieure émanant de sources psychiques bien plus profondes.»[59]
L’artiste donne donc à son public un plaisir esthétique. Comment? Parce que les autres s’identifient – inconsciemment, consciemment – à lui. Nous revivons inconsciemment le processus de la création chez l’artiste, ou plutôt nous le revivons depuis la cause, même incapables de réaliser l’œuvre, nous sentons par intuition peut-être ou quelque chose comme cela, ce qui l’a amené à créer cette œuvre. Ou peut-être sentons-nous en nous ce qui nous y amènerait, car nous ne pouvons prétendre à connaître (presque au sens claudélien) l’autre. [60]
«En simplifiant, la réaction de l’auditeur peut être résumée comme suit: «L’auteur, en proie à la haine, a détruit tous ses objets aimés, comme je l’ai fait moi-même, et, comme moi, il a ressenti la mort et la désolation. Il a pu cependant les affronter, et m’amener à les affronter; et, malgré les ruines et la dévastation, nous survivons tous deux ainsi que le monde qui nous entoure. Qui plus est, ses objets, devenus mauvais et détruits, ont été ressuscités et immortalisés par son art. A partir de ce chaos et de cette destruction, il a été créé un monde intact, complet et unifié.» Naturellement, ces tensions sont moins visibles dans une Assiette de pommes, et encore…, que dans un roman ou une tragédie. La catharsis étant morale, ici c’est l’inconscient du spectateur qui perçoit celui de l’auteur. Loin de le juger mal, le spectateur prend part, et «l’absolution de la culpabilité est complète quand le fantasme suivi n’est pas nôtre. Ainsi s’explique le rôle du barde dans la société primitive, et, dans une certaine mesure, celui de la fiction, du drame etc. dans notre société. On emprunte, sans culpabilité, toute possibilité de décharge ou de catharsis.»[61]
L’œuvre intéresse donc certains parce que spectateur, admirateur, ou lecteur s’y reconnaissent parfois dans des schémas communs à tous, mais niés souvent «officiellement», y compris par eux-mêmes!
L’auteur reçoit du plaisir à partir du plaisir des autres; il se sent compris d’eux et apprécié dans ce qu’il a de plus profond, d’indicible et souvent de non-dit.
Barbey trouve donc dans la célébrité ce qui lui avait été refusé, la réussite sociale en échange du plaisir qu’il donne à certains (et rien que cela démontre aussi, par parenthèse, le côté positif de cette sublimation qui se tourne vers le plaisir des autres, et n’est plus seulement révolte négative ou sadique)
«Ce que je veux, c’est la Gloire, vivante et sentie… C’est la conscience de mon moi dans la tête des autres et voilà pourquoi je touche à cette chose qui me dégoûte autant que vous, mon cher Trebutien, et que l’on appelle des Journaux.»[62]
Mais, en plus, et par extraordinaire, il y a un «bénéfice» supplémentaire pour Jules Barbey d’Aurevilly.
Au delà du cri réflexe poussé presque involontairement lors des blessures, puis du plaisir personnel de créer et de la fierté de la célébrité culturelle, qui seraient déjà d’efficaces pansements, il se trouve dans un cas très particulier: il peut se redonner, par une sublimation créatrice, précisément et exactement, le plaisir qui avait été refusé initialement, ou son remplacement. On lui avait chanté sur tous les tons qu’il était laid. Et voici le meilleur remède à la blessure du narcissisme: cela passe par le fait d’avoir créé une œuvre, c’est-à-dire presque un autre soi-même, et, en cette œuvre, d’être regardé, écouté avec plaisir par les autres, en donnant ainsi un démenti à ceux qui avaient dit qu’il n’était capable que de donner de l’horreur ou bon à rien, causant ainsi la première blessure… Ce plaisir d’être ainsi regardé avec plaisir par les autres, (en racontant tout ou partie de ce qui l’a tant fait souffrir d’ailleurs), redonne
pour ainsi dire une nouvelle famille, et une place qui est indépendante des parents: on peut alors soi-même, en reprenant son problème, essayer de couper et nouer correctement le cordon. (Quant à la parenté entre l’œuvre et l’enfant, voir page 516)
C’est dans la mesure où Barbey avait été attaqué par ses parents sur un terrain précis qu’il va, inconsciemment peut-être, chercher à leur répondre sur ce terrain précis.
«Ce plaisir d’être reconnu «auteur» par les autres – à travers le double spéculaire immortel de l’œuvre – renvoie à une position subversive des rapports de parenté; le temps et le sexe se trouvent ainsi suspendus dans les désirs de toute puissance, d’auto-genèse en court-circuitant toutes les différences: «l’auteur s’est fait un nom». Nous trouvons ici le noyau même qui génère ce besoin de raconter des histoires: le roman familial, prototype infantile de l’œuvre romanesque.»[63] Nous avons déjà croisé plusieurs fois ce thème du refus de la filiation.
«L’auteur s’est fait un nom» est une expression très forte qui signifie que l’auteur est lui-même l’auteur de ses jours, il est pour ainsi dire né de lui-même et de sa blessure, et non avec l’aide de ses parents… [64]
Une fois né de lui-même, il devient quasiment père: son œuvre devient l’attestation de sa fécondité – et naturellement il fait de» beaux» enfants, lui! et s’en occupe correctement, lui!: des tournures significatives l’expriment. Quelques exemples: « On lèchera vos oursons » rassure-t-il Trebutien. (20 avril 1847, Corr. II, p. 84). Ailleurs il cite Michel-Ange[65] s’adressant au fils, très beau, de Francesco Francia: «Dis à ton père que les enfants qu’il fait sont mieux que ceux qu’il peint.»
Un autre jour, il écrit à Adolphe de Custines: «Je suis livré aux douloureuses et égoïstes jouissances d’une composition acharnée. Ma tête n’est plus qu’une machine Crampton chauffée à blanc.» [66]On dirait un accouchement.
En 1877, il demande à Léon Bloy de soigner la correction typographique: «J’ai du goût pour cette élégie critique. Ne me faites pas trouver laids mes petits.» [67]
La sublimation par l’œuvre lui donne donc, en plus, et de façon peu banale, la reconnaissance qui lui avait été refusée par ses parents: elle va directement à l’encontre de la phrase assassine: «tu es laid»
Admiration des autres restaurant le narcissisme, soit. Mais a-t-elle entraîné celle des parents? Barbey en tout cas n’en dit rien, et rien ne nous permet de penser qu’ils aient changé d’avis… Mais Barbey a l’air de pouvoir s’en passer…
Cette fécondité est aussi l’attestation de sa beauté. Une beauté qui s’était coupée des critères de ses parents.
Mais avait-elle réellement pris son indépendance pleine et posée?
Nous avons étudié dans quel milieu intellectuel il avait vécu son enfance, (cultivé, écrivain, ou prétendant l’être etc.) et dans quel milieu philosophique il vécut: (kalos kagathos mal compris, religion extérieure et fataliste etc.). Nous avons montré qu’il y avait eu au départ un désir de conformité, une harmonie. Mais sa conformité n’a pas amené de changements dans les avis des parents. Il a donc fallu qu’il prenne des options qui contestaient tous ces thèmes, il a dû marquer sa différence, chose difficile pour lui qui désirait fondamentalement être aimé…
Si l’on regarde les poèmes de sa mère, ou de Léon, son frère, on perçoit très bien le style que devaient aimer ses parents… et dont Jules Barbey s’est de plus en plus écarté.
Dans sa première œuvre (Le poème Aux Héros des Thermopyles), on voit clairement comment il ressemble à ceux de sa mère, même si déjà on sent des différences idéologiques.
Ne plaisant pas, il voulait plaire quand même…
Paradoxe qui est en fait le résultat d’un dilemme cruel, comme l’explique Michel de m’Uzan: «Nous touchons là une difficulté essentielle que toute vocation littéraire doit résoudre de quelque manière: l’écrivain, en effet, écrit pour s’exprimer, mais il ne le peut de façon efficace que si son expression est recevable comme preuve de son existence, autrement dit capable de plaire. C’est là, depuis le début, une situation gravement conflictuelle, car s’exprimer, c’est codifier de vive force les rapports existants jusque là entre le monde et le sujet, c’est attaquer, et jusqu’à un certain point annuler les autres, mais comment dans ces conditions obtenir d’eux reconnaissance et amour? Nous savons que l’enfant rencontre précocement cet obstacle: pour plaire à ses parents, pour les séduire, et ne pas perdre leur amour, il est naturellement conduit à falsifier son expression de lui-même dès qu’elle est offerte en don.» Il cite ainsi le cas d’une petite fille qui essaie toujours de plaire et de faire rire, alors qu’elle est confrontée très tôt à une production fantasmatique terrifiante. «Par cette capacité de choix, l’enfant était déjà entièrement engagée dans la voie de l’esthétique, et il n’est pas impossible que ce soit là l’indice d’une véritable vocation. Mais ayant misé plutôt sur la séduction que sur la fidélité à elle-même, ce n’était pas toujours dans ses petits poèmes qu’elle s’exprimait toujours le plus fidèlement.»
Michel de m’Uzan donne encore le cas d’un adulte qui fait une fixation à une situation infantile qui avait sur son activité littéraire un effet stérilisant, et reproduit son monologue: «Qu’est-ce qui m’empêche de m’exprimer et à la limite d’agir? J’observe que, dès l’origine, on m’a appris à agir non pour m’exprimer, mais pour plaire, plaire à ceux qui m’entouraient et me commandaient. Si je prends cette action particulière qu’est l’écriture, encouragée dès l’origine par ma mère, j’ai écrit, non pour mon plaisir, mais pour lui faire plaisir. Le souci de l’écriture, considéré comme une expression de moi-même, est apparu plus tard, lorsque se sont épuisées les occasions de plaire à autrui en écrivant. C’est à ce moment-là que les difficultés ont commencé.» Si le patient n’avait pas pris conscience du dilemme, il aurait probablement continué d’écrire des choses agréables et insignifiantes, comme tant d’autres qui alimentent quotidiennement la production moyenne. Pour l’instant, il est évidemment paralysé, mais il entrevoit une possibilité de libérer ses dons.
Il semble que mon patient a fort bien vu un conflit fondamental que l’on pourrait définir en gros comme celui du narcissisme et des exigences pulsionnelles. Mais naturellement, les choses sont beaucoup plus compliquées, du fait que «plaire» et «faire plaisir» appartiennent à deux mondes différents, l’un ressortissant à une recherche de satisfaction narcissique, l’autre à un élan objectal, tandis que «s’exprimer» met en jeu tout à la fois les pulsions agressives et le statut narcissique du sujet. On conçoit que cette situation puisse devenir douloureuse et apparaître même insoluble dès qu’on en fait un dilemme: car s’exprimer sans plaire expose l’écrivain à être rejeté dans sa solitude et dans son impuissance, c’est-à-dire renvoyé à sa castration, mais d’un autre côté, plaire sans s’exprimer, c’est-à-dire renoncer à sa vérité au nom d’une satisfaction narcissique immédiate, c’est s’infliger à coup sûr une blessure narcissique autrement plus profonde puisqu’elle touche aux racines mêmes de l’être.» [68]
Notons qu’on retrouve à ce niveau le premier besoin (cf. IV) qui fit naître chez Barbey le besoin de parler, puis d’écrire: plaire. Mais il a réussi à se sortir de cet emprisonnement dans le goût des autres: il a pu faire le choix de négliger momentanément l’avis de ses parents, – et même de les fuir physiquement, de les «nier» comme nous l’avons vu…
Il avait certes décidé de leur arracher une rétractation, mais sans les «copier» ni perdre sa personnalité. Donc par des moyens détournés, en passant par l’admiration éventuelle des autres. Dans ses œuvres premières, il y a des cris à leur destination, mais qui sont poussés à la cantonade. Il choisit son milieu. Ensuite, il écrit pour un public de journaux des œuvres alimentaires dans lesquelles il ose progressivement donner ses goûts et ses opinions.
Parents et milieu d’origine sont les dédicataires-destinataires dissimulés de beaucoup de ses comportements, de ses idées, et de ses écrits, puisque presque tout de sa vie peut se lire comme une réponse à son problème de laideur. Par des évolutions ultérieures que nous avons fait ressortir, les révoltes ou les adaptations malsaines dans leurs violences ou leurs passivités sont devenues par des choix mûris des modes de vie et de pensée bien personnels. C’est alors que, ayant jugé ce besoin de séduire les autres quelque peu pervers, il l’a en effet abandonné comme inadéquat par rapport à la résolution de son problème. Ajoutons à ce que nous avons déjà dit plus haut quelques citations explicites:
«Je n’aime plus écrire. Il faut s’intéresser à soi pour écrire des lettres, et je ne m’intéresse plus du tout à ma personne, ce qui prouve qu’il y a de l’égoïsme encore dans cette gueuse d’amabilité.» [69]Il est libre d’exister sans autrui, capable de se tenir seul alors qu’avant il écrivait aux autres… pour lui.
«Je hais d’écrire. Les lettres sont comme les glaces de Venise où on se mire. Moi je ne me mire plus. Tout grand dandy finit par un grand dégoûté.» [70]
«Tous mes succès arrivent trop tard! Ah si à 25 ans…» [71] A 25 ans, il pouvait espérer des parents conquis… mais il a 74 ans et ses parents sont morts depuis des lustres[72]…
Il ne cherche plus à séduire les autres inconnus. Il veut, et devra, être aimé tel qu’il est, et ne se changera plus pour les autres. Ce qui signifie que l’obsession de l’avis des autres s’éloigne sensiblement… Il faut dire, et nous le verrons que, au fur et à mesure de sa vie, il a intéressé et même séduit de plus en plus de gens. Le besoin perdait donc de son acuité. Il était donc intérieurement plus libre pour constater que séduire les autres était un moyen inutile car de portée trop courte, un but non valable car les manques étaient ailleurs…
L’admiration des autres fut un baume pour lui, mais il en relativisa l’importance. Au fur et à mesure de sa guérison? Doit-on alors supposer, en voyant sa grande liberté, qu’il avait trouvé un œil favorable, un regard aimant, qui lui donna la compensation idéale à son complexe de laideur, le libérant du besoin pervers de plaire à d’autres? Pour qui – en laissant de côté le but concret et alimentaire du métier d’écrivain –, pour qui donc peut-on dire que Barbey écrivait?
Parce que cela le soulageait, soit. D’une certaine façon donc pour lui-même certes, – en sa faveur, pour son plaisir –, nous l’avons dit, et de cela il en était conscient…
Mais aussi il écrivait cela pour un lui-même dont il n’était pas conscient, un lui-même qui le stimulait positivement. Si on n’écrit pas pour quelqu’un qui importe au plus haut point,, ami ou amour, on écrit de toute façon pour une personne… un personnage- inventé au besoin – capable d’accueillir nos pulsions les plus violentes et les manifestations les plus extrêmes d’auto-affirmation, le tout dans une grande capacité de réceptivité, finalement un alter ego surhomme nietzschéen… C’est grâce à l’oreille et aux yeux aimants de cet être intérieur que l’on passe du besoin du plaisir resssenti lors de l’assentiment des autres au plaisir ressenti devant son propre jugement sur soi-même, et c’est ce plaisir qui donne la force compensatoire. [73]
En fait, chez Barbey, le «personnage intérieur» s’est donné des règles assez modérées, «vivables» et il n’est donc jamais arrivé à des impasses définitives. Cela aurait pu être le cas si, laissant sans contrôle la main tantôt au Surmoi, tantôt au Ca, il s’était laissé aller à un dandysme, à une coquetterie, à une androgynie, ou à un masque extrêmes, si les coupures avaient été totales, les théories sans nuances, le perfectionnisme stérilisant…
Ce personnage intérieur pourrait ressembler à un psychanalyste, et l’œuvre alors ressembler à une auto-analyse…
Peut-être est-ce cela, le critère d’une sublimation réussie: quand on trouve en soi ce qu’on cherchait ailleurs…
Il faut donc bien noter ceci, à ce propos, chez Barbey: la blessure fut la cause de nombreuses réactions, d’essais de sublimation plus ou moins réussis, modifiés, conservés ou abandonnés pour perversion ou insuffisances de résultats. La réalité, ou un souci salutaire de réalisme, les a désillusionnés. Toutes ces réactions ont débouché entre autres sur des expressions dans des domaines variés, du vêtement à l’androgynie, et finalement, c’est bien souvent à la parole, aux paroles, puis à la constitution d’un corpus cohérent de la parole qu’il est arrivé:
Nous avons étudié le mécanisme qui amène un homme souffrant à sublimer, et à sublimer en réalisant une œuvre d’art, littéraire par exemple, et en même temps, nous avons étudié le cas de Barbey:
-D’abord la blessure initiale le fait crier et se révolter: d’où l’expression de ses rêves, de la vengeance de ses rêves, de ses rêves qui se vengent de la réalité, de ses révoltes, (rêve-volte?), de ses critiques. Cette expression au contenu très fort le soulage: c’est le cri, premier et fondamental qui amène plaisir et paix.
– Il veut aussi essayer de plaire à ceux à qui il déplaît, ou à ceux qu’il ne connaît pas. Il s’essaie ainsi à un moyen de plaire qu’il découvre au fur et à mesure qu’il l’utilise: la parole, qui d’orale peut devenir écrite. Toutefois, il s’aperçoit aussi qu’elle peut être insuffisante
– l’œuvre d’art est en fait le fruit de la souffrance, et l’artiste tire du plaisir de la beauté personnelle qu’il a réussi à créer… Ce plaisir lui vient essentiellement du fait qu’il se reconnaît beau dans cette œuvre qui le libère de tout esclavage de l’opinion des autres.
-et lorsque cette beauté, qui est «sienne», est reconnue par les autres, et que ce plaisir esthétique est partagé, il se sent aimé, et il en «tire» ainsi encore un autre plaisir: c’est le second bénéfice de la sublimation.
– enfin, si on lui avait dit: «tu es laid, tu n’es pas regardable», il obtient un troisième bénéfice directement contre cette accusation de laideur: par l’œuvre, il montre précisément qu’il est devenu un homme au sens esthétique affiné, et qui a résolu de créer du beau lui aussi. Autrement dit l’être blessé a donné naissance à un créateur plus heureux.
La sublimation n’est donc pas tellement dans le fait, dont nous avons déjà parlé, de se libérer – par presque n’importe quels moyens – de ses sentiments et de ses frustrations, et en particulier à l’intérieur d’une œuvre, ce que nous avons appelé «le cri», et ce n’est donc plus ici le sens extérieur, bien conscient, de l’œuvre qui nous intéresse: nous ne parlerons donc plus guère du cri de souffrance qu’il a poussé, ni des sujets abordant directement la laideur (ce que nous avons traité en III, V, et VI).
La sublimation est surtout le processus de la constitution d’une sorte de diversion (diversion puisqu’on ne mentionne plus ouvertement la laideur, et que c’est indirectement qu’on luttera contre ses effets) qui vise à réduire la souffrance d’une façon positive.
C’est pourquoi nous allons étudier maintenant comment l’œuvre de Barbey concrètement se manifeste comme une conséquence de la blessure, une réponse précise sur ce terrain précis à cette blessure, et comme sa sublimation dans la plupart de ses caractéristiques.
L’œuvre en elle-même, (même mis à part son contenu précis à propos des sentiments et des frustrations), est ce que Jules a sans doute pu trouver de plus efficace pour faire pièce aux affirmations des parents: tu es laid.
L’œuvre aurevillien(ne) comme résultat d’une sublimation. VII.4.
Barbey avait bien conscience, (ses expressions sont assez significatives) que son œuvre avait commencé par un déclic dû à la blessure d’une souffrance, déclic qui avait entraîné toute une gamme de réactions, dans le comportement, dont une protestation qui s’est petit à petit «organisée»… Jusqu’ici, nous avions étudié cette compensation voulue, et dont il avait presque totalement clairement conscience.
Nous aimerions montrer maintenant comment le moyen qu’il a choisi remplit son but encore mieux qu’il ne le pense, et relève de tous les niveaux de sa personnalité, en particulier de l’inconscient.
L’œuvre se manifeste en effet comme un objet semblable aux rêves, aux lapsus, aux activités inconscientes et conscientes.
Dans leur livre au titre significatif, Plaidoyer pour une critique littéraire psychanalytique, dans la revue Applications de la psychanalyse, Roland Gori et Marcel Thaon expliquent qu’on peut travailler sur l’œuvre littéraire comme on le fait sur les autres manifestations de l’esprit humain:
«- Comme toutes les formations de l’inconscient, l’œuvre (…) exprime et masque à la fois dans son contenu ce qui l’a fait surgir dans le procès de l’écriture.
– En outre, comme les autres formations de l’inconscient, l’œuvre littéraire constitue le matériel manifeste qui masque et révèle à la fois un contenu latent. Ce qui ne veut pas dire que le texte apparent soit sans rapport avec la structure latente, bien au contraire, puisque celle-ci le détermine dans ses moindres détails. Il s’agit souvent du même texte, mais ponctué, scandé différemment, vu et entendu d’une autre manière. Ce que Freud nomme la double détermination des symptômes, comme triomphe et servitude de l’esprit à satisfaire deux maîtres à la fois: le désir et la défense, le sens et le non-sens.
– Une dernière analogie réside dans le constat que les procédés à l’œuvre dans la formation du rêve – condensation, déplacement, renversement en son contraire, dramatisation des idées latentes – se retrouvent dans le travail d’écriture, et ce notamment dans les figures de rhétorique (métaphore, métonymie etc.)»[74]
Peut-on préciser plus exactement comment se fit l’élaboration de l’œuvre chez Barbey? Il s’agit ici presque d’alchimie. Partant d’éléments donnés, voire imposés par la vie, la liberté ajoute ceux qui sont remarqués, guettés, cherchés, et même construits par l’être vivant. Tous ces éléments, l’écrivain les a manipulés, agencés, modifiés pour des fins que lui est seul à connaître au début, comme en chimie, en cuisine, en maçonnerie, on utilise des matériaux, des outils, des techniques bien particulières chaque fois selon le but à atteindre. Le lecteur voit le résultat mais ne s’y connaît guère pour discerner la manière dont l’écrivain y est arrivé: il apprécie ou non l’œuvre.
Nous avons donné une partie des éléments biographiques, sociologiques, intellectuels etc. que nous avions pu repérer. Nous avons montré l’aspect extérieur de l’œuvre comme une conséquence de ces événements, de ces détails fondateurs de l’œuvre. Il nous reste ici à essayer de montrer comment cette transformation se fit: comment on est passé d’un traumatisme de la laideur à une œuvre.
