Compassion envers les victimes, oui, car en français actuel, le terme « miséricorde » sous-entend qu’on est coupable ( 2018)

Marguerite Champeaux-Rousselot ( décembre 2018)

Partons pour un voyage à partir du sens du mot en hébreu, grec, puis latin et français…  et si c’est trop long , allez aux conclusions pratiques !

Faites le test : par exemple, si un journal français raconte que X fait miséricorde à Y,  tous supposeront que X pardonne à Y et que Y a certainement contrevenu à la loi humaine ou civile ou a péché : de nos jours, le terme lui-même de miséricorde entraîne par nature deux préjugés :

1°) l’un à l’égard de Y ( supposé coupable )                                                                                                         et 2°) l’autre à l’égard de X ( supposé exemple de mansuétude).
Double erreur si Y n’était pas coupable et  que le journal voulait simplement dire que X avait pitié de Y…

La victime envers qui on fait preuve de miséricorde se sent à bon droit incomprise et même accusée … Elle demande de la compassion.

Il y a de nos jours un problème de vocabulaire : le sens du mot miséricorde a changé,  et il nous faut bien distinguer en français la miséricorde  de la compassion. Nous le verrons en détail.

Un voyage étymologique dans le temps  pour mettre ces choses au net ? Voilà quelque chose de distrayant …  et instructif !

En effet, en français d’aujourd’hui, le terme miséricorde est employé pour designer les actes de miséricorde :  des actes que l’on fait par pénitence pour son salut et/ou par pitié envers les malades, les pauvres etc. Cet emploi, qui date du Moyen-Age seulement , est bien ancré dans l’Eglise, d’autant que l’Eglise catholique a mis l’accent assez récemment sur ces pratiques[1], mais  il est en réalité extrêmement restrictif pour ne pas parler d’autres inconvénients.

La miséricorde en français d’aujourd’hui, s’exerce envers un coupable  et a comme synonyme une bonté qui incite à l’indulgence et au pardon envers une personne coupable d’une faute et qui s’en repent, ou encore la pitié par laquelle on pardonne au coupable ; sens voisins : clémence, indulgence, magnanimité, mansuétude…  Un coupable recherche  ces sentiments chez ceux qui le jugent …
Mais une victime elle, cherche le réconfort de la compassion : pitié, sensibilité, sentiment, humanité, commisération, coeur, bonté , attendrissement, apitoiement, sympathie, empathie même… Ce n’est pas pareil.  (N.B. Elle a bien entendu droit en même temps  à la demande de pardon du coupable, à la réparation de sa part etc.  et au jugement humain, avant toute autre considération religieuse  ou affective, mais ce n’est pas le sujet de cet article. ). Si on lui propose la miséricorde,  c’est presque une gaffe… : le résultat est l’inverse: on lui fait un mal supplémentaire.

Or c’est un contresens par rapport au sens le plus ancien qu’on trouve  dans  la Bible, contresens d’autant plus grave qu’il  a un effet contraire à ce qu’on voudrait !

Allons donc à la recherche du vrai sens de ce mot, qui s’avérera un trésor qui nous fera vivre ensuite…
L’emploi de ce terme en français commence au XIIème siècle, mais il francise un des termes latins qui cherchaient à traduire au moins trois termes grecs qui correspondaient à la traduction d’au moins deux termes hébreux aux sens voisins mais distincts. ( ouf !… on suivra pas à pas tranquillement ce solide fil d’Ariane )
Retrouver le sens de ces termes, leur ampleur et leurs nuances, est une manière de les méditer pour en vivre.

 

La notion en hébreu 

 

L’hébreu he-sed : la  bonté inconditionnelle

  

En effet, dans l’Ancien Testament, il existe un terme pour désigner la bonté absolument inébranlable (he-sed en hébreu) d’un être envers un autre. Il semble cependant que la pensée initiale  juive évoqua plus un Dieu juste édictant sa loi et son alliance, armé de menaces et de châtiments. Peu à peu, le peuple a pu relire son histoire avec ses  malheurs  et ses bonheurs en y montrant la bonté inlassable de Dieu à de nombreuses reprises, tout au long des récits du livre de la Genèse, dans les livres de Jonas, Isaïe, Osée…  Le Psaume 136 est un bel exemple de l’étendue de la bonté  divine déjà révélée : « Louez l’Éternel, car il est bon, Car sa bonté ( he-sed) dure à toujours !« [2]  Cette idée qui était peu présente certainement au départ s’est développée progressivement et s’est précisée lors de la mise par écrit de la Bible.

Or l’idée de cet amour constaté comme indéfectible a conduit à l’idée – révolutionnaire alors dans le contexte méditerranéen et même au-delà – chez le dieu, d’un amour  intrinsèquement et inconditionnellement fidèle,  même par exemple, au cas  où l’autre a fait le mal[3],  qui se manifeste par un pardon que l’homme peut toujours espérer.

Cette capacité indéfectible d’aimer chacun, he-sed,  la bonté,  prendra un nom particulier en hébreu pour insister sur le fait qu’elle  subsiste même quand on ne les « mérite » pas ou plus : elle va donc au delà de toute justice humaine et prend pour ainsi dire le pas sur la justice divine elle-même.

Dans  he-sed même,  la bonté en hébreu, il y a racham ou  rahamîm, la pitié envers tous et en particulier surtout la miséricorde à l’égard des pécheurs

 

En effet, en hébreu  la he-sed divine s’adresse à tous. Mais elle se décline sous divers noms. Cette notion d’un amour  qui va au-delà de la justice rationnelle tant il est chevillé au corps,  a  un nom en hébreu  : ils caractérisent chez un être humain plus  » grand » cette tendresse qui semble incontrôlable et injustifiable, incontrôlée et injustifiée pour un « petit », qui peut s’appeler pitié ou compassion,  et en particulier pour un  » fautif » , tendresse  de pitié et de compassion toujours mais qui alors peut prendre les noms spécifiques dans ce cas, d’indulgence et de miséricorde.

Pour expliquer ce sentiment injustifiable rationnellement, mais qui se manifeste souvent, ou que nous sommes invités à ressentir envers autrui, l’hébreu, dans son habitude du concret,   a trouvé un des comparants les plus parlants en observant la bonté bienveillante d’une mère : elle l’entraîne souvent en effet envers son enfant fautif à une indulgence.qui ne songe même pas au départ à être « juste », même si la raison intervient ensuite. C’est un fait qui est attribué à ou relève de ce que la sagesse populaire appelle communément l’instinct, et surtout l’instinct maternel, une tendresse réputée pour ainsi dire archétypale et apanage prioritaire des femmes ( on verra que le mot s’est employé en hébreu comme  en grec, en latin… et même aujourd’hui,  néanmoins, aussi pour des hommes ! – heureusement !). Anthropologiquement, on constate qu’il en était, qu’il en est de même dans presque tout le bassin méditerranéen  et moyen-oriental pour ne parler que du  bassin concerné à la même époque par un contexte linguistique aux racines communes ; cette caractéristique  y est attribuée d’abord aux femmes lorsque les civilisations et les sociétés de cet espace-temps construisent les différences masculin/féminin dont elles vont vivre et se nourrir. Cette tendance radicale, fondamentale, consensuellement reconnue aux femmes, considérée comme naturel chez les mères, comme normal dans un sens parfois trop fort,  est connue pour être cet attachement vital qui concerne chez beaucoup son propre enfant, sa propre chair, qu’on élève, qu’on éduque, même le cordon ombilical coupé et/ou l’enfant devenu adulte.

Or le terme biologique qui désigne le ventre maternel, la  matrice, l’utérus[4] est racham ou rehem, rhm. Le pluriel intensif ou de plénitude de ce terme racham, la matrice,  à savoir rah’amîm (רחמים), ( terme 7356) a non seulement son sens éventuel anatomique et biologique au pluriel, ce qui rare, mais a pris aussi le sens symbolique d’un attachement relevant de l’instinct maternel né de cet organe propre aux femmes mais modifié par la maternité, et qui leur fait, concernant leur enfant fautif, compatir et pardonner, ce qui est la définition de la miséricorde en français, comme nous le verrons plus loin : le français n’utilise pas en ce sens «  les matrices », ou « les utérus », mais peut utiliser en ce sens « les entrailles » quoique ce terme soit neutre au point de vue du genre, c’est-à-dire convienne au genre masculin et/ou féminin.

D’autre part, il y a également un verbe, racham, aimer,  ( terme 7355) et en particulier éprouver de la compassion,  faire miséricorde : il saute aux yeux qu’il est proche parent étymologiquement de racham, la matrice.

Lequel fut le premier, le verbe ou le nom ? Il est difficile d’être sûr puisque les textes écrits qui nous sont parvenus peuvent transcrire longtemps après des textes oraux bien antérieurs. Quoiqu’il en soit, le lien est fait en hébreu entre la sensation que ce sentiment naît du ventre, et qu’il est particulièrement intense si c’est un enfant qui nous est lié.

On tire certaines conséquences de la parenté de ce verbe avec les entrailles de la mère. Mais ce terme avait-il toujours une forte connotation féminine[5] ou cela était-il devenu un sentiment humain tout simplement, ou une qualité du sage ?

Il y en a chez l’homme  !  ( Dans la bible où les livres ont été rangés chronologiquement et pas dans leur ordre demise par écrit, c’est d’ailleurs le premier emploi ).  En Genèse 43, 30,  Joseph voulait punir ses frères qui l’avaient abandonné à la mort mais, en situation de puissance, il voit ses frères, affamés  et misérables, qui ne l’ont pas encore reconnu  et alors, l’hébreu dit littéralement qu’« il était amolli  (verbe kamar, amollir) dans  son utérus/ses entrailles » ( rahamîm). Joseph, un homme,  éprouve ici dans son corps son lien avec ses frères, un lien qui le conduira au pardon. La Vulgate, mettant de côté l’aspect féminin de l’organe, traduit par viscères : « commota fuerant viscera eius super fratre suo », ce  que l’on traduit souvent comme suit : « ses entrailles s’étaient émues » ( Darby, Second, Martin) : sous l’euphémisme, la sensation physique au ventre. Plusieurs autres emplois montrent que ce terme s’applique aussi aux corps virils[6] : c’est la notion non exclusivement genrée du lien physique : par le sang de filiation ? par l’utérus fraternel commun réel ou symbolique ? par la fraternité de la descendance cousinante de l’espèce humaine  ou des vivants, par toute familiation  qui se ressent et nous bouleverse au centre de  notre vie… ).

