Émique et étique : deux notions entre linguistique et anthropologie

Les adjectifs émique et étique méritent une explication abordable, car ce sont deux notions «stimulantes » qui sont très utiles. Vous trouverez ici, rédigés dans un but pratique, quelques éléments d’éclaircissement sur émique et étique, traduction francisée de l’anglais emic et etic.

Liés à l’anthropologie, à la communication, ils servent à mieux étudier certains « objets », qu’ils soient d’ordre historique, scientifique, sociologique, artistique, religieux, littéraire, ethnologique… Ces « objets » peuvent être des récits oraux, des chants, des écrits, et même des représentations, des choses, des coutumes, des structures, voire des personnes, et des sociétés qui les ont émis.

Lorsque l’étude de ces « objets » (individu ou chose) vise à pouvoir transmettre en paroles compréhensibles leur contenu, un observateur attentif va les « écouter » et les « faire parler »… En effet, ces objets sont tous des vecteurs de paroles, des « personnes » (en faisant allusion au sens étymologique de ce mot), des « acteurs » qui expriment un contenu plus ou moins signifiant, des « locuteurs » au sens large du terme.  

par Marguerite Champeaux-Rousselot, le 2015-09-29

Petit rappel sur «subjectif» et «objectif»

Ces adjectifs émique et étique ne sont pas à confondre avec « objectif » et  » subjectif ». Rappelons rapidement ces deux notions :

Voici un objet…

Ainsi, voici un objet. ( figure 1).

l’observateur perçoit cet objet  ( figure 2 ), il le pense…  Cette représentation est différente de l’objet : elle est subjective.

Figure 2 Soient un sujet, un objet, et sa vision de l’objet

L’observateur qui n’y prend pas garde risque d’aboutir à la représentation (subjective) de la figure 3 :

Figure 3 voici l’objet perçu s’il est ensuite rendu sans avoir pris de recul

Mais s’il prend du recul, il va tenter de réussir à aboutir à une représentation de l’objet la plus exacte possible ( figure 4), dite « objective ».

Figure 4 : l’objet représenté, finalement, le plus fidèlement possible

Les adjectifs émique et étique : définitions et pratiques, ressemblances et différences  

Ces deux adjectifs définissent une démarche, une manière d’observer et de rendre compte. Les deux démarches tentent d’être objectives.

L’adjectif émique qualifie le point de vue de l’observateur qui se veut objectif et qui, pour cela, s’appuie uniquement sur les concepts et le système de pensée propre à l’autre, à des autochtones par exemple : il respecte les principes et les valeurs propres à un ou des  acteurs donnés dans une culture donnée, il reflète les conceptions populaires ou savantes, locales ou non, individuelles ou collectives, dans – ce qui est le plus important –  un contexte culturel donné : il oublie son propre point de vue autant que faire se peut pour faire place à celui des autres et les transcrire fidèlement (même s’il ne comprend pas tout !).

Ainsi l’observateur objectif retiendra-t-il, dans un compte-rendu objectif de ce type émique, uniquement les traits pertinents que les personnes ont signalés explicitement elles-mêmes, verbalement ou par des indices factuels, comme pertinents pour eux-mêmes, selon elles-mêmes. Ceci étant, on ne doit pas oublier que la subjectivité de ces usagers est elle aussi un fait qui peut/doit être rapporté objectivement et comme un fait objectif, c’est-à-dire en reproduisant avec exactitude leur propre discours.

Ceci était le cas habituel, mais on peut supposer, dans la même ligne mais en allant plus loin, que le même observateur objectif pourrait adopter un point de vue émique en allant jusqu’à essayer de se mettre à la place des individus étudiés, (focalisation interne ? voir la discussion ci-dessous) : cela lui permettrait en particulier de tenter d’expliciter ce qui restait implicite chez eux. S’il y réussit, cet observateur en restituerait alors là encore la réalité à travers un discours émique, mais de façon encore plus complète que lorsqu’il se limitait à la communication de ce qui est explicite : cet émique particulier peut être qualifié d’extrême. Mais est-ce encore un texte objectif ?  Peut-on encore parler ici d’observations pures ? Ne sont-ce pas plutôt des hypothèses ou des déductions subjectives ? Ses remarques, puisqu’il ne s’agit plus ici d’observations fidèlement retranscrites, peuvent effectivement ne pas être toujours validées par les personnes sources. Ce niveau d’émicité, qui inclut de l’implicite supposé observé, comporte des risques de mésinterprétation ou de surinterprétation au sujet de la réalité totale des faits disponibles à l’observation. Puisque, dans ce cas, cet observateur qui se veut objectif, fait entrer de sa subjectivité dans ses observations pour expliciter ce qui restait implicite chez l’autre et être ainsi plus complet, ce même observateur ne peut prétendre qu’avec plus de difficulté à une objectivité émique totale.

