Enseigner nos valeurs : Lettre d’une enseignante de lettres classiques en lycée, Brive, oct. 2002

à Monsieur le Ministre.

        

Je vais essayer de faire court, pensant que si mon idée vous intéresse, vous me recontacterez.

            Je suis professeur de Français en lycée, et je trouve qu’en ce moment, il est très difficile de permettre aux parents de reprendre courage dans leur rôle de parents,  Nous essayons de le faire au sein de nos associations familiales ou de parents d’élèves, mais on y voit plutôt  – j’utilise volontairement leurs mots – les deux extrêmes : parents souhaitant être de bons parents, ou parents ayant de très graves problèmes, liés souvent d’ailleurs à des problèmes matériels et sociaux.

Le centre de cette courbe de Gauss, que nous voyons trop peu à l’école ou aux  Associations, se dit souvent dépassé, reste souvent muet, ne sait/peut  pas écouter  parce qu’il  n’est pas confiant dans ses capacités de réponse.  Tous les réseaux, tous les stages sont mieux que rien… Mais le temps passe.  

Il faut donc reprendre les choses, pour les futures générations, à la base de l’école, des toutes petites classes  jusqu’à la fin  des études, (si tant est qu’elles sont finies un jour). …

Je dis très vite dans l’année à mes élèves qu’il n’y pas de modèle unique,( ils acquiescent )  certes, mais que tout ne se vaut pas. (  là dessus, ils protestent vivement !)   Que toutes les morales et les religions ne se valent pas : celle du dieu Moloch où l’on sacrifiait les enfants  ou celles où  existent des castes, des sexes inférieurs,  des mariages forcés ou des mutilations me semblent moins bonnes que celles qui  intègrent déjà les droits de l’ Homme par exemple ; ou des règles comme « ne fais pas  à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse », celle-ci étant moins belle que « fais à autrui ce que tu aimerais qu’on te fasse ».

Il est donc possible encore aujourd’hui, dans cette époque de tolérance, de respect et de raison, d’enseigner les valeurs, avec de l’autorité, pour la responsabilisation et l’autonomie, pour le Bien de la société et des individus qui la composent ;

Encore faut-il que  les parents, les enseignants, les éducateurs  au sens le plus large – et qui dit que mes enfants ou mes élèves ne m’enseignent pas des choses ? – et les élus, éducateurs eux aussi,  le sachent !

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Je suis en Lycée, niveau bac et il vient d’y avoir une réforme. Le bac sera plus intéressant et moins scolaire : il y a moins de par cœur. Les objectifs à atteindre ont été bien recensés et ils sont logiques  d’une certaine façon et conformes au Français littérature, écriture, esthétique …

 Mais  cependant, vu les urgences sociales,  je ne cesse de me lamenter en mon for intérieur sur la pauvreté du contenu  des programmes  quant au fond.

Pourtant j’aime le Français et les jeux sur la forme ! Je fais partie d’équipes de recherche, et je suis docteur ès lettres.

Mais  on insiste beaucoup trop sur la forme, et encore d’une façon discutable, et, d’autre part, on n’insiste pas assez sur le fond, pas assez sur ce qui élèverait le jeune et lui donnerait ces valeurs qu’il n’entend pas  évoquer assez souvent..

Je vais développer ces  deux idées. 

Dans les petites classes, l’expression quasi libre est stimulée et permise ; les freins retirés ( comme orthographe, grammaire, souci de la forme, souci du « juste » et de la qualité, souci du classement et de l’évaluation  ). Sans doute pour  ne pas faire de peine et ne pas « coincer ». Mais c’est  en fait simplifier la tâche de l’éducateur, au détriment de la réussite de l’élève. Le bon éducateur est celui qui sait faire accepter à l’élève les critiques  et qui arrive à le faire progresser avec le sourire et sublimer.  Supprimer  ce qui rend difficile la tâche véritable  de l’éducateur  est une trahison pour celui qui aurait dû être éduqué.

On a supprimé les « fautes » d’orthographe, de grammaire, de style.

Mais on a aussi supprimé les exigences sur le fond.

Et on a aussi éjecté la morale.  ( Avez-vous déjà regardé des livres ou des cahiers  de 1930 ou 1950 ? )   

Dans les grandes classes, alors qu’ils se préparent à la vie active avec ce que cela implique  de « combativité », on a baissé le niveau d’exigences : les passages de classes, l’absence de moyenne, l’absence de classement, le passage de classe  automatique, les appels, les arrondissages de notes, la « conformisation » aux moyennes  … tout cela sape le moral et la morale, donne  à ceux qui font des efforts le sentiment de l’injustice, amortit vite le goût de bien faire  etc.

