à Monsieur le Ministre.
Je vais essayer de faire court, pensant que si mon idée vous intéresse, vous me recontacterez.
Je suis professeur de Français en lycée, et je trouve qu’en ce moment, il est très difficile de permettre aux parents de reprendre courage dans leur rôle de parents, Nous essayons de le faire au sein de nos associations familiales ou de parents d’élèves, mais on y voit plutôt – j’utilise volontairement leurs mots – les deux extrêmes : parents souhaitant être de bons parents, ou parents ayant de très graves problèmes, liés souvent d’ailleurs à des problèmes matériels et sociaux.
Le centre de cette courbe de Gauss, que nous voyons trop peu à l’école ou aux Associations, se dit souvent dépassé, reste souvent muet, ne sait/peut pas écouter parce qu’il n’est pas confiant dans ses capacités de réponse. Tous les réseaux, tous les stages sont mieux que rien… Mais le temps passe.
Il faut donc reprendre les choses, pour les futures générations, à la base de l’école, des toutes petites classes jusqu’à la fin des études, (si tant est qu’elles sont finies un jour). …
Je dis très vite dans l’année à mes élèves qu’il n’y pas de modèle unique,( ils acquiescent ) certes, mais que tout ne se vaut pas. ( là dessus, ils protestent vivement !) Que toutes les morales et les religions ne se valent pas : celle du dieu Moloch où l’on sacrifiait les enfants ou celles où existent des castes, des sexes inférieurs, des mariages forcés ou des mutilations me semblent moins bonnes que celles qui intègrent déjà les droits de l’ Homme par exemple ; ou des règles comme « ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse », celle-ci étant moins belle que « fais à autrui ce que tu aimerais qu’on te fasse ».
Il est donc possible encore aujourd’hui, dans cette époque de tolérance, de respect et de raison, d’enseigner les valeurs, avec de l’autorité, pour la responsabilisation et l’autonomie, pour le Bien de la société et des individus qui la composent ;
Encore faut-il que les parents, les enseignants, les éducateurs au sens le plus large – et qui dit que mes enfants ou mes élèves ne m’enseignent pas des choses ? – et les élus, éducateurs eux aussi, le sachent !
.
Je suis en Lycée, niveau bac et il vient d’y avoir une réforme. Le bac sera plus intéressant et moins scolaire : il y a moins de par cœur. Les objectifs à atteindre ont été bien recensés et ils sont logiques d’une certaine façon et conformes au Français littérature, écriture, esthétique …
Mais cependant, vu les urgences sociales, je ne cesse de me lamenter en mon for intérieur sur la pauvreté du contenu des programmes quant au fond.
Pourtant j’aime le Français et les jeux sur la forme ! Je fais partie d’équipes de recherche, et je suis docteur ès lettres.
Mais on insiste beaucoup trop sur la forme, et encore d’une façon discutable, et, d’autre part, on n’insiste pas assez sur le fond, pas assez sur ce qui élèverait le jeune et lui donnerait ces valeurs qu’il n’entend pas évoquer assez souvent..
Je vais développer ces deux idées.
Dans les petites classes, l’expression quasi libre est stimulée et permise ; les freins retirés ( comme orthographe, grammaire, souci de la forme, souci du « juste » et de la qualité, souci du classement et de l’évaluation ). Sans doute pour ne pas faire de peine et ne pas « coincer ». Mais c’est en fait simplifier la tâche de l’éducateur, au détriment de la réussite de l’élève. Le bon éducateur est celui qui sait faire accepter à l’élève les critiques et qui arrive à le faire progresser avec le sourire et sublimer. Supprimer ce qui rend difficile la tâche véritable de l’éducateur est une trahison pour celui qui aurait dû être éduqué.
On a supprimé les « fautes » d’orthographe, de grammaire, de style.
Mais on a aussi supprimé les exigences sur le fond.