Le facteur temps est un indice, et un indice d’importance car l’élaboration de l’œuvre en est fonction. Le facteur temps est un indice, et un indice d’importance, car l’élaboration de l’œuvre est fonction de résistances à vaincre, d’obstacles à surmonter, d’ignorance à combler, de moyens à expérimenter. La réussite n’est pas immédiate. On tâtonne. En général, «dans les phases d’inspiration, les énergies du contre-investissement sont retirées pour s’ajouter à la vitesse, à la puissance, ou à l’intensité avec lesquelles se forment les pensées préconscientes. Au cours de la phase d’»élaboration», la barrière du contre-investissement peut se renforcer, le travail progresse lentement, l’investissement s’oriente vers d’autres fonctions du Moi, telle l’épreuve de réalité, la formulation ou d’autres objets de communication.»[75]
Chez Barbey, selon les types d’œuvre, et en se cantonnant dans les œuvres écrites, la facilité d’exécution peut traduire par exemple l’accord avec l’inconscient, ou au contraire le désaccord; le plaisir de pouvoir s’exprimer, ou au contraire l’ennui de le faire à la mode des autres… Correspondance au fil de la plume, Memoranda, nouvelles et romans, critiques pour le Journal, poèmes… Nous savons que Barbey a écrit des œuvres en une nuit, en un mois, sur des années, et ce n’est pas seulement question d’emploi du temps! La Bague d’Annibal naquit en une seule nuit, et Des Touches, en dix ans, Un Prêtre marié, en neuf ans! Rédaction rapide donc ou élaboration pénible…: quand, pour une raison ou pour une autre, il forçait son talent, comme on dit, l’inspiration n’était pas toujours au rendez-vous! (Cf. Annexe 6)
L’œuvre spontanée ressemble à un rêve jaillissant. Qu’un artiste travaille et retravaille, au nom de certains principes.
Un autre indice: le fait qu’il ait peu ou pas du tout pratiqué certains genres littéraires.
Cette constatation négative pose question. Peut-on, par une analyse négative, comme il y a la théologie négative, faire une relation entre ce fait et la laideur?
– Premier domaine: alors qu’il était lui-même assez «théâtral», et transcrivait dans ses romans des scènes et des dialogues par exemple, il n’a jamais abordé le théâtre, ni la tragédie, lui dont les romans sont souvent tragiques; ni la comédie, lui qui avait un esprit qui était célèbre. Pourquoi? Quelques hypothèses: sur scène, à son époque, tout aurait été trop «vu», trop clair, et il n’y aurait plus eu toutes les suppositions, toutes opacités auxquelles il tenait… En outre, si vous enlevez des romans et nouvelles aurevilliennes tout ce qui n’est pas de l’action, vous tombez vite dans le genre mélo, polar, ou fait-divers par exemple. De nos jours, avec les nouvelles mises en scène, les voix off, les jeux de camera etc., il pourrait être auteur de théâtre, ou plus encore de cinéma, mais son art à lui s’apparente plutôt à une série de photos qui laissent à rêver sur les intervalles, et l’on sait comme la photo peut «mentir la vérité» ou le contraire.
Peut-être également n’aurait-il pas pu être aussi présent dans une pièce qui raconte seulement une tranche de vie d’autres personnes. En effet, il n’aurait pu se livrer à ses digressions favorites, à cette mise en abyme, cet enchâssement qui permet au narrateur d’être présent devant un auditoire conquis… Ou alors, si la pièce avait été plus ou moins autobiographique, on aurait eu l’excès inverse: trop d’autobiographie, lui qui n’aimait pas parler directement de lui…
C’est donc que sa façon d’écrire ses romans et nouvelles lui convient le mieux pour parler de lui, se «reconstruire» pour ses lecteurs, et parler du monde et en reconstruire un.
-Second domaine: il n’a pas non plus écrit d’ouvrage intellectuel d’histoire, ni de théologie, ni de science, alors qu’il s’y intéresse vivement: on le voit dévorer des livres ardus sur des sujets pointus, sur commande, et par obligation d’actualité, mais aussi selon ses goûts… Il a voulu fonder par deux fois des journaux où il voulait rendre compte des œuvres des autres mais il ne songea pas à écrire lui-même des livres «sérieux».
C’est un lecteur boulimique et éclectique: histoire, politique, littérature, sciences, religion, philosophie, sociologie, etc.
Notons que souvent ses recherches s’orientent vers un sujet qui les unit: l’esthétique et ce qui touche à ce problème. [76]
Il n’écrit pas ce genre d’œuvre, alors qu’il l’aurait sans doute pu s’il l’avait voulu: Le dandysme serait la seule de cette espèce, mais c’est un ouvrage si mince, et sur un sujet volontairement mince – qu’il s’agit de remettre à bonne échelle d’ailleurs…
On a même l’impression qu’il ne regrette pas de ne pas écrire un vrai livre complet. Il s’est cantonné dans des articles, qui donnent pourtant parfois incidemment ses idées en tout domaine (je pense à un article extraordinaire sur les cimetières! [77]). Pourquoi?
Il préfère sans doute se présenter comme un critique, souvent acerbe et aigu, qui a, de plus, le droit (souvent cher payé d’ailleurs!) d’être subjectif. Se révolter, se venger, admirer, convaincre, voilà un Barbey qui réagit bien plus qu’il ne démarre à froid.
C’est donc que Barbey se pose plus en s’opposant dans le domaine intellectuel.
-Troisième domaine: il n’écrit ni poésies fréquentes, ni lettres, ni journaux intimes méthodiques qui soient conçus d’emblée pour la publication. Certes, il a écrit des poèmes qui furent son premier mode d’écriture, et qu’il brûla après qu’on lui en eut refusé la publication. Blessure d’amour-propre encore: il les aimait trop. Ses vers furent rares; ses journaux, intimes, et épisodiques, surtout écrits pour ceux qui le lui demandaient et dont il se sentait aimé; les Lettres retrouvées forment neuf volumes, mais rares sont celles qui n’ont pour but que le plaisir de la relation, de la longue causerie, ou du dialogue sur des sujets suivis. Sont-elles utilitaires? Souvent, elles règlent des détails matériels, mais N. Dodille leur donne aussi [78] une «valeur spéculaire»: la Correspondance est « présence de l’autre qu’elle remplace (…) foyer optique pour se voir, matriciel pour se constituer, en regard du vécu, un espace de protection. « . Effectivement, Barbey s’y décrit en parlant de sa santé, de son humeur du moment qui se transpose dans l’écriture, de ce qu’il a en tête, mais il s’adresse en fait à un autre, précis, et qui, il le sait, le regarde avec bienveillance (comme un miroir qui embellirait) d’où la chute verticale de la correspondance après la rupture avec Trebutien, destinataire jamais remplacé. (Cf. annexe 6) Il ne leur donne pas un public élargi et vague, dans lequel risqueraient de se trouver des yeux froids, il n’a donc pas de but littéraire à proprement parler, et s’il écrit en virtuose, c’est que même dans trois lignes, il cherche à créer de la beauté.
Pourquoi n’a-t-il pas pensé d’emblée que ces écrits intimes pourraient être publiés? Ceux de Byron, d’Alfieri avaient bien été publiés… Sans doute manque de temps, surtout manque de confiance en lui, complexe et crainte d’être encore «déformé» ou jugé laid par les autres, à tel point qu’il en redoutait réellement la publication, comme nous l’avons dit[79].
Il n’a accepté, souhaité même, la publication de ces poèmes, de ces lettres, de ces journaux que quand il s’est senti assez fort pour supporter le regard de tous. Il a même publié alors des brimborions encore mal dégrossis ou peu développés: signe indubitable de son indifférence aux jugements des indifférents et de la conscience nouvelle de sa valeur.
Cependant alors, pourquoi ne pas avoir réellement entrepris une correspondance dans l’idée de la publication future qui en serait faite? Car au contraire, il ne rédige plus de Memoranda, on le voit même négliger de répondre à ses correspondants, faire court, dire qu’il déteste prendre la plume.. tandis que (mis à part les poèmes perdus) il continue à composer des poèmes.
C’est peut-être que le poème était un cri irrépressible, tandis que Lettres et Memoranda n’avaient plus lieu d’être, étant moins qu’il ne l’avait cru au début utiles pour la résolution de son problème: il s’aperçoit qu’en fait il n’avait plus à construire son image, à plaider (d’une façon si habile qu’elle en est presque invisible) pour qu’on lui passe sa façon d’être… ou que son problème était ailleurs.
On pourrait ainsi reprendre tout l’œuvre non-écrit de Barbey et le relier sans doute à ce problème de laideur, comme nous l’avons fait pour le théâtre, les livres concernant le domaine intellectuel, les écrit intimes.
L’œuvre écrit qui reste consiste surtout en romans, critiques, poèmes, journaux intimes et lettres. Voyons si ce type d’œuvres est bien cohérent avec le souci dont il est animé.
En fait il fut avant tout un grand romancier, ce qu’il voulait, – et la vie, mais aussi des choix presque insensibles, le conduisirent à être un grand critique.
a) Premier grand type d’œuvre: le Roman, la Nouvelle
Le roman correspond bien à la sublimation d’une souffrance, et Barbey en était à demi-conscient. Leur mode d’écriture nous l’avons déjà dit, correspond à des désirs, à des besoins: c’est un type d’œuvre très libre en effet où les rêves, la révolte, la vengeance des rêves, ressentis ou imaginés, subis ou réagissant, balbutiés, «parlés» intérieurement très tôt, ont pu voir ensuite leur contenu transcrit par écrit. Nous l’avons longuement montré dans les parties III à VI.
A lui qui désire rebâtir son image, il donne liberté: le Moi de Barbey se trouve et s’exprime soit dans un héros qui se décrit de l’intérieur, soit dans des moi partiels qui s’en répartissent divers aspects, soit dans le moi-spectateur qui raconte.
Le roman n’est donc pas un genre littéraire «plaqué» qu’il adopterait pour des raisons extérieures, mais il correspond bien dans ses caractéristiques aux besoins profonds de Barbey.
Il est évident que le choix des sujets est fondamental dans les romans: ils sont l’expression la plus proche de ces cris dont nous avons parlé, la plus simple, même si elle est esthétique. Le thème de la laideur qui court à travers tout l’œuvre – sujet ou accessoire – permet de façon directe de répondre à ce complexe et à ses auteurs. Ce thème de la laideur tel qu’il est directement exprimé dans les romans a été abondamment traité dans les parties III à VI. Nous n’en dirons donc pas plus sur l’expression directe du thème de la laideur.
Ici, il ne s’agit donc maintenant de thèmes et de sujets qui le dissimulent, tout en ayant en fait le même but. Beaucoup, apparemment différents, s’en révèlent annexes, et très proches, sublimations en réalité de ce cri brut.
Ecrire un roman ou une nouvelle, bâtir un pan de l’œuvre est en réalité exprimer une frustration ou une réponse. Le fond des œuvres d’imagination contient cette réponse, tout autant que le mode de vie de Barbey, lorsqu’il invente des comportements originaux et uniques, se rapportant essentiellement – mais de façon discrète et sous-jacente – au masque, ou
à l’erreur entre l’apparence et la réalité; ces deux sujets étant des avatars du problème de la laideur. La laideur n’est pas forcément le thème dominant extérieurement, mais elle sous-tend presque toujours la structure, même si elle n’est pas souvent exposée en pleine vue.
Le thème secret et inconscient se traduit par des thèmes visibles et lisibles.
Certains thèmes reviennent souvent. Nous les avons mentionnés au fur et à mesure qu’ils paraissaient dans son œuvre, et seulement dans la mesure où ils avaient un rapport visible avec le thème de la laideur.
Nous voulons y revenir ici en tant que structure caractéristique d’une sublimation qui est centrée sur un objet invisible.
En effet, le thème qui revient souvent unifie, en même temps qu’il donne à l’œuvre consistance, richesse et solidité: beauté.
L’inconscient se structure en effet à partir de grandes lignes, et cela fait la force, ou parfois la faiblesse, d’une personnalité[80].
Laissons Kundera l’expliquer à propos d’Anna Karénine à la surprenante composition symétrique:
«Cette composition symétrique, où le même motif apparaît au commencement et à la fin, peut sembler très «romanesque». Oui, je l’admets, mais à condition seulement que romanesque ne signifie pas pour vous une chose «inventée», «artificielle», «sans ressemblance avec la vie». Car c’est bien ainsi que sont composées les vies humaines.
Elles sont composées comme une partition musicale. L’homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l’événement fortuit (une musique de Beethoven, une mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s’inscrire dans la partition de sa vie. Il y reviendra, le répétera, le modifiera, le développera comme le fait le compositeur avec le thème de sa sonate. Anna aurait pu mettre fin à ses jours de toute autre manière. Mais le motif de la gare et de la mort, ce motif inoubliable associé à la naissance de l’amour, l’attirait à l’instant du désespoir par sa sombre beauté. L’homme, à son insu, compose sa vie d’après les lois de la beauté jusque dans les instants du plus profond désespoir.
On ne peut donc reprocher au roman d’être fasciné par les mystérieuses rencontres des hasards (par exemple, par la rencontre de Vronski, d’Anna, du quai et de la mort, ou la rencontre de Beethoven, de Tomas, de Tereza et du verre de cognac), mais on peut avec raison reprocher à l’homme d’être aveugle à ces hasards et de priver ainsi la vie de sa dimension de beauté.»[81]
Les êtres sensibles à la Beauté aiment la retrouver dans leur vie la plus concrète et révisent celle-ci à la lueur de cet élément harmonieux. Laissons encore une fois Kundera l’expliquer[82]: un simple chapeau melon «était devenu le motif de la partition musicale qu’était la vie de Sabina. Ce motif revenait encore et toujours, prenant chaque fois une autre signification; toutes ces significations passaient par le chapeau melon comme l’eau par le lit d’un fleuve. Et c’était, je peux le dire, le lit du fleuve d’Héraclite: «On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve!» Le chapeau melon était le lit d’un fleuve, et Sabina voyait chaque fois couler un autre fleuve, un autre fleuve sémantique.» Mais, évidemment, seuls ceux qui ont créé ce motif peuvent en saisir la beauté et Franz, non-initié, ne comprend pas le geste de Sabina qui pose ce chapeau melon sur sa tête: il «se sentit gêné comme si on avait parlé dans une langue inconnue. Il ne trouvait ce geste ni obscène, ni sentimental, c’était seulement un geste incompréhensible qui le déconcertait par l’absence de signification.
Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs (comme Tomas et Sabina ont échangé le motif du chapeau melon) mais, quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet, signifie quelque chose d’autre dans la partition de chacun.»
Barbey a vécu ainsi, sublimant sa souffrance et structurant sa vie sur des thèmes annexes qui en dérivent, s’y rapportant invisiblement. Parmi eux, le normandisme, la mer, la magie, le sang, le masque, le sphinx, le cachet, Niobé, les flèches, Byron,…
En voici quelques illustrations.
Le Normandisme et le réalisme par exemple.
Barbey a pris ses sujets dans la vie, nous assure-t-il d’une façon voyante, mais très «malhonnête». Cette mise en scène est en relation avec le masque, comme nous l’avons montré dans notre thèse sur le Masque. Au début, peu de matière, peu de décor: c’est surtout un paysage mental. Mais soudain font irruption les souvenirs d’enfance, une fois qu’il commence à avoir la force d’»y» retourner et qu’il se sent de taille à la supporter. «Chose singulière! Tout ce que je vois me retourne le cœur vers cette patrie qu’enfant j’aspirais à quitter avec une impatience fébrile. Le lotus dont ils parlent et qui fait oublier le pays est le cytise des licornes… Je n’y crois pas.»[83]. Sans doute fait-il alors la part des choses entre le pays et la famille: ses racines ne sont plus toutes si amères, et du coup Barbey va se lancer dans ce cadre vierge qu’ il va s’approprier, goulu: «Avant moi, personne n’avait mis la main sur ces paysages.» clame-t-il à Trebutien. [84]avec l’ivresse des découvreurs. [85] C’est un signe de rééquilibrage: il commence à faire face. De même à l’époque, il commence à travailler au Des Touches et écrit ses nouvelles résolutions: «Je dois prendre la vie comme est la vie, et ce n’est pas, selon moi, une des faces les moins touchantes que de grandes âmes sous des enveloppes grotesques quelquefois.»[86] Le «réalisme» comme il dit[87], s’ajoute sur sa palette; l’esprit critique qu’il lui permet l’apaise; et ceci parallèlement avec de grands changements psychologiques (sa «conversion», le rejet progressif du dandysme, du masque, la maturation progressive des révoltes qui deviennent des réactions plus positives etc.).
En fait, après beaucoup de promesses et déclarations emphatiques, il s’éloignera de ce réalisme et du normandisme. Pourquoi?
Il a réalisé que les détails historiques lui pesaient et nuisaient à ce qu’il voulait au fond exprimer, et on saisit là assez bien les finalités profondes de l’œuvre; il a osé revenir dans ce cadre familier et familial, et, comme il a compris que le physique ne traduit rien de ce qui existe réellement, maintenant qu’il n’y a plus de terrain tabou, il peut s’en éloigner.
Finalement, on peut constater que l’évolution de son complexe de laideur a des répercussions sur l’ensemble de l’œuvre, aussi bien dans la façon dont il traite les thèmes qui s’y rapportent directement, que dans ceux qui en dérivent, et parfois ne s’y rattachent que de fort loin.
Autre thème: celui du cachet, qui revient trois fois: dans sa première nouvelle Le cachet d’onyx, puis dans A un dîner d’athées, tout ceci est bien connu, et enfin, moins connu peut-être, dans un article qui concerne un tableau de Mercié: David qui a vaincu Goliath: «David lui met exactement le talon dans l’œil, détail horrible, et disons-le, canaille, qui rappelle ce qu’en argot de voyou, on appelle le coup du cachet. Je ne sache rien de plus dégoûtant que ce talon qui entre dans l’œil de cette tête morte – qui va y faire un trou et s’en chausser, et, qui sait, peut-être y tourner, comme un vilebrequin dans du bois pourri, dans la pirouette de la victoire! (…) Et cela seul crève les deux miens, ou plutôt les fait se détourner, je ne regarde plus.»[88] Ceci est le «plus dégoûtant», le plus laid donc… Le sadisme avec lequel il laisse libre cours à son imagination avant de s’en détourner pudiquement laisse rêveur. Sa répulsion affichée pour ce thème, qui pourtant le fascine, a donné naissance par le processus de sublimation à des œuvres littéraires. Pourquoi cette fascination pour ce que nous pouvons appeler avec lui «le coup du cachet»? Peut-être bien, en rapprochant Le cachet d’onyx et A un dîner d’athées, l’idée d’une fermeture, sadique, comme d’un tour de clé viril qui scelle et cache, en le détruisant et en l’interdisant, l’objet d’un dangereux désir? Mais ceci nous éloignerait de notre thème le plus direct, tandis qu’une autre explication nous ramène au visage enlaidi: « Cachet: (…) vieux: Cachet de la République, de la Mairie ou cachet: marque de soulier appliquée sur le visage de l’adversaire jeté à terre. (Esnault, 1844) » [89]
Encore un autre thème: le sphinx… Nous invitons le lecteur à se reporter à notre thèse de 3° cycle intitulée La mise en scène du Masque dans les romans de Barbey d’Aurevilly: le principal y est déjà traité, car ce thème est dérivé de celui de la laideur qui se cache. [90]
Deux thèmes se rattachent encore très étroitement à notre sujet: celui de celui de la mort et de l’enfance que nous étudierons plus loin, et celui de Niobé que nous abordons maintenant ici pour la traiter assez longuement.
Francis Pasche[91], questionné en tant que psychanalyste, sur le sens mythologique aurevillien de ce thème presque obsédant, pose quelques questions: «Avait-il des frères et sœurs mort-nés ou avortés? (…) Au cours du meurtre des enfants de Niobé, une fille qui a survécu était devenue blanche (verdâtre?) d’où le nom qu’on lui donna alors Chloris, ce qui évoque évidemment l’hémorragie de Barbey devenu sans doute exsangue. S’est-il identifié à Chloris et du coup s’est-il doté d’une mère tout le contraire de la sienne?»[92] et encore: «Barbey était donc l’aîné, avec sans doute les fantasmes de destruction des rivaux.»[93]Ces questions mériteraient pour y répondre une étude attentive que nous ne saurions mener, en tout cas pour le moment.
Par contre, en quoi ce thème de Niobé pourrait-il bien être mis en relation avec la laideur? Une étude fine est indispensable pour éviter toute surinterprétation et la réponse finale sera de l’ordre du jugement personnel: c’est de près qu’il s’y rattache, ou de trop loin pour qu’il y plonge ses racines…
Rappelons-nous pour commencer tout ce que nous avons pu rassembler dans la première partie sur la naissance de Barbey et son environnement familial, selon les impressions et les informations qu’il nous donne: sa mère lui dit constamment qu’il est laid, elle manque de le laisser mourir le jour même de sa naissance, elle le met au monde le jour des Morts… Elle, si belle, a été déçue par l’aspect de Jules à sa naissance, car il ne ressemblait pas à l’image idéale qu’elle s’en était faite, elle ne » veillait » donc pas sur lui, (ce qui était criminel), et peut-être même ne désirait-elle pas qu’il naisse. De tous ces éléments, une image antithétique inconsciente va surgir:
Cette image paragrammatique va donc être celle d’une bonne mère – on ne dit pas qu’elle était belle – qui a eu des enfants qu’elle trouvait, elle, très beaux, et qui a été punie par le destin jaloux: avez-vous trouvé? C’est Niobé au destin voulu par les dieux, contre lequel, malgré tous ses soins, elle n’a rien pu. Destin matérialisé par les flèches d’Apollon et d’Artémis.
Cette image de Niobé qui revient si souvent chez Barbey s’explique donc, à notre avis, comme une antithèse de sa mère. Comme Kundera l’a si bien exprimé plus haut, il y a un enrichissement progressif d’un thème qui se décline sous des formes différentes, avec des sens différents.
Le thème de Niobé n’échappe pas à cette caractéristique du leit-motiv, et, pour la commodité de l’exposé, nous allons essayer d’en retracer cinq ou six variations essentielles, approximativement même peut-être dans leur ordre probable d’apparition.:
Niobé fut d’abord pour le petit Barbey un objet visuel étrange, une personne immobile, et mutilée, et donna naissance au thème d’un être qu’on ne comprend pas «statue»: la fascination a peut-être été d’abord celle d’un tout petit enfant devant un être emprisonné et pétrifié tout vivant… Les tout-petits semblent mal faire la distinction entre une statue et un être vivant, réel, même lorsqu’elle est de petite taille. L’immobilité, le silence, le froid, le manque d’odeur ou de goût chauds et vivants (selon nous), même le « morcellement » artistique ne leur sont pas forcément des preuves que ce sont des choses. Les bébés regardent les yeux des statues comme des yeux vivants, «êtres» qu’ils ne comprennent pas «choses», car ils ne savent pas ce qu’est un objet décoratif ou esthétique de ce genre (surtout si l’expression du visage est «négative», douloureuse), elles font penser aussi aux sphinx qui décorent inexplicablement et bizarrement les meubles, quand le tout petit n’en comprend pas plus l’utilité esthétique (ou sociale).
