La devise choisie par le pape François : « Miserando et eligendo » (2018)

Elle est tirée d’un texte du VIIe siècle… en latin bien sûr !

Saint Bède, qui vécut au VIIIe siècle…

Ce sont quelques mots d’une homélie de Saint Bède le Vénérable (voir sa vie sur Internet).
Saint Bède y commente en latin[1] un passage de l’Évangile dit « de Matthieu » (Matthieu, 9, 9-13). On peut aussi comparer avec  Marc 2,13-17  et Luc 5, 27-32, ou un passage  de l’Ancien Testament, chez Osée[2].

Pour être plus précis, celui-ci raconte comment Jésus a vu en passant, un homme très en vue mais rejeté, ce qui en dit long sur l’intensité des sentiments négatifs qu’il suscitait.. Malgré tout Jésus l’a pourtant appelé à sa suite : il l’a choisi – un scénario si surprenant qu’il a dû en révolter plus d’un dans  son entourage !

Si le pape François vient de prendre  comme devise ces trois mots en les sortant de ce commentaire sur le choix de Matthieu par Jésus, alors qu’il vient d’être choisi, précisément, cela veut sans doute dire beaucoup de choses !

Regardons d’un peu plus près le commentaire de Bède.

Il l’explique ainsi :
Vidit autem non tam corporei[3] intuitus[4], quam internae[5] miserationis aspectibus[6].[7]
Littéralement : « Or il (Jésus) l’a vu avec les regards de la commisération/compassion/pitié non pas tant charnelle qu’intérieure. ». Il est difficile de savoir s’il est question ici du corps et de l’intérieur de Matthieu ou de Jésus, ou des deux. Peut-être Bède l’a-t-il fait exprès…
En meilleur français : « Il l’a regardé avec les yeux de la pitié, pas tant celle du corps que de l’intérieur »
Sur internet, on trouve cette traduction : « Ce n’est pas tant le regard de son corps qui l’a vu, que le regard de sa miséricorde intérieure ». (https://www.lesalonbeige.fr/lorigine-de-la-devise-du-pape-francois-miserando-atque-eligendo/)

1559 vocation de Saint Matthieu, par le Caravage. Il y a débat entre spécialistes pour savoir qui est Matthieu…

Bède montre d’abord que Jésus a fait cela en toute connaissance de cause.  : il rappelle que l’Évangile dit « de Marc »  raconte que Jésus a appelé ce collecteur d’impôts par son nom juif, Lévi, mais l’évangile dit « de Matthieu » raconte que Jésus l’a appelé par son nom latinisé, Matthieu, afin de montrer encore plus clairement qu’il était bien au fait du métier et des relations de cet homme rejeté car très compromis : c’était un de ces publicains, collaborateurs des Romains, qui étaient considérés comme impurs, un de ces collecteurs d’impôts en position d’être malhonnêtes et injustes, qui ne s’en privait pas toujours, et qui étaient souvent détestés, même quand ils étaient honnêtes, car ils s’étaient du côté des puissants, de l’occupant, de ceux qui prenaient de l’argent.

Mais Bède le répète, la vision de Jésus va bien au-delà. « Il l’a vu et il en a eu pitié ». Miseratus est eum : c’est ce verbe miseror ( du 1er groupe et non misereor du 2° groupe ) que Bède reprendra un peu plus loin et c’est cet enchaînement implicite de sentiments chez Jésus que Bède va s’attacher à expliquer.

Pour donner un exemple déjà explicite de ce mécanisme surprenant, Bède fait alors un détour en évoquant alors dans son commentaire un autre homme qui a bénéficié lui aussi de l’infini de cette miséricorde, de cette pitié, dans des circonstances un peu similaires : il fait allusion à Paul qui a déclaré  ( 1 Tim 1, 15[8] ) : « Jésus est venu dans le monde sauver les pécheurs ; moi, je suis le premier  ( = le pire) d’entre eux… Mais à cause de cela, j’ai été pris en pitié[9], de sorte que c’est en moi le premier que Jésus l’Oint se montre avec toute sa magnanimité[10], à titre d’exemple pour ceux qui voudront croire en lui en vue de la vie éternelle.». Pour les hellénistes : Χριστὸς Ἰησοῦς ἦλθεν εἰς τὸν κόσμον ἁμαρτωλοὺς σῶσαι· ὧν πρῶτός εἰμι ἐγώ· ἀλλὰ διὰ τοῦτο ἠλεήθην, ἵνα ἐν ἐμοὶ πρώτῳ ἐνδείξηται Ἰησοῦς Χριστὸς τὴν ἅπασαν μακροθυμίαν, πρὸς ὑποτύπωσιν τῶν μελλόντων πιστεύειν ἐπ’ αὐτῷ εἰς ζωὴν αἰώνιον.

