L’omphalos de Delphes ne doit pas être confondu avec la Pierre de Kronos (ou Cronos).
Cet article a pour but d’éviter des confusions.
Le géographe et historien Pausanias (env. 115-180 av. J.-C.)
Il est venu lui-même sur place à Delphes. Sa façon d’écrire montre nettement qu’il a vu la pierre de Kronos, vers la limite Nord-Est dans l’enceinte du sanctuaire de Delphes : il en parle Livre X, sur la Phocide, chapitre XXIV, 6 :
Ἐξελθόντι δὲ τοῦ ναοῦ καὶ τραπέντι ἐς ἀριστερὰ περίβολός ἐστι καὶ Νεοπτολέμου τοῦ Ἀχιλλέως ἐν αὐτῷ τάφος· καί οἱ κατὰ ἔτος ἐναγίζουσιν οἱ Δελφοί. Ἐπαναβάντι δὲ ἀπὸ τοῦ μνήματος λίθος ἐστὶν οὐ μέγας· τούτου καὶ ἔλαιον ὁσημέραι καταχέουσι καὶ κατὰ ἑορτὴν ἑκάστην ἔρια ἐπιτιθέασι τὰ ἀργά· ἔστι δὲ καὶ δόξα ἐς αὐτὸν δοθῆναι Κρόνῳ τὸν λίθον ἀντὶ τοῦ παιδός, καὶ ὡς αὖθις ἤμεσεν αὐτὸν ὁ Κρόνος.
« En sortant du temple et en tournant à gauche, il y a une enceinte et dans celle-ci, le tombeau de Néoptolème, fils d’Achille ; les habitants de Delphes lui rendent chaque année des honneurs funèbres comme à un héros. En continuant en montant depuis ce mémorial, il y a une pierre, pas très grande : et tous les jours ils versent de l’huile dessus, et à chaque fête ils l’enveloppent de laine crue. Il y a aussi une croyance à son sujet : la pierre aurait été donnée à Kronos à la place d’un enfant, (il la dévora, s.e.) et de même en sens inverse Kronos la vomit ensuite. » (Trad. Marguerite Champeaux-Rousselot)
Il la différencie donc nettement de l’omphalos qui lui , est non loin du temple ou dans le temple, mais sa description est plus vague et il est possible qu’il n’ait pas vu l’omphalos personnellement :
Τὸν δὲ ὑπὸ Δελφῶν καλούμενον Ὀμφαλὸν λίθου πεποιημένον λευκοῦ, τοῦτο εἶναι τὸ ἐν μέσῳ γῆς πάσης αὐτοί τε λέγουσιν οἱ Δελφοὶ καὶ ἐν ᾠδῇ τινι Πίνδαρος ὁμολογοῦντά σφισιν ἐποίησεν. (Description, livre X , sur la Phocide, chapitre XVI, 3)
“Ce qui est fait en pierre blanche et qui est appelé par les Delphiens Omphalos, c’est cela qui est le point au milieu de toute la terre disent les Delphiens eux-mêmes, et dans un certain hymne, Pindare leur a écrit quelque chose qui le reconnaît.” (Trad. Marguerite Champeaux-Rousselot)
Ainsi le témoignage de Pausanias, historien et géographe, montre que ces deux pierres étaient bien différentes par leur emplacement, leur histoire et leur fonction mais il est le seul à citer en les situant et en les différenciant les deux pierres : les autres auteurs n’en mentionnent qu’une seule : Hésiode raconte le mythe de la pierre de Kronos, et les autres auteurs celui des deux aigles se rejoignant sur l’omphalos ou centre.
Ce que disent les auteurs antérieurs :
Pausanias étant un auteur assez tardif, voici les textes des autres auteurs dans l’ordre chronologique au sujet de la pierre de Kronos et de l’omphalos.
Hésiode (vers 700 av. J.-C.)
Hésiode est un habitant de Thèbes, un des villes proches de Delphes.