Dans le poème Niobé, composé et envoyé en 1844 à Trebutien sans commentaire, Barbey raconte ainsi son premier intérêt – essentiellement interrogatif – pour cette statue:
«O Niobé, je t’ai toujours aimée! Dès mon enfance, ton image me plut et attira ma rêverie avant même que je pusse savoir qui tu étais. – il y avait dans un angle obscur de la maison paternelle un buste blanc, noyé dans l’ombre, mais visible à mon regard curieux. Que de fois, j’interrompis ma tâche ennuyeuse pour te contempler, de cette vue inquiète et longue des êtres mal accoutumés aux choses dans ces premiers instants de la vie! Que de fois, appuyé sur mon coude, je regardai la figure inconnue qui était femme et qui ne souriait pas!»[94]
Il écrit en 1869-1870, soit 25 ans après, un poème: Le Buste jaune qui nous parle de cette première passion questionneuse à propos d’un autre buste (16), mais la parenté de questionnement est frappante:
«Ce fut pour moi toujours une étrange figure
Que ce buste de femme – et dès mes premiers ans
Je la cherchais des yeux dans sa pénombre obscure…
(…) car ce buste, ce fut… oui! mon premier amour,
Le premier amour fou de mon cœur solitaire.
La femme qu’il était est restée un mystère (…)
O buste idolâtré de mon enfance folle,
Buste mystérieux
Tu rayonnes toujours, jaune, dans ton coin noir,
O buste! Ma première idole!» [95] (16)
Au début, buste jaune ou buste antique n’ont que cette valeur de mystère: une figure. Aussi toute sa vie, quand Barbey voudra parler d’un mystère, il utilisera ces métaphores de la statue ou du sphinx.
Or cette statue de Niobé semble, incompréhensiblement, immobile et très souffrante; les sphinx aussi ont un air inquiétant, observateurs, impénétrables, qui supportent figés, sûrement courbatus et soumis, marbre des commodes ou accoudoirs d’acajou.
L’enfant n’apprend que plus tard que ce sont des représentations, mais l’interrogation sur l’expression qui l’avait tant frappé au début, et sa signification, n’en demeure pas moins intense, au contraire: il cherche à comprendre cette femme, comme il cherche peut-être à comprendre sa mère? Voici, dans le poème Niobé, ce qu’il note avoir remarqué:
«Deux yeux désespérés et froids (…) La seule triste, la seule pâle que j’aie vu parmi tous ces visages riants et gracieux, ceints de guirlandes ou courbés sous le poids des corbeilles. (…) qui ne souriait pas (…) sinistre (…) blanche figure, immobilité de sa pose éternelle»
Le reproduction est celle de la Niobé du Groupe de Niobé, (17), antiques découverts en 1583 à Rome[96], la plus conforme à la description de Barbey [97]. La seule différence est que Barbey lui donne «des seins au vent, fièrement échappés de la tunique», ce qui n’est pas son cas… Mais peut-être est-ce un artifice littéraire? Il est vrai qu’un tel motif, coupé de l’ensemble, est très difficile à comprendre. Ce groupe de Niobé était assez à la mode dans les années 1780, Napoléon aurait voulu les confisquer aux Offices, et «Bartolini travaillait sur deux séries de marbres en 1808. Mais de telles copies étaient sans doute plus courantes à petite échelle.»[98] Peut-être un plâtre s’en trouvait-il chez les Barbey?
Remarquer que Barbey dit qu’il pensait cela (sa tête dépassait la hanche de sa mère: cela lui donne 4 ou 5 ans…) à un âge un peu plus tardif: il avait déjà des «tâches ennuyeuses à faire»!
Cette figure est sinistre et angoissante. Aussi quand Barbey voudra alerter sur un mystère ou une tristesse, cette métaphore reviendra-t-elle spontanément sous sa plume:
«La marquise frappée de pâleur, tant elle en était atteinte, les yeux sombres, l’air vague, le sourire distrait, les poses appesanties, idéale enfin, comme la Niobé.» [99]
Chez les parents d’Albertine: «un vieux buste de Niobé d’après l’antique, qui étonnait là, chez ces bourgeois vulgaires»[100]
Au début Barbey ne comprend pas qui est cette femme inerte, aux yeux désespérés et froids.
Mais ensuite, cette statue froide va lui sembler chaleureuse. Pourquoi?
Quel est l’inverse de la femme qui est chaude d’extérieur et vivante, alors qu’elle est de marbre et indifférente avec son enfant? Des statues qui se laissent aimer et qui peuvent même se réchauffer, et réchauffer!
Au début, buste jaune ou buste antique n’ont que cette valeur de mystère: une figure humaine, immobile, aux seins peut-être aussi généreusement dénudés que ceux de la mode Empire ou Restauration de ses 6 ans, puis un peu semblable à celle de la mère, froide en apparence et en réalité. Mais, comme il souffre de la froideur de sa mère, cette matière inanimée va sembler plus douce à son cœur que sa mère, car ces bustes se laissent aimer d’un amour qu’on ne lui interdit pas.
Le Buste jaune du poème est d’argile. L’argile est immobile, mais terre tiède et douce aux doigts. Niobé est dite «plâtre» pour bien montrer sa froideur, mais il imite le marbre, et sans doute un marbre. C’est pourquoi il n’est sans doute pas abusif de l’assimiler ici à tous ces marbres qui parsèment l’œuvre de Barbey. Le marbre extérieurement si froid lui a toujours semblé une pierre chaleureuse, avide de chaleur. Conception bien particulière, très aurevillienne.
Petite parenthèse ici sur le marbre: dans notre travail sur La mise en scène du massque dans les Romans de Barbey d’Aurevilly, nous avons pu montrer que chez lui les matières ont des sens symboliques, conscients et inconscients précis et constants. Le marbre est un des éléments les plus régulièrement présents. Dans les maisons, les tables, les commodes, les tables à gibier à dessus de marbre étaient fréquentes, avec leurs coins durs pour les têtes… Mais aussi les cheminées avec leur tablette, et les poêles à couvercle de marbre. D’habitude, chez bien des auteurs, le marbre, même d’une chaude couleur, est ressenti, vécu, comme une pierre froide au toucher, une pierre dure. Il a ainsi rapport au masque, comme dans les métaphores les plus fréquentes. Cependant chez Barbey, ce minéral a une particularité, liée également au masque: il est l’un des seuls que la conductibilité intéresse, car le marbre laisse passer la chaleur sans changer extérieurement, et il le caractérise très souvent comme un matériau qui laisse passer la chaleur qui couve dessous, ou qui prend la chaleur si on le touche, sans pour autant modifier son aspect. On peut citer ici une phrase qui éluciderait le prénom donné à Marmor dans une des Diaboliques. Barbey parle de ce prénom à propos de Fréron, un orateur fameux: «Il avait mérité de s’appeler de ce beau nom qu’ils ont en Ecosse, il était digne de s’appeler du nom de Marmor, car marbre il était, et les marbres, sur lesquels tout tombe sans rayer leur surface polie, n’avaient pas plus que lui de froide impassibilité.» Réflexion étrange, ou du moins peu banale: Barbey a-t-il ainsi réchauffé un marbre qui lui a eu l’air de devenir chaud, ou d’être plus chaud que la chair humaine, que les bras de sa mère?
Le marbre en tout cas, s’il est froid, peut être réchauffé, ou cacher sa chaleur douce, alors qu’il sent le contraire chez la mère: sa chaleur douce recouvre en fait une froideur insensible et inaltérable. D’une relation de ressemblance, il passe à la différence, et peut-être, bien vite, à une conclusion pleine de révolte: il serait normal que le buste soit froid… il est anormal que la mère le soit, et l’enfant Jules se détourne de sa mère… Malgré la matière froide de ces bustes, malgré leur expression, ils lui semblent plus affectueux et il désire plus leur contact que celui de sa mère.
La Niobé lui rappelle, par sa coiffure, sa mère, mais ce souvenir tient justement à un détail qui est de l’ordre de la froideur: la Niobé lui rappelle sa mère, au sortir du lit conjugal, avec les cheveux négligemment tordus (pour qui les avait-elle répandus, se demande bien Jules, et à cause de qui, contre qui, les a-t-elle renoués?…), sa mère lorsqu’elle venait les lever. Et c’est un rapprochement qui signe une vision qui n’était pas vraiment chaleureuse… «La figure sinistre et blanche avait les cheveux relevés et tordus négligemment derrière la tête, comme j’avais vu souvent ma mère, le matin, – quand, sortant de son lit aux Sphinx de bronze, elle nous emportait dans ses bras.» Les connotations des sphinx, la valeur expressive de tous les adjectifs et participes de cette phrase, et celle, vague et froide du verbe «emporter» donnent à ce réveil des frères – qui attendent sagement – une atmosphère assez angoissante et lourde. Sa mère semble en retard pour s’occuper d’eux, ou coupable, pleine de sentiment et de tendresse, mais on ne sait pas de qui ni pour qui. Elle vient, mais d’un endroit tabou; elle les emporte, mais on ne sait pas où…
Le soir, le baiser de la nuit est bien pour son front qu’il tiédit, mais la tournure de la phrase évite de parler d’amour maternel réel, et cette chaleur n’est que physique… alors que chez Niobé la froideur n’est que physique et Barbey sait exprimer la réaction de l’enfant qu’il était alors: «Je préférais l’intrépide contour de cette lèvre entrouverte et muette, mate et pâle, sans souffle et glacée, et que j’aurais eu effroi de baiser, à celle qui, rouge de vie et chaude de tendresse, me tiédissait le front chaque soir. Je préférais l’œil sans prunelle du plâtre grossier et fragile aux flammes intelligentes de la pensée et du sentiment.» Pour qui cette pensée, ce sentiment, et finalement cette tendresse? La réponse rendait le petit Jules jaloux…
Jules voyait sans doute enfin, sa mère animée lors de réunions avec des adultes, ou d’autres enfants. Sa beauté lui semblait peut-être alors haïssable… alors que l’aspect de Niobé, insoucieuse de sa beauté dans son malheur, la rend émouvante et prouve sa tendresse: «C’est bien Elle; c’est bien cette physionomie unique dans les temps anciens, où l’étincelante beauté était seule adorée et où les Dieux apparaissaient comme le symbole animé de la vie (…) la seule pâle que j’aie vu parmi tous ces visages riants et gracieux, ceints de guirlandes ou courbés sous le poids des corbeilles». Chez Niobé, au contraire, pas de boucle égarée, pas de jolie tresse pendante qui flotte sur son cou, pas d’habit coquet, mais des seins généreux et «nature»[101]…
On obtient donc, en résumé, un portrait en négatif de la mère de Barbey, et des accusations précises, quoique encore en désordre chez l’enfant: «ma mère, belle, s’occupe de Beauté, et de ceux qu’elle désire voir la trouver belle, et, au nom de cette beauté, m’oublie… Elle est froide avec moi. Elle me trouve laid. Niobé est plus chaleureuse, plus tendre qu’elle.»
Niobé deviendra donc le symbole de la mère tendre dans son désespoir, d’une tristesse signe de tendresse et attendrissante. Le contraire de la mère extérieurement heureuse, ou heureuse à cause des autres, et froide avec son fils. Ce thème de Niobé, de la statue qui est en fait plus tendre et plus chaleureuse qu’une personne sera donc aussi celui de la tendresse frustrée.
Madame de Gesvres, grande statue désespérée comme la Niobé antique, et qui ennuyée de son piédestal comme de toutes choses, en descendant pour jouer et s’agiter auprès comme un enfant[102]: c’est la vision d’une mère qui aime assez son enfant pour devenir vivante pour lui…
Le soir où Mme de Scudemor va se laisser prendre, » sa forte tête dont les cheveux bruns tordus à la Niobé étaient le seul ornement, se moulait avec énergie sur la boiserie blanche des lambris qu’elle avait derrière elle»[103]. C’est qu’elle va se sacrifier pour sauver Allan du marasme.
Plus tard, alors qu’elle est dans un état très grave, elle «ramenait sur son sein amolli les plis fuyants de son manteau, grande Niobé qui n’avait qu’à l’âme le marbre éternel.»[104], ce qui signifie clairement qu’en fait elle est fragile et tendre ailleurs, accessible à la pitié par exemple… C’est pourquoi Barbey qualifie globalement Ce qui ne meurt pas ainsi: «Ma belle et calme tête de marbre blanc, Niobé-Germaine». [105]
Peut-être le fameux buste jaune, qui a fait couler autant d’encre que Niobé, a-t-il entraîné une semblable construction mentale: sans avoir le temps d’une comparaison exhaustive, la question que pose Barbey à la fin du poème Le Buste Jaune est en effet celle de savoir si ce buste l’a effectivement aimé, lui, autant que lui l’a aimé, et il n’y a pas de réponse à cette douloureuse question:
Toi seul n’as pas bougé, – buste, – forme et matière!
La vie en s’écoulant n’a rien pu t’enlever…
Mon rêve auprès de toi, je le viens achever…
Je songerai de toi jusques au cimetière,
Mais, ô buste! après moi, quel cœur fera rêver
Ton argile, – sur ma poussière?… [106]
Ce poème date de 1879: Barbey a 71 ans, et retrouve bien des souvenirs, ou plutôt trouve la lucidité – il sait bien que ce sont des fantasmes – et la force de les écrire.
Quel est l’inverse de la femme toujours soumise à Dieu? Niobé, la révoltée, la désespérée, voire l’athée.
C’est bien après qu’on explique à l’enfant ce que représente la statue: il apprend alors son histoire et réalise que c’en est la représentation, (démarche intellectuelle très importante) puis, à partir de l’épisode mythologique qu’elle représente et l’abstraction venant avec la réflexion, il peut réfléchir sur le «crime» de Niobé (ubris), et la «vengeance» des Dieux (Ce n’est d’ailleurs pas si simple dans une famille catholique de parler des dieux…, et cela appelle beaucoup d’autres questions!)
L’enfant qui avait observé son expression de révolte douloureuse et se posait des questions peut alors rêver sur cette expression avec laquelle il se sent en harmonie: lui aussi est révolté, mais sa mère a l’air heureuse et à son aise, sauf quand il est là. Elle n’a pas l’air révoltée contre ce Dieu qu’elle lui enseigne et qui a distribué si injustement les dons et les bonheurs… et nous avons vu comment Barbey était pris entre la révolte et le conformisme.
Niobé:
«Douleur muette (…) yeux désespérés et froids (…) Reine sans bandeau, à l’épaule nue, étrange choéphore qui portait sur sa tête maudite – mais toujours droite – ces grandes fleurs empoisonnées de la terre: l’Orgueil, la Douleur et l’Impiété. (…)
qui ne souriait pas (…)
le front hautainement tourné vers le ciel (…)»
ce que c’est d’être nue, ce que c’est d’être impie, (…)
l’air étonnant que tu avais, (…)
comment n’aurais-tu pas été orgueilleuse? comment n’aurais-tu pas été impie?… Tes flancs, plus féconds que ceux de Latone, s’étaient refermés après les déchirements de l’enfantement, et le sang immonde de la femme n’en avait pas terni la divine splendeur. La Douleur, pour toi, ce fut la carène qui ouvre l’Océan sans le blesser. – Belle, et mère d’enfants dignes de toi, tu souriais quand on te parlait de l’Olympe. Pour te punir, les flèches des Dieux atteignirent les têtes dévouées de tes enfants, que ne protégea pas ton sein découvert. Quand il ne resta plus de poitrine à percer que la tienne, tu la tournas avidement du côté d’où venaient les coups… et tu attendis! mais en vain, noble et malheureuse femme! L’arc des Dieux étaient détendu et se jouait de toi. (…)
rocher bien inébranlable contre lequel la colère des Dieux et l’épouvante des hommes s’usaient (…)
Image de la Force morale qui se détourne amèrement de la Providence pour ne s’appuyer que sur soi,»
Tous ces éléments dressent le portrait d’une mère indifférente aux dieux dans son bonheur, les défiant même dans son bonheur de fierté, et les défiant encore dans le malheur… Tout l’inverse d’une mère raillant son fils, lui apprenant la soumission à un Dieu injuste, et apparemment heureuse de sa situation à elle…
Niobé deviendra donc la contestataire par excellence…, (et souvent de plus, ce qui touche bien sûr Barbey au vif) contestataire par amour pour ses enfants. Elle est celle qui n’est pas «impressionnée» par les dieux, et qui reste indomptable.
Dans l’œuvre quelques mères sont de la qualité de Niobé et aussi quelques pères désespérés lorsque meurt l’enfant, révoltés au besoin contre Dieu, ou lui déniant tout pouvoir sur leur enfant..
Mme de Saint-Séverin par exemple, regrette de ne pouvoir poignarder Dieu qui permet que sa fille soit condamnée à mourir si jeune, telle une Niobé désespérée et maudissant Dieu et le destin qui va lui enlever sa fille: « ce regard touchant alla donner contre le ciel comme une tête désespérée contre un mur. Le reproche était presque impie. (…) avait-elle immensément souffert, la pauvre femme, pour sentir ainsi, comme un homme, le soudain regret qui nous prend tant de fois, de ne pouvoir poignarder Dieu« . Ce sentiment semble à Barbey typique d’un homme, remarque étrange… Mais après cet excès de révolte, vient le contrepoids: cette mère, révoltée et passionnée, doit contraindre ses sentiments pour n’inquiéter ni sa fille, ni son fils et avoir l’air de marbre; elle a d’ailleurs pour nom Madame de Saint-Séverin, et chez Barbey les noms sont le plus souvent choisis en fonction des associations inconscientes qu’ils induisent, cette mère sévère donc, est silencieuse et retenue par amour pour sa fille (bien différente de Mme de Ferjol (fer-geôle), mais semblable dans ses manifestations). De même lorsqu’elle essaie de ne pas révéler à son fils la menace qui pèse sur Léa: « Cependant, et peut-être pour ménager son fils (il paraît que les mères ont de ces courages), Madame de Saint Séverin reprit son calme habituel. Le romancier indique bien que c’est une vraie mère mais qui ne peut laisser éclater son affection, et la parenthèse précise avec une intensité douloureuse qu’il n’a jamais connu une attention si fine et sensible à sa mère.
«Jamais peut-être depuis Niobé, le soleil n’avait éclairé une si poignante image du désespoir». [107] C’est l’expression de La Croix-Jugan quand il se prépare à se suicider…
Niobé sera aussi le modèle de l’écrivain qui, devant une difficulté, se raidit et essaie de garder sa dignité. Madame de Scudemor, qui a vu mourir tant de choses autour d’elle, est devenue presque insensible et Allan, jeune encore, et amoureux «ne pouvait comprendre qu’elle fût devenue si bien la Niobé, avec son éternelle impassibilité de marbre, lorsque les enfants de ses rêves[108], plus beaux que les enfants antiques, moururent les uns après les autres sous les flèches implacables du sort. (…) il ne la croyait pas si grande qu’elle n’eût pas un regret, et pourtant c’était la vérité.» Niobé et Yseult sont de pierre devant les dieux, mais les souvenirs, et la pitié, en font des pierres au cœur tendre. Bien différentes des femmes à la chair tendre qui masque un cœur mort et pétrifié dans la soumission au destin.
Les larmes de Niobé, elles, continuent incessamment de couler du rocher inusable, châtiment ou soulagement? La pétrification n’est qu’apparente chez elle; elle lui apporte en fait la paix, et l’exutoire des larmes. Pour Barbey, qui souffre tant de sa sensibilité qu’il trouve parfois un buste « plus heureux que lui puisqu’il est inanimé» [109], les larmes ne sont possibles qu’intérieurement. Et son attitude roidie, durcie, révoltée, «bronzée», nous la retrouvons chez le dandy, et l’homme masqué… En fait c’est la leçon comportementale tirée de Niobé.
Quel est l’inverse de la mère qui trouve son enfant laid? La mère essentiellement mère et amoureuse de tous ses enfants: Niobé.
Enfin l’enfant apprend l’origine du désespoir de cette figure: ses enfants lui semblaient si beaux, plus beaux que ceux des dieux, et elle était si fière de sa fécondité, plus grande que celle de Lêto… qu’elle a été châtiée par les dieux… Crime d’hybris.
«quatorze enfants avaient bu»; «tes flancs plus féconds que ceux de Latone, s’étaient refermés après les déchirements de l’enfantement, et le sang immonde[110] de la femme n’en avait pas terni la divine splendeur. La Douleur, pour toi, ce fut la carène qui ouvre le flanc de l’Océan sans le blesser. – Belle, et mère d’enfants dignes de toi, tu souriais, quand on te parlait de l’Olympe. Pour te punir, les flèches des Dieux atteignirent les têtes dévouées de tes enfants, que ne protégea pas ton sein découvert. Quand il ne resta plus de poitrine à percer que la tienne, tu la tournas avidement du côté où venaient les coups… et tu attendis! Mais en vain, noble et malheureuse femme! L’arc des Dieux était détendu et se jouait de toi.»[111]
Niobé devient donc aussi l’incarnation de la mère féconde, généreuse et amoureuse de ses enfants, si heureuse qu’elle néglige les dieux.
Hortense, dans Le cachet, «cette femme que l’on avait vu fière d’elle-même comme Niobé l’était de ses enfants»[112], dépensa sans compter pour Dorsay sa beauté qui était si précieuse…
Mme de Maistre «a des hanches superbes, dignes de la Niobé antique.» [113]mais ce n’est hélas qu’une apparence.
Bernardine, qui devrait épouser Néel, présente en garantie de fécondité, «ce corsage à la Niobé auquel des grappes d’enfant devaient se suspendre.»[114]
Barbey est attiré physiquement par ces femmes opulentes «le type de Rubens: des cheveux noirs tordus à la Niobé, corsage puissant, croupe de la callipyge antique» [115].
Le père de Sombreval » avait eu quatorze enfants, beaux comme des Absalon et forts comme des Goliath, et en avait perdu quatorze, les uns après les autres, ce qu’il appelait dans sa langue maternelle et poignante: » ses quatorze coups de couteau »… voilà déjà un homme auquel Barbey ne craint pas de faire subir et un bonheur exceptionnel, et une épreuve extraordinaire… mais, comme c’est lui le démiurge maistrien dans le roman, il ajoute encore de l’extraordinaire symbolique après ces quatorze décès: » il ne put sauver que le TREIZIEME de ses fils, le moins beau, le moins fort et celui qui devait donner le moins d’orgueil à son cœur de paysan. « [116]Et cet homme, image masculine fidèle de Niobé mourra de la douleur que lui cause, et c’est là la différence avec la figure mythologique, le parjure de son fils lui-même – unique et treizième -. «C’est ainsi que ce père de douleur qui avait vécu avec ses quatorze coups de couteau dans la poitrine comme la Mère des Sept-Douleurs avec ses sept glaives dans le sein, tomba achevé sous le quinzième. [117]
C’est en 1873 seulement que Barbey reprend ce thème, à propos des Poésies philosophiques[118] de madame Ackermann. L’optique est bien différente, pour plusieurs raisons.
Elle est athée, et dans bien des expressions, on retrouve une parenté avec la Niobé, héroïne de la révolte contre les dieux, et du désespoir:
«Ces cruelles et sacrilèges Poésies, qui insultent Dieu et le nient, et le bravent, rappellent involontairement les plus grandes douleurs de l’orgueil humain, et on y retrouve comme un grandiose souvenir des yeux convulsés de la Niobé antique, des poignets rompus du Crotoniate et de la cécité de Samson dans l’entre-deux de ses piliers, – cette terrible cécité qui renverse quand elle tâtonne! Elle aussi, la femme aveuglément athée renverse tout dans sa douleur d’être sans Dieu, et elle périt comme raison[119], cette philosophe sur son athéisme écrasé.»[120]. Elle entre dans le désespoir «lentement, toujours désespérée, comme une athée vaincue mais soulagée par le cri qu’elle a amassé dans son cœur et qu’elle pousse.»[121]Et de citer longuement un de ses poèmes, dont voici la fin:
«Ah! C’est un cri sacré que tout cri d’agonie;
Il proteste, il accuse au moment d’expirer.
