« Liturgie » et « clerc » : étymologie et histoire

Le sens étymologique et l’histoire de ces mots sont nourrissants pour notre aujourd’hui car ils rappellent que la liturgie est expression créative existentielle de chacun et de tous. Ce qui a tout son intérêt dans la recherche sur la « synodalité » et dans la perspective du Synode convoqué par le Pape François en 2022.

par Marguerite Champeaux-Rousselot

Etymologie : laos et ergon

Étymologie. Le terme liturgie vient du grec λειτουργία / leitourgía,  à partir du nom commun ἐργον / ergon, « action, œuvre, service »  et de l’adjectif λειτος / leitos, «public», dérivé de λεώς = λαός / laos, « peuple ».

Le terme laos a une valeur forte déjà chez Homère. En effet, en Grèce antique, le terme dèmos signifiait l’ensemble des citoyens, ce qui est .. ( eh oui ! )  sélectif :  cela écarte les  femmes, les esclaves, les enfants, les étrangers etc. ,  mais le terme  laos ( qui n’ a pas d’étymologie assurée ) signifie « les gens », et a donné par exemple en grec moderne leôphoros qui désigne  une avenue où circulent les gens, un boulevard, une grande avenue, et un de ses dérivés latinisé, a donné en français laïc ou lai.

Le verbe  leitourgeô  en Grèce ( au moment de la démocratie, fin VI° et V° et suivants  )  exprimait le fait d’assurer  un service  au bénéfice du peuple :  il s’agissait  de certains citoyens volontaires ( riches ) qui était candidats pour avoir l’honneur de financer sur leurs propres deniers les besoins du laos, de la population tout entière : par exemple des armes et des soldats pour la sauvegarde de la cité, des fêtes religieuses si utiles pour se concilier les dieux, des représentations théâtrales qui étaient perçues comme un moment éducatif pour la population tout entière et avaient également une fonction religieuse etc. : tout cela pouvait s’appeler une « Liturgie ».

Parmi ces candidats mus par un idéal liturgique – ou … moins spontanés ! -,   comment le laos, c’est à dire les gens, choisissaient-ils ceux qui seraient  les  liturges ? Ce choix important s’est effectué  selon les sujets et les époques de deux façons bien significatives : certains choix en Grèce s’effectuaient par tirage au sort car le nom sorti  manifestait  la volonté des dieux,  mais à l’époque des liturgies,  ( Vème et IVeme siècles surtout )  il relevait de citoyens élus comme magistrats qui étaient ensuite responsables de la pertinence  de leurs  choix… Ces liturgies, entièrement offertes au service du peuple dans son entier, laos, soudaient les habitants la cité en une communauté et leur bénéficiaient à tous. Leur contenu était mûrement pensé.

Avec le déclin de la Grèce classique, le terme prit peu à peu un sens moins précis  et moins organisé pour désigner simplement un travail quelconque fait en faveur du peuple.

… et leitarchie ?

En grec, il existait aussi dans le domaine religieux, un verbe composé avec le même terme leitos mais qui désignait précisément ceux qui conduisent   pour le peuple ( laos)   les sacrifices et  les banquets, les chefs, les prêtres  : c’étaient les  leitarchoi = ceux qui conduisent  (archein ). Il s’agissait là d’un groupe très particulier avec un statut élevé que marque le verbe « conduire ».

Ceux qui se réclamaient de Jésus pouvaient-ils utiliser un tel terme pour désigner leurs responsables, puisque le paradoxe évangélique ( le plus petit est le plus grand .. ) pointe le piège contenu dans de tels termes ?

Cela n’était pas envisageable ! Pour désigner leurs responsables, les chrétiens n’utilisèrent donc pas ce terme archein  qui impliquait un reniement dangereux des valeurs évangéliques. Ils voulurent conserver  l’idée que les gens ( laos )  choisissaient  une personne responsable d’une action, d’un  travail  (ergon )  que tous   ( laos) les fidèles organisaient  pour  répondre à leurs  propres besoins, et ils utilisèrent alors peu à peu le terme leitourgeia dans ce sens.