Cette métaphore s’applique – naturellement – également à un Dieu qui n’a précisément pas de corps, et n’est donc ni masculin ni féminin d’un point de vue biologique. Ainsi, en Esaïe 49,15, un des premiers livres écrits de la Torah, Esaïe fait évoquer à Dieu l’attachement d’une femme pour le fruit de son ventre et fait dire à Dieu que lui, Dieu, oubliera encore moins son peuple. « Une femme oubliera-t-elle son nourrisson ? n’aura-t-elle pas compassion ( verbe racham)  du fruit de son ventre (beten) ? Même celles-là oublieront… mais moi, je ne t’oublierai pas. » Il est intéressant de noter qu’Esaïe pour désigner l’organe d’où naît l’enfant, utilise le mot  beten : ce terme, d’une racine inusitée  signifiant probablement être creux, désigne l’utérus en tant qu’organe creux et réceptif, mais aussi le ventre chez l’homme comme la femme. Et si Esaïe fait évoquer à  Dieu comme référent exemplaire la mémoire corporelle de la femme, il lui fait dire aussi, simplement, que sa mémoire à lui, Dieu, dépassera cette mémoire : Esaïe n’applique pas ici la  métaphore des rahamî si m à Dieu, mais le fera ailleurs.

Ce verbe et ce nom se retrouvent de nombreuses fois dans la Torah  à partir de l’époque où on assume plus la valeur des sentiments. Cet attachement est alors sorti du contexte biologique,  et s’emploie  également pour l’homme.  Par exemple, la compassion est un sentiment humain envers leurs bêtes qu’éprouvent les gens doux et tendres, sentiment que les méchants ne connaissent pas ( Proverbes 12,10 ). En Genèse  43,14, c’est un homme inconnu dont il s’agira d’obtenir la miséricorde ou la compassion. C’est un sentiment qui peut et doit désormais être ressenti aussi par les hommes, qu’ils soient juifs, païens, ennemis, eunuque étranger, ou une femme révoltée et mauvaise  (cf.  Amos 1,11 ; 1 Rois 8, 50 ; Néhémie 1,11, Daniel 1, 9 ;  Isaïe 47, 6 ). Le nom « matrice » s’emploie lui aussi hors de la maternité et de la féminité, et avec un sens symbolique universel : Zacharie  7, 9 énonce un ordre de l’Eternel des armées  à son peuple : « Prononcez des jugements de vérité, soyez fidèles en alliance, que chaque homme montre de la compassion/miséricorde ( racham, nom)  envers son frère.  Il s’emploie de manière désexualisée et dégenrée[7]. Certains disent que c’est même le premier domaine sémantique de ce terme au pluriel… et qu’il désigne un sentiment supposé né de la matrice, qui  désigne l’affection fraternelle entre personnes nées de la même matrice… mais l’hébreu étant une langue concrète, cela semble un peu difficile.

C’est pourquoi, concernant Yahvé, quand l’hébreu veut évoquer cette tendresse divine unique, sa bonté pour tous, sa compassion en particulier pour tous ses petits et sa miséricorde qui lui permet d’accorder de façon quasi inconditionnelle un pardon demandé par celui qui ne mérite plus, il utilise ce verbe ou ce nom qui contiennent une référence implicite comparative avec cette tendresse venant de la matrice de la mère ou, plus généralement, des entrailles paternelles et maternelles, et universellement des  entrailles de tout être humain fait à l’image de Dieu[8]. Si les deux termes sont employés pour Dieu, il n’y a pas réellement de féminisation, pas plus qu’il n’y aura de masculinisation possibles  pour Dieu.

De ce fait, he-sed, la bonté indéfectible de Dieu envers tous ses enfants, est une notion qui englobe le nom et le verbe racham   et le nom  racham, pluriel rahamîm )  qui peuvent ainsi servir à désigner plus spécifiquement la miséricorde qu’on découvre comme étant une des caractéristiques fondamentales d’un Dieu qui peut se comparer sur ce plan  à une mère ou à un père  ou à un Humain[9] qui aiment leurs enfants même fautifs envers eux.

Deutéronome, 13, 17 : « Et rien de l’interdit ne demeurera en ta main, afin que l’Eternel se départe de l’ardeur de sa colère, et qu’il te montre sa miséricorde ( rahamîm) et ait compassion de toi ( verbe racham), et qu’il te multiplie, comme il a juré à tes pères. ». De même Isaïe 54, 7 fait dire à Dieu qu’il rassemblera son peuple avec une grande miséricorde ( rahamîm) etc. Certes, il nous est impossible linguistiquement de traduire en français que quiconque d’indulgent  « va montrer sa matrice » ou qu’ « il va rassembler son peuple avec sa matrice », mais si l’explication de cette image nous dérange, ce n’est pas parce qu’elle est crue, mais  parce que,  aujourd’hui,  nous ne sommes souvent même plus conscients que nous imaginons notre Dieu  au masculin[10]. La preuve en est que, comme cette notion nous semble riche de sens, et que cette traduction par « matrice » gêne, nous la remplaçons volontiers par « les entrailles », ce qui nous semble plus « neutre » ( à savoir dans notre inconscient probablement, plus…  masculin)  : Dieu dit que « ses entrailles sont émues pour son peuple » : cette traduction ne nous gêne plus, mais elle  contribue à matérialiser, anthropomorphiser et (continue alors peut-être  )  à masculiniser l’image de Dieu avec les néfastes conséquences qu’on connaît ( androcentrisme ). On devrait pouvoir traduire par « matrice » en pensant que cela ne dit pas que Dieu est féminin ; on devrait pouvoir traduire par entrailles en ne pensant  pas que Dieu est masculin ; lorsque nous penserons qu’il n’est ni d’un sexe ni de l’autre, la traduction entrailles/matrice, quelle qu’elle soit  ne conduira plus à des contresens sur son être.

Un autre exemple de cette tendresse de Dieu qui parle ici à la première personne : même quand Dieu châtie ou menace, son pardon est tout prêt car il est ému aux entrailles : ici le lieu de l’émotion est désigné par  meeh ( terme 4578 ) qui désigne bien les entrailles chez l’homme et chez la femme, et pas seulement l’utérus ou le sexe masculin[11], mais le verbe racham ( terme 7355 ) est là pour rappeler le lien qui nourrit et sous-tend la miséricorde :  « Éphraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, pour qu’après chacune de mes menaces je doive toujours penser à lui, et que mes entrailles (meeh) sont troublées, et j’aurai miséricorde  (verbe racham ) pour lui ? »  (Jérémie 31, 20). Cette traduction qui respecte l’image symbolique conserve  toute une théologie concernant le Créateur, le Père, dont l’amour inconditionnel pour ses créatures ( he-sed) est aussi infini que sa miséricorde ( rahamîm) qui est plus spécifique puisqu’elle vise les pécheurs.

En ce qui concerne Yahweh, deux termes seront donc employés.

L’un, général,  pour désigner  cette bonté lumineuse (he-sed) qu’il a  envers tous sans exception, chacun de nous étant appelé au bonheur d’être avec lui : bonté de compassion  ou de pitié qu’il exerce envers tous, et, à plus forte raison  en faveur de ceux qui sont souvent laissés pour compte ou de côté dans nos sociétés, les  petits, les pauvres, les accidentés de la vie, les victimes, tous les êtres malheureux, et en faveur de tout son peuple qui doit grandir et de tous ceux qui ne s’en soucient pas … Une bonté qui dépasse celle des humains et peut être qualifiée de divine dans la mesure où elle ne fait pas de différence (et couvrira donc même des coupables ou des gens qui le refusent ou l’ignorent).

L’autre, spécifique, pour désigner, dans cette bonté même, ce sentiment particulier qui le porte vers les pécheurs : cette miséricorde ( racham verbe, rahamîm nom) dont il est ému dans sa matrice ou dans ses entrailles, lui un Dieu n’ayant pourtant pas de corps, plus spécialement envers nous, qui sommes sa création : cet emploi métaphorique très expressif désigne ce qui, chez lui,  ( Isaïe, 16, 11 ; 46,3 et 63,15 ) ressemble à cet attachement quasi-viscéral ( quasi-irrationnel de notre point de vue humain ! ) qu’il exerce en faveur de ceux qui sont pauvres au sens symbolique, parce qu’ils ont fait une faute, qu’ils en soient conscients ou non… Sa he-sed inébranlable, va au-delà de toute justice humaine et devient miséricorde  et indulgence pour accorder, une fois la justice humaine passée,  son  pardon ,  sa tendresse étant en sus : cette miséricorde peut être qualifiée de divine dans la mesure où il peut pardonner sans relâche, sans exception, même quand le peuple hébreu s’est éloigné de lui, même quand quelqu’un a «  erré » ( = a fait le mal, en hébreu).

Les expressions en hébreu montrent l’image d’un Dieu échappant à nos catégories matérielles,  un Dieu père autant que mère pour ce qui est de la tendresse, un Dieu avec une tendresse humaine au-delà des catégories, un Dieu humain si différent des hommes[12]– un langage tout à fait moderne –  et également un Dieu tendre même si son enfant est seulement adopté et recueilli sans qu’il soit de son lignage, – un langage  très inclusif.  Autrement dit, la matrice et la miséricorde qui en provient symboliquement sont l’apanage des  mères et/ou pères biologiques ou adoptants, en réalité de tous les êtres humains ouverts, créatifs et féconds, « concernés » intimement par un autre, et cet instinct peut être aussi naturel qu’acquis. Notre intestin, qui fait partie de nos splagchna à tous,  est paraît-il , notre deuxième cerveau : il est certain en tout cas que nous pouvons écouter notre corps…

Réalité anthropologique et historique d’envergure à  restaurer, idéal de la Torah à dévoiler et réaliser, et Bonne(s) nouvelle(s)  à ne pas mettre sous le boisseau !

Yahvé échappe ainsi aux critiques avisées du gender attentif  aux valeurs d’égalité par exemple ; ses fidèles échappent aussi au risque d’idolâtrie, et à l’accusation de véhiculer une anthropologie totalitaire sexiste conforme à  des modèles occidentaux qui fixeraient les relations entre hommes et femmes dans des statuts figés correspondant pas à des civilisations passées, présentes ou futures ; ce Dieu n’épuise pas le possible des relations humaines entre les êtres humains en les fixant dans des catégories fondées sur des critères qui passeront, et loin de les assécher, de les durcir, il les appelle au contraire à s’enrichir d’altérité fluide, sans jamais édicter de norme complémentaire quantitative sur les plans individuels ou sociaux ( sexualité, génitalité, relationnel etc. )

Par ailleurs, l’Ancien Testament en hébreu a bien compris que la miséricorde  est  divine précisément parce qu’elle n’entre pas  (non plus ) dans une logique humaine, celle de la raison comptable et quantitative, à la différence de nos tendances  humaines ; l’Ancien Testament ( le Tanakh comme les Juifs l’appellent eux-mêmes) fait dire à Dieu (eh oui …Pourquoi pas , puisqu’on sait qu’on est dans la métaphore, dans la parabole … )  qu’il ne peut pas maîtriser  cette miséricorde ni s’en débarrasser, pas plus qu’une femme ne peut s’enlever la matrice qui a porté son enfant, ou pas plus que des parents ne peuvent briser et arracher des liens tissés avec leurs enfants…  (Ne pas dire que Dieu n’est pas libre ! Cette expression serait une façon de parler symbolique mais un peu maladroite…  C’est nous en fait qui sommes libres de la refuser…). La miséricorde divine offre  le pardon au fautif qui le demande, même à celui qui ne mérite plus cette tendresse, qui croirait ne plus y avoir droit et n’oserait plus la demander. Elle nous apprend ainsi à oser être miséricordieux envers nous-mêmes qui avons fauté et, en devenant plus miséricordieux envers nous-mêmes, nous devenons aussi plus facilement miséricordieux envers les autres : nous sommes parfois trop durs envers nous-mêmes et d’autant plus durs envers les autres.