Eh bien, ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,
Je l’ai jeté; je puis sombrer.» [122]
Cette nouvelle Niobé, au «calme résolu plus pathétique que la fureur…, Spartacus contre Dieu…», dans un cri «insolent et (…) blasphématoire»[123] est bien celle chez qui Barbey avait trouvé une sœur en révolte contre la Divinité injuste et cruelle.
Mais Barbey est maintenant converti: il a la Foi… Même s’il n’est pas pour autant devenu pudibond et pusillanime en esthétique, («madame Ackermann est, au fond, quelque chose comme un démon, et, moralement comme esthétiquement, c’est intéressant, un démon!»[124]), il va essayer de démontrer qu’elle est dans une impasse. Un démon, dit-il, «elle l’est, du moins, par la certitude de son impiété et la douleur de sa pensée. Caractère contradictoire de tout ce qui est vraiment diabolique ici-bas: la sécurité de l’athéisme absolu et la souffrance, l’incompréhensible souffrance qu’il inflige à une âme! – car pourquoi cette âme souffre-t-elle, si elle a la sécurité?» [125]Et de s’empresser de répondre: «elle y souffre comme toutes les âmes fortes, qui périssent d’orgueil, déchirées dans leur force vaine.»[126]
Nous comprenons alors pourquoi Niobé, après avoir tant compté, a disparu de ses références: Madame Ackermann n’est plus pour son ancien fidèle qu’une «malheureuse athée qui se dresse sur ses petits ergots contre le Seigneur.»[127], et celui-ci se demande même si elle donnera encore des poésies, tellement cette attitude est stérilisante: «Là se pose pour la Critique une question plus profonde que la personnalité de madame Ackermann. Un grand poète peut-il être athée longtemps et sans déchet? Par la nature de son inspiration bien plus que par celle de ses facultés, l’auteur des Poésies philosophiques ne devait-il pas être forcément plus ou moins stérile? Une négation n’est jamais féconde, mais la négation de l’Affirmation infinie, la négation de Dieu, source de toutes les fécondités, ne peut pas engendrer longtemps… Madame Ackermann, malgré la force prolifique de ses facultés de poète, n’a pas produit en fonction de la force de ses facultés. Y aurait-il une raison à cela, sinistre pour elle, religieuse et consolante pour nous? L’athéisme, cette teigne du temps, aurait-il desséché sa noble tête de poète et condamné son génie à la stérilité des terres maudites?
Peut-être! Et au nom de son génie dont elle doit avoir la fierté aussi, qu’elle y pense et qu’elle tombe à genoux devant ce qu’elle nie.
Ce serait la vengeance de Dieu!»[128]
Et l’article se clôt sur ces mots d’un croyant et d’un homme qui a pu sublimer…
Que dire pour conclure sur le thème de Niobé comme inspiré par la souffrance de la laideur?
La statue est d’abord une personne-chose, un mystère surprenant et paradoxal, une énigme en elle-même. Puis son expression de souffrance et de révolte immobile est une autre énigme. Son physique, aux seins généreux est attirant.
Il ressent ensuite une attirance physique pour une mère idéale (très en relation avec les seins nus du plaisir et la maternité nourriciers), puis la puissance fascinante d’un mystère: pourquoi est-elle triste?
Enfin, quand l’enfant grandit et qu’il comprend l’histoire, il est ému par la tendresse et la fierté de cette femme pour ses enfants, et sa révolte contre la destinée lui semble naturelle. Lorsque lui-même se révoltera, il imitera cette femme, sa mère fantasmatique: belle, aimant ses enfants, à qui il ressemble mentalement, à qui il souhaite ressembler, comme si un enfant pouvait choisir de ressembler à sa mère… On perçoit bien ici comme l’expérience vécue directement et simplement (celle d’un petit enfant, qui ne parle pas encore peut-être) est progressivement enrichie par le sens de l’esthétique qu’il veut ensuite volontairement créer. Il y a une influence réciproque du conscient et de l’inconscient: le souci d’harmonie et de beauté va jusqu’à faire de ses souffrances un thème de création. D’où son entêtement à vouloir, lors du partage d’héritage, ce buste jaune qui est un peu celui de Niobé qui est comme celui de sa véritable mère à lui, et non pas à ses frères: Léon qui avait sa mère, et les autres qui ne devaient pas s’y intéresser, ni l’avoir recréée comme lui!
Niobé trouvait ses enfants trop beaux: elle les a donc vus tuer… Barbey rêve-t-il que sa mère l’a trouvé beau, et que c’est pour cela qu’il a failli mourir? y voit-il un danger? ou explique-t-il ainsi que sa mère ne l’ait pas trouvé beau, pour rester en vie et le garder vivant? (cf. la superstition chinoise: mon enfant est laid, pour que les démons ne s’y intéressent pas.) sublimation possible, explication calmante pour lui. La différence avec les chinois est que l’enfant chinois comprend très bien que la mère parle par antiphrase d’amour. Son inconscient. ici, sait que ce n’est pas le cas.
Ce poème est envoyé en 1844 à Trebutien. Malgré les ellipses, Barbey dévoile beaucoup de ses sentiments derrière cette figure paragrammatique, et n’a encore aucune idée de réconciliation avec ses parents, d’où l’expression très précise de ses sentiments à lui. Depuis tout petit, il fait sien ce mythe qu’il intériorise alors consciemment et volontairement en l’aménageant. Dans un but précis de «confort».
Mais, quand il sera converti, Niobé sera un exemple à ne pas suivre: la Foi demande l’effort d’accepter ce qu’on ne comprend pas. Y compris d’ailleurs une mère inverse de Niobé…
Autre thème qui est aussi relié à celui de la laideur: la beauté, l’enfance et la mort.
La mort frappant l’être trop beau pour vivre, ou la blessure ou la mort qui embellit sont aussi des thèmes qui modulent celui de la laideur.
Dans son premier article, Barbey, encore certainement timide, a un langage conventionnel, souvent stéréotypé, malgré ses essais d’originalité, et il reprend des idées banales qui en fait ne sont sans doute pas, profondément les siennes, surtout à cette époque de rupture avec ses parents, et de divergences avec son frère préféré – ne parlons pas des autres: «Tout de même que vous trouvez des ressemblances qui révèlent une origine commune dans les enfants, comme si le ventre d’une mère était un moule d’où jaillit toujours le même type! tout de même, vous rencontrez dans la grande famille des intelligences, des analogies qui accusent une parenté plus intime.»[129] (En ce qui concerne la parenté de l’enfant et lde l’œuvre, voir page 516)
Dans son deuxième article, Barbey écrit à propos d’une idée que trois auteurs et non des moindres, n’arrivent pas à mettre en forme: « Oui, l’enfant est trop beau pour vivre. « et il fait allusion à la beauté de ce qui est blessé et incomplet, ressemblant ainsi à « la donnée sublime représentée par le torse antique. A la place où se rompt le chef-d’œuvre, où se produit tout à coup l’inéluctable attentat de la brisure, l’imagination achève; il y a le ciel tout entier, le dieu, la vie, le mystère, tout ce qui se trahit peut-être, mais ne se raconte pas!
C’est cette impossibilité d’une réalisation complète s’appliquant aux idées les plus poétiques (et celle du Dernier Homme est de cette espèce) que nous expliquerons dans un prochain numéro. « [130] En fait Barbey ne pourra continuer son article, et nous n’aurons donc pas plus de détails sur cette théorie qu’il formule tout jeune et qu’il reprendra avec des variantes. Elle est sûrement plus «vraie» dans sa bouche que la première généralisation qu’il a donnée ci-desssus..
Nous avons vu que la Beauté est signe de malheur ou de mort. Une façon plus réfléchie de formuler cette idée se trouve dans ce lieu commun qui se veut consolateur: «les meilleurs partent les premiers», ou «il était trop beau pour vivre». Quand un être meurt, cette question se pose toujours, qui met en relation la mort, la laideur et la beauté. D’autres se questionneraient sur la fatalité, ou l’espérance. Barbey lui met la mort ou la blessure en relation, nuancée, mais toujours avec la beauté\laideur.
Dans un article sur Mozart publié en 1857 [131]: «Toute perfection est mortelle. Ce qui est beau ne doit pas durer, et Mozart, dans son enfance, était trop complètement Mozart déjà pour n’être pas plus apte qu’un autre à mourir.»
Autre article, sur Géricault[132]publié en 1879: Byron est mort à 39 ans, Géricault est mort à 33 ans: il «ne prend pas l’imagination que par ses œuvres. Il la prend aussi par cette puissance de l’homme de génie qui n’a pas tout donné et dont les travaux ont été interrompus par la mort, – la mort venue en pleine jeunesse! Charme sur charme! Le charme de la mort qui embellit tout, et qui ajoute au charme de la gloire acquise, le charme inouï de la gloire qu’on pouvait acquérir et l’inexprimable beauté du regret!»[133]
Souvent aussi il affirme que la mort grandit et embellit celui qui est mort, qu’on ne le traite pas de la même façon, à propos des statues, ou des portraits, ou de la publication des correspondances ou des journaux intimes par exemple. Souvent on le voit souhaiter presque être mort… et presque attendre sa propre mort pour devenir enfin célèbre et reconnu! «Pour beaucoup de ceux dont la vie fut une lutte et un mérite sans éclat et sans justice, les quelques jours qui suivent immédiatement la mort sont les meilleurs de la vie». [134]
Sur un livre dédicacé à M. Emile Michelet: «Excepté nos livres, peut-être, rien n’est plus beau que ce qui va mourir.»[135]. Troublant de voir ce rapprochement tout d’illogique – ou de logique – inconsciente…
Barbey, qui était parfois déprimé, a dû plus d’une fois regretter qu’on lui ait évité la mort à sa naissance: il aurait évité ainsi bien des difficultés dues à ce » mauvais départ »… Peut-être aussi cette mort si jeune, peut-il la rêver comme la preuve qu’en fait il aurait été (on aurait dit de lui qu’il était) trop beau pour vivre, comme les enfants de Niobé, ou toutes ces choses
bien-disantes qu’on dit sur les morts… Qu’il n’aurait pas entendu, en tout cas, les paroles blessantes de sa mère?
Lorsqu’il parle d’un amour enfin heureux, le dernier, il avance cette supposition dans la bouche d’Yseult: «Dieu a peut-être mis en cet amour une initiation à la vie comme une consolation d’avoir vécu» [136], c’est-à-dire de n’être pas mort?
On le voit dire qu’il est parfois plus facile d’être orphelin que muni de parents « mauvais »…: c’est le souhait symétrique qui vient spontanément aux lèvres quand on ne peut se souhaiter soi-même la mort, une fois vivant… et qu’on ne s’entend pas avec son entourage, ou plutôt qu’on a l’impression que l’entourage ne vous aime pas.
Il a l’impression d’une injustice dès la naissance. Ainsi Raimbaud de Maulévrier, lui, est un bel homme. Bérangère de Gesvres le trouve tout de suite bien, et cela entraîne beaucoup d’autres conséquences dans des domaines tout différents: «Il passait pour passionné comme il passait pour supérieur, sans avoir jamais rien fait pour cela que de se donner la peine de naître et d’avoir des yeux noirs assez beaux.» [137] Le «et» conjoint deux éléments qui devraient être indissociables pour vivre heureux dans notre société.
Il vaut donc mieux mourir jeune, et surtout ne pas naître si on est «laid»… Notons au vol que les enfants chez Barbey sont soit des êtres qui vont – ou ne vont pas – ou viennent d’être conçus, ou sont encore des tout-petits qui ne savent pas encore parler. Ensuite il y a un blanc jusqu’à l’adolescence. Sur les premiers pèse le désir du couple: ils en naîtront aimés ou laids; les petits enfants ne sont pas laids (sauf peut-être Vellini petite, mais ce n’est pas dit: elle est adorée.) les seconds intéressent Barbey pour d’autres raisons esthétiques que nous avons vues plus haut. Est-il en outre inexact de dire que l’adolescence est si courte qu’elle en devient pour lui précieuse?[138]…
Ce thème de la mort qui embellit tout est relié à celui de Niobé. En effet, Barbey pense que s’il était mort, il aurait été dit beau, (« Seule la tombe peut corriger la bosse d’un bossu » Proverbe russe) et qu’il n’aurait pas entendu de discours dépréciatifs… Sa mère serait devenue la mère amoureuse de son enfant, même mort, un enfant qui » avait vécu » et c’est peut-être une des raisons de l’ambivalence de ce thème: Barbey hésite entre plusieurs interprétations de sa mort: ou sa mère n’aurait pas souhaité qu’il vienne au monde, ou il était trop beau pour vivre, mais en le disant sa mère aurait justement risqué de le perdre, d’où son attitude salvatrice: celle d’une mère froide.
La vie est précieuse et belle parce qu’elle est en danger, ou elle est en danger parce qu’elle est précieuse et belle, (thème parent avec ce lui de l’enfance, de la brisure, du défaut) tels sont les enseignements de Niobé et de l’enfant mort. Ils reprennent un à un, sur un mode esthétique, les différentes réactions que nous avons vues en II, des manières de survivre, de résister aux chocs: ce qu’on appelle la résilience. (Vient du latin, puis de l’anglais en 1820/1850 resilience: terme mécanique pour désigner le fait qu’un métal fait face aux chocs. Il est traduit par résilience en français et est employé en mécanique en 1948; en zoologie, en 1970; comme métaphore psychologique chez André Maurois, Lélia, 1952, pour désigner chez quelqu’un sa capacité de réagir, de sublimer, de surmonter, de dépasser, de rebondir etc. Un concept développé par Boris Cyrulik après la soutenance de cette thèse: renaître de sa souffrance.)
Le Roman est donc le genre littéraire où les rêves et les révoltes peuvent se traduire le plus librement et le plus prosaïquement. La laideur y est aussi présente dans bien des thèmes auxquels elle se relie par des variations esthétiques dont nous n’avons donné que quelques exemples.
b) La structuration comme une œuvre
Invisibles aussi la construction de structures peut elle-même procurer plaisir et compensation: sublimation ou rsilience, elle peut reproduire en les maîtrisant des structures qui ont fait souffrir.
Les structures des romans (et d’ailleurs) aurevilliens peuvent peuvent être mises en relation avec le thème de la laideur: à titre d’exemple, en voici deux deux types.
La structure des récits de masque et d’énigme, par certains côtés, semble bien, elle aussi, dériver de ce problème de laideur.
Il a en effet ressenti les affirmations de ses parents comme une souffrance et une vérité, puis comme une erreur psychologique de leur part, et enfin comme une erreur tout court. Ce qui l’a rendu très tôt sensible à la distance volontaire ou non, entre l’apparence et la réalité, la surface et le profond, le montré et le caché.
Cette distance est de l’ordre de la forme et de la structure, et l’on peut dire alors que le problème de la laideur a structuré en quelque sorte le type d’écrits romanesques de Barbey: c’est-à-dire ceux où les rêves autant que la vengeance et la révolte se manifestent le plus.
Notre thèse sur le masque ne s’attachait qu’aux romans, et nous convions le lecteur à s’y reporter pour ne pas alourdir plus notre étude: nous y avions déjà mis en évidence que le masque se manifestait aussi dans la structure constitutive et presque obsessionnelle de fonds, doubles-fonds, et… triples-fonds, mise en abyme, surprises et coups de théâtre, fameux «soupirail»: il est beaucoup question de la vue, des yeux, du regard, et de la fausseté des apparences. Le récit est lui-même quelque chose qui donne à voir, ou le prétend…
Cette structure traduit formellement la souffrance et la vision de celui qui a un problème d’apparence, et qui a été jugé sur cette apparence. C’est ainsi que le problème de la laideur se transpose dans la structure de ses récits.
La structure de la présentation des histoires, structure à plusieurs étages, s’explique aussi par le besoin de dépasser la crainte de ne pas être apprécié.
Dans les romans où Barbey se présente comme le «je», il ne s’agit pas en fait d’un homme seul, tel qu’en lui-même quand il est seul: Barbey y «est en représentation». Julien Gracq (Introduction aux Diaboliques, Livre de poche, 1968),fait remarquer que, dans le roman, il y a autour de lui un public fictif, plus restreint que celui des lecteurs, auquel Barbey s’adresse par une allusion négligente, un demi-mot, une apostrophe directe ou une menue énigme mondaine, un entourage auprès duquel il s’imagine quêter un clin d’œil interrogatif ou complice – et le reçoit bien sûr. Cette construction architecturée en strates lui permet de jouer un rôle, comme un acteur: jouerait-il ce rôle d’acteur pour un public qui ne serait constitué que d’un homme seul: le lecteur, et s’il ne le jouait pas, l’architecture portant ces œuvres tiendrait-elle? Peut-être pas, car on dirait qu’il ne s’adresse au lecteur que conforté par l’assentiment d’un public imaginaire. Il ne s’adresse au lecteur qu’à travers un auditoire déjà conquis, avec lequel il y a une complicité dont il est sûr: l’auditoire attend, demande l’histoire, l’exige; revanche de vanité, façon de se rassurer. Ce n’est qu’un bon public.
Dans ses livres, Barbey ose être lui-même tel qu’il peut enfin l’être librement, dans toute sa stature, et c’est pourquoi il se décrit dans plusieurs personnages: il s’aime et c’est parce qu’il s’aime envers et contre sa famille qu’il a pu écrire et être…
Il n’y a plus de présentateur fictif ou autorisé dans les récits d’après les Diaboliques, parce que Barbey a liquidé son problème de présentation. Donc il est présent lui-même, sans avoir besoin d’homme de paille, d’écran, de leurre.
c) Deuxième grand type d’œuvre: tout ce qui est «critique».
Comment cela se fit-il donc que Barbey soit devenu un critique? Comme cela semble moins évident que pour le roman, nous décrirons plus en détail le mécanisme.
Nous dirions volontiers que cela commença plutôt, et plus tôt, par le mot d’esprit. Cela commença par la parole qui vole.
Le mot d’esprit fut son grand triomphe dans les salons. Il aimait être écouté et avoir du succès. Pourtant Barbey ne rit pas souvent, il veut être profond, et il est plutôt cruel dans ses moqueries, et connu pour la pointe insupportablement aiguë de ses flèches (grand thème qu’il aime)…
Or qu’est-ce que le mot d’esprit, si ce n’est l’arme de celui qui ne peut que parler? la séduction de celui qu’on a dit laid, (cf. ce qu’il dit sur la femme qui reconnaît la puissance de séduction de la moquerie), la façon de donner du plaisir à l’auditoire, tout en faisant passer ses idées de révolte…
De ce point de vue, l’analyse de Freud est magistrale et s’applique particulièrement bien à un homme qui a été blessé, et s’est révolté contre son entourage.
Que signifie, en psychanalyse, le mot d’esprit?
D’une part, le mot d’esprit est souvent moqueur, cruel, blasphématoire ou sacrilège; d’autre part, on constate que nul ne fait un mot d’esprit pour soi tout seul – ceci est particulièrement vrai pour le mot comique qu’on goûte mal si on ne le partage pas: en effet, nous ne pouvons rire nous-même d’un mot d’esprit que nous venons de faire; nous avons besoin d’autrui pour qu’il rie, comme si nous n’étions pas sûr de notre propre jugement Et ce tiers doit en plus être bien disposé, (sinon il ne rira pas). Alors, dans ce cas, dit Freud, «le plaisir, résultat du mot d’esprit, se manifeste d’une façon plus nette chez l’auditeur que chez l’auteur. Nous nous contentons de dire «d’une façon plus nette», tout en étant tenté de poser la question de savoir si le plaisir de l’auditeur n’est pas même supérieur à celui de l’auteur, parce que – comme il est facile de le comprendre – les procédés de mesure et d’étalonnage nous font défaut. Nous voyons cependant que l’auditeur manifeste son plaisir par un éclat de rire, tandis que la première personne a lancé son mot d’esprit, le plus souvent, d’un air sérieux et impassible. Si je rapporte à mon tour, un mot d’esprit que j’ai entendu, je dois, pour ne pas en compromettre l’effet, adopter dans mon récit l’attitude du premier narrateur.»[139][140] Nous voyons donc ici que le rire est un signe de plaisir à coup sûr, plaisir d’autant plus grand, explique Freud qu’il a coûté à l’auditeur moins de peine à l’obtenir: il rit parce qu’il se sent libéré de quelque chose qu’il ne devait pas lui-même penser… et que c’est l’autre qui a fait le travail «risqué» en passant par dessus le refoulement, l’inhibition, ou la répression – et d’ailleurs on ne rit pas d’un mot d’esprit si on se fatigue vraiment trop à le comprendre: le plaisir doit ne pas exiger d’effort cérébral de la part du tiers. L’auteur du mot d’esprit ne rit pas, lui, parce que son plaisir a été celui de la levée de l’inhibition – qui n’est pas drôle en lui-même; il ne peut goûter essentiellement le plaisir de l’esprit, ni rire donc. Il ne rira peut-être que du rire des autres, ensuite.
Freud fait remarquer que ceux qui sont très forts en mots d’esprit sont souvent tendancieux ou obscènes, leur sexualité comporte une forte composante sadique plus ou moins inhibée. Parfois exhibitionnistes: le besoin ambitieux de montrer son esprit peut être mis en parallèle avec l’exhibitionnisme sexuel..
Barbey avait certes un esprit pour le moins «tendancieux» (et peut-être obscène?); peut-être avait-il des tendances sadiques comme certains ont voulu le déceler dans ses romans, peut-être était-il quelque peu exhibitionniste, mais tout cela n’est pas trop mal contrôlé… En tout cas, ce qui lui plaît, après avoir pensé ce mot d’esprit, dans sa solitude parfois amère, c’est d’avoir été regardé par une seule personne, ou tout un cercle, ou tout un public, réel ou imaginaire, en train de «produire» ce mot d’esprit, et d’avoir été regardé avec approbation, avec le même plaisir que s’il les avait séduits, c’est d’avoir donné du plaisir, lui qui avait été un déplaisir… c’est d’avoir fait rire sur quelque chose qu’il avait envie de critiquer et qui le révoltait…
Barbey affirme être assez bon au tir au pistolet, et dans les sports martiaux. Le mot d’esprit lui, est une autre arme de défense, puis une arme d’attaque dont il apprend à se servir de mieux en mieux, et dont il tire plaisir. C’est la conséquence d’un essai de sublimation de sa révolte contre le «tu es laid», une sublimation de vengeance, la levée d’une inhibition.
Peut-être désirait-il plaire à son entourage en étant spirituel, aussi spirituel que sa mère et sa grand mère, connues pour leur esprit… et peut-être avait-il besoin de faire face mentalement aux mots cruels qu’il entendait[141]… Le mot d’esprit avait ce double usage, et devint son arme favorite, défensive et offensive.