Un détour par l’étymologie de klèros

Dans l’Antiquité grecque, on pouvait utiliser le terme de klèrikoi pour qualifier ceux qui avaient des charges religieuses héréditaires.  Le terme vient de klèros  qui fait référence soit au tirage au sort, soit  à l’héritage qu’on recevait, souvent par tirage au sort entre des parts égales, soit à tout  héritage et aux droits héréditaires. C’est le terme utilisé par la Septante en grec, pour traduire l’hebreu qui qualifie les  prêtres juifs ( voir par exemple Deutéronome 18, 4) . Les structures de la prêtrise païenne ou juive en faisaient souvent une charge héréditaire, un privilège dont on héritait.

Chez les premiers disciples de Jésus, pas de prêtrise héréditaire certes, mais peu à peu l’idée que les responsables forment un groupe à part se précise  et  seulement vers le III° siècle, on choisit ce vieux terme pour désigner  ce qui peu à peu s’élabore en reconstruisant un groupe séparé qui s’est retrouvé à suivre les anciennes structures de la prêtrise  juive qui était une charge héréditaire, un privilège dont on héritait, ce qui deviendra bien plus tard, en passant par le latin, le futur  « clergé ».

Cependant, la prêtrise chez les chrétiens n’a jamais été ni un droit ni une obligation héréditaires, même si on sait, par de nombreux témoignages écrits de l’époque, que le clergé pouvait être marié et avoir des enfants dont certains eux aussi devenaient clercs. L’aspect héréditaire dès le début du christianisme s’est effacé devant l’importance de la vocation personnelle ou l’appel de la communauté à accepter cette responsabilité.

Le mot restait cependant : le sens en était gênant. On a alors adapté son sens et formulé une autre explication pour ce mot qui désignait en contexte chrétien les (futurs) prêtres : 

cf. Jérôme, Ep. 52,5 :  clericus : si enim κληρος  graece, sors latine appellatur, propterea uocantur clerici, uel quia de sorte sunt Domini, uel quia ipse Dominus sors, id est pars clericorum est.  

« Si klèros en grec signifie bien  en effet le sort en latin, et que en outre les clercs sont appelés ainsi à cause de cela également, c’est ou bien parce qu’ils sont d’après le sort, « du Seigneur », ou bien parce que le Seigneur lui-même est leur sort,  c’est-à-dire qu’il est la part des clercs. »

L’usage du terme se répand et finit par délimiter en quelque sorte une catégorie : ce groupe si distingué, si choisi, des klèrikoi  au nom certainement perçu comme significatif. De ce fait, consciemment ou non, volontairement ou non, il se différencie du groupe de « ceux qui ne sont pas klèrikoi » : il sera plus pratique de les désigner par un terme eux aussi, et c’est alors qu’on se servira d’un dérivé du terme laos, les gens : laïkos . Cet adjectif sera substantivé et  deviendra très utilisé quand il s’agira de marquer la différence avec les klèrikoi ( terme qui donnera clerus en latin, héritage etc.  et  clerc et clergé en français ), une différence qui sera d’abord simplement ressentie comme d’ordre hiérarchique, avant que des théologiens la valident comme telle.

On voit combien déjà cette appellation klèrikoi  les  séparait implicitement  des autres fidèles.

… d’où le terme « liturgie »

Pour en revenir au mot leitourgia : la première partie du mot est un adjectif qui dérive de laos , que nous venons de définir comme les gens, sans spécificité  ni exclusion, et signifie public. La deuxième partie  fait référence au travail (ergeia, comme dans sidérurgie, chirurgie, énergie). La liturgie, à l’époque où a été créé ce mot pour un travail fait en faveur des gens, était donc vécue comme se définissant  comme un service rendu aux gens, et par des personnes choisies par eux et perçues quasiment comme des bienfaiteurs qui mettaient leurs biens au service de la communauté.

Ce terme général fut utilisé par les premiers chrétiens lorsqu’il fallut s’organiser : les rassemblements (prière, enseignement, partage…) se déroulèrent n’importe où mais souvent, pour des raisons pratiques, dans les maisons adéquates et disponibles, leurs propriétaires ouvrant leurs bourses. La transposition se fit naturellement dans l’esprit de l’évangile : liberté des pratiques liturgiques pour répondre aux besoins écoutés de chacun, fraternité et réciprocité garantissant la communion liturgique dans la diversité. (N.B. pour le terme communion et communautaire, voir aussi sur ce site : contrairement à une opinion répandue, ces termes n’ont pas de racine commune avec un ou union. )

A cause de cela, le terme aujourd’hui désigne souvent de façon réductrice les rites communautaires.