Toutefois, dans le cas habituel et dans le cas extrême évoqués ci-dessus, comme ces observations concernant l’explicite et l’implicite des « objets » correspondent positivement aux critères scientifiques habituels aux sciences dites molles concernant les découvertes scientifiques et leur probabilité, on peut à bon droit qualifier ces déductions émiques d’objectives.

Quant à lui, l’adjectif étique qualifie un point de vue de l’observateur qui se veut objectif lui aussi, mais qui s’appuie sur des faits visibles par tous. Il ne s’appuie pas sur des informations données explicitement par les usagers eux-mêmes car il estime par exemple que ces informations seraient subjectives et donc sujettes à caution…  Le point de vue étique est donc celui de l’observateur objectif qui relève, à partir d’un point de vue externe (focalisation externe ? voir la discussion ci-dessous) des observations externes concernant du réel accessible aux sens, et en particulier du vivant, à la manière par exemple d’une observation quasi-éthologique des comportements des animaux. Cela permet de décrire des objets scientifiquement, à partir d’énumérations, de statistiques, de compilations dont on fait la synthèse, pour aboutir éventuellement par exemple à la connaissance de certains de ses éléments, à des tendances ou à des lois… Affirmant son intention d’échapper au subjectif, le compte-rendu étique fournit une description souvent immédiatement perçue comme « objective », et supposée telle. Si on l’étend aux sciences humaines ou aux sciences des êtres vivants, le souci d’éticité aboutit à l’extrême au fait que l’observateur se méfie, et même ne tient pas compte, voire s’écarte volontairement, des déclarations ou des interprétations des usagers eux-mêmes à leur propre sujet, trop délicates en outre à faire entrer dans un processus de science dure.

Ce compte-rendu de l’observateur objectif étique est considéré souvent a priori comme un texte objectif puisqu’il fait intervenir un maximum de faits décomposés en éléments citables et de statistiques. Mais ces observations étiques peuvent ne pas toujours être validées par ceux qui en sont les objets : un des risques pour l’observateur est en effet d’avoir plaqué plus ou moins étroitement une grille d’analyse préconstituée sur la réalité qu’il dit avoir objectivement perçue, et qui est souvent sa grille de lecture, sans qu’il en soit conscient. De plus, de par le processus choisi, il rend difficilement compte de la totalité des faits disponibles à l’observation, ce qui fait que ce niveau comporte d’une part des risques d’incohérence qui sont difficiles à percevoir puisque le résultat est marqué par l’absence de lien et d’autre part de graves indigences dans l’interprétation et dans la connaissance de la réalité totale de ces faits. Enfin, les discours des personnes elles-mêmes ne sont-ils pas également des faits objectifs ? Et un compte-rendu très incomplet est-il exact ?

Ces observations étiques doivent donc elles aussi répondre aux critères scientifiques habituels aux sciences dures concernant les découvertes et leur probabilité, avant qu’on puisse les qualifier d’objectives.

Emique, étique, focalisation externe, focalisation interne.  

Avec l’émique et l’étique, puisque le but pour l’observateur est de « connaître » ce qui est lui est extérieur, sommes-nous en focalisation externe, ce qui peut sembler objectif et donc souhaitable d’un point de vie scientifique, ou en focalisation interne, ce qui peut sembler subjectif et donc dangereux au point de vue scientifique ? Ces notions de focalisation appartiennent à la linguistique

L’observateur émique ou son discours s’efforcent de s’effacer derrière les acteurs ou leurs discours : il reproduit leurs discours explicites et en rend compte dans un discours en focalisation externe.