Dans son prolongement, est sans doute née, par écrit, la Critique.
Plus volumineux, plus conséquent, le travail du critique ressortit aux mêmes processus chez Barbey sur des sujets extrêmement variés, même s’il a des préférences.
Nous avons vu changer les motivations qui le font s’exprimer… De la révolte contre les parents, du conformisme, qui modère sa critique ou la rend convenue, il se laisse aller à des excès (Les Quarante médaillons de l’Académie font presque mal aux yeux tant le vitriol les rend illisibles…) puis parvient à une maturité, à une indépendance plus réelle (même vis-à-vis de lui-même dont il va essayer de se méfier!).
Son œuvre de critique est elle aussi directement issue de la compression négative dont il a été l’objet.
La première manifestation en fut peut-être le choix des études de droit que Barbey a entreprises: peut-être le sentiment d’injustice, le désir de savoir plaider sa cause sont-ils à la racine de ce choix.
Il faut aussi remarquer que ce sont des journaux que Barbey fonde, dès qu’il le peut:
– La Revue de Caen, en 1832 par Trebutien, Edelestand Du Méril et Barbey, ne parut qu’une fois et voulait peut-être concurrencer le Momus normand, revue de Léon, royaliste.
– Autre tentative: La Revue critique de la philosophie, des sciences et de la littérature, 1834, ne vécut que deux numéros. (Trebutien, Edeslestand du Méril et Barbey fondateurs)
Il est en tête dans le peloton des journalistes lorsqu’on fonde un journal, mais souvent ne «tient» pas, car on ne lui laisse pas la liberté de ses opinions.
–Le Moniteur de la Mode, 1843, dont il rédige l’article de présentation, mais n’y travaille qu’un mois.
– La Revue du Monde Catholique fondée en 1847, dura un an seulement, et finit en faillite coûteuse pour Barbey.
– Le Réveil, fondée en 1858, journal littéraire, catholique et gouvernemental qu’il abandonne au bout de six mois, paraît pendant un an.
–L’Eclair, 1867, dont il rédige le manifeste, mais auquel il cesse presque immédiatement de collaborer.
Dans les journaux, qui publient aussi parfois ses romans en feuilleton, ou des poèmes Barbey fait la critique de mode, des Variétés, des chroniques et des courriers parisiens, de la critique littéraire (beaucoup de théâtre), historique, scientifique, artistique, religieuse, de la critique de la critique, et de la polémique politique… On dirait bien souvent qu’il peut critiquer tout ce qui lui tombe sous la dent, même dans des domaines qui lui sont étrangers. Son esprit ne semble jamais passif ni oisif. «Si j’étais untel, j’aurais fait…» est une position assez fréquente chez lui. Mais qui n’est pas suivie d’effort réel pour faire. Il n’écrit pas lui-même un livre sur le sujet.
Sous-ensemble de cette œuvre critique, une bonne partie de son œuvre critique, portera sur le thème même de la critique qui lui avait été faite. Elle est alors souvent d’ordre esthétique: la sublimation n’est ainsi presque pas détournée de son domaine, ce qui lui a donné sûrement encore plus d’efficacité. Il s’agit ici de présenter des objections à ceux qui ont tort dans leurs définitions de la beauté et donc, de façon sournoise ou non-dite, de la laideur (nous avons vu, dans les dictionnaires, que la place dévolue à la beauté, et en plus à la beauté féminine, est beaucoup plus grande que celle donnée à la laideur…). Barbey en particulier, comme nous l’avons montré, a donc contesté d’abord ces définitions de la beauté, puis celles de la laideur.
Le mot d’esprit correspond donc bien à la vengeance de ses rêves, ou à ses révoltes.
La critique aussi.
d) Le style comme une œuvre
Troisième pilier de son œuvre, le style qui nous semble à certains indices, être relié également à ce problème de laideur. A première vue, et pour le dire en quelques mots, son style contrasté avec beaucoup d’adjectifs et de verbes, s’accorde avec sa personnalité, et ses répétitions caractéristiques, évitées par d’autres auteurs, ne relèveraient-elles pas d’une double affirmation de soi, comme s’il fallait insister pour faire passer une idée originale?
Barbey accordait une importance si extrême au style[142] qu’il pardonnait pour ainsi dire tout à un homme qui avait du style (dans sa vie, ou par écrit), pour les raisons suivantes: «L’expression, le style, c’est ce qui donne aux œuvres littéraires leur durée et leur virtualité. Otez le style, ôtez la forme, que reste-t-il dans l’esprit humain qui n’appartienne plus ou moins à tous? Le style! voilà notre meilleur titre de propriété sur la pensée: c’est notre griffe, notre sceau, notre signe d’investiture. Le style! Mais sait-on bien qu’il n’y a qu’une différence de style entre Dumont et Mirabeau, et, qu’en définitive, cette expression dont on fait largesse cache une invention intime et profonde, une action intestine sur les idées mêmes qu’elle revêt, non comme un manteau qu’on leur jette, mais comme une chair qui les enveloppe et les pénètre en les étreignant, dans une organisation mystérieuse?» [143]Le style, c’est donc l’homme, de l’avis même de Barbey. Nous retrouvons ici un de sens du mot stylos en grec: la colonne, le pilier, le soutien.
Peut-on faire un rapport entre le fait de donner la primauté au style, et le complexe de laideur?
Cela nous semble presque évident: le style est ce qui fait la beauté extérieure d’une œuvre, et il se pose à propos du style les mêmes problèmes que pour le physique de quelqu’un. (A ceci près que le style est bâti par son auteur, alors que son physique est imposé à l’auteur!). De même que n’importe qui a le souci de son physique, de même un auteur veut se voir reconnu un beau style, et fera tout son possible pour aboutir à cette reconnaissance.
En outre, selon Barbey, l’œuvre est l’auteur en petit, et, de même, le style est homothétique de la personne de l’écrivain. Bien des critiques ont mis en évidence les ressemblances entre Barbey et son style: il a voulu ainsi son style comme une métaphore de lui-même… Ces analogies entre la description de son style et Barbey ont permis à certains critiques des effets stylistiques amusants: «Pour cet écrivain comme pour tous ceux qui ont un style, les mots existent d’une existence de créature. Ils vivent, ils palpitent, ils sont nobles, ils sont roturiers. Il en est de sublimes, il en est d’infâmes. Ils ont une physionomie, une physiologie et une psychologie. Dans le raccourci de leurs syllabes, que ne tient-il pas d’humanité! En un certain sens, écrire est une incarnation, et l’esprit d’un grand prosateur habite ses phrases, comme le Dieu de Spinoza habite le monde, à la fois présent dans tout l’ensemble et présent dans chaque partie. Quoi d’étonnant si le romancier de la Vieille maîtresse et des Diaboliques s’est fait une prose à la fois violente et parée, aristocratique et militaire, comme il aurait souhaité que fût sa propre vie?Que dis-je? Il ne s’est pas fait cette prose, il a seulement noté la parole intérieure.» [144] Nous en verrons d’autres exemples dans la dernière partie.
C’est une beauté barbare en tout cas, à l’opposé du classique, compliquée… fardée, grimée, masquée… surchargée, et Barbey en convient:
« Dans L’Amour Impossible, j’avais un peu le défaut que le vieux Mirabeau se reprochait à lui-même, un style fait en écailles d’huîtres, tellement surchargé de différentes couches d’idées qu’il faudrait une ponctuation faite exprès pour le débrouiller. « [145] L’imparfait est-il justifié? Le style de Barbey est-il réellement allé en se simplifiant? Un peu… peut-être fut-il un peu moins violent, un peu moins précieux… mais il resta encore très violent même dans sa simplicité. Finalement, il montre un peu la même évolution que son auteur.
Or ce style, même s’il ressemble à Barbey, n’est pas une production qui lui est naturelle: autant les sujets souvent sont spontanés, autant le style est travaillé.
Et c’est sur ce point qu’il y a un rapport étroit entre la composition littéraire et le problème de la laideur. Peut-être un écrivain qui se sent bien dans sa peau aurait-il plus envie de prôner un style brut? En tout cas Barbey, lui, a le souci de polir le naturel de sa parole intérieure. Alors qu’il est presque toujours content de sa verve (il note les exceptions), le style écrit lui donne beaucoup de mal: c’est le moment de la création qui est le plus difficile: c’est ce qui fait le plus mal à mettre au monde; pourquoi?
Peut-être parce que justement c’est l’aspect esthétique de l’œuvre (et non plus l’aspect rêve, ni l’aspect révolte qui venaient trop facilement!) Il faut donc maîtriser cela, le scruter et l’embellir, le tailler, le tailler à facettes [146]. Le style, c’est le visage de l’œuvre, et c’est sans doute la partie la plus délicate, et en même temps celle dont il tire le plus de plaisir lorsqu’elle est réussie; le transfert entre le style et l’homme étant constant chez lui, à son sujet comme pour les autres qu’il regarde.
D’ailleurs, quand Barbey explique les différences de constitution des styles, – et constitution est à prendre presque au sens corporel – il le fait comme en parlant d’un corps d’enfant qu’on met au monde avec un vocabulaire très explicite: « Il y a des styles qui sortent de la pensée comme l’enfant du ventre de la mère, avec des douleurs et du sang. Il y en a qui, comme un bois rugueux et dur, ne deviennent brillants que sous les coups de hachette de la rature. D’autres qui sortent d’une incubation longue et pesante. « [147] La métaphore de l’enfant à l’œuvre est très fournie en chaînons: amour (ou non-amour), conception, désir et fécondité, beauté, laideur, fragilité, souffrance etc. (Cf. ici pages 476, 506, 509, et 534). Le côté maternel et le côté paternel, masculin et féminin, sont aussi évoqués dans cette phrase, autant que pour les mots cités plus haut « la Douleur et l’Obstacle »[148](bien sexués)… L’écriture, comme la naissance, est toujours avant tout douleur et difficulté, du côté de la parturiente, comme du côté de l’enfant… Le terme stylos en grec désigne aussi le stylet dur et pointu, en métal, os ou ivoire, avec lequel on écrivait sur la tablette recouverte de cire; ce stylet, qu’on avait toujours à portée, sous la main ou dans sa tunique, pouvait servir à châtier l’esclave négligent ou remplacer un poignard ou un poinçon si on était attaqué, comme on le voit dans maint roman antiquisant du XIXème siècle. Le style fait souffrir l’écrivain en gestation comme l’enfant fait souffrir et blesse la mère en train d’accoucher, mais créet et faire naître sont un même acte heureux.
Décide-t-on de devenir écrivain en saisissant une plume? Barbey répond: « On ne le devient pas, on l’est. « [149] Autrement dit, pour Barbey, l’écriture est quelque chose, non pas d’héréditaire (!) mais d’inné, ou plutôt de congénital: il relie cela aux toutes premières impressions de l’enfance.
On dirait que la beauté de son style est en même temps son propre enfant, et aussi sa mère à lui qui le façonne et l’entoure tendrement. La beauté de son style est encore un moyen supplémentaire de remplacer sa beauté à lui…
Que veut-il dire lorsqu’il s’écrie que l’écriture le déchire? c’est qu’elle jaillit au moment où il est déchiré justement… Il souffre et écrire le soulage, mais ce soulagement n’est acquis qu’au prix d’un autre déchirement. L’écriture ne jaillit pas par la bouche, naturellement, comme la parole, ou par la main, mais elle jaillit là où ça saigne. Elle est le fruit d’une naissance, et en même temps elle est une sorte de naissance, ou d’accouchement: on s’accouche de soi-même peut-être quand on écrit, on se fait naître soi-même, surtout quand sa première naissance a été ratée, et qu’on la refait… on se reconstruit. Il est difficile de partir de ruines pour rebâtir; reprendre les pierres, et refaire autrement… Mais c’est la seule solution. Au lieu de se vider directement, au lieu de mourir, c’est chacun qui doit soi-même nouer correctement le cordon, et non plus l’attendre d’un autre. Laisser couler le sang, oui, mais aussi savoir mettre un point. Refaire ce nœud à l’endroit précis où il avait été défait: reprendre ses racines, (familiales, religieuses, sociales) si on sent qu’en fait c’est là qu’on a besoin d’être. Se raciner soi-même, sans plus avoir un besoin indispensable de quiconque.
Catherine Boschian[150]relève un aveu de Barbey qui montre bien que le fond vient facilement, chez lui, et que c’est la forme à présenter au monde qui le fait hésiter. « Je suis convaincu qu’il ne faut pas se regarder faire, car alors l’ambition du détail, la recherche du trait arrête et tient en échec, mais qu’il faut marcher devant soi et toujours, sans même se relire, si besoin est; et qu’un jour ou l’autre, on s’aperçoit que l’embarras de la forme était ce que l’on prenait pour un empêchement de créer. « [151] Conseil de matamore et grande résolution prise un jour d’optimisme… Les deux freins à la création sont le détail (pour l’esthétique), le trait (pour l’esprit critique): ces deux points sont bien ceux où la sublimation est la plus difficile; par contre exprimer un cri est toujours un soulagement, voire un plaisir.
Le style n’est si important que parce qu’il est, non pas la façon la plus juste de s’exprimer, mais surtout la plus belle et la plus personnelle… Il est visage de l’auteur.
- Dodille fait des remarques passionnantes et cherche à discerner la parenté du nom Barbey avec le style qu’il choisit: il relève les nombreuses allusions au nez, mais à un nez recourbé qui s’apparente au barbillon, à l’hameçon du pêcheur, au barbelé. C’est le nez de Barbe (justement) de Percy (qui perce) dans Des Touches: «son nez recourbé comme un sabre oriental dans son fourreau grenu de maroquin rouge» (!) [152], un nez guerrier en quelque sorte. Le portrait de Villemain dans Les Quarante Médaillons est aussi axé sur ce thème… facile. «Lui, Monsieur de Villemain, mais c’est après tout une figure, avec son nez, cet ineffaçable nez, admiré de Balzac qui positivement vous regarde comme un œil, ce nez, crochet impertinent et soudain, qui vous atteint obliquement d’un mouvement si drôle, tandis que Monsieur Prévost-Paradol n’est pas une figure du tout. On passe près de lui sans être accroché.»[153]
Par contre Barbey lui, ne se présente jamais de profil dans les photos… Pensait-il que c’était un de ses défauts… (cf. son masque mortuaire page 557) et qu’ il avait précisément à le «justifier» ou à l’embellir par la parole? Barbey aime accrocher les gens, les transpercer et les fixer. (cf. son œil à lui: il veut aux barbeaux de ses armes un «œil féroce»). Le thème de la flèche (cf. page 526) du Sagittaire rejoint celui-ci. En fait il est Scorpion, mais n’aime pas cet animal rampant à reculons et qui mord avec sa queue!
Toutes ces «pointes» empêchent le style d’être ennuyeux, même s’il a l’air hirsute, baroque, en zigzags.
Finalement Barbey accepte d’abandonner les pointes et les concetti des dandys, pour revenir à une écriture naturelle dans laquelle la pointe subsistera sous sa forme la plus naturelle: la passion, le baroque, les extrêmes.
Pour en revenir au nez, il y a des romans entiers où il n’est pas du tout mentionné…
Le nez était un endroit délicat, et c’est celui qu’il faut faire accepter! (nous y reviendrons dans le chapitre suivant).
Certaines caractéristiques du style pourraient se rattacher, de façon inconsciente peut-être, à la lutte contre la laideur.
Le vocabulaire, les figures de style, on l’a assez dit, sont aussi extraordinaires que l’extérieur de Barbey. Les archaïsmes aussi.
On pourrait citer l’oxymore[154] qui est l’union d’antagonismes, et chez Barbey la dynamique de l’oxymore est souvent une dynamique de lutte ou une provocation ou un retournement qui érige en masque ce qui semblait réalité impossible.
L’habitude de corriger la phrase, et de laisser le travail de la correction n’est pas une trace d’humilité, mais une double affirmation volontaire: les mots sont répétés et repris, même s’ils sont repris avec une correction, de manière à bien marquer la persistance du choix.
Le style est donc la préoccupation importante de celui qui a décidé de faire du beau, c’est à dire, dans la mesure du possible, d’être beau.
Le contenu structurel et intérieur, «abstrait», de l’œuvre, est bien né d’une sublimation de ce problème de laideur, car il a effectivement utilisé des moyens indirects pour le résoudre: le cri et la protestation directs auprès des auteurs de la souffrance n’ont pas suffi.
Il a dû trouver une compensation et un plaisir ailleurs, par d’autres moyens.
Parti du chaos, de la souffrance, il réussit à créer de la beauté, premier plaisir; cette beauté, il l’offre aux autres, deuxième plaisir; les autres lui renvoient une image «belle» de lui-même, troisième plaisir qui se situe sur le terrain précis de la blessure. En fait, il écrit pour lui-même: signe et moyen de guérison.
L’œuvre de Barbey correspond bien à une sublimation de son problème de laideur, car ses caractéristiques «techniques» et structurelles semblent effectivement des sublimations de son problème:
– le refus de certains genres littéraires pourrait se justifier aussi par des raisons qui touchent à ce problème.
– le choix du roman, pour les mêmes raisons: libération du conscient et de l’inconscient, sujets indirects unifiés par le psychisme et l’unifiant, structures rassurantes, structures explicitant le problème sans le nommer.
– l’excellence dans le mot d’esprit a également une signification de rebellion, en particulier contre une critique.
– la critique comme genre littéraire correspond aussi à un besoin réactif violent et maîtrisé.
– le style, auquel il attache tant d’importance, est une façon de se faire beau, même au prix d’une souffrance: Barbey reconnaît qu’il a besoin de le travailler, mais il sait aussi quand il est «réussi». Le style est, pour Barbey, comme un visage qu’on peut se donner, et qui traduit réellement la personne..
Peut-on, presque comme un jeu, discerner Barbey jouant cette sublimation aussi jusque sur l’extérieur?
Les accessoires. VII.5.
Et maintenant, un petit tour pittoresque dans le magasin aux accessoires.
C’est jusque dans les petits détails, nous semble-t-il, que le complexe de laideur a joué. Nous voudrions montrer que l’unité de la personne entraîne une façon particulière d’écrire, de griffonner, de présenter matériellement l’œuvre, et que le remords esthétique met son empreinte sur des domaines qui, finalement, à cause de lui, ne sont pas si accessoires que cela. La cohérence d’une personnalité peut se juger jusque dans ces petits faits matériels qui trahissent, traduisent, et complètent, volontairement ou inconsciemment, désirs et besoins.
Comme bien des esthètes et des symbolistes, Barbey s’intéresse lui aussi aux écritures, presque en graphologue.
Lorsqu’il parle à Trebutien de son grand-père maternel qu’il n’a pas connu, il écrit:
«Il n’a rien laissé qui prouve son génie, mais les ratures silencieuses qu’il a faites à son exemplaire de L’Esprit des Lois montrent que son mépris était une grande intelligence. (…) Il dédaignait les livres et les plumes, et il a passé dix ans de sa vie à se promener de long en large dans ses appartements en enfilade, les mains derrière le dos, sans dire un seul mot.»[155]
L’Ange Blanc collectionnait les autographes… Il sait que prudence, discrétion et indulgence sont de règle dans l’analyse des écritures… Cette habitude n’est pas sans danger puisqu’elle risque de faire souffrir l’autre si on oublie qu’il n’est pas un objet insensible… Mais Barbey s’intéresse aux écritures comme toutes les personnes sensibles qui ont l’habitude de chercher l’invisible dans le visible… Il a pris le temps de recopier entièrement à la main[156], et c’est le seul qui ait eu cet honneur, le poème de Marceline Desbordes-Valmore Les séparés, dont nos ne citons que ces vers:
N’écris pas. Je te crains. J’ai peur de ma mémoire,
Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire
Une chère écriture est un portait vivant.
N’écris pas.
N’écris pas ces doux mots que je n’ose plus lire
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur.
Que je les vois brûler à travers ton sourire,
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur.
Desbordes Valmore.
Barbey aimait sa propre écriture[157], et se reconnaissait en elle: la preuve c’est qu’il choisit pour ses cartes de visite la seule gravure de sa signature! un grand paraphe, bien à l’image de ce qu’il veut être.
Si l’on croit à la graphologie, l’écriture transcrit l’être profond. L’abbé J. H. Michon décèle dans celle de Barbey justement tous les traits dont nous avons parlé: » Toute l’œuvre graphique du personnage est la traduction vivante de ce thème de singularité à laquelle il s’est condamné. (…) L’écriture est aussi travaillée, aussi apprêtée, aussi agencée étrangement que les tournures de ses phrases (…) Tout est combiné pour l’effet. Barbey d’Aurevilly n’est exalté que dans l’apparence. « [158] Cet auteur, à notre avis, date un peu dans sa façon d’analyser: on ne parlait guère encore de conscient et d’inconscient. Il est sûr que Barbey, comme il le dit lui-même, est un crocodile dans une fontaine, ou un volcan sous un glacier. Qu’est-il en vérité, naturellement? sûrement quelqu’un d’une chaude sensibilité qui a dû se durcir pour réagir contre les blessures. Et ce durcissement, c’est le masque de dandysme et d’originalité qui veut séduire quand même…
Charles Buet nous donne à son tour sa vision de l’écriture de Barbey: «L’écriture est ferme, large, carrée, très nette, un peu écrasée, fort lisible. C’est celle de Mazarin, celle des grands seigneurs du XVIIe siècle. Les mots se suivent régulièrement. Cette écriture trahit le sens esthétique, la volonté, la raison, la certitude, un parfait équilibre des facultés. Les majuscules sont hardies, calligraphiées, telles que les font les artistes, ceux qui ont le goût du beau, et le sentiment de leur propre puissance.»[159]Il faut néanmoins faire la différence entre l’écriture des brouillons et celle des recopiages, entre l’écriture des billets à la hâte et celle des articles donnés «au propre», ou des poèmes en fusion, et des vers coquettement offerts à l’un ou l’autre… Du crayon de papier, à la plume d’oie, à celle de fer, et même peut-être au stylo à plume [160]?
Fernand Clerget analyse en 1909 sa signature[161] (17): «N’oublions pas cependant la marque particulière de son œuvre, cette véhémence éclatante du style et des mots et cette originalité de la phrase qui régnaient aussi dans son écriture, et dans son paraphe, lequel souvent ne file pas avec l’y, s’y raccorde, et dessine, large, long et fougueux, le serpent d’un éclair: c’est comme un serpent de feu précipitant sa vigueur vers la pointe aiguë, frémissante, qui le termine, dont il orne son nom, et lui-même, et son œuvre. Il n’y a peut-être pas une seule page de son œuvre où ne frémisse la pointe de ce serpent-là, tendu et fulgurant». Toujours le thème inséparable de la ressemblance de l’homme Barbey avec tous les détails de sa vie.