Il en est toujours ainsi.

Mais l’histoire du mot met en évidence ce qui donne sens et valeur aux rites. Elle fonde en fait les textes sur lesquels ils s’appuient.

: telles furent les grandes lignes qui évoluèrent peu à peu au fil des siècles pour en arriver à une prière communautaire obéissant à un rituel liturgique codifié et uniformisé pour être universel et à l’abri des dérives, les clercs et les laïcs ayant chacun des rôles définis comme inégaux.

Cependant peu à peu un écart existentiel s’est creusé entre la pratique et ce qui est devenu plus théorique. Le peuple n’avait quasiment plus son mot à dire ni rien à faire. Cette dichotomie a contribué à conduire aux résultats que nous connaissons : par exemple, au début du XXème siècle, un désintérêt certain pour la liturgie dominicale, une incompréhension de la liturgie sacramentelle, une « éloignement » du clergé sont sans doute quelques uns des facteurs de la chute du nombre de « messalisants », chute ininterrompue depuis les année 1930.

Certains veulent continuer à approfondir le sillon qui dessine une frontière symbolique et belle d’aspect entre les laïcs et le sacré, sacré mystérieux dispensé par des clercs, ce qui rend plus désirable.

Mais avec Vatican II, avec François , et surtout avec l’Evangile, aujourd’hui nous sommes pourtant invités à nous inspirer du sens originel du mot liturgie pour lui redonner son sens vivifiant, lequel n’a aucun mal à s’adapter à notre quotidien : une action bénéfique accomplie par le peuple de tous, pour le peuple de tous : un besoin à satisfaire certes mais qui est orienté par Jésus qui nous invite à prier Dieu, seuls ou en communauté,  » en esprit et en vérité », à agir en enfants de Dieu puis nous assembler pour partager, nous ressourcer en Dieu lors d’une prière souvent communautaire avant de repartir agir en enfants de Dieu. La liturgie est en quelque sorte une traduction commune de nos diversités qui se tournent vers notre Père.

Si 90% de notre peuple (laos) est sorti pour vivre sans nos églises , (oui : VIVRE mieux sans elles… ) ne peut-on s’interroger pour redonner au terme liturgie son sens initial, avec son poids et son vécu?

Si la liturgie s’ouvre sur les besoins implicites de ceux qui ont quitté l’Eglise, ne serait-ce pas une démarche pastorale d’écoute ? Cet appel muet de la foule ne nous mettrait-il pas en route ?

L’Eglise, au lieu de cheminer pour se réformer en circulant à l’intérieur de son milieu ecclésial, pourrait ouvrir les portes, s’intéresser au seuil, aux parvis, aux périphéries, au Monde, à nos frères, à toutes nos Galilées. Elle pourrait « ouvrir » et libérer sa liturgie en la mettant chaque fois au diapason des hommes.

Ce serait une manière synodale de vivre ce « travail du peuple » dans la perspective du Synode convoqué par le Pape François pour 2022.

Marguerite Champeaux-Rousselot

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De la fabrique du sacré à la révolution eucharistique ( 2020-05-20)  Par François Cassingena-Trevedy, moine bénédictin de Ligugé

[1].Quelques propos sur le retour à la messe.

C’est décidément chose étrange comme la messe, dans l’histoire religieuse de notre pays, a pu faire l’enjeu de débats et le fait encore, même depuis que l’immense majorité de nos concitoyens a cessé de s’y rendre, au point que l’on peut se demander, parfois, si toute cette chamaillerie épisodique n’entre point parmi les indicateurs de notre identité française. Que l’on songe à la fameuse boutade d’Henri IV converti par diplomatie au catholicisme, dans la perspective de son sacre de 1593 : « Paris vaut bien une messe », ou encore, en plein affrontement de la République et de l’Église à l’aube du siècle dernier, aux non moins fameuses « fiches » du Général André qui portaient éventuellement, sur les cadres de l’Armée, l’indication suivante : « va à la messe ». Alors que la normalisation d’une forme ordinaire et d’une forme extraordinaire du même rite romain (2007) n’a pas encore tout à fait aplani la courbe d’une opposition névralgique entre la « nouvelle messe » (1969) et la « messe de toujours » (?) qui connut chez nous son pic entre 1976 et 1988, la messe s’est trouvée tout récemment au cœur des revendications d’un puissant « lobby » catholique, au spectre complexe, auprès des autorités civiles, injustement soupçonnées de compromissions avec un antichristianisme souterrain et invétéré.

