Marguerite Champeaux-Rousselot ( 2018-10-16)
« Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » : actualité d’une phrase antique qui signifiait « Malheur à qui construit des pièges pour les autres ! », et le signifie encore…
Des affaires scandaleuses nous n’en avons que trop… Des révélations qui nous mettent en état de choc, provoquant notre indignation. Parfois nous sommes concernés et blessés. Parfois même honteux. Nous crions « C’est un scandale ! » et nous signons des pétitions justifiées. Le scandale est donc un fait qui choque.
Mais il y a aussi les scandales qui sont les cancans, le foin, le barouf autour d’un scandale, et ce tapage médiatique tumultueux auquel on se joint parfois avec plaisir ! D’ailleurs il y a aussi la presse à scandales, celle qui semble si bien marcher et nous accroche au passage …
Mais comment conciliez-vous cela avec ce proverbe qui dit : « Malheur à celui par qui le scandale arrive » ? Cet alexandrin bien frappé en français a été cité pour justifier bien des silences qui ont couvert des abus de toutes sortes. Que veut dire exactement cette phrase ? Est-ce du cynisme ou de l’ironie ?
Est-il vrai qu’on la trouve dans la Bible ? Ce serait scandaleux si c’est vrai…
Eh bien, oui et non ! Oui, car la phrase y est bien en toutes lettres (Matthieu, chapitre 18, verset 7) mais non, car le sens de « scandale » a changé de sens depuis 2000 ans… et du coup cette phrase célèbre est prise à contre-sens, ( c’est une perversion ) un contre-sens qui a une grande capacité de nuisance.
Pourquoi ? Comment ?
Nous proposons de partir du sens initial de ce mot, de son étymologie etc., afin de comprendre comment il a évolué jusqu’à nos jours : c’est une démarche philologique au service de l’anthropologie et de notre vie.
Il s’agit ici d’étudier du vocabulaire. Ce n’est pas du catéchisme, même si des textes grecs concernent Jésus : peu importe que ce soit lui dans ce travail à la croisée de la linguistique et de l’anthropologie. Et ce ne sera pas compliqué !
Ces vieux mots sont inusables mais ils changent… et il est passionnant de voir d’où ils viennent, comment et pourquoi ils évoluent en douceur.
Pour « scandale », est-ce que ce sera une aventure tumultueuse ?
Sens, étymologie et histoire de skandalon (« scandale » en grec)
Le terme français vient du latin qui lui-même vient du grec qui correspond à un terme hébreu.
En grec, le σκάνδαλον, qu’on écrit en lettres françaises skandalon (chaque lettre française correspond à une lettre grecque) désigne en général un dispositif matériel destiné à faire chuter, c’est-à-dire une sorte de piège et le verbe skandalizô, σκανδαλίζω signifie : dresser un piège contre quelqu’un. Il en existe de toutes sortes…

Jadis, savoir faire des pièges était très important : c’était beaucoup moins dangereux que d’affronter un animal et beaucoup moins coûteux en temps.
Voici en gros 3 types pièges conçus depuis des temps immémoriaux contre des animaux terrestres, et le lexique correspondant se construisit peu à peu.
1°) le système préhistorique le plus ancien est la trappe : un trou creusé profondément dans le sol, avec des parois lisses, et d’où ne peut sortir sans échelle : il se trouve dissimulé sous des branchages entrelacés par exemple, sur le chemin de l’animal, et parfois, tout près, un appât attirant… L’animal sent le léger plancher basculer et s’effondrer sous lui, et il chute soudain à la verticale, tout au fond, prisonnier.