(18)
Notons la différence entre les deux y, lettre très importante pour lui. Selon Jean de Bonnefon, la signature est faite de «barbelés»[162], ces barbelés qui le déchirent quand il écrit, ceux dont il s’entoure pour se protéger, ou ceux dont il décore ses flèches cruelles…
Sur ses manuscrits, dans sa correspondance, Barbey s’amuse avec les taches, les ratures etc. De façon originale et stupéfiante parfois. Il se saisit d’un tache involontaire causée par le ressaut inopiné d’une plume qui se rebelle, pour également une œuvre qui ait du sens: il la maîtrise et la fait sienne, l’habille et la dompte, l’embellit et,la justifie. Il y a sans doute dans cet acte, plus ou moins conscient, une harmonie avec son grand œuvre, et de son grand œuvre à sa vie.
Pour écrire en majesté, il n’en gribouille pas moins et s’offre des graffitis. Dans son ouvrage, Roger Lenglet se délecte de Barbey, un des sujets les plus extraordinaires qu’il ait rencontrés: « Les flèches. Jules Barbey d’Aurevilly excédait tout ce qui est commun en la matière. Fou des flèches, il en couvrait même sa correspondance. Tout est bon à ses yeux, rien n’est à jeter ou à gommer: sous le bec de sa plume, la moindre tache devient un soleil d’or ou de sang. Avec lui, le griffonnage touche le pur ravissement. Culs-de-lampe, soulignements, vignettes,… ses fantaisies exploitent toutes les occasions.»[163]
Ses brouillons sont parsemés de dessins. On peut trouver ainsi, dans ce livre de R. Lenglet une seule et simple page en fac-similé avec une dizaine de griffonnages cabalistiques et naïfs, (19) qui donnent un inventaire surréaliste ou à la Prévert, mais très significatif.
- -une tache d’encre convertie en soleil avec des rayons, des yeux, un nez, des sourcils et une bouche;
- -une autre en soleil sans visage,
- -un chapeau de profil,
- -7 flèches dont une démesurément longue,
- -une tache allongée transformée en lèvres pulpeuses,
- -une espèce d’autel ou d’ostensoir qui surmonte une forme d’enclume aux contours géométriques,
- -un champignon grassouillet et rebondi
- – des jeux graphiques sur certaines lettres. Par exemple, « catholique » a son «t» qui est visiblement travaillé en forme de croix, et « relaps » a la boucle du «l» qui est travaillée en forme de flamme (de bûcher bien sûr!)…
Dodille note que sur les brouillons de Barbey les dessins ponctuent les lettres et les manuscrits. » Leur fonction consiste le plus souvent à séparer les paragraphes. Des flèches, sur toute la hauteur de la page, tiennent lieu de marges. (…) Des calices, ostensoirs, croix, autels surmontés d’une croix, tabernacles, flèches, étendards, sabres, pistolets, carquois, blasons, croix de Saint-Louis, dés, jeux de cartes, sabliers, thématique du culte, de la guette, du jeu… parfois contamination entre les dessins. « [164]
Il écrit sans perdre de place dans ses brouillons, mais ses grands jambages descendent bien loin, sans se soucier des lignes suivantes, ou montent bien haut, s’emmêlant dans les lignes précédentes, sans souci. Quand il met «au propre», c’est de mettre au «beau» qu’il s’agit! Les couleurs, assez variées, sont toujours pures, sans mélanges ni bavures. Même l’encre noire, dont il se sert par contraste prend du coup des allures poétiques de dandy en habit de soirée, parfois rehaussé d’une touche de couleur.
Même dans sa correspondance ou en recopiant, Barbey s’amuse à ces dessins, il joue aussi avec les taches d’encre, et fait des commentaires sur la qualité de ses plumes, ou du papier. Cela humanise la lettre et l’écriture, et le style: cela lui donne du naturel, et il y met l’accentuation. Comme si ces laideurs devenaient des beautés attendrissantes: » Les ratures dans une lettre, (quelle singulière analogie, et que l’imagination est donc drôle!) me rappellent toujours les points tombés du tricot de ma grand-mère »[165].. N. Dodille[166] fait remarquer que « si le texte participe métonymiquement du tissu, de la texture du tricot, c’en est à l’évidence les accrocs qui retiennent l’imaginaire de Barbey, lorsqu’il décrit par exemple la narration de son héroïne Barbe: » Elle tira son histoire des parenthèses de l’interruption comme elle tirait son aiguille à laine de sa tapisserie. [167] » La grand-mère de Barbey n’était certainement pas ravie des mailles sautées… Mais pour Barbey ici, c’est une petite revanche sur elle: il peut faire de la beauté avec des accrocs!
En ce qui concerne la mise «au propre» de ses manuscrits les plus importants, avant de les rendre au Journal, ou de les donner à des amis, s’ils ne sont pas transcrits avec vénération par Trebutien dont il admire l’écriture, (mais à qui il s’en va donner quelques leçons de calligraphie supplémentaires), il les orne de culs-de-lampe, de fioritures, de vignettes, de majuscules et d’initiales ornées qui en font des enluminures carlovingiennes ou presque.
Pourtant ces papiers ornementés ne seront pas imprimés avec ce qu’il dessinait et qui aurait pu servir de vignettes.
Dans le beau manuscrit des Diaboliques dont on dispose, les dessins rythment le texte.
Jeux de cartes ou cartes isolées dont certaines reviennent plus que d’autres, pour Le Rideau[168], La vengeance et Le Bonheur dans le crime.
Flèches entourant le titre de A un dîner d’athées, suivi d’une série de coupes pour la Rosalba qui était à elle seule un philtre: coupe entièrement peinte en noir et rouge pour commencer à décrire Mesnilgrand, («il demeurait chez son père…»), coupe seulement tracée au trait noir et rouge mais posée sur une longue flèche pour le début de l’action, («ce fut à midi précis…»); coupe en noir mais seulement tracée et sans la flèche pour «Or au milieu de ce débordement de forfanterie…»; une espèce de coupe peinte en vert, avec un serpent entourant le pied, et tout cela entouré d’une mandorle rouge pour le début des explications: «Tu parlais de l’Espagne, Rançonnet…»
Chose tout à fait exceptionnelle, le cahier, le fameux cahier rouge des Disjecta membra qui est une merveille émouvante à voir… Barbey ne pensait jamais le publier en fac-similé: c’est donc pour lui seul qu’il a fait de ses pensées une œuvre belle à regarder, même si on ne sait pas lire!
Or finalement, un éditeur a accompli le tour de force de le reproduire. Voici ce qu’en dit Doyon dans son Introduction: «Quant à reproduire la physionomie même de ce cahier bariolé d’encres différentes, de dessins, de becquets et de taches, le soin en a été réalisé à la perfection par les moyens mécaniques modernes: phototypie, photolitho, pochoir, retouche au pinceau, etc., et cette reproduction peut être classée au premier rang de toutes celles entreprises en Europe jusqu’à ce jour.» [169]
Puis Doyon cite Gustave Geffroy, de l’académie Goncourt, pour ce cahier à usage personnel: «… merveilleux, stupéfiant, unique manuscrit, tout cela est écrit avec les encres rouges, vertes, bleues, noires, dont le jeu était aligné sur la table de la chambre de la rue Rousselet, comme les couleurs de la palette d’un peintre. Avec ces encres, Barbey bariolait son écriture, la traversait de flèches, poudrées d’or, et traçait çà et là, pour séparer ses notes, des dessins touchants, puérils, maladroits, naïfs, qui représentaient des épées croisées avec des plumes, des jeux de cartes, des femmes sans tête, des corsages, des jupes, des coupes, des couronnes, des encriers, des sabliers, des ancres, des petits drapeaux, des dominos, des étoiles, des bougies allumées, des fleurs de lis, des violons, des yeux, deux prunelles parfois sous la même paupière, des cœurs, souvent des cœurs percés de flèches comme il y en a sur de vieux murs, sur de vieux arbres, comme il y en a aussi, par le tatouage, sur des bras et des poitrines. Voyez ces étranges dessins, gommés, laqués, poudrés d’argent et d’or. Vous aurez la surprise parmi eux de deux dessins de maîtres-dessinateurs, une femme en robe noire de Forain, et un buste de blonde séraphique en avant d’ombres de messieurs en chapeau haut-de- forme, dessin qui pourrait bien être de Constantin Guys, coloriste délicat quand il voulait. Vous admirerez, mais vous reviendrez aux dessins de Barbey, d’Aurevilly, vous scruterez ses parafes, vous analyserez de quelle encre il écrit: » Ah! la vie est si malheureuse qu’en supposant toujours ce qu’on craint le plus, on se trouve dans la vérité! » Et vous comprendrez encore, comme il écrit, à l’encre rouge, d’une plume folle qui lance des éclairs sanglants sur le papier: » Le talent, c’est le Désespoir! » Vous rêverez enfin, devant tous ces hiéroglyphes, par lesquels s’exprimaient une pensée hautaine, retirée du monde, devant ces tracés de symboles enfantins par la même plume virile, sûre d’elle-même, tenue d’une main maîtresse de la pensée et de la forme d’un écrivain de génie. « [170]
Ce texte, superbe lui aussi, fait ressentir au lecteur un peu de l’émotion qu’on ressent à voir ce manuscrit. [171] Car l’aspect de ce cahier, presque secret, en dit long sur celui qui le composa au fur et à mesure de ses trouvailles: le sens esthétique, le fanatisme même, l’obsession de l’esthétique, le goût de la beauté, le souci du raffinement, l’humour qui transforme en grain de beauté la tache d’encre…
Ce cahier dura longtemps, n’étant pas fait pour être publié ainsi; seule la mort l’arrêta, et avec lui son ornemaniste fantaisiste et sensible… et paradoxalement discret. L’ornement était-il le déversoir d’un trop-plein? une manière de rendre la page plus accueillante? le premier pas conduisant au texte? le texte lui-même était-il ainsi embelli pour trouver grâce à ses yeux?
Un leit-motiv, presque un tic: la flèche[172]. Certains pourraient insister sur la flèche et son empennage, ou la rapidité, la précision. Barbey lui choisit un autre aspect. N. Dodille, dans une analyse pétillante et très convaincante, analyse ce thème du barbelé, de la déchirure, du
hameçon. La flèche que dessine Barbey est remarquable par la pointe très effilée, souvent presque dentelée, et les plumes figurées souvent comme des poils par leurs barbillons qui s’accrochent ensemble, aussi tranchantes que la pointe.
La flèche est en outre, littérairement, le symbole de ce qui séduit et fixe l’attention (comme le barbillon, l’hameçon etc.) d’où le rapport entre flèche et rasoir, qui n’est pas évident, mais explique la dédicace d’un de ses livres à Coppée: «Une flèche, oui, mais pas un rasoir. Que ce livre ne vous rase pas! Jules Barbey d’Aurevilly.» [173]A cette époque le verbe «barber» n’a pas encore le sens d’»ennuyer» (qu’a déjà «raser») dans les dictionnaires, mais il est en train progressivement de l’acquérir.
Dodille conclut: » Ecrire contre le mauvais sens de son nom, tel serait alors l’entreprise barbeyenne. « [174] Pourquoi pas?
Le nom (« imposé » par ses parents…) est encore un aspect de lui-même qui ne lui plaît peut-être pas. Dont il sent qu’il est sans doute mal perçu par les autres: dans le Grand Larousse du XIXème siècle, nous trouvons ce que Barbey y lut sans doute, et ce qu’il entendit peut-être[175]:
-On peut faire un jeu de mot avec le barbet [176], parenté désagréable!
-Dans le Dictionnaire du patois normand[177], on trouve: barbacro: moustache relevée en crochets, ou l’individu qui la porte; barbacros: profondes cicatrices au visage. Et l’alipan, coup sur la bouche, soufflet, se dit encore barbouquet, ou parbouquet.
-Le paronyme barbeau désignait déjà aussi des gens d’habitude peu fréquentables [178]
-Les verbes consonants[179] vont exactement à l’encontre des préoccupations conscientes et inconscientes de Barbey…
C’est donc (sur) son propre nom propre qu’il travailla pour se le faire sien.
Compte tenu de l’importance que Barbey accordait aux noms, et compte tenu de son besoin d’esthétique et d’harmonie, nous pouvons supposer tout le souci que lui donna ce nom qu’il n’aimait pas trop. Il s’agit là d’un véritable travail pour se l’approprier, pour l’approprier, le construire. Il se livra donc à un travail – conscient ou inconscient – pour l’accepter. Voici quelques éléments de ce travail de chirurgie esthétique et réparatrice:
Les Barbey ont pour meuble onomastique à première vue deux «poissons». (cf. ici page 65) Or les poissons en héraldique ne sont que de deux sortes, les dauphins et les bars (qui représentent en fait les barbeaux et brochets d’eau douce). (ex. ci-contre)
Ces derniers sont lus «barbés» quand on dessine la bouche et les moustaches dans un autre émail. Les bars des Barbey sont effectivement barbés. Le poisson pouvait être un animal sans personnalité, froid, inodore, glissant et… silencieux! Barbey l’a transformé ainsi:
Le barbeau de nos rivières a bien quatre barbillons doux qui sont des filaments tactiles et gustatifs, comme sa moustache (!), mais, éléments sûrement plus dans le sens barbeyen, c’est un poisson très écailleux, osseux, muni d’une nageoire dorsale qui est remarquable par son rayon antérieur barbelé. Il aime les esches d’origine animale. Ses œufs ont une réputation de toxicité. Bref, c’est un poisson plutôt petit monstre des mers que poisson rouge. Ces détails ont pu lui plaire et, de son nom, il a donc extrait l’aspect maritime, carnassier et barbelé… De poisson froid bon à pocher il s’est fait prédateur cruel, passionné à froid et à chaud. Quant aux barbons barbus barbouilleurs, et autres barbets barbotant et barbeyants, ils ont filé à la barbe des moqueurs potentiels.
Ces caractéristiques «belliqueuses», on les retrouve chez les autres animaux auxquels notre Barbey barbé aime se comparer: guêpe, lion, brochet, aigle portent ensemble pointe aiguë et pointes douces, mais en tout cas guère de lisse ni de mou, et de même pour le Griffon et l’hippogriffe. Quoique Barbey soit né Scorpion, sans doute cet animal, pourtant bien cuirassé et qui porte pourtant en flèche un fameux dard, ne plaît-il pas à Barbey, puisqu’il se dit d’un autre signe. Le Scorpion ressemble certes à une flèche, mais il avance de travers, et agit par traîtrise. C’est le noble Sagittaire, porteur (et féru) de flèches dont il revendique le parrainage.
Cette fierté agressive est celle du masque, attaque et parade, indissociables… et les pointes sont aussi celles du mot d’esprit et de la critique acerbe: «Je préfère à tous les livres quatre mots barbelés de conversation.» [180]: il faut qu’ils soient barbelés, et pourtant ces barbelures lui font mal, mais bien moins que la douleur qui les lui fait utiliser quasiment comme un remède pour nettoyer la blessure.
La façon de porter le patronyme d’Aurevilly lui a posé un problème très différent. Si, au début, il a refusé de relever ce nom, c’est parce que son aspect gentilhomme hérissait le rebelle d’alors. Mais il l’a ensuite si bien adopté qu’il signait parfois B. d’A., mais jamais Barbey d’A., et bien souvent B. d’Aurevilly. Se nommant, il ne se nomme jamais autrement que d’Aurevilly. (Ou Bâbe, à la façon du jeune Bouglon, quand il veut bêtifier de tendresse, ce qui est bien permis). Il avait librement choisi ce nom[181] qui lui redonnait toute la famille, uniquement en ce qu’il acceptait: la race antique normande, celle des orgueilleux et vaillants Vikings, qui n’ont rien à voir (y compris au point de vue des sonorités) avec les bergers, les herbagers et le bétail bête et broutant l’herbe.
Philippe Bonnefis, et Alain Buisine font remarquer la différence essentielle pour Barbey entre deux rapports à son nom. D’Aurevilly est le nom de l’oncle de Barbey et ce nom lui est échu sans passer par son père qui s’appelait Barbey tout court. Ce n’est pas un nom qui lui est transmis par lignage. C’est un nom qui lui revient et auquel il a droit. Comme les pirates n’avaient d’autre seigneurie que la mer, leur terre Verte, Langrune[182], Barbey n’a d’autre seigneurie que d’Aurevilly. A défaut d’en tenir, il y tient[183]. Il aime aussi ce nom pour des raisons symboliques (normand, local, terrien) et esthétiques (le y, le double jeu à deux niveaux i-y, le clairon du or, l’élégance de la noblesse etc.) que nous n’avons pas le temps de détailler.
Ce second nom ne lui semblait pas laid. Mais «Barbey» l’était sûrement pour lui, peu ou (plutôt) prou! Et il a réagi de la même façon que pour tout le reste: bâtir de la beauté, se bâtir en même temps etc. [184]
Le but de ces griffonnages est de libérer l’attention, ou de laisser venir l’inspiration… C’est une façon de s’exprimer, de libérer les pensées inconscientes.
Souvent ce sont des symboles, mais ce sont aussi des associations d’idées. Nous aimerions pouvoir faire un jour une espèce de psychanalyse de ces dessins!
C’est aussi une façon de s’amuser et de faire des mots d’esprit.
C’est une façon de s’exprimer, de s’amuser, certes, mais aussi d’embellir tout ce qui le touche
Taches d’encre transformées ou ornements pensés et choisis, c’est toujours le même souci: métamorphoser tout ce qu’il touche en beauté… et lutter ainsi contre l’affirmation: «tu es laid»
Les trois sont presque indissociables.
Dodille synthétise tout le processus du style et de l’écriture, des dessins et des griffonnages: « Le fonctionnement analogique affecte chez Barbey aussi bien le rapport du nom à l’homme que de la graphie au style, et par là l’homme. Nous proposons donc qu’il faut lire, ou plutôt voir dans les manuscrits de Barbey des figures de l’écriture. « [185]
Nous sommes tout à fait d’accord avec cette analyse, car ce remords esthétique, qui est si fondamental chez lui, se traduit là aussi par la volonté de faire beau et d’orienter la vision de l’autre pour faire disparaître toute laideur et disgrâce, de se faire beau et d’aider l’autre à le voir en beau.
On retrouve la même obsession dans la présentation de ses œuvres: lorsqu’il en dirige la façon, – et Dieu sait s’il stimule par tous les moyens éditeurs et artisans! – elle est extrêmement soignée: cuirs, couleurs, fers, ors, formats, supports divers, orthographe[186], casse, taille des lettres etc. tout est passé au crible: il faut que le texte soit irréprochable, mais que, de plus, le livre soit précieux et unique…
Cette manie s’exerce surtout au début, à l’époque dandyque, à celle de la physiognomonie etc. et nous vaut des commentaires passionnants sur la symbolique des couleurs, des formes, les politesses, les rites sociaux.
Par la suite, Barbey, nous l’avons vu, s’intéressera plus à la qualité et à la correction de l’impression qu’à la présentation esthétique de l’œuvre. Il ne cherche plus à toucher par des arguments extérieurs les gens qui l’aiment… il accepte le jugement de tous – c’est celui là qu’il recherche aussi, sans vouloir l’attendrir – euphémisme pour «acheter» – par une présentation qui flatte la sensibilité esthétique. Cette évolution est homogène dans toute sa vie. Comme s’il avait effectivement trié les différentes beautés. L’œuvre a valeur par elle-même. Le reste n’est qu’un ajout qui ne change rien à la beauté intellectuelle de l’œuvre. Le souci de beauté reste, oh combien, mais la beauté a changé de contenu et de valeur.
Conclusions
A la fin de cette partie, nous espérons avoir élucidé partiellement au moins les mécanismes qui apportent en quelque sorte l’apaisement de la sublimation dont Barbey est conscient..
Elan créateur, disions-nous en introduction, avec l’intention de montrer comment, par quel mécanisme, et dans quel but, on peut passer d’une souffrance à une œuvre; comment et pourquoi Barbey qui souffrait est devenu l’écrivain que nous connaissons.
Pouvons-nous, au terme de cette étude, synthétiser la démarche qu’il a suivie?
Sa façon d’interpréter quelques exemples – suivis de succès inégaux – prouve qu’il reconnaissait chez lui-même ou chez les autres bien des processus, dont l’écriture, pour compenser en particulier un problème de laideur:
Madame de Maistre est un exemple de courage: «De plus, mon cher, elle est belle et a trouvé l’art de faire de sa maladie une augmentation de beauté, et je dis bien une augmentation, c’est le mot, car elle est de la famille de Rubens.»[187]
Mais Sophie Gay est traitée avec une ironie vengeresse, ce choix de compensation ou de sublimation est qualifié de superficiel chez les femmes, qu’il traite de Bas-Bleus. «Elle avait le tort de n’être pas jolie. Peut-être de désespoir se lança-t-elle dans la littérature. Mais les femmes n’ont jamais rien compris à la grande littérature solitaire.»[188]Pourtant cette phrase est comme un aveu indirect de la souffrance à n’être pas «beau»…
Vivre sa révolte, la crier, en jouant sur une gamme étendue: après les réactions quasi réflexes, se servir de la parole contre la parole douloureuse, jouer sur son apparence (dandysme et coquetterie), plaire et séduire par la parole, contester les valeurs habituelles qui permettent de juger de la laideur et de la beauté. » Pour aimer cet être changeant, – beau et laid tout ensemble, – il fallait être un poète ou un homme corrompu. « [189]et Barbey se pique d’être l’un et l’autre… jusqu’à ce qu’il regrette d’être cet homme corrompu, tout en ne pouvant s’empêcher de l’être d’ailleurs en imagination au moins… rêvant, contant ses rêves, la vengeance de ses rêves.
Mais, en cas d’échec, réfléchir et, s’il le faut, changer sa direction pour une libération plus efficace aboutissant à la construction presque involontaire d’une œuvre.
L’ars poetica dont parle Freud est le résultat d’une sublimation qui, dans les larmes au départ, aboutit au plaisir. [190]
D’abord le soulagement de dire sa souffrance, nous l’avons dit, mais surtout le plaisir de faire soi-même, à partir d’un chaos intérieur subi, quelque chose qui donne le plaisir le plus adéquat à son propre besoin. Le «manque d’être» qui définissait la laideur dans la perspective ontologique devient en fait un «plus d’être» prouvé en acte.
Puis, si ce créateur peut se tourner vers les autres, il reçoit du plaisir de leur plaisir; ce plaisir général se double d’un plaisir particulier si on lui avait dit qu’il était laid, et que les autres apprécient le résultat visible, palpable, sensible, ou lisible que son travail intérieur a enfanté, tel un autre lui-même, comme «beau»: cela restaure son image. (S’ils disaient «gentil», «nouveau», «joli», «intéressant», «intelligent», «juste», «moral» ou «bon», cela n’aurait pas les mêmes conséquences pour son narcissisme.) Par l’œuvre d’art, il montre qu’il est devenu un homme au sens esthétique affiné, et qui a résolu de créer du beau lui aussi. S’il est, de plus, un critique d’art reconnu, il prouve qu’il peut définir la beauté, et de façon tout aussi, ou plus, valable que ceux qui l’ont catalogué comme laid, selon des critères ainsi remis en cause.
Et s’il avait été dit laid, ce plaisir devient donc en plus effectivement une revanche sur le même terrain que celui de la blessure.
Tout cela fonctionne ainsi dans le cas de Barbey.