L’hébreu permet donc de faire la différence entre deux termes qu’il serait dommage de traduire par un seul : la miséricorde.

Un des termes, he-sed, recouvre la bonté, la pitié, la compassion etc. dont Dieu est empli à l’égard de chacun de nous, tandis que les personnes qui ont « fauté »  à son égard ou à l’égard d’autrui vont implorer sa miséricorde en se servant de termes parents de rahanim, les entrailles, car ils espèrent en son inconditionnalité aussi radicale que celle  de l’amour instinctif des parents à l’égard de leurs enfants.

He-sed et rahamîm sont donc des notions un peu différentes, qui ne sont pas vraiment ou pas seulement abstraites, mais sont plutôt des sentiments concrets ou à conséquences concrètes ; ils sont très liés certes, mais distincts (même si par la suite des traductions en grec, en latin et en français les ont employés sans distinction dans leurs traductions de la Torah, ce qui évidemment ne sera pas sans conséquences).

La bonté, he-sed  s’exerce à l’égard de tous;  elle comprend la compassion ou la pitié qui peuvent s’exercer à l’égard de tous et en particulier à l’égard des victimes ; la miséricorde, rahamîm, s’exerce plus spécifiquement à l’égard des pêcheurs ( et le terme serait mal employé à l’égard des victimes car cela sous-entendrait quasiment qu’elles sont coupables ou responsables).

La Septante et le passage au  Grec

 

D’après les évangiles, il est clair que le message de Jésus donne un rôle clé à ces notions.

Or nous avons reçu les évangiles uniquement en grec : comment savoir les mots originels, originaux, initiaux, forcément  araméens ou hébreux, qui ne nous sont parvenus  que traduits en grec ? Peut-être un jour l’archéologie fournira-t-elle des notes plus anciennes en araméen, mais ce n’est pas le cas  pour le moment. Heureusement nous avons quelques références en grec aux passages de la Torah en hébreu : cela fait système comme une pierre de Rosette, et d’autre part, comme nous savons que Jésus parlait araméen (et même avec un accent galiléen ! ) et maîtrisait probablement les textes religieux en hébreu, nous voyons que les autres passages qui ont voulu traduire directement la teneur du message de Jésus qui nous est parvenu en grec, utilisent essentiellement trois mots grecs pour traduire ces deux notions  de bonté, he-sed,  et miséricorde, rahamîm, qui, en français sont parfois traduites ( sans systématisation) par miséricorde, tendresse, compassion, pitié, etc.

En grec, le mot le plus proche de  rahamîm en hébreu ( une miséricorde liée au sentiment physique du lien parental vis-à-vis d’un enfant) est un terme qui dérive peut-être de la même racine que ce qui désigne la rate (splèn[13]). Ce terme très ancien, d’étymologie inconnue, splagchnon, souvent employé au pluriel, désigne les viscères principaux appelés aussi globalement la fressure, de l’Homme ou des animaux ; cela comprend le cœur, le foie, les reins et les poumons par exemple, mais l’utérus qui en faisait partie comme le montre le vers 511 de l’Antigone de Sophocle : Oreste est homosplagchos ( qui vient des mêmes-entrailles)  avec sa  sœur Electre : on traduit en français par  « fraternel », mais c’est beaucoup plus fort car cela désigne en fait une consanguinité par le père et la mère ( Selon les Grecs d’alors, les entrailles du père  fournissent le sperme, celles de la mère fournissent le sang, le tout fait le bébé que nourrit la mère de son sang ). Ce terme désigne également le « sein » de la mère ou même de l’homme au sens symbolique  (déjà chez Eschyle ou Sophocle) et également le cœur et l’âme comme siège des affections, des sentiments, du caractère, et enfin la tendresse, comme en sémitique : c’est la métaphore de la tendresse maternelle et paternelle[14] ou son symbole.

Cela a donné un adjectif  eusplagchos qui veut dire  « qui a bon cœur, qui s’apitoie  »,  terme rare mais qu’on trouve chez Eschyle, Euripide, Hippocrate.

Comme les viscères étaient mangés rituellement par les participants lors des sacrifices grecs antiques sur un autel enflammé, il existe un verbe grec (splagchnizô) qui signifie « manger les entrailles » et ce même verbe au sens figuré signifie également que telle ou telle chose « remue les entrailles » ou qu’ « on est remué » au passif[15].

Les notions de miséricorde se déploient plus fortement à partir du IIIème s. av. J.-C. semble-t-il. Eusplagchos « qui a bon cœur, qui s’apitoie » se retrouve  dans la Septante, la mouvance juive, puis les épîtres de Paul et de Pierre. De même pour  remuer ou être remué aux entrailles  qui y est employé alors, y compris au passif, bien plus fréquemment qu’ailleurs dans cette traduction de la Bible ainsi que dans toute la mouvance juive : le terme prend une coloration particulière.

Paul : « se revêtir d’entrailles de pitié… » 

Nous pouvons citer ici Paul chronologiquement puisque ses écrits qui ne sont parvenus sont antérieurs aux premiers textes qui nous sont parvenus des Évangiles. Nous n’avons pas fait un relevé exhaustif de ces notions dans les Actes, les Epîtres ni dans l’Apocalypse, mais pouvons citer un passage intéressant.

Ainsi, Paul, Colossiens, 3,12 évoque les tiraillements et les blessures qui peuvent exister dans cette communauté mélangée : ils ont du mal  à s’entr’aimer et se choquent et se blessent parfois, mais involontairement. Il leur propose une solution :

« 11 Il n’y a ici ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni Scythe, ni esclave ni libre; mais Christ est tout et en tous. 12 Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous d’entrailles de pitié, revêtez-vous de bonté, d’humilité, de douceur, de patience. 13 Supportez-vous les uns les autres, et, si l’un a sujet de se plaindre de l’autre, pardonnez-vous réciproquement. De même que Christ vous a pardonné, pardonnez-vous aussi. »

12 Ἐνδύσασθε οὖν ὡς ἐκλεκτοὶ τοῦ θεοῦ, ἅγιοι καὶ ἠγαπημένοι, σπλάγχνα οἰκτιρμοῦ, χρηστότητα, ταπεινοφροσύνην, πραΰτητα, μακροθυμίαν,

Le nom oiktirmos appartient à la famille de oiktos, le cri, la plainte d’une victime : son étymologie est obscure, mais il m’évoque le son du sanglot répété, des hoquets de désespoir au milieu des cris aigus de souffrance. Le second sens de oiktos est le sentiment que ces cris déversés dans l’oreille d’autrui lui communiquent : la compassion, la pitié. Ce terme fonctionne donc comme une médaille avec un recto et un verso, expression/réception. C’est un terme très ancien en grec : on le trouve déjà dans l’Odyssée et  bien sûr chez les tragiques comme Eschyle.  Oiktirmos, qu’on trouve chez Pindare par exemple, a seulement le sens du revers : la compassion ou de pitié, mais le recto ou l’avers, puisqu’il explique cette pitié, est sous-entendu. C’est avec ce terme oiktirmos que  Paul suggère en premier remède à la situation,  d’écouter la plainte, le cri  et d’avoir pitié et compassion de ceux qui crient. Grâce à ce terme rare et précis, il s’adresse aux personnes inconscientes ou non-responsables de ce qui a blessé l’autre, d’où la pitié qu’elles doivent apprendre à ressentir, et qui ne s’apprend précisément qu’en écoutant les cris des personnes victimes qui ont subi un dommage ou se trouvent dans une situation qui les a blessées. Il propose donc à chacun d’habiller ( le verbe a ce sens très concret en grec) , de se recouvrir ses propres entrailles de cette pitié qui est produite par  l’écoute de l’autre. Cette attention compatissante, n’est-ce pas l’empathie ? ( La traduction latine en est com-passion )

Il nous semble important de noter ici que dans ce passage, aucun des termes qu’il emploie n’implique que des personnes se soient rendues coupables d’un quelconque péché. C’est pourquoi, même si σπλάγχνα οἰκτιρμοῦ est souvent traduit par « entrailles de miséricorde », il est plus exact de traduire dans notre français actuel  par « entrailles  de compassion » ou  « de pitié »,  non seulement parce que c’est le sens du grec habituel mais aussi et surtout puisque la notion de péché est absente et qu’il faut conserver autant que possible des sens précis : pitié et compassion pour tous les cas, miséricorde en cas de faute.

Les évangiles, l’Evangile, en grec  

Vient le temps des évangiles… avec trois termes

Un Dieu et un Jésus pris aux tripes par leurs sentiments envers les pécheurs  ( splagchna et sa famille, en grec)

Dans la suite de la Septante et de Paul, la famille de mots qui traduit l’instinct irrationnel d’un Dieu père envers son enfant même fautif est formée autour de splagchna.

Les évangiles synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) reprennent à eux seuls le sens passif du verbe qui en dérive,  « être ému aux entrailles »,  plus d’une dizaine de fois ( sachant qu’on ne trouve pas ce verbe ailleurs dans le Nouveau Testament ).

Il est intéressant de noter que, dans l’Ancien testament comme dans l’Evangile, ceux qui sont pris de compassion aux entrailles  sont uniquement, me semble-t-il,  Dieu ou Jésus ou ceux qui dans les paraboles s’avèrent les symboliser.

Ainsi Luc traduit en grec le plus fidèlement possible l’hébreu rahamîm et son sens métaphorique ou symbolique passé en langage courant en montrant  (1, 78)    Zacharie dans son cantique d’action de grâce pour la naissance de Jean : il chante la miséricorde divine (littéralement «  les entrailles », splagchna)  qui va venir les visiter, malgré les errances et les ruptures d’alliance.

Les évangiles montrent aussi Jésus  remué quant aux entrailles, pris aux entrailles, par exemple lorsqu’il souffre lui-même de la mort de son ami Lazare, mais aussi lorsqu’il compatit à la souffrance des autres, un peu comme pour dire qu’il est mangé dans ses entrailles, pris « aux tripes », ce qu’on traduit par « pris de compassion », un sentiment dont on n’est pas maître, viscéral, instinctif  : envers des malades, des abandonnés, des personnes en deuil :  le lépreux ( Marc 1,35), l’aveugle de Jéricho (Matthieu 20, 34), (  la veuve de Naïm qui a perdu son fils (Luc 7, 13) et globalement des foules sans pasteur  (Matthieu 9, 36 et 15, 32 etc. ). Les supplications et les cris des pécheurs, des débiteurs etc. les bouleversent au plus profond de leur être.  Voici les paraboles : le bon Samaritain (Luc 10, 33 ), le Père du fils prodigue (Luc 15, 20 ), le maître qui remet sa dette au débiteur (Mt 18,27). Cela insiste sur cette émotion inconditionnelle qui dépasse la justice humaine et accorde, quand c’est le cas, le pardon demandé ( une attitude que Jésus nous propose d’essayer d’imiter…  ). Et il est bon de voir que Jésus ne cherchait ni à être imperméable à ses émotions, ni à les cacher aux autres, ni à les retenir chez autres. ( Qui veut faire l’ange… ).