2°) le piège à souris, très ancien, aussi ancien que les serrures, comporte un petit morceau de gruyère tentant par

exemple, et une sorte de ressort qui est bandé ou armé : il est maintenu comprimé par une petite barre. La souris est attirée mais à son passage, la barre bascule et le ressort libéré instantanément se détend alors : il enclenche ce qui emprisonne la proie d’une façon ou d’une autre : un lasso autour du cou, un joug qui la plaque au sol…
3°) un mélange des deux : le piège à loup, avec ses mâchoires inexorables
4°) le trébuchet proprement dit fonctionne lui aussi avec un système de ressort et de bascule : c’est une machine

plus complexe (et plus récente que les précédents) inspirée de la fronde. Elle expédie un projectile sur une cible (qui ne s’en doute pas !) avec une sorte de baliste qui reçoit de l’élan à partir d’un mécanisme à contrepoids. Le contrepoids doit peser environ 100 fois le poids du projectile, sachant qu’un trébuchet avec des roues lance mieux car tout tout le trébuchet peut se pencher en avant, ce qui ajoute plus de force au basculement de la verge qui projettera la boule. Ce sont les mêmes principes de physique qu’utilise un joueur lorsqu’il lève une jambe pour la baisser au moment du lancer pour donner plus de force à son lancer.
Les pièges demandent tous au chasseur ou au braconnier, une préparation, de la dissimulation, un déroulement programmé, de l’attente sur place ou non, et soudain, c’est un sol qui se dérobe sous les pieds, le lasso ou des mâchoires qui vous saisissent, un basculement qui vous fait trébucher et chuter : la proie visée ou de passage ne peut plus fuir, elle est prise…
Ce terme grec skandalon, vient d’une très vieille famille de mots indo-européens où l’on entend le son sk et qui évoquent le fait que le pied se lève, trouve un point d’équilibre en l’air, et s’abaisse en cognant le sol : sk…, par exemple pour grimper un escalier ou pour marquer une scansion (on entend le sk qui est parvenu en français à travers le latin ). Il semble que le terme skandalon peut évoquer la perte voulue d’équilibre du dispositif qui fera à son tour perdre l’équilibre à la victime qui marchait et la met à terre.
Ainsi, le skandalon désigne-t-il au IIIème siècle avant J.-C. ( c’est la première fois qu’on le trouve dans un texte ) le trébuchet d’un piège où se trouve placé l’appât : c’est-à-dire par exemple le bois recourbé qui peut pivoter comme une gâchette et déclenche la fermeture du piège si on touche à l’appât. Il peut ensuite désigner plus généralement tout piège tendu dans lequel quelqu’un va tomber ou se faire prendre, et même tout obstacle dû au hasard, qui nous fait trébucher et chuter, dont ce caillou qui dépasse sur lequel on heurte.
De piège dressé par quelqu’un contre un autre, le terme se charge ensuite, au figuré, d’un sens symbolique, social, moral et même religieux, et le skandalon désigne alors une occasion de péché ou une incitation à pécher, due au hasard ou manigancée par quelqu’un.
C’est le cas dans divers texes du 1er siècle ap. J.-C. :
Premier exemple : un disciple vient de suggérer à son maître d’éviter la mort, le sage est tenté … et le maître traite son disciple de skandalon. ( Evangile de Matthieu, chapitre. 16, v. 23). Il s’agit de Jésus et de Pierre.
Deuxième exemple : le chef d’un mouvement religieux dissident explique que les représentants d’une tendance majoritaire qui devraient être des bâtisseurs rejettent la pierre d’angle ( son maître ) et qu’elle est devenue pour eux une pierre d’achoppement et un rocher- de scandale : il s’agit de la majorité des chefs religieux d’Israël et de Jésus ( Première épître de Pierre, 2,8). ( Si l’Art ancien/contemporain vous intéresse http://saintmerry.org/la-pierre-rejetee-de-kramskoi-a-lucas-oeuvres-du-10-mai/ article de 2020 )
Le skandalon dans un texte du 1er siècle ap. J.C. , l’Évangile dit de Matthieu (ch. 18, v. 6 et 7)
Toujours chez Matthieu mais chapitre 18, les versets 6 et 7 traitent des skandala dans la vie.