On remarque toutefois que séduire les autres a eu moins d’attrait pour lui au fur et à mesure qu’il prenait confiance en lui, et que, ceux qui importaient surtout étant morts, il a pu finalement se libérer de la nécessité de l’avis des autres: se plaire à soi-même rend plus libre, c’est une situation qui est saine.
La situation psychique finale de celui qui souffrait de sa laideur est donc bien différente de celle du début, grâce à l’œuvre.
L’œuvre donne donc satisfaction comme moyen de sublimation[191]. Nous pourrions reprendre le terme psychanalytique de «sublimation», en lui donnant une valeur alchimique.
C’est son élaboration qui correspond à la satisfaction du besoin. Barbey en effet ne s’intéressait plus vraiment après à l’œuvre, une fois mise au monde. Quand l’œuvre était belle et qu’elle avait rempli sa fonction, il n’y pensait plus. Peu lui importait l’avis de ceux qui ne comptaient pas pour lui. Il n’était pas narcissique au point de se complaire à lire ses écrits, à les relire, à les exhiber…
«Je suis très amant, mais je ne me sens pas père du tout et je ne m’intéresse plus à mes rêves dès qu’ils sont devenus des réalités littéraires. Ils ne me donnent aucun bonheur.»[192]
«Ce que j’écris ne prend sa valeur à mes yeux que quand je m’en suis séparé pendant quelque temps, et que je le retrouve, oublié et nouveau, comme si j’étais un autre moi que moi. Jusque-là, je suis trop en proie à la maternité de mon œuvre et j’ai les illusions des mères et je m’en défie; et quelquefois, se défier de ses illusions, c’est les augmenter.»[193]Barbey cite les mères qui adorent leurs enfants, mais lui, s’il adore ses œuvres, il en a tellement conscience qu’il préfère ne plus les regarder plutôt que d’être aveugle sur leurs défauts… La cause de cet abandon dans lequel il laisse ses œuvres est si différente de celle qui lui a valu d’être négligé qu’on est tout étonné de trouver cette métaphore sous sa plume!
Ce qu’il dit là est corroboré par plusieurs menus faits: il ne garde pas ses propres œuvres chez lui, en oublie quasiment certaines, méprise sa correspondance, et ne parle jamais de son travail en des termes pompeux ou pleins d’autosatisfaction. Cependant, cette modestie justement est la preuve d’une certaine détente, de tranquillité d’esprit, d’apaisement: son Moi profond étant son plus sévère critique, il est sûr de lui et le dit seulement quand il doit se justifier.
Faire œuvre d’art à partir de rien, ou du laid, c’est se sentir Dieu ou presque.
Faire œuvre d’art, c’est donner aux autres la beauté, une beauté qui rejaillit aussi sur soi-même. «J’aime ce que tu écris, ce que tu fais», dit l’autre, et l’auteur le comprend comme «j’aime ton écriture, ta voix,… je t’aime»
Mais pour quelqu’un à qui on a dit «tu es laid», c’est encore bien plus!
Faire œuvre d’art, c’est se donner à soi-même de la beauté, quand on reproche au créateur d’avoir été injuste avec soi dans la création du monde.
Faire œuvre d’art et la montrer, c’est certes ne pas être admiré physiquement, (ayant accepté que cette admiration porte sur autre chose que soi-même); c’est s’épanouir enfin aux cris d’admiration tant attendus, et oser «se» montrer à travers son œuvre: la sublimation est l’un des rebonds possibles quand on entre en résilience.
Pour Barbey aussi.
Faire œuvre d’art et être célèbre, admiré, c’est définitivement avoir donné tort à ceux qui ne l’admiraient pas…
On peut véritablement parler de narcissisme littéraire puisque Barbey se trouve beau dans ses œuvres. Quand des amis lui disent leur admiration, il boit du petit lait (encore une jolie phrase pour les psychanalystes!) ou quand il entend des critiques, il est capable d’y faire face et de les mépriser. Il a reconstruit son image corporelle. Ce processus est clairement un processus de réponse qui a eu la force de se situer sur le même terrain que celui où il a été blessé. L’œuvre d’art est donc causée par une souffrance, mais cette souffrance aurait pu s’arrêter au cri seul, à la réaction spontanée. Si, dans notre étude, nous n’avions trouvé que cet aspect «causal», Barbey n’aurait guère évolué. Or nous avons vu bien des changements constants, des revirements même, amendes honorables et volte-face etc. C’est que, dans la vie et dans l’œuvre de Barbey, l’aspect dynamique est très important[194]. La sublimation est une esquisse de solution dès que le mouvement de résilience est esquissé. Et s’il est vrai que le rêve regarde en arrière, vers l’enfance, vers le passé, n’est-il pas vrai non plus que l’œuvre d’art, en avance sur l’artiste lui-même, constitue, autant qu’un symptôme régressif de ses conflits non résolus, un symbole prospectif de la synthèse personnelle et de l’avenir de l’homme? Paul Ricœur insiste sur ce point [195]. Jean Starobinski également. Mettant en garde contre le danger de déchiffrer les œuvres dans une direction régressive et de suivre à rebours le chemin parcouru par l’artiste, il écrit: «L’œuvre est à la fois sous la dépendance d’un destin vécu et d’un futur imaginé. Choisir comme principe explicatif la seule dimension du passé (l’enfance etc.) c’est faire de l’œuvre une conséquence, alors qu’elle est si souvent pour l’écrivain une manière de s’anticiper. Loin de se constituer uniquement sous l’influence d’une expérience originelle, d’une passion antérieure, l’œuvre pourrait être considérée en elle-même comme un acte originel, comme un point de rupture où l’être, cessant de subir son passé, essayerait d’inventer, avec son passé, un avenir imaginaire, une configuration soustraite au temps.» [196]
L’œuvre bâtit Barbey autant qu’il la bâtit. [197]
L’œuvre (et il faut prendre chez Barbey le mot «œuvre» au sens de tout ce qu’il fait.) a donc parfaitement rempli sa fonction de sublimation, en reconsolidant Barbey… Il a maintenant de lui une image «belle».
La preuve la plus probante de l’utilité de l’œuvre pour l’image intérieure de Barbey est précisément en même temps la modification de l’œuvre (on parle moins de la laideur, l’écriture se veut moins dandy, par exemple) et en même temps de la vie de Barbey (moins de dandysme, de coquetterie, de mondanités, la conversion etc.). Il faut aller sans arrêt de l’homme à l’œuvre, et de l’œuvre à l’homme puisque Barbey sait et dit
– qu’il écrit aussi pour se soulager le cœur: et au fur et à mesure qu’il se soulage, il y a aussi une modification du but de l’œuvre; la rancœur acide envers ses parents disparaît pour laisser place à une douleur affective qui interroge seulement.
– qu’il écrit pour se guérir de sa non-séduction, et pour séduire: donc au fur et à mesure qu’il se guérit et séduit, le but de son œuvre se modifie; nous avons montré que le désir d’écrire, de faire «œuvre» en général, pour plaire (ou pour choquer) diminue effectivement.
Donc il y a des interactions entre la façon dont l’œuvre est cathartique ou séduit, et l’homme dans son vécu quotidien perceptible…
Barbey est conscient de ces deux buts (se soulager, séduire) et de son succès éventuel. D’où ses changements dans certains domaines.
Mais qu’en est-il au niveau inconscient, où le temps n’existe pas: il n’y a pas, peut-être, de consolation profonde? La consolation est au niveau du vécu social et extérieur. L’intérieur reste saignant toujours, comme la douleur du membre amputé invisible lorsque la plaie est guérie.
Lui, marqué par la mort, réussit à vivre grâce à un travail d’écriture. «Ce sont les œuvres qui font la vie, le reste n’est que végétation» fait-il dire, dans ses notes sur un livre qui concerne la famille de Mirabeau, à cette force de la nature, – dont il admire précisément la vitalité… – Mais comme il ne donne pas l’origine de cette citation, c’est que cette idée lui a plu et qu’il l’a retenue à peu près, heureux d’avoir trouvé cette perle.
A propos de cette végétation, justement, nous avons pu noter une évolution, toujours la même: elle était exubérante au début, mais ensuite, il la taille et la stylise. Il sait que l’extérieur prend moins d’importance, moins de sens, et risque même de devenir un miroir aux alouettes qu’il refuse parce qu’il a enfin découvert, et prouvé, par un autre biais, que ceux qui jugent sur la mine sont des aveugles… L’apparence deviendra le simple support de la personnalité de Barbey.
Jusque dans les petites choses, sur le terrain qu’il n’avait que relativement choisi, Barbey a mené ce combat afin de montrer clairement que l’aspect physique ne devait pas être tout! Analogies, parallélismes, tout démontre et l’unité de sa vie, et l’importance de ce point qui est comme un point focal rayonnant.
Nous avons vu, lors de notre petit tour au magasin des accessoires, que même la toilette de l’œuvre avait une importance et un sens variables et signifiants.
Mais il nous faut maintenant étudier une des œuvres principales de Barbey, celle à laquelle il s’attacha constamment: celle qui fit de l’enfant né le 1er novembre 1808 l’homme que nous voudrions tenter de mieux connaître.
Est-ce à dire que cette œuvre que nous allons étudier est plus importante que les autres? Nous ne le savons pas: les domaines sur lesquels il a appliqué son effort se présentent comme les étoiles d’un signe du zodiaque qui appartiennent en fait à des mondes différents. Nous aussi, nous les présentons de même, sans le classement raisonné d’un ordre (par exemple de valeurs croissantes ou décroissantes) qui se voudrait objectif, ce qui serait pourtant à la fois pratique et esthétique. Les chapitres dessinent en fait, nous l’avons dit, une constellation simplement repérable dans le temps et dans différents domaines.
Notes
[1]«Ne dirait-on pas que l’âme, comme la nature, fait fleurir dans les ruines ses plus beaux gramens? Et l’imagination développée n’arrive-t-elle pas, en toutes choses, à ce que les imaginations les moins riches et restées en deçà de ses développements osent appeler des dépravations?» O. C. II p. 407.
[2]Lettre à Trebutien, 28 octobre 1843.
[3] Lettre à Trebutien, 2 avril 1855.
[4]C’était déjà ce que lui avait appris Pichot dans son Byron: page 3 «Lord Byron a tellement identifié son caractère avec ses écrits, dont une grande partie est comme un miroir où se réfléchissent tous les mouvements de son âme, que le critique doit bien se pénétrer du sentiment de son impartialité avant de condamner dans ses jugements l’homme avec le poète. C’est aussi une pénible discussion que celle qui met au grand jour et les erreurs du génie et celles d’une vie privée; mais c’est Lord Byron lui-même qui a appelé le public dans la confidence de son existence domestique, de ses chagrins secrets, de ses ressentiments. «Jusqu’ici, comme l’avait dit madame de Staël, l’orgueil anglais s’était refusé à ce genre d’aveux et de détails, à ces écrits de soi faits par soi-même, qui ont multiplié en France les mémoires particuliers, et auxquels se rapportent Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau.» Ou encore page 5 «Cette identité de l’homme et du poète, cette étude de l’âme d’un grand écrivain à travers le voile de la poésie et de la fiction, ont un intérêt bien au-dessus de celui qu’excitent les compositions ordinaires». Barbey se masque, et ne se dévoile pas complètement. Pas de poésie; pas de « moi-je » comme chez Byron où le moi, je interrompt si souvent. Mais Barbey connaît la force du soi dans l’écrit.
[5] S. Freud: Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient 1905 Gallimard. Cité page 70 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed Tchou 1979.
[6] S. Freud: Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient 1905 Gallimard. Cité page 70 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979.
[7]Ensuite, il rompt trop profondément avec eux pour y penser encore sérieusement, puis la mort coupe toute possibilité d’entendre une demande de pardon..
[8]O. C. I p 669
[9]Introduction aux Œuvres Complètes, pages XII et XL. Se reporter aussi à Barbey d’Aurevilly critique par Jacques Petit Les Belles-Lettres, 1963, pages 79-80, qui donne des références inédites et bien d’autres à ce sujet.
[10] Introduction aux Œuvres Complètes p. XII et XL.
[11]Pays, 20 sept.. 1859, article sur Rivarol.
[12]Disjecta membra, page 237 tome II, Ed. La Connaissance, 1925.
[13]O. C. I page 652, l’Ensorcelée..
[14] «Voir un écrivain après avoir lu ses livres, c’est comme voir une oie après avoir mangé du foie gras». G. B. Shaw… un peu sévère pour les oies… et pour les écrivains!
[15]mais de très bonnes relations, semble-t-il, avec sa mère.
[16] Introduction aux Memoranda, page XIX.
[17]C. G. III, 60
[18]Cf. notre Introduction.
[19]Thèse de André-Chaumont: La description chez Barbey d’Aurevilly, Toulouse 1988.
[20] Le bébé Barbey a vécu parce que son sang qui coulait a alerté… Il a mal lorsqu’il doit se contenir.
[21]cf. Barbey d’Aurevilly et l’imagination, par Philippe Berthier.
[22]O. H. Ph. IV page 41.
[23] L’Ecole des Lettres, N° 8, 15 janvier 1987.
[24]Correspondance 14 novembre 1882.
[25]Correspondance 23 août 1883.
[26] pages X à XXIV Editions Rouveyre et Blond, 1883.
[27] Le cœur peut être comblé?
[28]Que Bourget et Barbey disent cela, c’est justement montrer que c’est dans cette jeunesse qu’on doit chercher les éléments inconnus et celés volontairement. Mais en fait, Barbey n’aurait -il pas voulu que Bourget s’engage lui-même plus dans cette voie?
[29]ici des éléments de biographie pour montrer ce qu’il en a fait dans ses romans. Banals.
[30] Correspondance, 23 août 1883.
[31] Correspondance 30 décembre 1887
[32]la castration construit, mais la frustration détruit. La frustration est quand il y a présence, mais non comblement; la castration se fait quand il y a l’intermittence organisée. La frustration est plus douloureuse car elle n’apporte rien…
[33] Quelques exemples: Maurois fait cette analyse à propos de Disraëli: «Une âme qui a été blessée ne trouve plus de sérénité que dans le triomphe.» cité par Carnois : Le drame de l’infériorité chez l’adulte; Ed. La pensée universelle. 1985.
Balzac a pris conscience de ce mécanisme chez lui. Cf. ce qu’il dit de madame de Berny qui fut son amie: «Quoique mariée, elle a été comme un Dieu pour moi. Elle a été une mère, une ami, une famille, un conseil… J’ai vu clairement que Mme de Berny n’était que mon immense filialité trompée, à qui une mère avait souri.»
Un Sartre, qui avait des problèmes aux yeux, est capable de saisir clairement comment ce problème physique retentit – ou même fut l’origine de sa vocation, sa voie, sa «voix», et, parallèlement, il utilise le même système d’interprétation pour étudier la vie de l’empereur Guillaume, qui avait une atrophie congénitale du bras gauche: «Notons ici que l’homme qui va régner est un infirme. Il a un bras atrophié. Je voudrais attirer l’attention sur ce que cette infirmité n’est en aucune façon comparable à d’autres infirmités qui peuvent se produire chez des sujets ou des citoyens libres. Pour le futur citoyen libre, l’infirmité est saisie comme un empêchement indéterminé qui supprime une catégorie mal recensée de possibilités. Ma manière d’être mon bras atrophié, c’est à la fois de me détourner de la carrière militaire, de renoncer aux sports, et de m’élancer par delà cette infirmité vers l’étude, les professions libérales, l’art etc. Ma manière à moi d’être mon œil mort, c’est certainement de vouloir être aimé par séduction d’esprit, de refuser un abandon qui ne siérait pas, comme aussi bien de refuser d’assister aux séances d’anaglyphes et de regarder dans les stéréoscopes. Je ne suis cet œil éteint que lorsque je le suis librement. Et je le suis dans la mesure où je me choisis par delà cet œil éteint.»
Bachelard (L’eau et les rêves, page 80, Corti, Ed. Livre de poche.)explique qu’Edgar Poe a donné la devise de son œuvre en deux vers: I could not love, except where Death
Was mingling his with beauty’s breath
(Je n’ai pu aimer que là où la Mort
Mêlait son souffle à celui de la Beauté.)
«Etrange devise de la vingtième année qui parle déjà au passé, et qui donne cependant le sens profond et la fidélité de toute une vie. Madame Bonaparte remarque que «ces lignes ont été supprimées par Poe, et par suite, n’ont pas été traduites par Mallarmé.» Cette suppression n’est-elle pas un gage de l’extraordinaire importance de la formule? Ne montre-t-elle pas la clairvoyance de Poe, qui a cru devoir cacher ce secret de son génie?»
Albert Jacquard fait remonter son attention aux autres à «l’apprentissage de l’impression d’être méprisé», allusion à l’accident qui l’a défiguré à l’âge de 9 ans. Pour se venger des moqueries de ses camarades de classe, il se réfugia alors dans les études. «Vous refaites le monde» lui demande un journaliste, «Qu’est-ce qu’on a d’autre à faire?» lui répond-il. «Tant pis si je suis utilisé, j’ai l’impression d’être utile.»
[34]A partir de Freud, «Une énergie psychique non instinctuelle?» Payot, 1967, Paris.
[35]Article de Janine Chasseguet-Smirgel: Perversion, idéalisation, et sublimation, 1973, Communication présentée au 28e congrès de l’Association psychanalytique internationale. (Paris) inédite en Français. Citée page 306 sq. dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[36]Ernst Kris, préface à Psychanalyse de l’art. PUF. cité page 193 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[37]p. 12 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[38] Correspondance 23 octobre 1883.
[39] Correspondance 30 décembre 1885.
[40]Il est intéressant, pour faire la différence, de lire les premières réactions de Sartre (mais nous n’avons pas en détail les toutes premières réactions intérieures de Barbey). On vient de couper ses anglaises au petit Jean-Paul: tous le trouvent laid. «Il y eut des cris, mais pas d’embrassements et ma mère s’enferma dans sa chambre pour pleurer: on avait troqué sa fillette contre un garçonnet. Il y avait plus: tant qu’elles voltigeaient autour de mes oreilles, mes belles anglaises lui avaient permis de refuser l’évidence de ma laideur. Déjà, pourtant, mon œil droit entrait dans le crépuscule. Il fallut qu’elle s’avouât la vérité. Mon grand-père semblait lui-même tout interdit; on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud: c’était saper à la base ses futurs émerveillements. Mamie le regardait, amusée. Elle dit simplement: «Karl n’est pas fier; il fait le dos rond.»
Anne-Marie eut la bonté de me cacher la cause de son chagrin. Je ne l’appris qu’à douze ans, brutalement. Mais je me sentais mal dans ma peau. Les amis de ma famille me jetaient des regards soucieux ou perplexes que je surprenais souvent. Mon public devenait de plus en plus difficile; il fallut me dépenser; j’appuyai mes effets, et j’en vins à jouer faux. Je connus les affres d’une actrice vieillisssante: j’appris que d’autres pouvaient plaire.» page 71
Un jour où il ne se sentit pas aimé: «Je disparus, j’allai grimacer devant une glace. Quand je me les rappelle aujourd’hui, ces grimaces, je comprends qu’elles assuraient ma protection: contre les fulgurantes décharges de la honte, je me défendais par un blocage musculaire. Et puis, en portant à l’extrême mon infortune, elles m’en délivraient: je me précipitais dans l’humilité pour esquiver l’humiliation, je m’ôtais les moyens de plaire pour oublier que je les avais eus et que j’en avais mésusé; le miroir m’était d’un grand secours: je le chargeais de m’apprendre que j’étais un monstre; s’il y parvenait, mes aigres remords se changeaient en pitié. Mais, surtout, l’échec m’ayant découvert ma servilité, je me faisais hideux pour la rendre impossible, pour renier les hommes et pour qu’ils me reniassent. La Comédie du Mal se jouait contre la Comédie du Bien: Eliacin prenait le rôle de Quasimodo. Par torsion et plissement combinés, je décomposais mon visage; je me vitriolais pour effacer mes anciens sourires.
Le remède était pire que le mal: contre la gloire et le déshonneur, j’avais tenté de me réfugier dans ma vérité solitaire; mais je n’avais pas de vérité: je ne trouvais en moi qu’une fadeur étonnée. Sous mes yeux, une méduse heurtait la vitre de l’aquarium, fronçait mollement sa collerette, s’effilochait dans les ténèbres. La nuit tomba, des nuages d’encre se diluèrent dans la glace, ensevelissant mon ultime incarnation. Privé d’alibi, je m’affalai sur moi-même. Dans le noir, je devinais une hésitation indéfinie, un frôlement, des battements, toute une bête vivante – la plus terrifiante et la seule dont je ne pusse avoir peur. Je m’enfuis, j’allai reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En vain. La glace m’avait appris ce que je savais depuis toujours: j’étais horriblement naturel. Je ne m’en suis jamais remis.» p 74 Les mots J. P. Sartre Ed Bibliothèque des Chefs-d’œuvre, 1979, avec une préface de Michel Tournier.
[41]dans une interview accordée à Libération le 5 janvier 1983,
[42] Valéry: «Ecrire c’est se défaire par la parole de l’obsession de ce qu’on est.»
Sartre, dans un entretien avec Michel Siccard, donnerait peut-être cette interprétation lui aussi. Lui qui a écrit de plus en plus de biographies, dont certaines inachevées, a une formule intéressante: «J’ai toujours cherché, quand j’ai fait des études d’hommes, peintres, ou écrivains, le côté buvant ou prenant des drogues (Baudelaire) qui se livre dans l’œuvre. Ca m’a toujours passionné de retrouver, non pas l’homme construit à travers l’œuvre, mais, par delà, l’homme qui peint ou écrit sans être construit.» cité page 25 dans Buisine, Laideurs de Sartre, Presses universitaires de Lille 1986.
[43]Toutes choses dont Barbey parle assez souvent, somme toute.
[44] cf. Roland Gori et Marcel Thaon: Plaidoyer pour une critique littéraire psychanalytique 1975, Extrait de la revue Connexions, n° 15, «Applications de la psychanalyse.» page 231
[45] 26 septembre 1836, Premier Memorandum.
[46] Professeurs Bourguignon, Parquet, Allenby: Psychoscopie: regards de psychiatres sur des personnages hors du commun. Ed. Josette, Lyon, 1993.
[47]que ce soit la leur ou celle de leurs proches
[48]Hanna Segal: «A Psycho-Analytical Approach to Aesthetics», Karnac Books, Maresfield Reprints. (Une approche psychanalytique de l’esthétisme. 1952) cité page 187 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu
[49]Hanna Segal: «A Psycho-Analytical Approach to Aesthetics», Karnac Books, Maresfield Reprints. (Une approche psychanalytique de l’esthétisme. 1952) cité page 182 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu
C’est vrai qu’un fait-divers n’est pas beau, mais on peut en faire quelque chose de beau… Le lecteur jette-t-il le même «genre» d’œil sur un fait divers, et sur un roman? sur une photo de journal et sur une photo signée? Nous essaierons de comprendre plus loin par quel processus la psychanalyse explique que cette «laideur« peut devenir subjectivement «beauté«.
[50]Lettre du 5-10-1910, Briefe, 1873-1939, S. FIscher-Verlag, 1960, Trad. fr. Gallimard 1966.