Parce qu’elle a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, et suscité de nombreuses prises de parole, il m’est venu à l’idée, ou plutôt il me tient à cœur de toucher quelques mots de la messe ou, plus exactement (car la nuance est considérable entre les deux termes), de l’Eucharistie. Ce faisant, j’espère, toujours attentif à tenir mon engagement, rendre quelque service, non seulement à la communauté catholique, mais au monde qui l’entoure et qui doit la considérer parfois, avouons-le, avec une certaine perplexité.

Assurément, la messe, passablement estompée du paysage sociologique français et désertée par une masse toujours plus considérable de baptisés officiels, a fait ces jours-ci beaucoup de réclame. Assurément, beaucoup de fidèles seront heureux, très prochainement, de retourner à la messe. Mais là ne devra pas s’arrêter notre chemin, et c’est précisément toute la matière de mon propos. Car enfin, sous la messe, l’Eucharistie ne s’est-elle pas fait ces temps-ci quelque peu oublier ? Tout le bruit que l’on a fait – et qu’à vrai dire l’on fait depuis si longtemps autour de la messe (sinon parfois au cours de la messe…) – ne nous empêche-t-il pas d’entendre l’Eucharistie ? Ne nous distrait-il pas sans cesse d’entrer dans le processus vertigineux qu’a inauguré, pour nous, au soir de sa passion, le geste à la fois si simple et si innovant de Jésus ? Il va donc falloir que, pour notre édification mutuelle et pour l’édification du monde (il serait temps d’y penser…), nous retournions non seulement à la messe, mais à l’Eucharistie, à supposer que quelqu’un d’entre nous puisse se targuer d’être jamais allé tout à fait jusque-là.

Il va falloir que nous allions de ma messe à la messe (ce qui représente déjà un pas considérable), et puis de la messe à l’Eucharistie, ce qui est l’œuvre de toute une vie chrétienne et de tout le pèlerinage temporel de l’Église vers le Royaume. Il va falloir que nous allions de la messe qui agite, qui divise, à l’Eucharistie qui est le « signe de l’unité » (Vatican II, Constitution sur la sainte liturgie, 47, citant Augustin).

Les temps que nous venons de traverser, et qui sont loin d’être révolus sans doute, ont réveillé beaucoup de fantasmes archaïques : celui de nos peurs, bien sûr, mais aussi celui de la « religion » (sinon parfois de la religiosité) qui cherche à les exorciser. Et antiquum documentum novo cedat ritui, chantait-on jadis dans le Tantum ergo qui accompagnait les Saluts du Saint-Sacrement, c’est-à-dire : « Que l’ancienne alliance cède le pas au Rite de la nouvelle. » Est-il certain que, touchant à ce « si grand Sacrement » – Tantum ergo Sacramentum – nous ayons vraiment fait le pas personnel et ecclésial qui va de l’ancien au nouveau, de l’archaïque à l’eschatologique, de l’habituel à l’inouï, du religieux au révolutionnaire, de la « religion » au christianisme ? Car enfin si nous savions le Don de Dieu (Jn 4, 10), si nous entrevoyions la portée de l’Acte pascal de Jésus qui nous a été transmis (1 Co 11, 23), si nous réalisions le caractère proprement explosif de la Fraction du pain (Lc 24, 35), alors nous ririons de nos mesquineries, nous pleurerions de nos disputes. De fait, à ausculter tout ce qui s’est donné ces derniers temps à voir, à lire et à entendre çà et là, l’on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de tristesse et l’on demeure parfois franchement ahuri. L’on croyait disparu depuis longtemps le « matérialisme » sacramentel : en fait il est toujours vivace, il semble s’endurcir, et s’entretient de tout ce que notre religion non évangélisée comporte de primaire.

Je parlerai donc ici comme modeste théologien, mais aussi, tout simplement, comme baptisé, comme chrétien du XXIe siècle, comme chrétien « œcuménique » aussi respectueux de l’héritage de nos Pères dans la foi que soucieux de la réception de l’Évangile par le monde d’aujourd’hui.