« 6 Mais, si quelqu’un trame un piège contre un de ces petits qui croient en moi, il convient qu’une meule de moulin à âne soit suspendue à son cou et qu’il soit jeté au fond de la mer. »
Ceux qui dressent des skandala, des pièges ( des occasions de chute ) pour y faire tomber les autres et les dévorer

( je n’ai rien contre cet animal ! )
sont prévenus : ils auront un châtiment approprié, presque en miroir de leur victime, un sort identique à celui de leur proie : serré à la gorge qui a avalé l’autre, étranglé par une corde autour de son cou, comme s’il était une bête, réduit à l’impuissance lui qui en a abusé, et lesté d’un contrepoids symbolique ( la lourde meule insensible que fait tourner un âne dans un moulin), le prédateur ne pourra que tomber dans une chute verticale jusqu’aux tréfonds de la mer. C’est une mort symbolique, une menace, faite pour évoquer par avance la gravité des faits et en détourner.
Le verset 8 évoque ensuite les occasions de chute ( skandala ) où chacun se laisse aller, que chacun souhaite presque… car les conséquences d’un laisser-aller peuvent être graves : chacun doit s’en débarrasser autant que faire se peut.
Le verset 7 commence par reconnaître qu’il est inévitable que des occasions de chute se produisent ( une manière très indulgente d’excuser par avance quelque peu ceux qui se trouveront peut-être dans une situation de péché … et aussi une affirmation du rôle du hasard dans nos vies ) mais il est d’autant plus sévère pour ceux qui en construisent pour les faire arriver aux autres : 7 Malheur au monde à partir des pièges/des occasions de chute … En effet, il est inévitable qu’arrivent les occasions de chute, mais malheur à cette personne-là par qui/à travers qui l’occasion de chute arrive ! »…
La fin du verset 7 a un sens clair et on ne peut qu’être d’accord : il fulmine contre ceux qui ont dressé un piège contre une victime : c’est un avertissement sévère à celui et à celle qui fait arriver une occasion de chute dans la vie des autres. « Malheur à la personne à travers laquelle l’occasion de chute arrive ! » signifie en français : « celui qui installe le piège, qui apporte le caillou pour faire chuter, il cause le malheur, et celui-là, le malheur soit sur lui ! » Le « Malheur… ! » ne concerne pas la victime ni celui qui révèle éventuellement le scandale, mais uniquement le prédateur qui a conçu le piège : c’est ce dernier qui en est responsable ; c’est avoir fait arriver le piège qui mérite un châtiment. Et ce châtiment sera à la hauteur de sa faute.
Or c’est la fin de ce verset 7 qui est souvent citée aujourd’hui, en français, mais à faux, comme nous le verrons, car le sens de scandale a changé et désigne surtout désormais le bruit que fait une révélation choquante, le tumulte que ce la suscite, le tintamarre, le grondement du qu’en dira-t-on, et le fait que parfois cela peut se retourner contre celui qui a fait les révélations.
Le scandalum (latin)
Comment en est-on arrivé à ce changement complet de compréhension ?
Il faut suivre l’évolution de son sens quand il passe dans le latin.
La racine indo-européenne sk se retrouvait déjà dans le verbe scandere qui veut dire que le pied, en rythme, se soulève et s’abaisse ; d’où toute une famille de mots latins qui ont donné par exemple escalade, escale, escalier, où le pied se lève et se pose pour monter ou descendre ; l’on entend le même bruit des pas qui scandent () en rythme un chemin fait d’équilibres successifs qui permettent d’avancer ou finissent par une chute, ou une musique, sk, sk sk sk. Cela donnera aussi toute la famille de descendre et de l’ascenseur et même le mot échelle, échantillon ( pourquoi ? parce qu’on fait comme un petit morceau à l’échelle du grand … ) et le verbe scanner ( car on observe méthodiquement, de point en point ).
Le scandalum latin est fidèle comme transcription, mais n’a pas conservé le sens matériel d’un piège : il a été réservé seulement à un sens religieux : il a désigné un acte répréhensible ou inexplicable qui amène des témoins à douter de la bonté et de la justice des autorités responsables. Puis, plus généralement, il a désigné moins la préparation d’un piège que l’action qui fera chuter la ou les victimes, ou l’acte plus ou moins répréhensible qui remplit tout le monde d’indignation.