Et on a aussi éjecté la morale. ( Avez-vous déjà regardé des livres ou des cahiers de 1930 ou 1950 ? )
Dans les grandes classes, alors qu’ils se préparent à la vie active avec ce que cela implique de « combativité », on a baissé le niveau d’exigences : les passages de classes, l’absence de moyenne, l’absence de classement, le passage de classe automatique, les appels, les arrondissages de notes, la « conformisation » aux moyennes … tout cela sape le moral et la morale, donne à ceux qui font des efforts le sentiment de l’injustice, amortit vite le goût de bien faire etc.
On a donc supprimé le côté « formel » de la vie.
Côté Français par contre, dans les grandes classes, les programmes visent essentiellement la forme des textes : registre, genre, figures de style, énonciation, discours etc. … Que sais–je. On leur apprend à faire des pastiches, à écrire dans tel ou tel style … pour s’approprier de l’intérieur le style. Bonne idée, bien sûr, pour les meilleurs surtout. Choses qui sont passionnantes et riches d’humanité à la fin, mais combien ennuyeuses pour ceux qui ne sont pas littéraires dans l’âme. Peut-être utiles une fois qu’on se spécialise dans ces domaines …, une fois le minimum acquis.
De plus, quand on s’occupe avec les élèves de la forme, on insiste bien souvent, pour les intéresser, voire les amuser, pour ne pas sembler « dupe » soi-même, sur les plagiats, les pastiches, les tics, et on se sert également d’auteurs qui se sont moqués des réussites de certains auteurs connus qu’on veut dépoussiérer. Bien sûr, pratiquer le pastiche prouve qu’on a compris les moyens dont se sert l’auteur … Mais ils sera toujours plus facile de critiquer et de reproduire un défaut, que d’analyser et de reproduire ce qui a été réussi, plus facile de faire une caricature que de faire un vrai portrait, un dessin laid et comique plutôt qu’un dessin fidèle, un dessin se prétendant fait en une seconde et « de chic », naturel, plutôt que quelque chose fruit de travail. La sévérité et l’ « esprit » sont souvent mieux portés que la bonté.. La rapidité, la spontanéité, se portent mieux que la lenteur et l’approfondissement.. du moins tant que cela reste au niveau de l’intellectuel. Car qui accepterait qu’un plombier, un médecin ou un juge se vante d’avoir fait vite, et de se moquer que ce soit mieux … Nous sommes déjà trop portés spontanément à la facilité, au prix même de la laideur ( tags, caricatures, moqueries, charges, irrespect. ) Apprendre, en fait de communication, à démonter les moyens du discours de l’autre, je ne crois pas que ce soit plus utile que d’apprendre à dialoguer vraiment, à exprimer ses idées, à repérer dans le discours de l’auteur ce qui est valable, puis ce qui cloche.
Je constate qu’on nous fait étudier – en ayant bien sûr le droit de porter un jugement sévère éventuellement – de nombreux auteurs qui ne sont pas de petits saints ( se droguent, Baudelaire et Rimbaud ; libertinage, Laclos, Sade ; adultère, Hugo ; alcool, Verlaine ; antisémitisme, Céline ; machisme, Montherlant ; homosexualité, Proust ; il y a trop d’exemples et j’arrête là ma liste d’auteurs ; fanatismes divers, du religieux au communisme, folies présentées comme des exemples, suicides, dépressions …) Les textes choisis sont bien souvent ceux qui vont être paradoxaux, violents, ironiques … Cela donne tout de suite un air plus intelligent. Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons en société … Certes, mais le vrai moi est là tapi dans l’ombre et il est normal et instructif qu’on montre aux élèves les ressorts de l’œuvre … même inconscients.
Pourquoi ces auteurs sont-ils étudiés et portés au pinacle et étudiés, y compris dans les classes de collège, là où le jeune se forme, écoute, cherche des modèles ? car leurs textes sont beaux au point de vue de la forme et intéressants. Or c’est cette forme qu’on nous demande surtout de faire étudier aux élèves ( après la leur avoir fait négliger d’ailleurs dans ce qu’ils ont à faire eux-mêmes ).. Et puis il serait très dommage et nuisible même, de tout sélectionner d’un point de vue moral … C’est au professeur, quand il le veut, quand il ose, quand il en a le temps, et c’est délicat et difficile, de faire le réajustement nécessaire. Et vous savez comme les élèves, et bien souvent le public même adulte, prennent tout au premier degré. (C’est d’ailleurs là dessus que joue la TV par exemple, qui paie des sommes élevées pour une minute de pub ou une image « accidentelle »).