On a donc supprimé le côté « formel » de la vie.

Côté Français  par contre, dans les grandes classes, les programmes  visent essentiellement  la forme des textes : registre,  genre, figures de style, énonciation, discours etc.  … Que sais–je. On leur apprend à faire des pastiches, à écrire dans tel ou tel style … pour s’approprier de l’intérieur le style. Bonne idée, bien sûr, pour les meilleurs surtout.   Choses qui sont passionnantes  et riches d’humanité à la fin, mais  combien  ennuyeuses pour ceux qui ne sont pas littéraires dans l’âme.  Peut-être utiles une fois qu’on se spécialise dans ces domaines …, une fois le minimum acquis.

De plus, quand on s’occupe avec les élèves de la forme, on insiste bien souvent, pour les intéresser, voire les amuser, pour ne pas sembler «  dupe » soi-même, sur les plagiats, les pastiches,  les tics, et on se sert également d’auteurs qui se sont moqués des réussites de certains auteurs connus qu’on veut dépoussiérer. Bien sûr, pratiquer le pastiche prouve qu’on a compris les moyens dont se sert l’auteur … Mais ils sera toujours plus facile de critiquer  et de reproduire un défaut, que d’analyser et de reproduire ce qui a été réussi, plus facile de faire une caricature que de faire un vrai portrait, un dessin laid et comique plutôt qu’un dessin fidèle, un dessin se prétendant fait en une seconde et « de chic », naturel, plutôt que quelque chose  fruit de travail. La sévérité et l’  « esprit » sont souvent mieux portés que la bonté.. La rapidité, la spontanéité, se portent mieux que la lenteur et l’approfondissement..  du moins tant que cela reste au niveau de l’intellectuel. Car qui accepterait qu’un  plombier, un médecin ou un juge se vante d’avoir fait vite, et de se moquer que ce soit mieux … Nous sommes déjà trop portés spontanément à la facilité, au prix même de la laideur  ( tags, caricatures, moqueries, charges, irrespect. ) Apprendre, en fait de communication, à  démonter les moyens du discours de l’autre, je ne crois pas que ce soit plus utile que d’apprendre  à dialoguer vraiment,  à exprimer ses idées, à repérer dans le discours de l’auteur ce qui est valable, puis ce qui cloche.

Je constate qu’on nous fait étudier – en ayant bien sûr le droit de porter un jugement sévère éventuellement – de nombreux auteurs qui ne sont pas de petits saints  ( se droguent, Baudelaire et Rimbaud ;   libertinage,  Laclos,   Sade ; adultère, Hugo ;   alcool, Verlaine ;   antisémitisme,  Céline ;  machisme, Montherlant ;  homosexualité, Proust ;  il y a trop d’exemples et j’arrête là ma liste d’auteurs ;   fanatismes divers, du religieux au communisme, folies présentées comme des exemples,  suicides, dépressions …) Les textes choisis sont bien souvent ceux qui  vont être paradoxaux, violents, ironiques …  Cela  donne tout de suite un air plus intelligent.   Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons en société … Certes, mais le vrai moi est là tapi dans l’ombre et il est normal et instructif  qu’on montre aux élèves les ressorts de l’œuvre … même inconscients.  

Pourquoi ces auteurs sont-ils étudiés et portés au pinacle et étudiés, y compris dans les classes  de collège, là où le jeune se forme, écoute, cherche des modèles ? car leurs textes sont beaux  au point de vue de la forme  et intéressants. Or c’est cette forme qu’on nous demande surtout de faire étudier aux élèves ( après la leur avoir fait négliger d’ailleurs dans ce qu’ils ont à faire eux-mêmes ).. Et puis il serait très dommage et nuisible même,  de tout sélectionner d’un point de vue moral … C’est au professeur, quand il le veut, quand il ose, quand il en a le temps, et c’est délicat et difficile, de faire le réajustement nécessaire. Et vous savez comme les élèves, et bien souvent le public même adulte, prennent tout au premier degré. (C’est d’ailleurs là dessus que joue la TV par exemple, qui paie des sommes élevées pour une minute de pub ou une image « accidentelle »).