L’évolution du terme scandale en français : il finit par ne désigner que du « bruit »
Lorsque le latin est « devenu » le français, le latin scandalum avait gardé le même sens : « ce qui fait tomber dans le péché, occasion de péché, de la perte de la vraie foi » (déb. IIIème s.). Ce sens existe encore aujourd’hui, dans les ouvrages spécialisés mais il est rare.
Par la suite, le terme est sorti du domaine religieux pour désigner une machination, un mauvais dessein, ou un fait, un discours, qui met en danger de chute par son mauvais exemple ou un fait révoltant, qui agace et irrite.
L’accent s’est ensuite déplacé sur ses conséquences : les sentiments ( indignation, honte), les divisions (« désarroi, perturbation, scission ») et en particulier quand elles sont bruyantes(« dispute, rixe, bataille », « esclandre », « calomnie »).
Le scandale finit par désigner également le bruit seul en résultant: en 1404-10 l’escandale est un « mauvais bruit » et l’esclandre désigne une manifestation orale, bruyante et scandaleuse, contre qqn ou qqch : faire un esclandre, c’est protester bruyamment.
On peut noter que toutes ces notions de publicité et de bruit étaient absentes des termes hébreu, grecs et latin, et l’on voit aussi que la notion de « victime » d’un piège est déjà presque évacuée.
Aux temps modernes et à notre époque, le terme français scandale a en outre complètement évacué la notion de piège tramé contre une victime par un prédateur guettant sa proie. On peut s’amuser à écrire : « La cliente, scandaleusement habillée de fourrure en été, mécontente de la saleté scandaleuse de son verre, a fait tout un scandale de ce scandale… »
Outre un emploi « à l’ancienne » en matière religieuse, le terme désigne
– 1°) d’abord une chose qui choque ou révolte (souvent un acte contre nature, une aberration ), qui provoque la réprobation, et qui, surtout, est beaucoup commenté = qui cause du scandale : ex. opinion scandaleuse ; ségrégation scandaleuse.
– 2°) le grand retentissement d’un fait ou d’une conduite qui a provoqué la réprobation, la honte, l’indignation, le blâme, bref qui cause du scandale même s’il est silencieux.
– 3°) l’effet produit, le retentissement, dans le public, d’actes ou de propos. Effets de diverses sortes :
a) positif ou neutre : qui surprend par son originalité, sa nouveauté, son absence de conformisme etc.
b) négatif surtout : l’effet fâcheux, surprise ou indignation devant qqch ou quu’un considéré comme condamnable. Exemple : « Sa tenue a provoqué un scandale, a fait scandale. »
Il n’y a plus non plus la notion de dissimulation, de sournoiserie : certes, si le fait avait été dissimulé, il y aurait dévoilement et cela pourrait être choquant etc. mais c’est surtout la notion d’effet bruyant qui domine, et la notion de cause est évacuée. D’ où l’expression « être une occasion de scandale, être scandaleux » où le mot scandale désigne moins la chose choquante que les bruits qui s’ensuivent, voire les haines, les défections et les abandons qui se font autour de ce fait révoltant, mais après.
– 4°) la notion seule d’esclandre, de désordre visible exprès : Exemple : « La SPA en fait tout un scandale ». Le scandale peut devenir un moyen de faire cesser quelque chose dont le coupable doit avoir honte et de faire pression.
– 5°) le scandale constitue une chose dont le coupable doit être honteux : « Le camp est dans un état de saleté scandaleux » « Les banques, – et les Etats-, ont tiré de la dette grecque des bénéfices scandaleux grâce aux intérêts qu’ils ont exigés. »
Il soulève l’indignation, la réprobation. Il peut désigner une grave affaire à caractère immoral, qui a fait d’innombrables victimes, et où sont impliquées des personnes que l’on considérait comme honorables, dignes de confiance. Exemple : le Scandale de Panama. Les victimes sont furieuses mais aussi honteuses de s’être laissé prendre et se sentent parfois fautives.