[51]Michel de m’Uzan: De l’art à la mort, Gallimard 1972 page 10-11
[52] ce terme correspond seulement à une définition.
[53] en langage psychanalytique: avoir un phallus qui ne sera pas génital, comme celui de son père, mais anal.
[54] Michel de m’Uzan, De, De l’art à la mort, Gallimard, 1972, page 16.
[55]Freud, cité par Jones, III p 463.
[56]Roland Gori et Marcel Thaon: Plaidoyer pour une critique littéraire psychanalytique 1975, Extrait de la revue Connexions, n° 15, «Applications de la psychanalyse.» cité page 236-237 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[57]NDLR: centré uniquement sur lui, et finalement stérile.
[58]Roland Gori et Marcel Thaon: Plaidoyer pour une critique littéraire psychanalytique 1975, Extrait de la revue Connexions, n° 15, «Applications de la psychanalyse.» cité page 236-237 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[59]S. Freud: Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient 1905 Gallimard. cité page 71 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979.
Est-ce que, quand Barbey essaie ainsi de provoquer le lecteur au plaisir, il ne veut pas ainsi le séduire (presque au sens étymologique) et se rattraper de sa non-séduction? d’où l’obligation pour lui de se l’imaginer lisant, penché sur son texte, cherchant… donc l’obliger à chercher, – à chercher longtemps – sans lui dire tout, l’obliger à le comprendre lui en cherchant à comprendre son texte? l’obliger à l’aimer, lui, qui n’a pas été aimé? cela expliquerait le pourquoi des énigmes aussi, des voiles etc. et sa dichotomie entre le réalisme et le non-su.
[60]C’est d’ailleurs pourquoi notre époque, en particulier, privilégie tellement l’expression de la personne par rapport à l’aspect technique de l’œuvre, et que des «cris» spontanés (œuvres d’enfants, de fous, de souvenirs, d’artisans, œuvres brutes, religieuses et autres qui n’avaient pas la prétention d’être esthétiques, mais seulement d’exprimer quelque chose) sont promus œuvres d’art… Et ceci non sans raison, souvent. Le problème naît quand les autres veulent y voir ce qui n’y est pas, ou quand certains qui n’ont rien à «crier» font des simulacres de «cris» tout en ne faisant que se servir de l’absence de technique, ou en imitant la technique des artistes!
[61]Ernst Kris, préface à Psychanalyse de l’art. PUF cité page 193 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[62]cité page 206 dans Hofer; ed. Bernouard XVI, III, S. 12.
[63]Roland Gori et Marcel Thaon: Plaidoyer pour une critique littéraire psychanalytique 1975, Extrait de la revue Connexions, n° 15, «Applications de la psychanalyse.» cité page 236-237 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu
[64]peut-être a-t-il eu plus de facilité à se libérer de la famille en ayant su ce qui lui était arrivé…
[65]Tome II Disjecta membra, page 177, Ed. La Connaissance, 1925.
[66]Correspondance tome IX, sans date. Une Crampton est une locomotive à vapeur!
[67] Correspondance 28 décembre 1877.
[68]De l’art à la mort, Gallimard, 1972, page 18.
[69] Correspondance 3 novembre 1872.
[70] Correspondance 19 décembre 1877.
[71] Correspondance 14 août 1882.
[72]Sa mère en 1858, son père en 1868.
[73] «Le changement de la libido objectable en libido narcissique, et partant la constitution d’une réserve d’énergie neutre, localisée par Freud dans le Moi ou le Ca, me paraît contribuer essentiellement au sentiment de plénitude, de force, immédiatement disponible qui caractérise la complétude narcissique.» Michel de m’Uzan toujours, dont le livre est passionnant, De l’art à la mort, Gallimard, 1972, page 21
[74]Roland Gori et Marcel Thaon: Plaidoyer pour une critique littéraire psychanalytique 1975, Extrait de la revue Connexions, n° 15, «Applications de la psychanalyse.» cité page 231 dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[75] Ernst Kris, préface à Psychanalyse de l’art. PUF.
[76]Voici quelques titres dans cette direction:
Catéchisme de la médec. ine physiologique, Broussais
La chirognomonie d’Arpentigny
De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Mme de Staël.
De l’influence du matérialisme sur les doctrines médicales, Tessier
De l’intelligence, Taine
De l’origine du langage, par Renan
Les deux masques, de Saint-Victor
Du principe de l’art et de sa destination sociale, par Proudhon
Essai sur le beau, Père André
L’Homme-femme. Réponse à M. d’Ideville par Dumas
Philosophie de l’ameublement, Poe
La physiologie du ridicule, par Sophie Gay
Physionomie de saints, par Hello Le portrait parti (projet): Voir tome IV p 189, 202
Le portrait revenu (projet) voir tome IV 202
Résumé du cours d’esthétique, par Charma
Théorie de l’élégance, Chapus
Théorie des peines et des récompenses, par Bentham Tome V 41 etc.
[77]Dans l’article à propos de l’Histoire des inhumations du docteur Favrot, il prédit entre autres que les cimetières vont envahir les terres des vivants, et qu’il s’attendait à ce qu’on parle surtout d’un problème essentiel: celui des morts qu’on enterre vivants. Il en arrive à proposer la création d’un «ordre des Morts» qui aurait pour mission de prendre en dépôt les cadavres jusqu’à ce que la décomposition commence, et qui ne les enterrerait qu’après… Après tout, dit-il, il y a bien des lazarets!
[78]Norbert Dodille: Le discours autobiographique dans la Correspondance et les Memoranda de Barbey d’Aurevilly. Thèse 1986. Université de Lille III, page 104
[79]cf. Ici: Introduction.
[80] Un exemple: Les enfants terribles de Cocteau sont en même temps désordonnés et obsessionnels: «L’air de famille des visages de la chambre était un fait. On aurait bien étonné Paul en lui en faisant la remarque. Le type qu’il poursuivait, il le poursuivait obscurément. Il croyait n’en pas avoir. Or, l’influence que ce type exerçait sur lui à son insu, et celle que lui, Paul, exerçait sur sa sœur, contrariait leur désordre par des lignes droites, implacables, en route l’une vers l’autre, comme les deux lignes hostiles qui, de la base, se réunissent en haut des frontons grecs.» Les enfants terribles, Cocteau, Ed. Brodard-Taupin, 1963. Page 128
[81] L’insoutenable légèreté de l’être, page 81, Ed. Folio 1989.
[82] L’insoutenable légèreté de l’être, pages 131 -132, Ed. Folio 1989.
[83] cité par Jean Gautier dans Jules Barbey d’Aurevilly, ses amours, son romantisme, page 151.
[84]cité par Jean Gautier dans Jules Barbey d’Aurevilly, ses amours, son romantisme, page 152.
[85] L. T. page 152
[86]LT III p 189, 12 jan. 1855
[87]qui confine parfois au grotesque.
[88]Salon de 1872. Sensations d’art. Page 246
[89]Dictionnaire de l’argot, Larousse, 1990
[90]Pour le plaisir, nous donnons seulement cette impression que lui fait la Joconde- et qui ne figure pas dans notre thèse limitée aux romans-: «Un sphinx (qui) les mains tranquillement croisées sur sa ceinture avec son indéchiffrable sourire, et ses yeux placides, et souriants aussi, luisant dans l’ombre de ses magnifiques arcades sourcilières, se moque éternellement des Œdipe de l’avenir qui ne la pénétreront pas. () ce regard étrange est la caractéristique de cette figure incompréhensible et magnétiquement engourdissante.» Chaque mot y a son intérêt!
[91]J’ai été très touchée du soin qu’il a pris à me répondre, et très intéressée par son travail sur la sublimation. C’est avec gratitude que je le cite ici pour sa grande connaissance de la mythologie, et ses hypothèses mythologico-psychanalytiques.
[92]Lettre du 17 janvier 1995.
[93]Lettre du 27 mars 1995.
[94]Niobé O. C. pages 1203 sq.
[95] Le Buste Jaune, page 1187 sq. O. C. II.
[96] Renseignements aimablement communiqués par Laure de Margerie, documentaliste au Musée d’Orsay.
[97] «à l’épaule nue, ne souriait pas, cheveux relevés et tordus négligemment derrière la tête, rien ne voilait le visage incliné un peu sur l’épaule, mais le front hautainement tourné vers le ciel, ni boucle égareée, ni tresse pendante ne flottait sur ce lare cou, lèvre entrouverte et muette, l’œil sans prunelle.»
[98]Francis Haskell et Nicholas Penny: Pour l’amour de l’antique, la statuaire gréco-romaine et le goût européen, 1500-1900. Hachette 1988.
[99]Memorandum de 1838, page 926
[100] O. C. II. page 43
[101]Comme le portrait de la dame de Chavincour, la dame du buste jaune.
[102] O. C. I. page 103, L’Amour impossible.
[103]O. C. I. page 455, Ce qui ne meurt pas.
[104]Lettres à Trebutien, Tome I page 49.
[105]Lettres à Trebutien, Tome I page 49.
[106]page 1188-9 O. C. Tome II.
[107] L’Ensorcelée
[108] Barbey dira souvent qu’il s’est mis à écrire parce que ses rêves avaient avorté, et pour échapper à une idée qui le faisait souffrir…
[109] dans une lettre à Saint-Maur,,,,,
[110]vraiment, les histoires de naissance dégoûtent Barbey… ou quoi?
[111]O. C. II page 1205.
[112]O. C. I page 8.
[113] Memorandum 1835 page 855
[114]O. C. I, page 1003.
[115] 2e Memorandum 22 novembre 1838 page 893.
[116] page 890.
[117] page 890
[118] Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889.
[119](sic)
[120]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 167
[121]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 168
[122]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 170. Fin de la longue poésie citée par Barbey.
[123]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 170
[124]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 166
[125]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 166.
[126]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 167.
[127]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 171.
[128]Le Constitutionnel, 28 avril 1873. Ou O. H. Les Poètes, Lemerre 1889, page 171
[129] 5 février 1834, article à propos des Poésies de Joseph Delorme.
[130]12 février 1834.
[131] Sensations d’Art, 1857.
[132] Sensations d’Art, 1879.
[133]Byron disait «ceux que les dieux aiment meurent jeunes.» C’est une idée fréquente dans les mythologies… consolante… «Les jours de notre jeunesse sont les jours de notre gloire.» cité par Gilbert Martineau dans Lord Byron la malédiction du génie[133]. Page de garde.
[134]Barbey d’Aurevilly, à propos de Jules Janin, dans Les Critiques.
[135]Cité par Charles Buet dans Barbey d’Aurevilly, Impressions et souvenirs, page 42.
[136]O. C. II p. 473.
[137] l’Amour Impossible, p 64 O. C.. I.
[138]cf. le superbe texte de son article sur la Comtesse Guiccioli, maîtresse de Byron, qui a essayé, – et raté selon lui, – de donner un portrait fidèle de Byron, mais l’a «sanctifié». Article publié dans les Bas-Bleus, p. 286 sq., et qui date de 1868. Il est conscient par exemple que Byron n’aimait pas les enfants. Est-ce parce que, comme l’excuse Barbey, il a conservé en lui éternellement l’enfant? Barbey, lui, affirme que «les enfants sont plus beaux que les hommes. Jamais un homme, si beau qu’il puisse être, n’est beau comme un enfant est beau.». Mais cette phrase dit bien justement que l’enfance est mortelle par essence…
[139] cité dans La sublimation. Les sentiers de la création. Ed. Tchou 1979. Préface par le Professeur Didier Anzieu.
[141]Nous avons envie ici de donner une réflexion intéressante de René Spitz expliquant comment les deux premiers gestes réflexes du nourrisson deviennent ses premiers «mots»: La tête qui tourne de droite et gauche en recherche du sein ou du biberon égale le mouvement d’attente angoissée; le comportement de fouissement quand le bébé tète est un mouvement de satisfaction obtenue et cherchée. Rotation ou succion, le nouveau-né ne fait jamais les deux en même temps. Le mouvement de rotation sera utilisé plus tard, quand le bébé n’aura plus faim. Il devient ainsi un comportement d’évitement qui ne deviendra que plus tard un geste sémantique général de refus. Freud a souligné qu’il n’y a pas de Non dans l’inconscient. Au début, la rotation n’est qu’un moyen physique. C’est après que le nourrisson s’adresse à quelqu’un. De la naissance à la parole: la première année de la vie. René A. Spitz. PUF 1979. Bibliothèque de psychanalyse. (Mais en Grèce, les signes «oui», et «non», sont différents de ceux décrits ici.) Ce mouvement où le bébé cherche, qui devient ensuite celui par lequel il refuse, est aussi le mouvement qui peut inspirer la critique: ayant cherché en vain, Barbey refuse.
[142]dont le sens grec n’est pas tellement loin de «flèche» d’ailleurs.
[143]Le Pays 26 avril 1846
[144]P. Bourget, Introduction aux Memoranda, page XIX.
[145]C. G. III 215.
[146]… pour reprendre le titre des dernières œuvres retrouvées de Barbey.
[147] Article du 20 juillet 1874 sur » Jules Janin ». Décidément, les naissances ne sont pas des moments heureux!
[148]O. H. Ph IV, page 41.
[149] article du 21 août 1857, sur « Eugène Sue » Pays, page 25.
[150]Barbey d’Aurevilly… Thèse, page 89. Peut-on y voir un parallèle avec ses difficultés de se sentir lui-même beau?
[151]O. C. II, page 1024.
[152]O. C. I p. 751
[153]VA 214: cité dans Norbert Dodille, Le discours autobiographique dans la correspondance et les Memoranda de Barbey d’Aurevilly. Thèse 1986. Université de Lille III.
[154] Revoir ici la conclusion de VI sur la valeur de l’oxymore.
Selon le mot de Saint-Victor, cette œuvre oxymorique ressemble à «ces breuvages de la sorcellerie où il entrait à la fois des fleurs et des serpents, du sang de tigre et du miel.» Cité page 468 dans Charles Buet Impressions et souvenirs.
[155]Lettre du 25 février 1855
[156] Disjecta membra page 341 tome II, Ed. La Connaissance, 1925.
[157]une originalité de plus: presque tous les e minuscules de certains manuscrits sont faits, en deux traits courbes, comme un petit chou un peu aplati qui surmonterait de guingois un plus gros chou dont il manquerait le côté droit. Problème de plume? d’autres sont faits d’une étrange façon (cf. sa signature page 522)
[158]Méthode pratique de graphologie, 3e édition, Ghio 1885, p. 89
[159]page 45 dans Barbey d’Aurevilly, Impressions et souvenirs,. Il écrivait sur du papier anglais, timbré de cette devise dans une banderole verte ou violette Never More. Il cachetait l’enveloppe d’un sceau en cire rouge, portant soit l’écu de ses armes, soit ces deux mots Too Late. (Trop tard)
[160]inventé en 1864 et dont on dirait bien qu’il s’est servi à la fin de sa vie.
[161]page 330 Littérateurs et artistes: Barbey d’Aurevilly; Ed. H. Falque.
[162]Dédicaces à la main, page 120
[163]page 95, Le griffonnage: esthétique des gestes machinaux, Ed. François Bourin, avril 1992.
[164] page 503, L’amateur de noms, essai sur l’onomastique aurevillienne.
[165]C. G. IV p. 34
[166]N. Dodille, L’amateur de noms, essai sur l’onomastique aurevillienne.
[167]O. C. I page 828.
[168] pour l’anecdote: les corrections sont très rares dans le texte: Barbey a supprimé aux yeux noirs d’Alberte leur «semis poudré d’or» initial; il a ajouté au miroir de Mme de Savigny du «velours de plumes de paon»; et, venant de parler du dos profond de Rosalba, et voulant remonter jusqu’à sa bouche, il supprime l’expression «l’autre fente de sa bouche» pour la remplacer par «la rose mouillée de sa bouche», moins osé. Peu de variantes, mais très signifiantes.
[169]page VII de L’Introduction aux Disjecta membra, Ed. de la Connaissance 1925. Il fait ici allusion à une autre édition, fac-similé au format et en couleur in 4°, M Lafuma, Paris, 1923.
[170] page XVII del’Introduction aux Disjecta membra, Ed. de la Connaissance 1925.
[171] Mes remerciements vont à Joël Dupont, conservateur du Musée Barbey d’Aurevilly à Saint-Sauveur, qui m’a reçue si aimablement dans cette ancienne demeure de Barbey où se trouve l’original de ce Cahier.
[172]Cf. ici page 517-518 pour le nez et la flèche.
Peut-être faudrait-il aussi se demander s’il y a un rapport entre les flèches qui tuèrent les enfants de Niobé, et ces flèches que Barbey arbore partout: peut-être les disperse-t-il partout pour symboliser sa survie et sa maîtrise du destin?
Il faudrait aussi, mais c’est en dehors de notre sujet, voir comme la flèche se relie par tellement de points à Barbey: dans le Dictionnaire des symboles, de Jean Chevalier, Laffont 1982:
-Symbole de pénétration, d’ouverture, pensée qui introduit la lumière, organe créateur qui ouvre pour féconder, qui dédouble pour permettre une synthèse, trait de lumière qui éclaire l’espace clos, parce qu’on l’ouvre, rayon solaire, fécondant lui aussi et séparateur des images: tout ceci se relie aux interrogations, à l’esprit critique, au thème du masque tel que nous l’avons défini dans notre thèse précédente…
-Symbole universel du dépassement des conditions normales, savoir rapide: sublimation
-Symbole du destin, de la mort subite: Niobé, destin trompé à rebâtir
-Symbole de la vitesse jointe à la droiture. cela dépend de la valeur de celui qui la lance: fierté d’être soi, enfin.
-Symbole du coup de foudre.
[173]Dédicaces à la main, p. 107.
[174]Norbert Dodille, Le discours autobiographique dans la correspondance et les Memoranda de Barbey d’ Aurevilly. Thèse 1986. Université de Lille III, page 505 sq..
[175]cf. lettre à Trebutien où il lui parle de la difficulté qu’il rencontre à faire bien peindre ses armoiries…
[176]Barbet = chien courant de chasse, à longs poils, «crotté comme un barbet»; «suivre comme un barbet»; poils dont on fait les chapeaux. Coucher à la barbet = coucher sur un matelas par terre. Encore récemment on rappelait qu’un écrivain, dans la mouvance surréaliste il est vrai, s’était moqué de Barbey en le traitant de «Cher vieux Crotté d’Aurevilly…»(cité dans un congrès dont on a rendu compte dans Colloque B d’A: Cent ans après, Ed. Droz 1990, p. 45.)
[177] Slatkine reprints, 1990
[178]Barbillon en 1835, barbeau en 1866, barbe en 1887 = souteneur. Barboter = voler, fouiller.
Marqué au B = qui a un défaut de nature, et meschant pour l’ordinaire, comme bigle, boiteux, borgne, bossu, etc.
[179]Barbeyer: se dit du vent qui passe à côté de la voile sans la remplir.
Barbouiller = salir, peindre grossièrement, mal, gâter, décrire mal, écrire quelque chose qui ne vaut rien. Barbouiller du papier»; vient du nom d’un bouffon barbu et enfariné.
Barber = raser en 1851; puis barber en 1882 = ennuyer.
[180]C. G. III, page 60
[181]Sa première signature Jules Barbey d’Aurevilly date de 1838; mais après il adopte complètement ce nom pour se désigner. Exemples: «les notes les plus vibrantes, les plus cuivrées, les plus d’Aurevilly» Lettre à Trebutien, 27 avril 51. «Donnez-nous souvent de ce d’Aurevilly» idem, 29 novembre 1851; «Il n’y a que M. d’Aurev… qui soit assez chrétien et assez crâne pour vous faire un article comme il convient» idem, 13 juillet 1853; «Quoique j’aie fait l’ouverture à mes parents (tout dernièrement) de ce mariage qui paraît une chimère à ceux qui ne connaissent que le d’Aurevilly d’autrefois et non le d’Aurevilly renouvelé…» idem 25 août 1853 etc. D’Aurevilly était le nom dans lequel il se sentait bien.
[182]Land-grün?
[183] La chose capitale, Essai sur les noms de Barbey, Barthes, Bloy, Borel, Huysmans, Maupassant, Paulhan. Textes réunis et présentés par Philippe Bonnefis, et Alain Buisine. 1981 Presses universitaires de Lille III
voir pour le nom de Rollon dans les Disjecta p 224.
[184] On peut supposer les raisons des choix de Barbey pour trois de ses pseudonymes: Maximilienne de Syrène, (conte, poisson, magie, et une Mlle de Cyresne dont il fut amoureux…) Graffigny, (dictionnaire de patois normand, Slatkine reprints, Genève, 1969: Grafigner, grafiner: gratter légèrement; grafigner est donné en ce sens par Colgravez. Grafiner vient de graffe, burin, stylet, lui-même dérivé du latin graphium, style, poiçon servant à écrire sur la cire; une madame de Graffigny a réellement existé au XVIIIe, dame de la cour, intellectuelle et intrigante semble-t-il), Anne de Maubranches comporte un prénom intemporel et androgyne, profond et musical, simple et mystérieux, joint à un beau patronyme symbolique, ambigu et ancien. Quant à Abbema, un nom réel plutôt hollandais ou portugais, celui aussi d’une comédienne née en 1788, morte en 1865, à la vie un peu aventureuse dès sa naissance; mais on peut aussi se demander si ce n’est pas l’inverse de (Jules)Amé(dée) B(ar)B(ey d’)A(urevilly)…
[185]Norbert Dodille, Le discours autobiographique dans la correspondance et les Memoranda de Barbey d Aurevilly. Thèse 1986. Université de Lille III, page 505.
[186]A ce propos, je remercie ma mère pour l’attention minutieuse, technique, curieuse et chaleureuse de sa relecture, tâche fastidieuse s’il en est…
[187]Lettre à Trebutien, 29 septembre 1843.
[188]Bas-Bleus, 1863.
[189]Une vieille maîtresse.
[190]Bruno Bettelheim par exemple a surmonté à sa façon une blessure du même genre que celle dont nous parlons. Il raconte soixante-dix ans plus tard, à qui voulait l’entendre, que sa mère avait subi un choc, lors de sa naissance, à sa vue, choc qui lui avait alors arraché cette plaisanterie: «Dieu merci, C’est un garçon!»…
[191]Cf. «La délivrance des sens, c’est la beauté; la délivrance des mains et des actes, c’est le travail; la délivrance de la tête, c’est la sagesse; la délivrance du cœur, c’est l’amour.» (sentence donnée par un Compagnon).
[192] Lettres intimes, S 26. Cité page 207 dans H. Hofer.
[193]Bernouard XV, Lettres à Trebutien, II, S. 196-7 cité page 208 dans Hofer. Quant à la parenté inconsciente et symbolique entre l’enfant et l’œuvre chez lui, voir page 516.
[194]nous nous demanderons plus loin pourquoi.
[195] Paul Ricœur, De l’interprétation, Editions du Seuil, 1965
[196] Jean Starobinski: Psychanalyse et création littéraire, in La relation critique, Gallimard 1970. cité par D. Fernandez, p. 61, dans L’arbre jusqu’aux racines
[197] cf. VII