Je pense quant à moi qu’il est utile que les élèves se soient frottés à tout et qu’ils aient appris à bien choisir… mais qui leur apprendra à bien choisir dans ces textes souvent de moralité discutable ? Qui, puisque souvent les parents ne le font plus, que la religion n’est plus enseignée au caté, ni la morale à l’école ? qui l’apprendra aux futurs parents ? Cela va-t-il être dans la rue ou à la TV ?
Alors je me demande pourquoi on ne ferait pas autant étudier la forme sur des textes dont le fond est « beau » ou utile à la vie ? ? Auteurs majeurs ou mineurs, genres différents du roman, théâtre ou poésie …
Ces textes pour le moment sont souvent considérés comme d’auteurs mineurs, d’œuvres mineures, car moins à la mode, ( il semble que la mode, ou les intellectuels, craignent en ce moment d’être traités de « moraux » et qu’il y ait une mode du « rebelle », « pathologique » « grave » etc. ).
Et pourtant on y trouve autant de figures de style, de biographies ou d’apologues, de registres et de discours indirect libre, d’énonciation, de focalisation etc. que dans les textes immoraux ou amoraux ou antimoraux.
En outre, certains textes d’auteurs célèbres sont magnifiques également au point de vue du fond.
Mais quand je vois, dans un livre de textes choisis récemment paru supprimer Corneille, et, dans le même temps y mettre Sade et Laclos, je ne comprends pas … Ce que nous apprend Laclos ou Sade au point de vue du style peut être remplacé, au niveau du lycée, par d’autres auteurs.
Et qu’on ne dise pas qu’avec Laclos et Sade, on peut justement faire de la morale. C’est lourd, pour nous, de faire de la morale (en plus du programme !), et de tenter de contrebalancer dans notre discours personnel de «petit prof» banal ce qui est «écrit » ou vu. Beaucoup prennent tout au premier degré et en particulier quand cela les arrange. Si l’auteur n’a pas contrebalancé son texte lui-même, il reste avec son discours. Vous savez la force ( et le coût) de la seconde de publicité à la TV … Le grand film ou l’interview, qui ne sont pourtant pas réellement payés par un lobby pour faire de la pub pour la violence, l’alcool, l ‘égoïsme ou la paresse, font la pub pour les comportements déviants, du simple fait d’avoir été visionnés si rien ne vient les contrebalancer. Ainsi quand les enfants jouent aux Tortues Ninja, ce qu’ils en retiennent c’est non pas l’argument moral, mais la bagarre. Et si à 22 h, on a le discours des psychologues ou des conseillers conjugaux, c’est un peu tard : l’antidote n’est pas pris par ceux qui ont vu les images précédentes.. Ces images perçues ( « à tort » diront peut-être ceux qui écrivent ou filment) comme des « modèles » ont de graves conséquences sociales et individuelles, relationnelles, sanitaires etc.
Il en est de même en classe.
Pourquoi au lieu de nous faire étudier « l’autobiographique » ou « l’épistolaire », ou « l’apologue », n’étudierait-on pas justement, à travers ces même cadres encore si nécessaire, l’honneur, l’honnêteté, l’altruisme, le respect, la vie de famille, le dialogue, l’écoute, la parentalité, la maternité, la fraternité, le bon prof, la courtoisie, l’égalité homme-femme etc.
Tous sujets qui préparent à la philo, à la vie, à la société, à l’individualité, à l’humanité …
Du fait qu’on nous fait beaucoup étudier la forme, au moins serait-elle étudiée sur des textes porteurs de sujets qui peuvent apporter beaucoup à l’élève comme modèles, comme réflexions, comme discussions sur des sujets de leur vie, dans la limite de ce que le Ministère fixerait..