C’est donc dans les splagchna que les Grecs situent le fait d’être saisi émotionnellement : c’est certes un nom collectif, mais qui désigne tel ou tel organe selon les besoins (il a vomi, il étouffe, il saigne, il est en colère, il est faible, il est jaloux). Pour ce qui est d’être ému affectivement, pris de compassion ou de pitié, cela arrivait  aux hommes, mais ce sentiment n’était pas tenu pour viril chez eux s’il ne débouchait pas dans l’action : il n’était donc pas réservé aux femmes ( Achille pleure souvent de rage mais aussi de compassion, et bien d’autres héros ). Pour les femmes c’est probablement dans leur utérus qu’il avait une racine supposée[16], mais les organes masculins étaient moins connus.  L’hébreu, comme les Grecs  ou les Juifs hellénophones, situaient là pour tous, dans l’abdomen, la racine de ce sentiment. Si certains avancent que le grec oublie la racine matricielle de ce sentiment, ils se trompent croyons-nous  : elle existe comme nous l’avons montré  plus haut : même si en grec, le terme splagchna, viscères, recouvre aussi des organes communs aux hommes et aux femmes,  et donc qu’il y a moins visiblement cette notion d’un Dieu « maternel », il ne faut pas oblitérer le fait qu’en grec l’utérus est compris dans ces viscères et qu’il est donc par nature visé par les phrases qui auraient contenu rahamîm en hébreu et son équivalent en araméen.[17] Respecter aujourd’hui ces valeurs est non seulement juste et honnête linguistiquement, mais encore donne une vision moins masculine de Dieu et de Jésus, moins androcentrée et androcentrique et moins anthropomorphe sans doute,  moins orientée et  moins partielle : que des avantages !  Ce sentiment « maternel » de Dieu, la miséricorde envers ses enfants, était donc aussi partagé, dans la continuité de l’évolution de la religion juive,  par les juifs qui ont retenu le message de Jésus et par les hellénophones qui nous l’ont transmis.

La pitié ( eleos en grec), la bonté envers tous et en particulier la pitié envers les innocents     

Le terme  he-sed,  la bonté inconditionnelle  du Dieu de l’Ancien Testament, se traduit par un nom particulier lorsqu’elle se déverse sur tous ceux qui sont dans le malheur : elle se traduit en grec par une famille fréquente de mots tournant autour  du nom « eleos », la pitié.

Ainsi Luc I, 50 montre Marie, dans une situation délicate, attendant ce bébé, en train de chanter son  Magnificat, tissé de textes hébreux : καὶ τὸ ἔλεος αὐτοῦ εἰς γενεὰς καὶ γενεὰς τοῖς φοβουμένοις αὐτόν. « Sa pitié s’étend d’âge en âge pour ceux qui le craignent … ». Malgré les traductions fréquentes par « miséricorde »,, il n’est pas ici question ici spécifiquement de miséricorde  envers des pécheurs, mais de son attention envers tous… et en particulier envers tous les petits qui le supplient et qu’il exauce… De même  Zacharie, en Luc 1,72, chante Dieu qui « accomplit sa pitié envers nos pères » (ποιῆσαι ἔλεος μετὰ τῶν πατέρων ἡμῶν ), ou encore ce même Zacharie, en I, 76-77-78,  évoque précisément « « les entrailles de la pitié de notre Dieu » prêt à faire  miséricorde aux pécheurs : « Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut; car tu marcheras devant la face du Seigneur, pour préparer ses voies, afin de donner à son peuple la connaissance du salut par le pardon de ses péchés, grâce aux entrailles de pitié de notre Dieu, en vertu de laquelle le soleil levant nous a visités d’en haut ». (διὰ σπλάγχνα ἐλέους Θεοῦ ἡμῶν).  Tout comme en hébreu, cette bonté qui est pitié  n’exclut pas d’être de la  miséricorde lorsqu’il s’agit par exemple d’un fautif : cela dépend donc du contexte.  Si  Zacharie chante ce Dieu qui a sans cesse refait alliance, c’est une manière d’évoquer la pitié d’un Dieu envers son peuple si souvent infidèle et qui va maintenant le sauver par cet enfant : on peut traduire alors par « miséricorde ».

On peut noter que les êtres humains innocents  implorent la pitié  de Dieu ou de Jésus ( les aveugles Matthieu 9, 27 ; la Cananéenne, 15,22 ; ) ou que parfois c’est Dieu qui a pitié des hommes ( le maître au départ  envers le débiteur qui deviendra plus tard impitoyable, Matthieu 18,33).

C’est cette pitié là, qui s’étend à tous, aux victimes mais pas seulement, à tous et pas du  tout  uniquement  à des « pécheurs », qu’il nous est demandé d’avoir dans les Béatitudes que l’évangile dit de Matthieu est le seul à avoir formulées. Dans celle sur la  pitié,  il a  joint les deux domaines : « Heureux ceux qui ont pitié ( eleèmones ) car ils seront pris en pitié  » ( ἐλεηθήσονται )  (Matthieu, 5, 7)  ou « car on aura pitié d’eux». Le sens ici vise non seulement l’aide concrète à apporter et à recevoir mais aussi  l’affection et l’attention, y compris  lorsqu’ils auront plus tard, après leur mort peut-être,  besoin du pardon pour leurs dettes envers Dieu, c’est-à-dire leurs fautes envers leur prochain et le péché contre l’Esprit … Dieu.

On a conservé ce terme de pitié ( eleos) dans le Kyrie eleison, Seigneur prends pitié, prière où nous implorons le pardon de nos péchés.

C’est encore eleos et sa famille qu’on trouve dans les Actes des Apôtres et les épîtres ( cf. Ephésiens, 2, 4 : « Dieu étant riche en pitié » ou « en miséricorde », il nous a sauvés et nous ressuscite, et ce n’est pas nous etc. ( ὁ δὲ Θεὸς πλούσιος ὢν ἐν ἐλέει, ). Elle est parfois évoquée sans qu’on en dise le nom (Lettre de Jean, 4,8-12)

Il ne faut pas oublier que la bonté concerne le domaine le plus étendu et que la pitié en particulier  concerne aussi le domaine du malheur subi. La parabole du Bon samaritain montre ainsi que cette bonté, et cette pitié en particulier, poussent à aider matériellement jusqu’à un inconnu malheureux.

D’ailleurs le terme grec désignant ces bonnes œuvres, eleemosyna, est à l’origine des mots « aumône », d’où  « aumonière » et « aumônier », deux termes dont le français a bien oublié l’origine !

L’ écoutant compatissant (oiktirmôn  en grec ) plein de pitié envers tous ceux qui se plaignent…   

Un autre mot plus rare et donc moins connu, parfois traduit en français également  et indistinctement par miséricorde,  indique en fait une écoute compatissante comme en Luc, 6, 36  souvent traduit par : « Soyez miséricordieux/compatissants  comme votre père est miséricordieux ».  Γίνεσθε οἰκτίρμονες, καθὼς ὁ Πατὴρ ὑμῶν οἰκτίρμων ἐστίν.  Or le terme ici est oiktirmôn : celui qui écoute celui qui se lamente, celui qui est pitoyable (  = qui peut être apitoyé), son champ lexical recouvre en partie celui d’eleos. Ce terme, rare,  vient lui aussi de oiktos que nous avons expliqué  à propos de Paul  : c’est cri de lamentation, la plainte, poussés lors d’un malheur ou d’un deuil par exemple, d’où d’un côté la lamentation, la  plainte, puis de l’autre la pitié, l’attention compatissante, pleine d’empathie : la traduction est donc «  Soyez/devenez compatissants, exactement comme votre Père est compatissant » Ce cri que nous entendons nous fait souffrir avec et non  pas à côté… Ce terme est bien loin d’impliquer que la personne a fait une faute, encore moins qu’elle ait commis un péché, ( qqch fait sciemment contre Dieu )  avec la notion de conscience et de volonté, de culpabilité, de remords, de réparation, de demande de pardon que le terme de péché comporte : le terme miséricorde  porte à contresens. Le contexte d’ailleurs est clair : ce qui précède évoque la bonté inconditionnelle de Dieu pour les bons comme pour les méchants qu’il ne traite pas de pécheurs : « Mais aimez vos ennemis, et faites du bien, et prêtez sans en rien espérer; et votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-haut; car il est bon envers les ingrats et les méchants. » ( Luc, 6, 35)

Nous avons vu un exemple du même ordre chez Paul, dans sa lettre aux Colossiens, 3,12 : Revêtez-vous d’entrailles de pitié, revêtez-vous de bonté, d’humilité, de douceur, de patience. Ἐνδύσασθε οὖν ὡς ἐκλεκτοὶ τοῦ θεοῦ, ἅγιοι καὶ ἠγαπημένοι, σπλάγχνα οἰκτιρμοῦ, χρηστότητα, ταπεινοφροσύνην, πραΰτητα, μακροθυμίαν.

Les trois notions sont liées

On voit que la première famille, ( le terme grec désignant les entrailles des êtres vivants et sentants, splagchna ) est encore moins qu’en hébreu réservée à la femme … et qu’elle est utilisée pour  des « êtres au masculin » si l’on peut dire : Jésus et Dieu ou ses représentants dans les paraboles, essentiellement ! Les deux dernières familles de mots grecs ( eleos et oiktirmos) n’ont pas du tout eux, la moindre connotation physique, mais ils peuvent être associés aux entrailles eux aussi …  particulièrement si on parle de Dieu

Beaucoup de paraboles des Evangiles montrent de façon imagée et bouleversante comment Dieu traite avec un amour compatissant presque incroyable ses enfants malheureux sous un double aspect, soit qu’ils soient dans un malheur concret subi, soit qu’ils se soient éloignés de lui, et dans les deux cas, cela entraîne chez lui une action. Dans le premier cas, les malheurs qu’ils subissent entraînent sa compassion déjà acquise, son appui moral s’ils le demandent, voire une récompense qui leur est réservée auprès de lui ; dans le second cas, c’est précisément le fait qu’ils se sont écartés de lui  qui lui montre qu’ils ont besoin de lui et que ce sont ses enfants, ses « petits » perdus  ( parabole de la brebis perdue, du fils prodigue) : cela relève du pardon. Les deux domaines sont quasi-superposables pour nous quant aux sentiments à ressentir et aux actions à accomplir.