Après cette citation de Paul, familière aux croyants, Bède reprend :

Vidit ergo Jesus publicanum, et quia miserando atque eligendo vidit, ait illi, « Sequere me. » 

« Il vit donc le publicain, et parce qu’il le vit en ayant pitié de lui et en le choisissant[11], il lui dit : Suis-moi. ».

Certes, si Jésus n’avait pas eu ce regard et s’il n’avait pas choisi ce publicain, il ne lui aurait pas dit «  Suis-moi », mais c’est sur autre chose que Bède veut insister.

Miserando[12] vient de miseror, un verbe qui évoque d’abord des manifestations de la compassion : plaindre, témoigner une grande affliction de qqch, déplorer, témoigner de la compassion. Le sens évolue pour concerner également un domaine moins concret  avec les sens de s’apitoyer, compatir, éprouver de la compassion, éprouver de la pitié. Il n’est donc pas question ici de pardon ni de péché

( N.B. par parenthèse, notons le sens du français actuel  et quotidien miséricorde :  » Si A fait preuve de miséricorde envers B, on en conclut que B a fait une faute vis à vis de A. De nos jours, le mot de « miséricorde » s’emploie vis à vis de pécheurs  ou de coupables ; c’est le terme de « compassion » qui peut s’employer  sans distinction pour tous, victimes comme coupables… Si on dit aujourd’hui qu ‘on fait preuve de miséricorde à ‘égard d’une victime A, elle ne peut que se sentir jugée coupable, ce qui a quelque chose de révoltant pour elle. )

Bède explique que Jésus est pris de compassion, comme dans les expressions hébraïques ou grecques qui font surgir ce sentiment – quasi-involontaire – de ce qui est comparé à la matrice de Dieu (voir un autre article sur ce site, concernant ces termes de compassion viscérale  et de miséricordia à partir de l’hébreu et du latin ) : la misericordia latine saisit quelqu’un aux entrailles, comme l’instinct parental. Elle est différente de la pitié qui peut ne pas se mettre au niveau de l’autre et rester parfois en quelque sorte extérieure à la personne. Le sens de misericordia  a évolue dans le français miséricorde :   ce terme concerne désormais quelqu’un de fautif, de coupable, tandis que la compassion et la pitié peuvent être ressentie également envers les victimes ou toutes personnes malheureuses. Jésus, selon Bède, ne s’occupe même pas de ce que Matthieu a fait… Il ne s’occupe que du Matthieu de l’instant ou à venir. La compassion (envers tous ) et la miséricorde ( envers les fautifs) sont des réactions intimes et irrépressibles, et elles entraînent l’action, sinon elles ne sont pas.

Eligendo vient du verbe eligere qui veut dire 1°) arracher en cueillant, enlever, ôter, 2°) choisir, trier, élire, 3°)  faire un choix heureux.

Bède l’emploie ici de façon joliment polysémique car il peut être compris dans tous les sens du  verbe. Jésus arrache Matthieu de son milieu en le cueillant, il l’enlève, il l’ôte en ayant fait attention à lui individuellement,  il le choisit précisément,  précieusement,  il a trié et l’a élu parce qu’il méritait tellement sa compassion,  et ainsi il a fait un choix heureux à double titre : si Matthieu est devenu son apôtre, Matthieu a été surtout sauvé. ( On peut aussi penser au Psaume 1 où le juste est non pas planté, mais replanté ou transplanté ( le verbe hébreu ) en s’arrachant/en étant arraché à ses pulsions, comme le dit J.-J. Bouquier,  pour être planté auprès de l’eau, ou d’un réservoir d’eau, Dieu, et porter alors feuilles et fruits.)

On note que Bède n’a pas utilisé deux simples participes présents mais a mis ses deux verbes  au gérondif ablatif. Le gérondif  se traduit en français par  en + un participe présent, et le cas ablatif montre que c’est par le biais de l’action de ce verbe qu’il se passe telle ou telle chose. Si Bède a employé cette tournure marquante,  c’est pour en faire un double complément circonstanciel, conjuguant manière et moyen : c’est parce que (quia) Jésus l’a vu d’une manière miséricordieuse, avec ce regard intérieur que Bède a décrit au début du texte,  et parce que Jésus a pris les grands moyens : le choisir pour l’arracher,  qu’il lui a dit « Suis-moi »  ; c’est ainsi,  avec tout ensemble  ce regard et ce choix, manière et moyen,  que Matthieu est saisi.