Il y a de nombreux textes chez les plus grands auteurs également qui peuvent se prêter à ces leçons de morale, discrètes, mais permanentes, qui permettraient aux jeunes, si souvent idéalistes en réalité, de le rester et que leur monde soit plus beau …
C’est une optique à mettre en œuvre.
Je signe : une mère, une prof, une citoyenne inquiète et qui voudrait bien que, puisqu’un modèle n’a pas été tout à fait satisfaisant, on le modifie dans une logique de bon sens.
L’homme ne naît pas spontanément bon, ni mauvais d’ailleurs, peut-être. La société peut l’empirer ou lui apprendre à devenir pire ou meilleur, c’est selon. Les parents appartiennent à la société.. Ils ont été formés par elle car ils ont été enfants.
Parents et Ecoles, religion et laïcité humaniste avaient le même discours.
La religion a pratiquement disparu ou a changé son discours. La laïcité ne dit plus à temps et à contretemps son humanisme altruiste, l’école a éliminé presque totalement la morale, et les enfants, démunis, deviendront des parents nus. C’est déjà ainsi, mais on a encore les grands-parents.
On finit par rougir de dire les valeurs vitales… et d’avoir à argumenter sans savoir si notre discours a porté.
Pauvre petit prof contre un auteur. Pauvre intellectuel contre celui a qui a « vécu »[1] cela, ou qui a la notoriété et la reconnaissance, sinon sociale, du moins des éditeurs et du Ministère …
Il est temps de faire cesser ce cercle vicieux qui n’est pas si vieux.
La littérature, au moins jusqu’au bac, ne devrait pas faire de l’esthétique aux dépens de l’éthique et de la société.
Même les parents ne font pas exprès, et de façon programmée, raisonnée et volontaire, intellectualisée et fière, de montrer aux enfants ce qui peut détruire l’éducation qu’ils souhaitent leur donner.
Un texte raciste ne serait-il pas raciste quand il est beau ? Alors il en est de même pour tout texte destructeur.
Comment vérifier qu’il n’y pas eu de ravage dans les valeurs du jeune ?
Et cette coupure qu’on fait ici entre ce qui est de l’ordre prétendu de l’intellect, n’est-ce pas encore une aggravation de la coupure entre l’école et la vie ? entre les fruits de l’école et la vie ?
Si on souhaite, ce qui peut se comprendre, ne pas faire de « protectionnite », de censure, si on veut, à un certain âge, leur apprendre la totalité de la vie et le choix, et si on veut, comme c’est le devoir des éducateurs et des responsables de la société, leur faire voir ce qu’est une attitude à ne pas suivre d’un point de vue social, qu’on leur donne un antidote en même temps et déclaré comme tel, et aussi fort, et aussi attirant …
Vu le niveau des élèves, il ne faut pas penser qu’ils trouveront la morale par eux-mêmes au second degré.
Actuellement, les futurs parents, les enfants d’aujourd’hui n’ont plus cette formation initiale.
Il faut la redonner et à travers toutes les matières, et même s’il faut aussi les aider à atteindre les lectures au second degré voire plus pour leur permettre de tout lire sans censure, il faut aussi leur donner le premier degré. … et permettre aux enseignants des élèves futurs parents et citoyens, de le faire facilement et sereinement, sans complexe, et en solidarité avec leur ministère et la société dans son ensemble.
C’est là que vous devez aider les enseignants…
C’était un appel au secours !
Je serais contente, ainsi que des parents et des enseignants avec qui nous en avons discuté, de recevoir autre chose qu’un aimable accusé de réception.
Je vous prie de croire, monsieur le Ministre, à l’expression de toute ma considération, et des espoirs que nous sommes nombreux (sans doute la majorité silencieuse des enseignants, des parents et des élèves, et bien d’autres en responsabilité) à mettre en vous.
Marguerite Champeaux-Rousselot
Brive, lycée, octobre 2002
[1] Et il n’y a d’éducation dit-on souvent, que par l’exemple