Par exemple, on peut lire dans l’Evangile que Jésus a mangé avec bien d’autres personnes que certains croyants rejetaient en se fondant parfois sur des  préceptes présentés comme plus ou moins religieux. Ainsi en Matthieu 9.9-13 on lit que Jésus a appelé un taxateur collaborateur des Romains, nommé Matthieu.  Ce même jour, devant les violentes critiques que ces personnes adressaient à ses disciples, Jésus se serait adressé  directement à ces croyants trop légalistes. Il a évoqué l’esprit d’un texte d’Osée (6,6)  qu’ils sont censés bien connaître : le prophète Osée  y faisait dire à Dieu : «  J’ai désiré la bonté ( he-sed ) et non le sacrifice, et la connaissance de Dieu plus que les holocaustes ». En réalité le Jésus de Matthieu leur répond en modifiant un peu le texte original d’Osée, de la façon suivante : « Ceux qui sont forts n’ont pas besoin du médecin, mais les mal-portants, oui.  Allez donc apprendre ce que signifie : « je veux la pitié  et non les sacrifices » !  Je ne suis pas venu appeler des justes, mais ceux qui ont fait fausse route (=  des pécheurs). »  L’évangéliste a donc choisi d’employer  le mot  grec « pitié » ( eleos)  pour traduire l’hébreu he-sed ( bonté inébranlable ) de chez Osée même si on ne sait pas le mot araméen, voisin de he-sed sans doute,  que Jésus avait employé. On voit à quel contresens cela amène si on le traduit par « miséricorde », terme qui concernerait uniquement des pécheurs : Jésus demande  à ses contradicteurs  qu’ils ressentent de la pitié envers les innocents, reconnus par eux innocents, et non une soi-disant miséricorde envers des personnes qu’ils chargeraient de péchés alors qu’elles sont innocentes en fait, et qu’ils contraindraient alors à faire des sacrifices.      

D’où son attitude constante aussi envers la femme adultère, la Samaritaine, Zachée etc.

Jésus a vécu ces sentiments de he-sed  et de rahamîm, et a mis concrètement et volontairement cette attitude en pratique : il explique qu’elle est à la base de sa mission. Ces sentiments physiques jaillissent sans calculer  vers l’objet de la compassion et l’embrassent ; ce ne sont pas des sentiments fugitifs mais ils sont moteurs. Les textes montrent que Jésus met en pratique cette miséricorde, rahamîm,  jusqu’à la mort.  Par exemple lorsque Pierre l’a renié (Luc, 22,61), quand le Larron l’interpelle, ou lorsqu’il pardonne à ses bourreaux qui le crucifient en priant  Dieu de leur pardonner «  car ils ne savent pas ce qu’ils font » ( Luc, 23, 34).

Cette bonté sans faille, cette pitié compatissante, cette miséricorde sans condition[18] nous amènent, nous obligent – sinon elles seraient purement superficielles – à essayer d’agir comme Dieu ou comme Jésus l’aurait fait  envers notre  prochain quel qu’il soit, dans les deux domaines où va s’exercer cette miséricorde.

Les exemples de « pitié » ( eleos et sa famille )  couvrent une grande partie des évangiles. Par exemple, ( il y en a tant ! )  la parabole du débiteur impitoyable (Mt 18, 23-35) montre d’une part les conséquences concrètes logiques des choix faits par un coeur volontairement insensible à la pitié devant le malheur des autres, et d’autre part, au sens symbolique, la gravité de ne pas pardonner à autrui un petite faute alors que Dieu, pris aux entrailles,  pardonne nos fautes sans calculer aucunement. La pitié envers notre prochain permet à la miséricorde de Dieu de s’exercer envers nous, envers celui qui a commis une faute. Lorsque Jésus nous enseigne à prier Notre Père, nous ne lui demandons pas pitié : la demande de miséricorde que nous formulons pour nous ne sera exaucée que s’il y a eu action également de notre part, à notre mesure, envers les autres. Notons que en Luc 11, 4, les dettes que nous remettons comme les fautes que Dieu nous remet sont au présent ; et en Matthieu, Mtt 6, 12, nous devons avoir remis les dettes ( verbe au parfait ) pour que Dieu nous remette ( au présent ) les nôtres… : « Remets-nous nos dettes comme nous avons remis aussi à nos débiteurs.»

Les évangiles montrent que les disciples étaient conscients que le message de Jésus leur « imposait » d’exercer également cette pitié, en particulier ils en avaient reçu en même temps la mission de baptiser ( = plonger, sous-entendu dans l’eau et l’esprit ) et la possibilité, voire le droit et le devoir, de manifester, sans aucune condition,  la miséricorde de Dieu à celui qui veut être délié de ses fautes et demande pardon à Dieu en implorant sa pitié : l’Eglise baptise et pardonne en son nom.

Donc, pour traduire les termes hébreux évoquant les entrailles et le cœur où frémit un sentiment qui provient d’une bonté infinie,  il y a trois termes principaux  en grec dans l’Evangile : celui dérivé des «  entrailles » (splagchna) qui est de fait utilisé seulement pour Dieu ou Jésus,  et deux autres termes : celui qui évoque la pitié devant le cri ( oiktirmos) et celui qui signifie la compassion ( eleos), mais tous sont liés…

Saint Jérôme et la Vulgate : le passage au latin

Lorsque Saint Jérôme traduisit les évangiles du grec en latin, il utilisa pour ces notions divers termes dont essentiellement misericordia.

Ce terme composé vient de misereor, avoir pitié, ou de miser, misérable, malheureux, lamentable, pauvre,  et cor, cordis, qui désigne les organes de  l’estomac et le cœur, dont les battements reflètent les sentiments, comme siège de sentiments.

Certes la misericordia  étymologiquement naît officiellement à la racine du corps, physiquement ou symboliquement, le cœur étant indispensable  à la vie de chacun. Mais on ne trouve plus, dans ce terme latin,  la part d’origine physique qui peut être tenue pour féminine. Jérome a également évité un aspect éventuellement masculin. Le terme « cor » est non-genré mais il a perdu cette valeur symbolique très forte du lien avec la partie du corps qui est reliée aux parents et émettrait  une partie de la vie, la combinerait avec une autre, et donnerait ensuite vie, directement ou indirectement, à un autre etc.  Au lieu de garder un terme évoquant seulement, au sens biologique ou affectif, une tendresse instinctive (maternelle, paternelle, parentale) toujours indulgente pour la chair née de notre chair, née des rah’amim ( hébreu) ou  des splangchna ( grec)  qui désignaient la matrice ( des femmes ) ou les entrailles ( des hommes et des femmes ), pour faire référence à l’attitude de Dieu, Jérôme se tourna plutôt vers  des termes qui ne faisaient plus référence à la tendresse métaphorique de la mère ou des parents, mais vers un sens qui s’éloignait du féminin et même du charnel et du corps.

C’est un type de vision et d’écriture récurrents dans cette traduction de la Vulgate qui efface dans les notions la part du féminin, voire du corps commun aux deux, et privilégie pour ainsi dire du « neutre » dans la compétition (secrète et condamnée  par Jésus  ) entre l’Homme et la Femme. Les suites de type d’élimination sont éclairées par un autre exemple  bien connu :  ruhah terme féminin hébreu désignant la respiration, le souffle  de Dieu ( qui planait sur les eaux dans la Genèse), devenue en grec pneuma au neutre, le souffle, l’énergie qui impulse,  puis spiritus, en latin au masculin, l’Esprit saint. La traduction du féminin hébreu par un terme neutre grec a abouti à une traduction  au masculin en latin  : cela contribuera (involontairement ?   inconsciemment ? dans une bonne intention ?   de manière irréfléchie ? ) à masculiniser l’image de Dieu etc. La disparition du féminin s’est souvent soldée par une conquête des lieux par le masculin. C’est ainsi que le Dieu Elohim hébreu ou le Dieu Trinité latin est ressenti comme tout entier comme « masculin », symboliquement certes,  mais si souvent représenté par les artistes …   avec les conséquences que l’on connaît…   Même si le masculin deviendra l’équivalent plus tard en français d’un non-genré ( d’un neutre), ce type de vision et d’écriture, beaucoup moins souples et moins complexes  concernant Dieu, rendront également plus abstrait et plus artificiel ce que nous pouvons avec humilité penser de son être et de sa vie,  et, en ce qui concerne les êtres humains, rendront plus théoriques et normatifs les cadres où il faudrait qu’ils inscrivent leur ressemblance avec le Dieu ainsi «  décrit » ou plutôt circonscrit et mis à plat dans une catégorie au lieu de les transcender ….

Le cœur, cor, est néanmoins cet organe biologique qui a, par métaphore, un sens symbolique aussi fort que son sens premier.

Autre nuance également dans le misericordia de chez Jérôme : ce terme unique remplace les différents termes que nous avons vus employés en hébreu et en grec.

Si le Dieu de la Bible était dit en hébreu ressentir pour tous  he-sed, une tendresse toujours présente et consubstantielle, une bonté présentée comme essentielle, indéfectible, maternelle, pour tous, pour les innocents, les victimes et même éventuellement pour les « coupables », he-sed, lorsqu’il s’agissait de coupables, devenait rahamîm en hébreu : l’amour irrationnel et instinctif des parents pour leurs enfants, même coupables, la miséricorde.

Si en grec,  eleos, la pitié qui pardonne et aide  et  oiktos,  la compassion qui  s’émeut au cri,  désignaient des sentiments de pitié et de compassion qui animaient la tendresse divine pour chacun, le grec avait su décrire, à l’intérieur de ce sentiment, celui que Dieu ressentait à l’égard de celui qui a péché sur tel ou tel point : il utilisait des expressions avec splagchna en grec, les entrailles, et signifiait ainsi la miséricorde à l’égard des pécheurs : des sentiments  physiques intenses, maternels et paternels,  au-delà de la soi-disant stricte justice humaine.

Par contre, comme la salvation semblait primordiale à Jérôme et comme il pensait que chacun a besoin d’être sauvé, le traducteur des évangiles a inclus indistinctement dans un seul mot, misericordia, les différents termes hébreux et grecs  vus précédemment. Misericordia concerne donc chez Jérôme indistinctement le pécheur et le non-pécheur.

Alors que les termes  he-sed, eleos, oiktirmos et même splagchna étaient en réseau de relations nuancées avec la Bonté rayonnante d’amour et de justice de Dieu envers les petits et avec sa pitié envers tous les malheureux,  un à un , quels que soient le malheur  ou la pauvreté qui les frappaient  (matériel,  affectif, spirituel), ne voyant pas partout le péché,  Jérôme avec l’emploi du seul misericordia modifie les notions dans les textes : la justice divine sera ici plutôt celle qui pourrait calculer les fautes de chacun ( tous sont pécheurs ) mais peut être indulgente, la pitié sera plutôt celle qui permet d’obtenir le pardon  lorsqu’on est fautif, les malheureux sont plutôt tous ceux qui ont fauté (matériel,  affectif, spirituel), veulent réparer et implorent le pardon des victimes et de Dieu… Ainsi le thème du péché, envahissant,  aura-t-il tendance à impacter jusqu’à la conception qu’on a de Dieu. Il impacte aussi la religion et la vie des hommes. Il en arrive à signifier indistinctement toutes les sortes de commisérations (se réclamer partie prenante de la misère d’autrui), ce qui était loin d’être le cas le plus fréquent auparavant pour tous les autres emplois des termes qu’il remplace à lui tout seul. Ce manque structurel de nuances modifie la tonalité globale de l’Evangile.

la misericordia, des débuts du christianisme au Moyen-Age compris (environ)

Par la suite, misericordia reste  effectivement ce qui pousse les êtres humains à avoir pitié et à pardonner, instinct spontané, acte de raison, ou acte d’imitation d’un modèle.