– 6°) le scandale constitue une chose dont le sujet ou l’objet sont inhabituels : il existe aussi en effet de petits faits plus ou moins choquants ( et donc « scandaleux ») qui perdent leur effet choc au fur et à mesure qu’on s’y habitue. C’est là-dessus que joue la presse à scandales qui connaît de grands succès : peut-on encore parler de sentiment de culpabilité ou de honte chez ceux si nombreux qui font le sujet de tous les articles ? Cela concerne des personnalités du monde du spectacle, de la politique, des arts, etc. Les lecteurs eux-mêmes se sentent coupables de les lire ; ils sont d’abord gênés mais il y a inflation de scandales ( nombre et taille), ce qui en fait cause leur dévaluation au fur et à mesure, tandis que l’épiderme de la société semble s’endurcir.
– 7°) Finalement, comme on ne sait plus le sens de ce terme, il est parfois employé pour ne désigner qu’une querelle mais excessivement sonore … ou même un simple un désordre sans même un motif de querelle, mais bruyant. Si on emploie les locutions « faire du scandale, crier au scandale, au grand scandale de… », c’est souvent avec un sens qui s’affadit et accompagné d’un petit sourire qui se moque de soi-même.
De nos jours, l’idée contenue dans un gros titre bien noir « SCANDALE ! », à la Une des journaux, est celle d’un tapage médiatique lié à des faits choquants et particulièrement criants et déshonorants pour leurs auteurs. Les gens trouvent les faits indignes et infâmes surtout car ils sont faits par ceux qui n’auraient pas dû les commettre, du fait de leurs positions ou de leurs métiers etc. L’imposture et le mensonge s’y mêlent ainsi que l’hypocrisie éventuellement.
Un emploi typique de ce sens erroné par une adolescente futée, vers 1820 : George Sand
George Sand, dans Histoire de ma vie, une des plus belles autobiographies qui existe avec celle du Premier Homme d’Albert Camus, a bien senti la part que la dissimulation prend dans le terme scandale et dans le jugement qu’on peut porter sur les personnes qui sont scandaleuses : elle fait la différence entre le scandale ( celui qui est dissimulé pour faire le mal à autrui), le scandale le pire quand il est fait ouvertement, sans complexe et de façon provocante, et le scandale bien involontaire qui est celui d’un cœur tendre qui ne sait pas dissimuler, fût-il mal jugé parles bien-pensants. La jeune Aurore a accompli un acte qui pourrait choquer l’opinion et elle s’interroge sur le scandale que cela pourrait faire ou non. Elle raconte le petit dialogue qu’elle eut avec son précepteur qui avait commencé par définir ainsi le scandale :
« Quant au scandale, c’est bien clair ! C’est l’impudeur dans le mal, dans le vice, dans toutes les actions mauvaises. »
Il définissait donc le scandale comme le fait qu’une action mauvaise soit faite sans aucun souci de discrétion et même avec une certaine forfanterie. Mais sa jeune élève lui a répondu :
« –Vous dites l’impudeur dans le mal : il peut donc y avoir de la pudeur dans le vice, dans toutes les mauvaises actions ?
–Non c’est une manière de dire : mais enfin, une certaine honte des égarements où l’on tombe est encore un hommage rendu à la morale publique.
–Oui et non grand homme ! Celui qui fait le mal par légèreté, par entraînement, par passion, enfin sans en avoir conscience, ne songe pas à s’en cacher. S’il peut oublier le jugement de Dieu, il n’est guère étonnant qu’il oublie celui des hommes. Mais celui qui se cache habilement et sait se préserver du blâme me paraît beaucoup plus odieux. Il pèche donc bien sciemment contre Dieu, celui-là, puisqu’il porte cette réflexion pour ne pas se laisser juger par les hommes. Je le méprise ! »
Ainsi concluait notre petit docteur en théologie, la future George, déjà très au clair de la conscience de chacun et du discernement. (George Sand, Histoire de ma vie, tome 3, 1855, page 342 ; texte en ligne). On voit bien déjà dans ce petit dialogue que George revient au sens au sens grec de skandalon, qui implique qu’on construit un piège avec toute la dissimulation nécessaire pour faire chuter la victime inconsciente.