C’est le premier auteur à raconter, vers 700 avant J.-C., le mythe de la pierre de Kronos (ou Cronos) : son témoignage est intéressant puisque ce poète vivait à 50 km de Delphes. Il raconte que que Gaia, la Terre, épouse d’Ouranos, eut pour enfants, entre autres, les Titans Kronos et Rhéa. Ouranos, pour ne pas risquer d’être détrôné, « enfonçait » ses enfants dans la Terre. Celle-ci donna une faucille à Kronos pour qu’il émascule Ouranos. Kronos épousa ensuite sa sœur Rhéa… et ils eurent beaucoup d’enfants. Pour ne pas être détrôné, Kronos, lui, les avalait… Rhéa désespérée se plaignit à sa mère, Gaia, qui pour la seconde fois, ourdit un stratagème : lorsque Zeus naquit, Rhéa donna à manger à Kronos, à la place de Zeus, une « grande pierre », qu’il avala sans savoir qu’ « à la place de cette pierre » (v. 489 ἀντὶ λίθου) un fils invincible le vaincrait, puis elle alla le cacher pour l’élever en Crète (ἐς Λύκτον, Κρήτης ἐς πίονα δῆμον). Quand Zeus fut grand, il fit absorber un émétique à son père pour lui faire recracher ses frères et sœurs, et avec leur aide, il combattit son père et le vainquit. Or lorsque Kronos vomit, il recracha – c’est logique !… – en premier la pierre qui avait remplacé le bébé Zeus : Zeus fixa lui-même cette pierre à Pythô, (Pythô est un ancien nom de Delphes).
πρῶτον δ’ ἐξήμησε λίθον, πύματον καταπίνων·
τὸν μεν Ζεὺς στήριξε κατὰ χθονὸς εὐρυοδείης
Πυθοῖ ἐν ἀγαθέῃ, γυάλοις ὑπο Παρνησσοῖο,
σήμ’ ἔμεν ἐξοπίσω, θαῦμα θνητοῖσι βροτοῖσι. [1]
« la première, il (Kronos) vomit la pierre, celle qu’il avait engloutie la dernière. Alors Zeus l’enfonça de haut en bas dans le vaste (sous-)sol dans la sacro-sainte Pythô, sous les creux (ou grottes) du Parnasse, signe à jamais, émerveillement pour les mortels. » (Traduction Marguerite Champeaux-Rousselot)
Les autres auteurs évoquant ce mythe ne mentionnent pas où cette pierre a été recrachée.
Pindare (518-438 av. J.-C.)
Le poète Pindare, habitant la région et connaissant très bien Delphes, emploie plusieurs fois le terme omphalos de façon poétique pour caractériser ou désigner Pythô ( = Delphes) mais ne décrit pas à proprement parler de bloc de pierre sculpté et il n’évoque pas la pierre de Kronos.
Eschyle (dans une pièce de 458 av .J.-C. )
L’auteur tragique Eschyle, dans les Euménides, en 458 av. J.-C., emploie l’expression « sur l’omphalos » pour dire où Oreste s’est réfugié pour demander la protection d’Apollon, à Delphes, après avoir tué sa mère (mythe des Atrides), mais il ne le décrit pas ; il ne parle nulle part de la pierre de Cronos.
Euripide (dans une pièce de 418 av. J.-C.)
Dans sa tragédie, Ion, de 418, l’auteur tragique Euripide montre un serviteur d’Apollon qui décrit l’omphalos à des pèlerins qui ne pourront le voir : Hermès dans le prologue, arrive et dit qu’il arrive à Delphes, désigné poétiquement par le terme omphalos (ὀμφαλὸν /μέσον καθίζων (vers 5-6)). Le temple est décrit avec ses sculptures, peintures etc. (et un vocabulaire déjà très constitué pour ce qui est du transfert symbolique du lieu)… Les femmes n’ont pas le droit d’y entrer sauf si elles sacrifient, et elles posent une unique question, qui concerne le δόμος de Phoibos, δόμος signifiant « toute construction » :
Χορός : Ἆρ’ ὄντως μέσον ὀμφαλὸν γᾶς Φοίβου κατέχει δόμος ;
Ἴων : Στέμμασί γ’ ἐνδυτόν, ἀμφὶ δὲ Γοργόνες.
Χορός : Οὕτω καὶ φάτις αὐδᾷ. (v. 224-225)
Le Choeur : « Est-il vrai que cette demeure de Phoibos contient le point central de la terre ? »
Ion : « Oui, habillé de bandelettes ; des Gorgones autour »[1]
Le Chœur : « La renommée le dit ainsi aussi » (traduction marguerite Champeaux-Rousselot)
Des inscriptions à Delphes au IVe siècle et après 279 av. J.-C.
C’est vers le IVème siècle qu’a sans doute été sculpté l’omphalos des Danseuses, puis l’omphalos de calcaire gris, à Delphes tous deux, et tous deux sans doute dans le sanctuaire mais à l’extérieur du temple d’Apollon.
Des inscriptions à Delphes dans les Comptes montrent que quelque chose nommé omphalos, mais qui n’est pas décrit, se trouvait dans le temple et avait dû recevoir une protection.