La misericordia concerne la justice plutôt que l’amour, mais en se plaçant au-delà des notions humaines de la justice de simple logique (quantifiante), l’homme tentant d’imiter Dieu en cela.

Dans le cadre de la théologie chrétienne qui s’exprima d’abord en latin, la misericordia divine  est plus précisément la bonté de Dieu qui lui fait prendre pitié des erreurs humaines et pardonner les fautes des hommes afin qu’ils puissent repartir du bon pied, même si une justice humaine affirmait qu’ils ne le « méritent » pas.

N.B. Il ne faut pas croire que la tendresse de Dieu l’empêche d’être juste et que son indulgence excessive banalise les fautes avec des absolutions qui seraient données trop  facilement : cette tendresse de Dieu n’évite  pas à celui qui a commis une erreur ou  une faute, de demander pardon, de réparer, et de se convertir, ( ce serait de la présomption de sa part de penser qu’il n’en a pas besoin) mais elle l’assure que ce sera possible s’il demande à Dieu de l’aider, lui qui n’attend que cette demande de son enfant ( cf. Jean-Paul II, dans plusieurs encycliques et surtout  dans Dives in misericordia, où il médite la parabole du fils prodigue). La théologie le précise certes, mais les fidèles n’ont pas toujours autant de scrupules dans leur foi, lorsque l’absolution leur a été donnée…

La misericordia divine est alors d’abord et avant tout un pardon généreux et indulgent, presque injustifié, de Dieu envers les pauvres que nous sommes tous devant lui : « Seul le pardon de Dieu efface le péché, mais la miséricorde est l’attitude pleine de tendresse de Dieu qui donne son pardon. »[19]

Les Hommes sont tous invités à agir volontairement de même, miséricordieusement, et en particulier les Hommes qui croient qu’ils sont créés à l’image de Dieu ou doivent essayer de lui ressembler, en ayant pitié et en pardonnant.

Une loi psychologique montre que c’est  en demandant pardon et en recevant le pardon que nous apprenons à pardonner nous aussi, et réciproquement. En quelque sorte, on revient ainsi aux sens anciens du grec  « pitoyable », cet adjectif (significativement) à double sens : se savoir pitoyables nous-mêmes ( dignes de pitié ) nous rend plus facilement pitoyables ( capables de nous apitoyer) envers les autres.

L’Evangile a montré une direction exigeante et juste, et a enseigné avec bon sens  comment pardonner[20], puis les premiers chrétiens ont transformé peu à peu le fait naturel et humain du pardon en le codifiant[21], puis l’Eglise le transforma peu à peu en mysterium, un pardon pour ainsi dire sacré,  administré uniquement par un prêtre[22].

De misericordia au français miséricorde jusqu’à 2015 environ  

Vers le XIIème  siècle, donc tardivement, le terme savant miséricorde surgit du latin francisé, à une époque où, pour le dire brièvement, la noirceur du monde terrestre contribuait à intensifier l’esprit religieux des fidèles.

Le terme désigne encore cette bonté divine qui accueille et entoure celui qui a erré, se trouve par sa faute dans la misère spirituelle ou morale et vient demander pardon, mais on accentue  la culpabilité aux dépens de la bonté de Dieu qui devient surtout Justicier, un Justicier terrible  qui peut néanmoins faire miséricorde.

Le modèle de la bonté divine inspire par contre les Hommes invités, ou plutôt obligés sous peine de la réciprocité, à accorder miséricordieusement leur pardon, au-delà de  la justice, quand ils ont été lésés par quelqu’un.  Elle signifie aussi la compassion que les chrétiens doivent éprouver envers tous les malheureux : ils doivent prendre en pitié  les autres, quels que soient le malheur  ou la pauvreté qui les frappent  (matériel,  affectif, spirituel).

Mais peu à peu, la présence de «  miser » qui n’était plus compris dans toutes ses acceptions latines, fit penser à une « misère » subie, le plus souvent matérielle : d’une part la miséricorde devient alors aussi la vertu d’un fidèle au cœur compatissant et malheureux devant le malheur et la misère, surtout concrets, qui frappent les autres,  et  d’autre part, soulager la misère,  de ses propres deniers , devient une manière de demander miséricorde pour soi-même et de  racheter ses propres péchés dans des temps où une misère terrible frappe la société. C’est aussi l’époque des « indulgences » que les pécheurs essaient de thésauriser… D’où l’apparition de l’expression un peu ambiguë « oeuvre de miséricorde ». Comme pour les termes charité et aumône, le sens initial du terme miséricorde  ( bonté indéfectible d’un Dieu « matriciel » ) s’infléchit pour désigner les actions ainsi accomplies. Cependant il aurait été plus juste d’employer l’expression « oeuvres de compassion »,  comme le rappelle le Pape François : « La miséricorde est divine ; elle a plus à voir avec le jugement sur notre péché. La compassion a un visage plus humain : elle signifie souffrir avec, souffrir ensemble, ne pas rester indifférent à la douleur et à la souffrance d’autrui.»[23]. On a  même défini à l’époque une liste ( ! ) des « œuvres de miséricorde »[24] corporelles et spirituelles, avec pour synonyme les oeuvres de charité, de pitié, de merci, ou de compassion. Un lexique qui, de nos jours, est souvent ressenti comme installant celui qui aide dans une position de supériorité et infériorisant de ce seul fait, et de fait, celui qui souffre et est aidé …

Le sacrement du pardon évolua parallèlement  après le XIIème siècle environ[25].

A partir du XVIIIème siècle environ, il devint le sacrement dit de pénitence, puis de pénitence et de réconciliation[26].

L’Eglise a progressivement défini un grand nombre de péchés et de fautes que Jésus n’avait pas pointés, incitant les fidèles à juger eux aussi les autres, et, même si la plupart des « péchés » peuvent être un jour absous par un ministre ordonné pour cela, un prêtre, l’Eglise a défini également une exception à cela, exception accompagnée de sanctions dans cette vie et dans l’autre[27]

Le pape François récemment, a souligné qu’il est très différent de se pardonner à soi-même tout seul : les hommes ont besoin de recevoir le pardon d’un autre et/ou de Dieu en implorant sa miséricorde  et en se confiant à sa bonté, car c’est ainsi qu’ils apprennent  à avoir eux aussi de la miséricorde les uns envers les autres.

 

De nos jours, le terme de « miséricorde » est presque désuet tant il semble maladroit.

A part le juron devenu une exclamation comique «  Miséricorde ! », il semble se rapporter aux « bonnes oeuvres »  accomplies dans l’esprit quasi-paternaliste ou condescendant, voire pharisien et intéressé,  du XIXème siècle ou relever d’un complexe de supériorité qui aggrave même la misère de l’autre.

En théologie et en morale, laïque comme religieuse, le terme sous-entend toujours que la personne qui bénéficie de la « miséricorde »  reçoit un pardon de quelque chose. L’indulgence dont elle bénéficie ainsi – même à son corps défendant, – prouve ( il n’y a pas de fumée sans feu )  qu’elle la mérite et donc … qu’elle ne peut être, par conséquent, être que « coupable »…

Jusque tout récemment encore, personne n’aimait donc à employer ce terme « piégé ».

Certes le pape avec son « Jubilé de la Miséricorde » cherche à redonner à ce terme son plein emploi, mais le Vatican  doit employer deux termes  dans ses traductions du latin : compassion ( =>victimes ) et miséricorde ( =>coupables ) .

 

Certes en effet, ces œuvres de miséricorde elles-mêmes relevant de la charité ou des pèlerinages etc. sont bonnes et ne suscitent pas de discussion, mais elles peuvent être parfois déconnectées de l’amour à donner à nos frères, d’un pardon demandé à mainte reprise ou attendu dans l’ombre et la détresse, d’une indulgence pleine de d’humilité et de tendresse pour la paille du voisin : elles ne répondent pas, alors, au sens profond et primordial de la miséricorde divine sur laquelle nous prenons modèle.

C’est pourquoi peu avant la conclusion de son livre Le nom de Dieu est Miséricorde, à la question « Quelles sont les expériences les plus importantes qu’un croyant devrait vivre  durant l’Année sainte de la Miséricorde ? », François répond nettement : « S’ouvrir à la miséricorde de Dieu, ouvrir soi-même et son propre cœur, permettre à Jésus de venir à sa rencontre, en s’approchant du confessionnal avec confiance. Et essayer d’être miséricordieux avec les autres.»[28].

Sa Bulle d’indiction juge moins utile de rappeler d’accomplir des « œuvres de miséricorde », et bien plus utile de rappeler l’amour à donner à nos frères, et d’une importance encore plus  essentielle le fait de découvrir un Dieu qui pardonne, de demander miséricorde pour nous-mêmes, afin – c’est le but de ce jubilé – de faire miséricorde aux autres et de ne pas les juger[29].

Le Synode sur la famille s’est inscrit naturellement dans ce cadre[30] comme aidant chacun, dans la synodalité, à avancer sur tout chemin de discernement.

On ne respecterait pas l’esprit de cette Bulle et de ce Jubilé si l’on accomplissait les Oeuvres de miséricorde corporelle en évitant sciemment les œuvres de miséricorde spirituelle envers nos frères, en nous masquant la découverte de notre propre besoin de miséricorde  et en nous détournant de l’esprit de miséricorde qui doit nous emplir à l’égard de nos frères : c’est une conversion intérieure à la miséricorde qui est demandée.