Mais, juste auparavant, lorsque la future George s’interroge sur ce qu’elle a fait – et ne regrette pas -, il est emblématique qu’elle cite le verset de l’Évangile de Matthieu, déjà avec le contresens qui nous occupe ici, puisqu’elle pense qu’il concerne l’opinion publique qu’il s’agit de laisser dormir comme un monstre qui se mettrait à faire du bruit avant de dévorer ceux qui l’auraient réveillé :
« Je pensais pour la première fois à me demander quelle importance on devait y attacher » (à l’opinion). Des Chartres, qui était toujours en contradiction ouverte avec lui-même, ne s’en était jamais préoccupé dans sa conduite, et s’imaginer devoir la respecter en principe. Quant à moi, j’avais encore dans l’oreille toutes les paroles sacrées, et celle-ci entre autres : « malheur à celui par qui le scandale arrive ! » (George Sand, Histoire de ma vie, tome 3, 1855, page 342 ; texte en ligne)
Elle cite donc l’Évangile comme si le texte de Matthieu avait dit qu’il valait mieux dissimuler ou qu’il fallait dissimuler. Or cette traduction relève d’un anachronisme : en grec, le terme skandalon, comme nous l’avons vu, ne désigne jamais le bruit qui se fait autour d’une chose choquante, mais la chose choquante elle-même qui advient à travers la personne et la malédiction de Jésus concerne la personne criminelle qui a fait tomber sa proie dans le piège. La jeune Aurore Dupin ne fait que rapporter là ce qu’elle a entendu : elle a été au catéchisme et a entendu les leçons de morale de son époque : on sait les enjeux dans les siècles passés, de la pureté des femmes, de l’apparence extérieure, du souci du qu’en-dira-t-on, des normes à respecter etc. Quelques lignes plus bas, elle continuera avec intelligence et cohérence ses réflexions et c’est le passage que nous avons cité au –dessus : elle a retrouvé toute seule une logique conforme au bon sens, à la vérité et au message de l’Evangile.
Actualité : la mauvaise compréhension de « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » et ses conséquences
Au temps où cette phrase fut mise par écrit pour la première fois, il y a un peu moins de 2000 ans, skandalon désignait un piège installé par un prédateur pour y faire chuter sa victime. Si on disait » il faut éviter de faire un skandalon » aux autres ou « il faut éviter de tomber dans un « skandalon », cela était clair et moral sans aucune ambiguïté. Mais après 2500 ou 2000 ans, le terme scandale ne recouvre plus le même sens : l’élément «victime » n’est plus une de ses deux parties essentielles. Si on dit aujourd’hui « il faut éviter de faire un scandale » on comprendra qu’il faut éviter que l’opinion publique soit au courant et si ‘on dit » il faut éviter de tomber dans un scandale », on comprendra aussi la même chose car on ne songe plus aux victimes d’un piège . De nos jours, la phrase, citée telle quelle malgré le décalage sémantique, ne semble pas centrée sur les victimes d’un piège et semble ne pas même s’en occuper. On ignore qu’en fait elle visait, et vise toujours, les prédateurs et leurs pièges, pour protéger les proies.
Le corset du XIXème siècle, disons puritain, le corset du souci de réputation et des convenances en matière de morale sexuelle et autre, s’étant peu à peu desserré autour du « moi » de chacun, scandale devint un terme d’autant plus emphatique dans le champ lexical de l’opinion. Il pointa désormais un fait qui choque, ou le bruit qui se fait autour de ce fait, et son responsable, qu’il y ait ou non une victime, et l’on voit que son domaine d’application s’est élargi à tous les domaines du vivre ensemble en société.