Je pense quant à moi qu’il est utile que les élèves se soient frottés à tout  et qu’ils aient appris à bien choisir… mais qui leur apprendra à bien choisir dans ces textes souvent  de moralité discutable ? Qui, puisque souvent les parents ne le font plus, que la religion n’est plus enseignée au caté, ni la morale à l’école ? qui l’apprendra aux futurs parents ?  Cela va-t-il être dans la rue ou à la TV ?

Alors je me demande pourquoi  on ne ferait  pas autant étudier la forme sur des textes dont le fond est « beau » ou utile à la vie ?  ? Auteurs majeurs ou mineurs,  genres  différents du roman, théâtre ou poésie  …

Ces textes pour le moment  sont souvent considérés comme d’auteurs mineurs, d’œuvres mineures, car moins à la mode,  ( il semble que la mode, ou les intellectuels, craignent  en ce  moment d’être traités de « moraux » et qu’il y ait une mode du « rebelle », « pathologique » «  grave » etc. ).

Et pourtant on y trouve autant de figures de style, de biographies ou d’apologues,  de registres et de discours indirect libre, d’énonciation,  de focalisation etc.  que dans les textes immoraux ou amoraux ou antimoraux.

En outre, certains textes d’auteurs célèbres sont magnifiques également au point de vue du fond.  

Mais quand je vois, dans un livre de textes choisis récemment paru supprimer Corneille, et, dans le même temps y mettre Sade et Laclos, je ne comprends pas … Ce que nous apprend Laclos ou Sade  au point de vue du style peut être remplacé, au niveau du lycée, par d’autres auteurs. 

Et qu’on ne dise pas qu’avec Laclos et Sade, on peut justement faire de la morale. C’est lourd, pour nous, de faire de la morale (en plus du programme !), et de tenter de contrebalancer dans notre discours personnel de «petit prof» banal ce qui est «écrit » ou vu. Beaucoup prennent tout au premier degré et en   particulier quand cela les arrange. Si l’auteur n’a pas contrebalancé son texte lui-même, il reste avec son discours. Vous savez la force ( et le coût) de la seconde de publicité à la TV …  Le grand film ou l’interview, qui ne sont pourtant pas réellement payés par un lobby pour faire de la pub pour la violence, l’alcool, l ‘égoïsme ou la paresse,   font  la pub pour les comportements déviants, du simple fait d’avoir été visionnés  si rien ne vient les contrebalancer. Ainsi quand les enfants jouent aux Tortues Ninja, ce qu’ils en retiennent c’est non pas l’argument moral, mais la bagarre. Et si à 22 h, on a le discours des psychologues  ou des conseillers conjugaux, c’est un peu tard : l’antidote n’est pas pris par ceux qui ont vu les images précédentes.. Ces images perçues ( « à tort » diront peut-être ceux qui écrivent ou filment) comme des « modèles » ont de graves conséquences sociales et individuelles, relationnelles, sanitaires etc.

Il en est de même en classe. 

Pourquoi au lieu de nous faire étudier « l’autobiographique » ou « l’épistolaire », ou « l’apologue », n’étudierait-on pas justement, à travers ces même cadres encore si nécessaire,  l’honneur, l’honnêteté, l’altruisme, le respect, la vie de famille, le dialogue, l’écoute, la parentalité, la maternité, la fraternité, le bon prof, la courtoisie,  l’égalité homme-femme etc.

Tous sujets qui préparent à la philo, à la vie, à la société, à l’individualité, à l’humanité  …

Du fait qu’on nous fait beaucoup étudier la forme, au  moins serait-elle  étudiée sur des textes  porteurs de  sujets qui peuvent apporter  beaucoup à l’élève comme modèles, comme réflexions, comme  discussions sur des sujets de leur vie, dans la limite de ce que le Ministère fixerait..

            Il y a  de nombreux textes chez les plus grands auteurs  également qui peuvent se prêter à ces leçons de morale, discrètes, mais  permanentes, qui permettraient aux jeunes, si souvent idéalistes en réalité, de le rester et que leur monde soit plus beau …

            C’est une optique  à mettre en œuvre.

            Je signe : une mère, une prof, une citoyenne inquiète et qui voudrait bien que, puisqu’un modèle n’a pas été tout à fait satisfaisant, on le modifie dans une logique de bon sens.

L’homme ne naît pas spontanément bon, ni mauvais d’ailleurs, peut-être. La société peut l’empirer  ou lui apprendre à devenir pire ou meilleur, c’est selon.  Les parents appartiennent  à la société.. Ils ont été formés par elle car ils ont été enfants.