On ne respecterait pas non plus cet esprit en refusant catégoriquement de suivre l’exemple de Jésus pratiquant l’accueil des réprouvés et des pécheurs : les chrétiens qui pratiquent les « bonnes œuvres » ( non seulement ce n’est pas un mal, mais nous serons tous jugés là-dessus  !) ne peuvent laisser de côté le fait d’être miséricordieux envers ceux qu’ils pourraient juger pécheurs, pécheurs  envers eux et même pécheurs envers Dieu ou envers l’Eglise, en les repoussant aux périphéries.     ( Qui sommes-nous pour juger ?…)

Par exemple, les débats actuels du récent Synode sur la famille ont porté souvent sur les sentiments et l’accueil fait à des personnes qui sont jugées plus ou moins en dehors des habitudes ou des normes  sociales les plus courantes ou des lois actuelles, attitudes souvent impulsées  et édictées jadis par l’Eglise qui a abouti à des décrets très généraux ( de type théologique )  et qui en a encore aujourd’hui la responsabilité même si elle n’a plus de « pouvoir » officiel sur la société laïque ; ces personnes font l’objet de jugements, d’interdictions  ou de mises à l’écart et se trouvent parfois prises dans d’insolubles conflits de loyauté ou dans des sentiments mortifères de culpabilité, de dévalorisation  ou de révolte…

Nombreuses certes sont les  personnes malheureuses, mais doit-on pour autant supposer qu’elles ont besoin toutes de « miséricorde »  sur les points évoqués ?
Il semble que non, puisque comme l’étude des mots l’a montré, la miséricorde étant à prodiguer aux personnes coupables, elle n’est pas la compassion que méritent à juste titre les personnes victimes ou innocentes ( ni coupables ni responsables). Appeler à leur faire miséricorde est certes plein de bonnes intentions mais maladroit en ce qui les concerne,  elles qui attendent au contraire écoute compatissante ( oiktirmos), compassion  et pitié ( eleos), bonté  ( he-sed ) pour panser leurs blessures et les consoler de leurs malheurs.
Parmi les  personnes malheureuses suivantes, lesquelles mériteraient compassion, et lesquelles devraient bénéficier de notre miséricorde ? Les fidèles catholiques sont concernés par ces questions, mais aussi l’Eglise elle-même, et même sa doctrine puisque c’est elle qui a défini la faute et le péché, bien plus que l’Evangile : ce sont ces définitions qui peuvent guérir si elles sont justes et  blesser  si elles sont injustes.  Répudiés, divorcés malgré eux, victimes de violences conjugales, conjoint(e) infidèles aux promesses de leur mariage, homosexuels, familles monoparentales, polygames, mixtes, personnes malades  protégeant leurs partenaires par des moyens parfois refusés par ‘Eglise,  personnes stériles ou handicapées, contrôlant ou assurant leur fécondité par divers moyens condamnés par l’Eglise, couples formés de catholique uni(e ) avec un(e ) croyant « autrement », personnes victimes d’abus se jugeant punies, coupables et définitivement salies, abuseurs malades,  penseurs scientifiques et religieux mis à l’Index, acteurs politiques et sociaux civils s’opposant en conscience au pouvoir temporel de l’Eglise, etc. etc. Jusqu’où vont la miséricorde de Dieu et sa compassion  à l’égard de ces personnes qui souffrent de se sentir rejetées  et donc jugées ?  Et jusqu’où vont  celles de l’Eglise ? N’y a-t-il pas une différence ? Ces personnes ont-elles réellement commis des fautes, ou des erreurs, ou ni l’un ni l’autre ? Jusqu’où la miséricorde de l’Eglise peut-elle aller aujourd’hui ? Comment peut-elle  boire à nouveau l’eau pure  de la Bonne nouvelle ? Les critères qu’elle a mis en place sont-ils justes ? De quand datent-ils ? Sur quoi se fondent-ils d’évangélique ? Avons-nous suivi fidèlement la voie que Jésus indiquait ? Que nous dirait-il aujourd’hui ? Il nous semble  qu’il diminuerait les cas où on doit avoir de la miséricorde, ce qui implique qu’on a jugé les gens pécheurs, pour augmenter les cas qui relèveraient de la compassion la plus affectueuse, car ce sont des victimes : victimes de jugements injustes, et marqués par la vie et les circonstances tout autant que ceux qui sont considérés comme dans la « norme ».

Un esprit de justice et de vérité fait qu’il ne faut pas employer indifféremment le mot « compassion »  et le mot « miséricorde » :  par exemple, à propos d’une personne victime, c’est le mot et le geste de compassion  qui conviennent.

Apprenons donc  de Jésus à pardonner et souhaitons donc aussi ensuite que tous nous bénéficiions de compassion, de pitié et de miséricorde . Souhaitons donc aussi  que  le mot de  miséricorde soit employé à bon escient, c’est-à-dire pour pardonner leurs fautes aux personnes concernées ; que les victimes et les innocents par contre ne soient pas courbés sous le joug d’une miséricorde qui ajouterait en fait une injustice ecclésiale à leurs blessures ;  et enfin, que les réticences, les exclusions, les exceptions  à la miséricorde disparaissent…

Le Pape François y a consacré quasiment la totalité de sa Bulle, «  Le visage de la miséricorde » pour lancer le Jubile de  l’Année de la Miséricorde. Elle doit être centrée sur ce travail intérieur de découvrir la tendresse d’un Dieu qui pardonne au fautif, de ce Dieu miséricordieux qu’on trouve également dans d’autres religions, dont l’Islam.

La devise que le pape François s’est choisie dès le début de son pontificat, «  miserando et eligendo » est inspirée par un commentaire de Bède le Vénérable sur l’histoire  de Matthieu, ce collecteur d’impôt rejeté de tous que Jésus a vu avec miséricorde et a précisément choisi pour l’inviter à entendre et vivre de cette Bonne Nouvelle : un peu comme un père et une mère sont émus jusqu’aux entrailles par leur enfant chéri, même s’il est dans l’erreur, ainsi Dieu aime celui qui a fauté, d’une miséricorde  infinie ( et pas seulement dans une certaine proportion)  et  reste à nos côtés : il nous propose de nous tourner vers lui et de faire comme lui envers nos frères.

Ce n’est pas seulement chaque baptisé  qui est fermement invité par le pape à avoir un esprit miséricordieux envers  son prochain qui a  ou aurait fauté, mais aussi l’Eglise, et en particulier l’Eglise catholique qui a peu à peu au fil des siècles effiloché et réduit le principe de miséricorde sans exclusion  mis en place par Jésus … C’est l’Eglise qui doit jouer son rôle d’exemple pastoral pour les fidèles, et le rôle moteur qu’elle revendique auprès d’eux, le rôle de conscience éclairée par l’Esprit, ne peut se dispenser d’éclaircissements précis et argumentés, appuyés à nouveau sur l’Evangile…

Ce n’est pas seulement chaque baptisé et leurs Eglises qui doivent retrouver le principe de base de la miséricorde, mais tout disciple de Jésus et même chaque fils de Dieu sur Terre ( tous les hommes de la Terre, même s’ils ne le savent pas … ) car il s’avère de façon étonnante que la Bonne Nouvelle s’avère toujours nouvelle, active et vivante même 21 siècles après, et que c’est encore et toujours pour le Bien de tous.

« A tout pécheur miséricorde », disait notre sagesse traditionnelle tout imprégnée d’Evangile.

Heureux ceux qui « miséricordent » car on les « miséricordera » : adoptons aussi ce néologisme que propose le pape François[31] en lui (re)donnant toute la richesse de l’Ancien Testament et de l’Evangile…

Conclusions (très) pratiques !

En français d’aujourd’hui , le terme miséricorde n’est pas synonyme de compassion. Si je dis je fais miséricorde à Dominique, nous comprenons que Dominique est coupable . Or ce terme vient directement du latin misericordia… mais  son sens a évolué peu à peu et il est devenu aujourd’hui un faux-ami… ( comme par exemple en anglais to cry ne signifie pas crier mais pleurer ).  Cet article a fait le point sur l’histoire de cette  notion depuis l’hébreu jusqu’au français. Désormais , lorsque l’Église catholique publie un texte en latin , ce qu’elle fait habituellement, le terme latin misericordia ne doit plus être traduit par miséricorde mais par compassion qui est un terme qui n’implique pas de culpabilité. Devant une victime on ressent de la compassion et on peut agir pour permettre réparation ; devant un coupable, on peut exercer sa miséricorde qui peut conduire à pardonner et ressentir aussi de la compassion. Dire à une victime qu’on va faire preuve de miséricorde en vers elle, c’est implicitement sous-entendre qu’elle est coupable, c’est la blesser une nouvelle fois.

1°) A l’égard d’une personne dont la culpabilité n’est pas encore prouvée… ( « droit à la présomption d’innocence ), n’utilisons plus « miséricorde ». Si c’est volontaire, ce serait quasiment une calomnie, et si c’est involontaire ce serait un lapsus  qui témoignerait de graves préjugés.

2°) A l’égard de  victimes reconnues comme telles, ne pas employer le mot de miséricorde mais le mot de compassion.

3°) Allons plus loin : l’Eglise doit témoigner dans ses textes en latin de cette clarification.  Dans ses textes universels de référence, écrits en latin encore  aujourd’hui, l’Eglise doit prêter une attention scrupuleuse à son emploi du terme  misericordia qui a deux sens… Elle doit employer en latin compassio  pour ceux et celles dont elle n’est pas sûre de la culpabilité.  Pour les autres, elle emploiera  misericordia  qui ne comporte pas de jugement  et reste fidèle à l’Evangile :  » Ne jugez pas ..  »

2018-02-15  Marguerite Champeaux-Rousselot

[1] Les « actes de miséricorde » ne pouvaient faire que consensus et en quelque sorte compensaient aussi indirectement  de grandes tensions sur des conceptions plus étendues de la miséricorde.

[2]  Attention aux pièges en cette année où on cherche la miséricorde :c’est pour éviter la répétition que  he-sed est souvent traduit dans ce verset par miséricorde, mais le terme he-sed est plus large que la miséricorde.

[3] L’hébreu et le grec emploient pour désigner une action mauvaise le terme signifiant erreur ou faute, ( manquer la cible, se tromper de chemin), ce qui est différent de péché et témoigne déjà une certaine indulgence envers celui qui a fait le mal, une indulgence de principe.

[4] En arabe, les mots « miséricorde » (rahma) et « utérus »,  (rahm) ont la même racine. Et Allah est dit Miséricordieux (un adjectif qui ne recouvre pas intégralement la notion chrétienne cependant).

[5] Si aujourd’hui, nous écrivons «  au sein du Bureau, il y a des dissensions »,faudrait-il que des commentateurs vingt siècles plus tard s’étendent sur la figure de style ( métaphore) qui montre le fait anthropologique, sociologique et religieux que le Bureau était à cette époque considéré et vénéré comme une véritable mère pour les administrateurs frères jumeaux et rivaux etc. etc. ? !!

[6] Ps 40,9 : Mon Dieu, j’ai voulu ta loi au profond de mes entrailles  ; Ps 16,9  Mon cœur exulte, mes entrailles jubilent.

[7] L’hébreu n’emploie pas l’abstrait autant que d’autres langues et se sert souvent du concret pour exprimer l’abstrait. Si l’on cherchait l’équivalent de  ce processus, – âmes sensibles à la correction ou n’aimant pas l’humour, s’abstenir de lire la suite ! On trouverait en français des expressions équivalentes en français populaires sans souci d’élégance, comme « Voir X comme ça, ça m’a pris aux tripes, ça m’a fait mal au ventre, ça m’a serré le kiki, ça m’a retournée les entrailles, j’ai eu mal au cœur   » etc. On pourrait alors inventer, comme en hébreu, un nom abstrait pour désigner ce sentiment inconditionnel  de bonté à partir du lieu physique où on le « ressent » : la « tripitude » ? autres suggestions ?