On comprend de nos jours cette phrase comme un avertissement terre à terre et « raisonnable », indiscutable donc, invitant à se taire même si on a connaissance d’une chose choquante ou anormale : faire les révélations pourrait se retourner contre le causeur indiscret. Ce serait une incitation prudente au silence : on serait invité à se soucier de soi d’abord ( « Charité bien ordonnée… »). Cette phrase connue mais à contre-sens, est devenue quasiment un proverbe à valeur juridique ( ne pas risquer d’être accusé de calomnie ), prônant raisonnablement un intérêt personnel bien compris.
Elle incite chacun à trouver les risques que cela implique(rait) et à bien les peser :
– ce sera douloureux et difficile aussi pour celui qui dénonce, et se retournera contre lui
– on fera aussi du mal à celui/ceux qu’on veut aider, peut-être plus qu’au coupable.
– on fera du mal à trois groupes : ceux auxquels appartiennent le coupable, ceux qu’on veut aider ou ceux auxquels on appartient soi-même
– on fera du mal à au coupable qui mérite peut-être un autre traitement
La mécompréhension de cette phrase, qui dévoile plus ou moins directement des conséquences potentiellement nuisibles, inculque la crainte ( « La crainte est le commencement de la sagesse… ») et même la peur, de révéler le piège bâti contre une victime, ou plus largement, de mettre au jour le scandale qui pénalise des membres de la société et son responsable.
C’est pourquoi, pour la majorité des francophones aujourd’hui, on trouve sur internet que l’avertissement « Malheur à celui par qui le scandale arrive » signifie ( à tort redisons-le ) qu’il ne faut pas ébruiter ce qui choquerait et ferait un bruit épouvantable, un esclandre, un raffut du tonnerre, surtout que cela risque de nous retomber dessus… Ou encore, cette phrase signifie ( à tort) pour eux : ( je cite toujours internet ) : « Il ne faut pas se faire remarquer, car on risque d’en payer les conséquences » : les gens pensent ( à tort) qu’il n’est pas seulement question là de se garder à l’abri soi-même de la rumeur et des révélations, mais qu’il s’agit souvent aussi de protéger son groupe, sa famille de pensée, ses collègues en quelque domaine que ce soit.
Ce contre-sens passe toujours pour un conseil plein d’une sagesse populaire pragmatique, mais il est doué d’une une force d’influence d’autant plus nuisible si on sait qu’elle extraite d’un texte considéré comme une référence solide, et c’est probablement bien plus le cas des chrétiens en particulier puisqu’ils connaissent justement l’Evangile … Le drame est que cela a entraîné des effets pervers : il a puissamment contribué à des comportements contraires à ce que le texte disait en fait. Quel dommage, et combien de dommages s’en sont suivis !
En effet, les interprétations ( fausses) de cette phrase devenue quasi-proverbiale, et restée telle malgré le décalage de signification, poussent les gens, même s’ils ont connaissance d’une chose choquante ou anormale, à se taire devant ce qui mériterait à juste titre d’être dévoilé et châtié. La prise de risque entrevue les décourage et ils s’abstiennent de dénoncer ce qui est à dénoncer, au sens le plus large et dans tous les domaines, sans discerner que leur comportement peut être égoïste, irrationnel et/ou nuisible à tous à long terme. On oublie qu’une opération chirurgicale ou une purge amère sont parfois nécessaires pour guérir.
Cela fait le jeu de ceux qui doivent cacher le mal qu’ils font, alors que cette phrase disait précisément l’inverse…
On voit précisément en ce moment un peu partout les conséquences du silence des victimes comme de témoins, par exemple dans les affaires de criminalité sexuelle : elles ont eu peur du mal que pouvaient leur faire ceux qui étaient revêtus d’une autorité quasi-sacrée dont ils ont abusé ( ce qui a donné par exemple le secret de la confession instrumentalisé contre les victimes au profit des coupables qui faisaient partie ou avaient partie liée avec l’institution qui l’avait instauré).
On voit aussi en ce moment un peu partout les conséquences du silence des responsables qui ont couvert un criminel : ils ne voulaient pas, disent-ils, qu’un flot de révélations ternisse et fasse du mal à leur Institution.