Parents et Ecoles,  religion et laïcité humaniste avaient le même discours.

La religion a pratiquement  disparu ou a changé son discours. La laïcité ne dit plus à temps et à contretemps son humanisme altruiste, l’école a éliminé presque totalement la morale, et les enfants, démunis, deviendront des parents nus. C’est déjà ainsi, mais on a encore les grands-parents.   

On finit par rougir de dire les valeurs vitales… et d’avoir à argumenter sans savoir si notre discours a porté.

Pauvre petit prof contre un auteur. Pauvre intellectuel contre celui a qui a « vécu »[1] cela, ou qui a la notoriété  et la reconnaissance, sinon sociale, du moins  des éditeurs et du Ministère …

Il est temps de faire cesser ce cercle vicieux  qui n’est pas si vieux.

La littérature, au moins jusqu’au bac,  ne devrait pas  faire de l’esthétique  aux dépens de l’éthique et de la société.

Même les parents ne  font pas exprès, et de façon programmée, raisonnée et volontaire,  intellectualisée et fière, de montrer aux enfants  ce qui peut détruire  l’éducation qu’ils souhaitent leur donner.

Un texte raciste ne serait-il pas raciste quand il est beau ? Alors il en est de même pour tout texte destructeur.

Comment vérifier qu’il n’y pas  eu de ravage dans les valeurs du jeune ?

Et cette coupure qu’on fait ici entre ce qui est de l’ordre prétendu de l’intellect, n’est-ce pas encore  une aggravation de la coupure entre l’école et la vie ? entre les fruits de l’école et  la vie ?     

Si on souhaite, ce qui peut se comprendre,  ne pas faire de « protectionnite », de censure, si on veut, à un certain âge, leur apprendre la totalité de la vie et le choix,  et si on veut, comme c’est le devoir des éducateurs et des responsables de la société, leur faire voir  ce qu’est une attitude à ne pas suivre d’un point de vue social, qu’on leur donne un antidote en même temps et déclaré comme tel, et aussi fort, et aussi attirant …

Vu le niveau des élèves, il ne faut pas penser qu’ils trouveront la morale par eux-mêmes au second degré. 

Actuellement, les futurs parents, les enfants d’aujourd’hui n’ont plus cette formation initiale.

Il faut la redonner et à travers toutes les matières, et même s’il faut aussi les aider à atteindre les lectures au second degré voire plus  pour leur permettre de tout lire sans censure, il faut aussi leur donner le premier degré. … et permettre aux enseignants des élèves futurs parents et citoyens, de le faire facilement et sereinement, sans complexe, et en solidarité  avec leur ministère et la société dans son ensemble.

C’est là que vous devez aider les enseignants…

C’était un appel au secours !

Je serais contente, ainsi que des parents et des enseignants avec qui nous en avons discuté,  de recevoir autre chose qu’un aimable accusé de réception. 

Je vous prie de croire, monsieur le Ministre, à l’expression de toute ma considération, et des espoirs que nous sommes nombreux (sans doute la majorité silencieuse des enseignants, des parents et des élèves,  et bien d’autres en responsabilité) à mettre en vous.

                                                                                    Marguerite Champeaux-Rousselot

Brive, lycée, octobre 2002


[1] Et il n’y a d’éducation dit-on souvent, que par l’exemple

Et après ?  (2020-03) par Pierre-Alain Lejeune. ( après la crise du Covid19)

Et tout s’est arrêté…

Ce monde lancé comme un bolide dans sa course folle, ce monde dont nous savions tous qu’il courait à sa perte mais dont personne ne trouvait le bouton « arrêt d’urgence », cette gigantesque machine a soudainement été stoppée net.
A cause d’une toute petite bête, un tout petit parasite invisible à l’oeil nu, un petit virus de rien du tout… Quelle ironie ! Et nous voilà contraints à ne plus bouger et à ne plus rien faire.
Mais que va t-il se passer après ?
Lorsque le monde va reprendre sa marche ; après, lorsque la vilaine petite bête aura été vaincue ? A quoi ressemblera notre vie après ?

 

Après ?
Nous souvenant de ce que nous aurons vécu dans ce long confinement, nous déciderons d’un jour dans la semaine où nous cesserons de travailler car nous aurons redécouvert comme il est bon de s’arrêter ; un long jour pour goûter le temps qui passe et les autres qui nous entourent. Et nous appellerons cela le dimanche.