Rappelons d’abord que les sacrements chrétiens, gestes sauveurs du Christ identifiés et sans cesse approfondis par l’Église, traversent l’histoire des hommes : le style de leur célébration comme la théologie que l’on en fait. À commencer par l’Eucharistie qui est le plus grand d’entre eux, et justement parce qu’il est le plus grand. Tantum ergo Sacramentum… C’est ainsi que l’on peut considérer, au fil des siècles, une célébration paléochrétienne, une célébration médiévale, une célébration baroque, une célébration romantique, une célébration antéconciliaire et une célébration postconciliaire de l’Eucharistie. Et c’est encore ainsi qu’il s’est élaboré des théologies successives de l’Eucharistie : celle d’Augustin, celle de Paschase Radbert, celle de Thomas d’Aquin, celle de Suarez, celle de Odo Casel, pour ne citer que quelques exemples. Aucune n’a eu ni n’aura d’ailleurs le dernier mot, puisque aussi bien le geste testamentaire de l’homme de Nazareth – le festin qu’il a fait de son destin – ne cesse de dévoiler des aspects inédits, compte tenu des investigations de l’exégèse et de la science historique, des évolutions de l’ecclésiologie, de l’expérience pastorale et spirituelle. Or, au fil de l’histoire, la grande tentation qui guette notre célébration, notre théologie et notre rapport subjectif à l’Eucharistie, est le matérialisme. Car il existe bel et bien un matérialisme qui plombe notre compréhension, notre fréquentation, notre « économie » des réalités les plus spirituelles[2]. C’est peut-être d’ailleurs autour de l’Eucharistie que la tentation « religieuse » se fait la plus forte : celle de réduire le Vivant et la Vie à quelque chose que l’on fait, que l’on tient, que l’on consomme, que l’on mérite, que l’on possède. C’est relativement à l’Eucharistie que la régression chrétienne vers le « religieux » se fait la plus menaçante, alors même que ce « religieux » se drape dans les atours d’un « sacré » dont les attaches étrangement païennes n’ont pas grand-chose à voir avec la nouveauté radicale – révolutionnaire – qu’a instaurée le christianisme originel.