Strabon (63 av. J.-C.- 19 ap. J.-C.)
L’historien et géographe Strabon (63 av-19 ap. J.-C.), n’est pas venu à Delphes et n’a donc pas vu par lui-même ce qu’il transmet (Géographie, IX, 3, 6 et 7), mais on sent dans son texte toutes ses réticences.
Le seul pluriel qui précède correspond aux Delphiens : c’est sans doute à eux que songe Strabon quand il écrit « on » ou « ils », et, par une succession de « et » il montre les exagérations progressives et démesurées des Delphiens… qui ont utilisé une situation géographique.
Ἡ μὲν οὖν ἐπὶ τὸ πλεῖον τιμὴ τῷ ἱερῷ τούτῳ διὰ τὸ χρηστήριον συνέβη δόξαντι ἀψευδεστάτῳ τῶν πάντων ὑπάρξαι, προσέλαβε δέ τι καὶ ἡ θέσις τοῦ τόπου· Τῆς γὰρ Ἑλλάδος ἐν μέσῳ πώς ἐστι τῆς συμπάσης, τῆς τε ἐντὸς Ἰσθμοῦ καὶ τῆς ἐκτός, ἐνομίσθη δὲ καὶ τῆς οἰκουμένης, καὶ ἐκάλεσαν τῆς γῆς ὀμφαλόν, προσπλάσαντες καὶ μῦθον ὅν φησι Πίνδαρος, ὅτι συμπέσοιεν ἐνταῦθα οἱ ἀετοὶ οἱ ἀφεθέντες ὑπὸ τοῦ Διός, ὁ μὲν ἀπὸ τῆς δύσεως ὁ δ᾽ ἀπὸ τῆς ἀνατολῆς· οἱ δὲ κόρακάς φασι· Δείκνυται δὲ καὶ ὀμφαλός τις ἐν τῷ ναῷ τεταινιωμένος καὶ ἐπ᾽ αὐτῷ αἱ δύο εἰκόνες τοῦ μύθου.
C’est donc pour la plus grande part à travers son oracle que la réputation advint à ce sanctuaire qui semblait se trouver le plus véridique de tous, et s’y ajouta aussi en quelque chose la situation du lieu. En effet, il est à peu près au milieu de la Grèce tout entière, au delà comme en deçà de l’isthme, il fut même considéré aussi comme au milieu de la terre habitée, et ils l’appelèrent nombril (omphalos) de la terre, surajoutant aussi à un mythe que Pindare raconte, à savoir que seraient tombés ensemble là précisément les deux aigles envoyés par Zeus, l’un depuis l’Ouest, l’autre depuis l’Est. Ils disent que c’étaient des corbeaux. Et un certain « omphalos » est montré dans le temple, entouré de bandelettes et sur lui, les deux effigies du mythe. (Traduction Marguerite Champeaux-Rousselot)
Strabon semble affirmer que les Delphiens ont déformé un récit de Pindare à leur profit et n’ont d’ailleurs pas représenté des aigles (comme chez Pindare ) mais des corbeaux, oiseaux d’Apollon. L’expression » un certain omphalos » témoigne de toute sa méfiance à l’égard de leurs affirmations.
Plutarque (46-126 après J.-C. env.)
Nous avons la chance d’avoir le témoignage de Plutarque, né dans la région, prêtre d’Apollon à Delphes, philosophe, et historien… Il a une très haute conception d’Apollon, (presque abstraite et monothéiste pour le dire en deux mots). Il déteste les mythes ridicules qu’on raconte sur les dieux et sur Apollon en particulier .
Il évoque certes l’omphalos, mais c’est bien pour nier qu’il soit le centre du monde et que deux aigles envoyés par Zeus se soient rencontrés à Delphes . Il commence un de ses livres importants par cette anecdote : c’est Apollon lui-même qui s’est moqué de ceux qui le croient à ce mythe, alors qu’un savant crétois, incrédule et critique, Epiménide, était/serait venu au VIème siècle lui demander si c’était vrai… C’est par cette mise au point, à la valeur bien scientifique, que Plutarque, prêtre d’Apollon à Delphes même, commence son ouvrage Sur la disparition des oracles :
Ἀετούς τινας ἢ κύκνους, ὦ Τερέντιε Πρῖσκε, μυθολογοῦσιν ἀπὸ τῶν ἄκρων τῆς γῆς ἐπὶ τὸ μέσον φερομένους εἰς ταὐτὸ συμπεσεῖν Πυθοῖ περὶ τὸν καλούμενον ὀμφαλόν· ὕστερον δὲ χρόνῳ τὸν Φαίστιον Ἐπιμενίδην ἐλέγχοντα τὸν μῦθον ἐπὶ τοῦ θεοῦ καὶ λαβόντα χρησμὸν ἀσαφῆ καὶ ἀμφίβολον εἰπεῖν (fr.11) “Οὔκ γὰρ ἔην γαίης μέσος ὀμφαλὸς οὐδὲ θαλάσσης· εἰ δέ τις ἔστι, θεοῖς δῆλος θνητοῖσι δ´ ἄφαντος.”