Il faut réagir en modifiant la traduction, pour changer un état d’esprit
Néanmoins, les conséquences d’une traduction devenue inadaptée et comprise à contre-sens sont trop graves pour qu’on ne doive pas y trouver un remède.
La phrase antique, (comme nous l’avons expliqué plus haut), écrite en grec il y a près de 21 siècles environ, comportait certes le terme skandalon mais il avait un autre sens que celui du français scandale aujourd’hui.
Le texte dit que la victime n’est pas responsable de ce qui l’a abîmée et peut un jour sortir de ce piège ; que le responsable de ce mal n’est pas non plus celui qui parle pour arrêter le mal, même si les révélations vont en faire souffrir certains et certains groupes ; mais que les responsables, – et malheur à eux ! – sont ceux qui ont tramé ce skandalon, ce piège où sont tombées les victimes, ceux-là sont les responsables : là est la cause du mal, et pas ailleurs.
Comment faire pour restaurer le sens de la phrase grecque, en français d’aujourd’hui ?
Les traducteurs savent l’importance d’adapter leurs traductions aux lecteurs vivant autour d’eux. Cette question n’est pas un piège pour eux car ils la connaissent fort bien puisqu’elle est au cœur de leur métier, de leur vocation et de leur éthique. Ce n’est pas un piège, mais c’est un problème compliqué qu’ils rencontrent face aux évolutions d’une langue ( Des cas similaires avec « formidable », « gêner », « amant », maîtresse »…). Ils en tiennent évidemment toujours compte. Par contre certains textes sont moins facilement modifiables que d’autres, surtout s’ils sont très connus (une maxime bien frappée de la Fontaine par exemple) ou considérés comme si saints ou si sacrés qu’ils semblent « intouchables », une des conséquences lorsque la Tradition se dessèche et perd vie…
Pour tenir compte, dans une traduction, de l’évolution des langues vivantes ( vernaculaires), une évolution qui parfois est rapide ( usure des expressions, perte de la culture étymologique et référentielle du passé, affaiblissement du sens de la précision, contamination par une sémantique étrangère différente… ), il se présente deux cas au moins :
1°) certaines expressions ou mots deviennent désuets et sont oubliés : si les textes sont cités, ils sont souvent expliqués ou compris par le public qui les lit.
2°) certains mots et expressions restent en usage et vivent plus que jamais tout en changeant de sens : il faut alors trouver une solution.
C’est ce deuxième cas qui nous intéresse ici.
Dans un écrit, on peut mettre une note de bas de page et préciser le sens antique ou ancien, périmé, mais dans le cas de phrases traditionnelles bien connues et souvent citées, souvent oralement (et pour notre sujet, c’est parfois, en plus, dans l’émotion et « à chaud » !), que faire ?
Il faut réagir vite, surtout en plus quand ces phrases, comprises désormais à contre-sens, servent d’arguments et de ligne de conduite erronés et dommageables.
Afin que cette phrase retrouve sa signification et son utilité aujourd’hui, il faudrait remplacer le terme « scandale » et en modifier un peu la tournure pour que son sens soit clair : cela ferait : « Malheur à la personne qui fabrique des occasions de chute pour les autres ! », « Malheur à qui fait arriver des pièges pour les autres ! » ou par exemple un autre alexandrin, « Malheur à qui construit des pièges pour les autres ! » (Matthieu chapitre 18 verset 7).
Ainsi énoncée, elle retrouverait toute sa valeur de conseil utile et sain…
Les lanceurs d’alerte, les journalistes, les analystes, le poète qui dit la vérité, les enfants mêmes qui disent que le roi est nu, les témoins qui se présentent, les victimes qui soudain osent parler…
Tous, tous, nous devons oser dire la vérité sur un fait scandaleux dont nous avons connaissance, sur celui qui a armé un piège, surtout s’il a fonctionné.
Marguerite Champeaux-Rousselot ( 2018-10-17)
3 réflexions sur “Du scandale à l’esclandre : réflexions sur notre actualité, du grec au français, en passant par le latin !”