 

Après ?
Ceux qui habiteront sous le même toit, passeront au moins 3 soirées par semaine ensemble, à jouer, à parler, à prendre soin les uns des autres et aussi à téléphoner à papy qui vit seul de l’autre côté de la ville ou aux cousins qui sont loin. Et nous appellerons cela la famille. Après ? Nous écrirons dans la Constitution qu’on ne peut pas tout acheter, qu’il faut faire la différence entre besoin et caprice, entre désir et convoitise ; qu’un arbre a besoin de temps pour pousser et que le temps qui prend son temps est une bonne chose. Que l’homme n’a jamais été et ne sera jamais tout-puissant et que cette limite, cette fragilité inscrite au fond de son être est une bénédiction puisqu’elle est la condition de possibilité de tout amour. Et nous appellerons cela la sagesse.

 

Après ?
Nous applaudirons chaque jour, pas seulement le personnel médical à 20h mais aussi les éboueurs à 6h, les postiers à 7h, les boulangers à 8h, les chauffeurs de bus à 9h, les élus à 10h et ainsi de suite. Oui, j’ai bien écrit les élus, car dans cette longue traversée du désert, nous aurons redécouvert le sens du service de l’Etat, du dévouement et du Bien Commun. Nous applaudirons toutes celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont au service de leur prochain. Et nous appellerons cela la gratitude.

 

Après ?
Nous déciderons de ne plus nous énerver dans la file d’attente devant les magasins et de profiter de ce temps pour parler aux personnes qui comme nous, attendent leur tour. Parce que nous aurons redécouvert que le temps ne nous appartient pas ; que Celui qui nous l’a donné ne nous a rien fait payer et que décidément, non, le temps ce n’est pas de l’argent ! Le temps c’est un don à recevoir et chaque minute un cadeau à goûter. Et nous appellerons cela la patience.

 

Après ?
Nous pourrons décider de transformer tous les groupes WhatsApp créés entre voisins pendant cette longue épreuve, en groupes réels, de dîners partagés, de nouvelles échangées, d’entraide pour aller faire les courses où amener les enfants à l’école. Et nous appellerons cela la fraternité.

 

Après ?
Nous rirons en pensant à avant, lorsque nous étions tombés dans l’esclavage d’une machine financière que nous avions nous-mêmes créée, cette poigne despotique broyant des vies humaines et saccageant la planète. Après, nous remettrons l’homme au centre de tout parce qu’aucune vie ne mérite d’être sacrifiée au nom d’un système, quel qu’il soit. Et nous appellerons cela la justice.

 

Après ?
Nous nous souviendrons que ce virus s’est transmis entre nous sans faire de distinction de couleur de peau, de culture, de niveau de revenu ou de religion. Simplement parce que nous appartenons tous à l’espèce humaine. Simplement parce que nous sommes humains. Et de cela nous aurons appris que si nous pouvons nous transmettre le pire, nous pouvons aussi nous transmettre le meilleur. Simplement parce que nous sommes humains. Et nous appellerons cela l’humanité.

 

Après ?
Dans nos maisons, dans nos familles, il y aura de nombreuses chaises vides et nous pleurerons celles et ceux qui ne verront jamais cet après. Mais ce que nous aurons vécu aura été si douloureux et si intense à la fois que nous aurons découvert ce lien entre nous, cette communion plus forte que la distance géographique. Et nous saurons que ce lien qui se joue de l’espace, se joue aussi du temps ; que ce lien passe la mort. Et ce lien entre nous qui unit ce côté-ci et l’autre de la rue, ce côté-ci et l’autre de la mort, ce côté-ci et l’autre de la vie, nous l’appellerons Dieu.

 

Après ?
Après ce sera différent d’avant mais pour vivre cet après, il nous faut traverser le présent. Il nous faut consentir à cette autre mort qui se joue en nous, cette mort bien plus éprouvante que la mort physique. Car il n’y a pas de résurrection sans passion, pas de vie sans passer par la mort, pas de vraie paix sans avoir vaincu sa propre haine, ni de joie sans avoir traversé la tristesse. Et pour dire cela, pour dire cette lente transformation de nous qui s’accomplit au coeur de l’épreuve, cette longue gestation de nous-mêmes, pour dire cela, il n’existe pas de mot.

 

Pierre-Alain LEJEUNE, prêtre du diocèse de Bordeaux