[8] La Genèse n’a pas voulu indiquer que l’être humain  a un corps matériel fait à l’image de Dieu, mais que l’être humain est à l’image de Dieu par les sentiments, l’âme… (qui passent eux  par son corps).

[9] Isaïe 63, 7,17 ;    Psaume 77,10 : «  Est-ce que Dieu oublie d’avoir pitié, ou de colère ferme-t-il ses entrailles ? » ; Psaume  79, 8Psaume 119, 77 ;  Zacharie, 1, 16Daniel 9,9 ; Néhémie 9, 28 ;  ; 2 Samuel 24, 14 ;  Néhémie 9, 19,27,31 ; Psaume 119, 156Daniel 9, 18Isaïe 54, 7; Psaume 40, 12Psaume 103, 4; Osée  2, 21Jérémie 16, 5 ;  Psaume 25, 6Psaume 51, 3Psaume 69, 17 ; Psaume 145, 9Deutéronome 13, 17 ; Jérémie 42, 12Lamentations 3, 22 etc.

[10] C’est un problème qu’ont  des langues avec deux genres correspondant plus ou moins aux deux sexes.

[11] Ce nom commun est tiré d’une racine qui signifie probablement être doux, être mou.Utilisé seulement au pluriel : les intestins, ou collectivement, le cœur, l’abdomen, l’estomac, l’utérus ou pour les hommes les organes procréateurs, le ventre ; au sens figuré ce terme représente le cœur et la sympathie.

[12] Cela rejoint aussi les conceptions de Maître Eckart, d’un Maurice  Zundel ou d’une Etty Hillesum par exemple, et bien d’autres religions ou conceptions d’un Dieu « sans corps »..

[13] En grec moderne, un verbe qui en dérive veut dire souffrir de la rate, être atrabilaire, ce qui a abouti en anglais au mot spleen.

[14] En grec moderne,  splagchnos signifie tendrement  « le bien-aimé » : « mes entrailles, ma vie.. ».

[15] Et, semble-t-il,  non au Moyen, une sorte d’équivalent de notre Voix réfléchie : «  je m’émeus en mes entrailles ».

[16] Ustera l’utérus, en grec, ( d’où hystérie en français par exemple) vient du comparatif qui signifie « en arrière, en retard » et a fourni de nombreux mots grecs riches de notions spatio-temporelles,  mais   cette notion n’a  rien à voir avec un sentiment né d’un vécu maternel ou parental. Un autre terme désignant la matrice apparaît chez Hippocrate,  delphus, mais ce terme n’a pour parents que la famille de delphax, (cochon, truie, et cochon de lait) animaux prolifiques, et éventuellement delphis, qui désigne le dauphin, un mammifère ayant un utérus et mettant lui aussi au monde des petits comme les humains. Aucun verbe de « sentiment » n’en a découlé en grec, ni de l’un ni de l’autre, d’où l’emploi d’un verbe dérivant du mot plus général « viscères » ( splagchna ).  Cela montre que ce sont vraiment les viscères qui sont considérés comme étant le siège quasi-causal de ces réactions émotionnelles  d’attachement parental. (Cf. les travaux sur les théories concernant la conception et la grossesse en Grèce). Viscères qui ne sont pas « genrés ».

[17] Un exemple de traduction intéressant à observer : Luc, I, 42 fait dire à Elisabeth «  et béni soit le fruit de ton ventre » « καὶ εὐλογημένος ὁ καρπὸς τῆς κοιλίας σου. » : le terme grec est tout simplement koilia c’est-à-dire le creux du corps, le ventre …. Ce que le latin sans pudibonderie traduit par  « fructus ventri tui », « le fruit de ton ventre ». Le français a traduit dans le Je vous salue Marie  par  « et Jésus, le fruit de vos entrailles » … Quand le latin fut-il traduit en français avec ce mot « entrailles » ? Je n’ai pas réussi à le trouver. Ce fut probablement plus par pudeur  ou  par gêne concernant la sexualité ou le corps spécifiquement féminin que par souci de lutter contre une conception  « genrée »…

[18] Peut-être instinctive

[19] Le nom de Dieu est miséricorde, pape François, 2016, p. 16

[20] L’Histoire du sacrement de pénitence est assez complexe. Ce sacrement a eu au cours de l’histoire des formes très différentes de la manière actuelle. Ces évolutions montrent la distance prise avec l’Evangile et l’exemple donné par Jésus, et expliquent les différences à ce sujet entre les différentes confessions chrétiennes.

Matthieu au chapitre 9 qui traite de l’autorité de Jésus, berger et médecin, quant au  pardon pour les malades et les perdus, montre Jésus affirmant au paralytique : «  Courage, mon enfant : tes fautes sont pardonnées » ( verbe passif : par le Père ? ) puis le guérissant physiquement afin de prouver qu’il a dit vrai. Au verset 8 Mathieu écrit : « voyant cela (le fait que Jésus a pardonné au paralytique puis comme preuve de ce pardon, l’a guéri, secondairement,  de sa paralysie) les foules furent saisies d’étonnement (phobètèsan : s’effrayèrent ) et rendirent gloire à Dieu qui a donné un tel pouvoir aux hommes. » : cette phrase dont la fin, après le mot Dieu, est ajoutée  à Marc par Mathieu, signifie bien que, selon Mathieu, la foule peut considérer à juste titre que Dieu a donné aux hommes (tois anthropois) le pouvoir de témoigner, ou de faire savoir, que les péchés sont pardonnés ! Soit Mathieu considère que Jésus est un homme comme les autres, soit les hommes considèrent que ce pouvoir, donné à Jésus par Dieu, est également donné à d’autres hommes. Et en effet, c’est tout de suite après que Matthieu écrit que  quand deux ou trois sont réunis, Jésus est au milieu d’eux et que tout ce qu’ils demanderont au Père leur sera accordé : c’est le pardon qu’ils vont demander (et non pas autre chose ) et qui leur sera accordé car ce sera comme si Jésus le faisait avec eux.  Jésus a non seulement donné l’autorisation  à tous de pardonner tous, mais il n’y a mis aucune condition, ni pour pardonner ni pour être pardonné  et a donné à tous la responsabilité, et le devoir, de faire savoir que Dieu pardonne et d’aider à le demander et à ce que les hommes aient confiance en ce pardon.

[21] C’est pourquoi dans les premiers temps du christianisme, le pardon s’accordait comme décrit dans l’Evangile : un groupe de chrétiens priait ensemble pour appuyer une demande de  pardon de l’un d’entre eux et réciproquement ( cf. le Notre Père ). Pour les fautes les plus graves, on  pouvait faire la demande devant toute la communauté : cette « pénitence publique » ( je me repens publiquement ) concernait les meurtres, apostasies et adultères. Elle comportait une longue pénitence qui exprimait la conversion et s’achevait par la réintégration dans la communauté liturgique pour la fête de Pâques. Elle était comme le renouvellement du baptême et n’était donnée qu’une fois dans la vie.

[22] Comme beaucoup repoussaient cette pénitence au moment de la mort, apparaît au VIIème siècle une nouvelle forme de pénitence d’origine monastique : la pénitence privée, secrète et renouvelable. Elle était graduée selon la gravité des péchés, et l’absolution n’était donnée qu’après l’accomplissement de la pénitence souvent assez longue.

[23] Le nom de Dieu est miséricorde, pape François, 2016, p. 113

[24] Matthieu (25, 34-36) évoque les actions concrètes et matérielles concernant les frères qui souffrent ( faim, soif, solitude, maladie, prison)  et que chacun ( les fidèles du Christ en particulier ) accomplit par bonté, par pitié et par amour pour ses frères : il ne s’agit pas seulement, pas vraiment, de se montrer charitable et de racheter ses fautes !  C’est une liste indicative,  non seulement parce que les besoins de nos frères ne sont pas toujours les mêmes et  qu’il y en a de nouveaux depuis Matthieu et les « œuvres de charité », mais aussi parce qu’elle ne prend pas en compte les oeuvres de miséricorde purement spirituelle, ni l’esprit même de miséricorde envers ceux à qui j’ai à pardonner, par exemple : le Jubilé de Miséricorde et l’enseignement du pape redonnent au sens de miséricorde son sens réel. Le texte de Matthieu finit ( 25, 46) en appelant «  justes » ceux qui ont fait cela car la miséricorde est la justice divine.

[25] Cependant à partir du XIIème siècle, l’absolution est donnée immédiatement, au moment même de la confession et la pénitence accomplir devient beaucoup moins importante. Au  XIVème  siècle et après la grande peste, les fidèles vivent dans la peur de la mort et dans la crainte de la damnation éternelle ou du purgatoire (qu’on vient d’inventer…) d’où la primauté réflexe du salut individuel par toutes sortes de moyens  confondant matériel et spirituel, désacralisant et instrumentalisant la religion pour se garantir individuellement le pardon… La Réforme  réagira contre cela entre autres. La Contre-réforme ( ou la Réforme catholique ) à partir des XVIème et XVIIème siècles, proposera comme moyen de progression spirituelle la confession fréquente, dite confession de dévotion : on se recentre mieux sur la contrition (le regret) des péchés. Mais peu à peu l’absolution, rarement refusée,  devient presque la règle, la « pénitence » est de l’ordre du symbolique, le secret de la confession est très confortable et  amène même à des abus, l’Eglise se croyant autorisée à passer par-dessus la justice humaine normale.

[26] A partir du XVIIIème siècle, ( et même avant ) la confession fréquente, dite confession de dévotion, est, dans la pratique des fidèles,  centrée sur la contrition (le regret) des péchés et leur absolution par le prêtre. À la suite du Concile Vatican II, un nouveau rituel  pour ce sacrement dit désormais de « réconciliation »,  a pour but de remettre  en valeur et la miséricorde de Dieu et l’aspect ecclésial : il donner place à la lecture de la Parole de Dieu et instaure les « célébrations pénitentielles ».

[27] A notre époque ( 2018) le seul péché qui n’est jamais pardonné, dans l’Eglise catholique, empêchant même de recevoir tous les autres sacrements, est d’avoir des relations sexuelles quand on a divorcé après un mariage catholique, quelle que soit la raison du divorce… Que dirait Jésus  qu’on avait questionné sur la répudiation ?

[28] «  Le Nom de Dieu est miséricorde », pape François, 2016,  p 119 :

[29] La Bulle  consacre seulement une page sur soixante aux « œuvres de miséricorde » et de même son livre «  Le Nom de Dieu est miséricorde » les aborde marginalement  en  seulement 3 pages sur 125.

[30] Cf. les conclusions de chacune des trois parties ( paragraphes 34, 55 et 93)

[31] Le nom de Dieu est miséricorde, pape François, 2016, page 33. Voir aussi sur ce site une explication de  sa devise «miserando et eligendo»  ( épisode de la vocation de Lévi ou Matthieu ) : https://recherches-entrecroisees.net/2018/12/27/la-devise-choisie-par-le-pape-francois-miserando-et-eligendo/

3 réflexions sur “Compassion envers les victimes, oui, car en français actuel, le terme « miséricorde » sous-entend qu’on est coupable ( 2018)

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