Bède poursuit immédiatement en  disant que ce « Suis-moi » signifie « Imite-moi. »[13] : le regard miséricordieux de Jésus est le seul qui nous permette de  pouvoir essayer de faire les mêmes choix que lui.

L’expression concise miserando atque eligendo a été choisie comme devise par le pape François pour des raisons diverses[14] mais il connaissait l’ensemble du texte.
En peu de mots elle en dit long sur la bonté clairvoyante du Christ, sa miséricorde infinie envers le pécheur,  son pardon agissant  et dynamisant.  A la lumière de ce qui nous est proposé, devenir toujours plus ce que nous sommes, fils de Dieu, nous avons tous à changer : nous avons tous des manques nous avons commis des manques,  en gros  nous sommes tous pécheurs
L’expression insiste sur le fait que le regard de Jésus me connaît, qu’il a pitié de moi et néanmoins, me choisit, ou me choisit peut-être parce que justement il a pitié de moi mais aussi confiance…

La devise aurait pu être « miseratus et electus » ce qui aurait signifié que Matthieu était « pardonné et choisi » ou «misérable et pourtant choisi », devises qui auraient été également valables pour le Pape, pour un prêtre ou pour les fidèles…

Mais la devise que François a choisie  « miserando et eligendo » a plusieurs avantages :
– elle est centrée sur Jésus dont elle nous dit la manière d’agir : « en ayant pitié et en choisissant »
– elle a un sens beaucoup plus actif puisqu’elle invite à regarder faire Jésus, à partager son point de vue et son choix, au lieu de nous choquer et de rejeter

Nous sommes invités nous aussi à faire de même : à regarder, aimer et choisir aussi ou choisir même ceux qui sont rejetés ou semblent loin de Dieu.

Marguerite Champeaux-Rousselot
écrit en 2014, mais publié en 2018 !

Très beau commentaire de divers tableaux ayant comme sujet la vocation de Saint  Mathieu  et bien d’autres choses encore … https://artifexinopere.com/?p=6885
Le site :  Artifex in opere
Le lien :  https://artifexinopere.com/
Très nombreux tableaux et œuvres d’art analysé de façon technique, poétique, symbolique etc. cherchant à aller au fond des choses et des débats si nécessaire.

[1] http://files.libertyfund.org/files/1916/0990.05_Bk.pdf , page 220, en latin.  Homélies de Saint Bède, 21; ccl 122, 149-151.  Sermon XXX.

[2] Comparer aussi avec Osée, 6,6.

[3] corporeus, a, um : corporel, matériel, qui se rattache au corps, à la chair ( La forme corporei devrait être soit un nominatif pluriel masculin soit un génitif masculin singulier. Aucun des deux ne va. Sans doute sur le manuscrit originel était-il écrit corporeae, génitif féminin singulier comme internae…)

[4] intueor, intuitus sum : verbe déponent :  porter ses regards sur, fixer ses regards sur, regarder attentivement.

[5] internus,a,um : interne, intérieur.

[6] aspectus : action de regarder,  regard ; sens de la vue ; vue,  regard

[7].

[8] C’est le grec de Paul que nous traduisons ici de très près.

[9]Famille de eleos en grec : la pitié (plus générale que la miséricorde qui est plus réservée aux pécheurs).

[10] Un autre mot grec pour dire un des aspects de la miséricorde : makrothumia ( littéralement le fait d’avoir un grand cœur), la magnanimité, l’indulgence, la miséricorde, la générosité, la bonté, la clémence, la grandeur d’âme, l’indulgence, la patience…

[11] Si on avait mis un participe présent au nominatif, cela aurait moins insisté sur la manière et pour ainsi dire le moyen ou la cause qui fait agir Jésus.

[12] La forme du gérondif à l’ablatif miserando ne vient pas du verbe actif misereo ni du déponent misereor, verbes du 2e groupe qui feraient miserendo et signifieraient en compatissant, en éprouvant de la compassion pour, en ayant pitié de. Le verbe misereor est très connu puisqu’il a  donné la prière «  miserere nobis » que nous disons dans l’Agnus Dei. Ces verbes sont  construits avec un complément d’objet indirect au génitif en latin classique.

Ce  miserando vient en fait du verbe déponent miseror, verbe du 1er groupe.

[13] Sequere autem dixit imitate.

[14] https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/elezione/stemma-papa-francesco.html

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