« Certains aigles ou cygnes, cher Terentius Priscus, rapporte-t-on traditionnellement, partis des extrémités de la terre et se portant sur son milieu, tombèrent ensemble vers le même point, à Pythô, auprès de ce qui est nommé « omphalos ». Dans la suite des temps, Epiménide de Phaestos s’informa, dit-on, de l’exactitude de ce mythe auprès du dieu, et obtint un oracle obscur et ambigu, le dieu disant : « non, il n’existe pas pour la terre d’ « omphalos » médian, ni pour la mer ; et s’il en est un quelconque, il est clair pour les dieux, et est caché aux mortels ». (Traduction marguerite Champeaux-Rousselot)
Plutarque est fort satisfait de montrer que l’oracle du dieu invoqué valide en quelque sorte les efforts scientifiques pour définir un centre du monde visible aux hommes, et nie le mythe des oiseaux (des aigles ou des cygnes d’ailleurs ? et combien ? deux ? plus ?) qui seraient tombés sur le milieu (ἐπὶ τὸ μέσον) vers ce qui est nommé omphalos à Pythô (εἰς ταὐτὸ συμπεσεῖν Πυθοῖ περὶ τὸν καλούμενον ὀμφαλὸν), et nie également également la possibilité pour l’homme de connaître, “à supposer qu’il en existe un, l’omphalos médian de la terre ou de la mer” , (γαίης μέσος ὀμφαλὸς οὐδ θαλάσσης). Le « milieu » concerne un segment, le « centre » concerne les surfaces. Ici, il semble y avoir confusion… Plutarque évoque le mythe des deux aigles envoyés par Zeus, pour déterminer le centre de la Terre, mais c’est pour contredire ce que prétendent les Delphiens. Pindare parle des deux aigles, certes, mais sans évoquer ce récit de Zeus envoyant les aigles etc.
Epiménide avait ainsi réussi à obtenir du dieu lui-même la certitude que Delphes n’était pas l’”omphalos” du monde en tant que “centre matériel du monde”.
Selon Plutarque, le terme “omphalos” appliqué à Delphes est à prendre au sens symbolique et désigne son importance religieuse, ce qui peut néanmoins être marquée par un symbole, mais ne doit pas être pris au pied de la lettre : une chose peinte par un mythe n’est pas la chose…
Conclusions provisoires
– Hésiode qui, vers 700 avant J.-C., conte le mythe de la pierre de Cronos ne parle pas de l’omphalos, et, inversement, Plutarque, qui n’évoque le mythe de l’omphalos centre du monde et des deux aigles que pour le contredire, ne parle nulle part de la pierre de Cronos (ou Kronos). Cependant, ceci n’est pas suffisant pour affirmer avec certitude autre chose.
L’omphalos à l’intérieur du temple est encore mal connu… mais la recherche continue : comment est née cette notion ? Comment s’est-elle traduite ? chez certains Delphiens, chez d’autres Delphiens, chez les autres ? et ceci au fil de… 1000 ans et dans des oeuvres de nature différentes qui ne peuvent à nos yeux » témoigner » de façon très assurée de la réalité objective de cet » omphalos ».
Cet article est donc remis à jour régulièrement, au fur et à mesure des découvertes (dernière mise à jour : janvier 2019).
Marguerite Champeaux-Rousselot
Comment citer cet article :
CHAMPEAUX-ROUSSELOT Marguerite : L’omphalos de Delphes, une notion évolutive plutôt qu’une pierre.
si cela vous intéresse aussi : La Pierre de Kronos (ou Cronos) à Delphes (à bien distinguer de l’omphalos de Delphes) , 2012, publié sur https://recherches-entrecroisees.net/2018/05/10/omphalos-de-delphes-de-claros-et-dailleurs-ne-pas-confondre/
ομφαλος Δελφοι Δελφους Κρονος