L’émique extrême, lui, s’essaie également, en plus, à rendre compte dans la mesure du possible, même de l’implicite : dans ce but, il tente d’en rendre compte formellement à certains moments comme s’il était à la place de ces « objets » étudiés. Il cherche à rendre compte également de leurs discours implicites, de leurs réalités cachées, intérieures ou inconscientes telles qu’il les suppose. Il s’avère donc que ce discours émique extrême n’est rendu possible que grâce à un travail antérieur de focalisation interne à partir des observations dont il disposait. Le discours émique extrême est construit à partir de la base externe explicitée par les acteurs eux-mêmes, base complétée par la suite grâce à une focalisation interne supposée exacte mais hypothétique.

L’observateur étique ou le discours étique s’effacent derrière les faits dont il rend compte selon un système de valeurs et de structures, qui ne provient pas de ses objets : cela  pourrait donc être qualifié de focalisation externe ; mais d’une part le système est en fait bien souvent celui de l’observateur lui-même, et d’autre part, en général, il ne respecte pas les faits implicites, qui quoique implicites existent quand même et dont l’absence de prise en compte, fausse la connaissance : la focalisation qui se voulait externe est alors modifiée par celle de l’observateur. L’étique refusant ainsi de tenir compte du discours des observés concernés eux-mêmes et ne tentant pas de comprendre leurs implicites, la focalisation visée ne réussit pas à reproduire de façon complète pas la réalité des acteurs étudiés. Cela n’est pas, certes, une vision subjective résultant uniquement d’une focalisation interne de l’observateur, mais son compte-rendu est une vision étrécie qui ne correspond ni à la réalité des objets concernés ni à sa réalité à lui, mais à une vision orientée.

Quelques idées sur des champs d’applications de ces notions

La perspective étique met l’accent sur la description, souvent à travers des quantifications, des relations entre les éléments et les structures, en étudiant les variables et les forces en jeu ; c’est celle de l’extérieur qui veut agir sur un objet, du chercheur qui veut le décrire.  La crédibilité et la validité de cette approche surtout quantitative sont basées sur la taille et le type d’objet ainsi que sur les quantités qui le caractérisent.

La perspective émique se concentre plus sur la signification, le contexte, le processus, et répond à de nombreuses questions essentielles et circonstancielles à propos d’un objet dont elle respecte plus, pourrait-on dire, la qualité de sujet. Elle cherche par exemple à saisir les perspectives de ces personnes qui ne sont pas des objets passifs mais des informateurs actifs, des sujets au centre d’un univers qui leur est propre et a du sens pour eux. La crédibilité de ce type de compte-rendu est basée avant tout sur l’avis des observés eux-mêmes quand c’est possible, sur sa cohérence interne, – émique elle aussi-  et sa cohérence externe avec d’autres éléments du contexte plus assurés. Sa validité et sa validation de même.

La vision émique cherche à reproduire la vision des sujets ; et la vision étique, celle qui reproduit la vision  des observateurs qui  s’occupent de sujets pris pour objets.

Deux exemples d’applications :

  • Dans un cadre où il doit y avoir une relation entre deux instances de force inégale avec un but d’entraide, il est clair que la prise de conscience de ces points de vue différents permet d’avancer vers une meilleure compréhension des besoins et manques des uns, et des moyens et atouts des autres, afin de trouver les formules les meilleures.
  • Dans le cas par exemple d’un objet « mort » ( récit oral ou écrit, événement, artefact, trace humaine), celui qui veut l’observer émiquement se trouve presque dans le cas de la vision émique extrême.

Un peu d’histoire

La commodité de ces notions les a fait franciser et a fait également inventer quelques néologismes.

Ces termes viennent de la phonétique et de la phonologie : l’opposition emic/etic a été inventée par K. Pike puis utilisé en ethnologie et ailleurs.

Kenneth PIKE : Emic and Etic Standpoints for the Description of the Behavior,  in Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, vol. 2 , published in 1954 by Summer Institute of Linguistics.

Un excellent article de Jean-Pierre de SARDAN[1] a fait en 1998 l’histoire et la synthèse de l’emploi des termes émique et étique. Il écrit en particulier : chez Pike, « l’emic est centré sur le recueil de significations culturelles autochtones, liées au point de vue des acteurs, alors que l’etic repose sur des observations externes indépendantes des significations portées par les acteurs et relève d’une observation quasi éthologique des comportements humains ».

[1] SARDAN Jean-Pierre Olivier de : Émique, in : L’Homme, 1998, tome 38 n°147. Alliance, rites et mythes. pp. 151-166.        DOI : 10.3406/hom.1998.370510

www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1998_num_38_147_370510

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