La théologie du haut moyen-âge occidental, régressant à cet égard sur des pages d’Augustin qui n’ont rien perdu de leur justesse (Cité de Dieu, X, 6 ; Sermon 272), a parlé volontiers – et maladroitement – des sacrements comme « vases » et comme « remèdes ». De fait, ce serait tellement facile, dans un sauve-qui-peut, dans un mouvement d’accaparation infantile, de mettre le bon Dieu en boite ! Mais les sacrements ne sont pas des vases tels qu’il s’en voyait autrefois sur les rayons des apothicaires et, même si le Christ guérit, les sacrements ne sont pas davantage des « médicaments » dans le sens immédiat du terme. Le Corps du Christ n’est pas une barre énergétique, ni le Sang du Christ une tisane bio. Or est-il bien sûr qu’une conception magique, utilitariste et égoïste des sacrements, et particulièrement de l’Eucharistie, ne continue pas, aujourd’hui, à hanter le tréfonds des consciences chrétiennes ? Les vases sacrés de nos liturgies, si légitime que soit le souci que nous avons de leur beauté, ne doivent pas nous donner le change : rien ne confine la Présence. Et le vocabulaire de la « Présence réelle » lui-même ne doit pas prêter à contresens : res, qui renvoie à une Réalité vivante, au grand Réel, à Celui qui est le Véritable (1 Jn 5, 20), se voit presque immanquablement tiré, du fait de nos manipulations, du côté de la « chose ». Or l’Eucharistie n’est pas Quelque Chose, pas même la Chose la plus précieuse qui soit au monde : elle est Quelqu’un. Et ce n’est pas tout : elle est Nous, car Ceci est mon corps (Mt 26, 26), toujours au péril d’être chosifié, doit être sans cesse « équilibré », éclairé par l’affirmation paulinienne : Or vous êtes, vous, le corps du Christ (1 Co 12, 27). Peut-être la véritable « institution » de l’Eucharistie serait-elle à chercher (ou du moins à chercher davantage qu’on ne le fait d’ordinaire) dans la parole de Jésus lui-même en Mt 18, 20 : Quand deux ou trois sont réunis en mon Nom, Je suis là au milieu d’eux. L’Eucharistie n’est donc pas ce Quelque chose, si précieux soit-il, si « sacré » soit-il, à quoi nous la réduisons par commodité, par faiblesse, par régression, par intérêt : elle est Lui, elle est Nous, elle est Lui avec Nous et Nous avec Lui, elle est cet Entre-Nous au milieu duquel Il surgit (ressuscite), au milieu duquel Il se produit librement comme Événement pascal, comme Événement unique. Elle est l’Aliment vivant (Jn 6) et personnel, humano-divin (Jésus, l’homme du Père), de notre vivre-ensemble-en-Lui. Elle est Présence, elle est Acte, avec toutes les conséquences « sociales « (proprement explosives et révolutionnaires), avec tout l’humanisme intégral qui en découle et dont Mt 25, 40 donne l’indépassable formule : En vérité, je vous le dis : ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. Si l’Eucharistie est « provoquée » par notre décision de vivre ensemble (deux ou trois en mon Nom) et non par notre instinct grégaire, l’on saisit alors l’importance fondamentale de ce que nous mettons en commun, de ce que nous avons en commun, ou plutôt de ce que nous sommes en commun, et qui est proprement l’Église. L’Eucharistie n’est pas le bonbon d’une jouissance individuelle (mon Jésus à moi tout seul), mais l’inauguration sacramentelle de notre difficile construction commune en Corps du Christ, avec ses redoutables exigences et le ferme propos qu’elle réclame, car, même si nous avons toujours l’amour à la bouche et aux cordes de nos guitares, nos assemblées raboutent parfois les uns aux autres des êtres qui, en surface, ne peuvent pas se sentir, dans une proximité où se révèle l’humour du grand Vivant qui nous a invités. L’intimité la plus délicieuse avec Jésus postule la solidarité la plus industrieuse avec ses « frères : en christianisme, il n’y a pas de vie mystique en a parte. Et la « messe », quand messe il y a, n’est pas autre chose que la célébration humble, exigeante et festive de tout cela. Je dis bien « célébration » et non « cérémonie », ni « culte » ; la messe n’est pas le culte de l’Être Suprême : laissons ce vocabulaire du « culte » aux autorités publiques, qui en usent au demeurant fort respectueusement et auxquelles on ne saurait reprocher, bien sûr, d’entrer dans le vif de la réalité en question.

*La chosification récurrente et endémique de l’Eucharistie a deux corollaires. Le premier est le consumérisme sacramentel qui, inconsciemment sans doute, use de l’Eucharistie, non comme du Pain de vie (Jn 6, 34), non comme du Vivant-Pain postulant le vivre, avec ses vertigineuses conséquences existentielles, mais comme d’un objet de consommation religieuse qui se juxtapose sans scrupules, le cas échéant, à d’autres formes du consumérisme moderne, avec tous les excitants émotionnels qui les accompagnent d’ordinaire. L’on se met alors à réclamer le sacrement comme un droit[3], l’on exige son église comme son restaurant ou sa station-service, dans une même « grande-surface » des besoins et des choses dont l’indifférenciation, affleurant dans certains propos récents, fait sérieusement problème. Pareille mentalité n’est pas sans lien avec la surconsommation sacramentelle à laquelle nous ont habitués, il faut bien le reconnaître, des siècles de chrétienté sociologique et qui, Dieu merci (peut-être !), se voit aujourd’hui de plus en plus compromise par la raréfaction des ministres ordonnés. Cette « surconsommation » est d’ailleurs majoritairement le fait des grandes agglomérations urbaines, pourvues d’un clergé plus nombreux, et qui ne semblent guère se représenter les régions de « disette » eucharistique qui les environnent : comment ne pas considérer comme une injustice à la fois sociale et spirituelle (trop peu relevée comme telle), le fait que les villes aient un accès beaucoup plus facile à l’Eucharistie que les campagnes ? L’on peut s’interroger, en tout cas, sur une certaine prétention, une certaine revendication, quant à l’accès « automatique » à l’Eucharistie. Car l’on ne vient pas à l’Eucharistie automatiquement, machinalement, pour obtenir son quota de satisfactions personnelles et de relations sociales adjacentes. Une plus grande frugalité ne serait-elle pas de mise, que n’imposerait ni la pénurie grandissante de ministres, ni je ne sais quelle recrudescence de sévérité janséniste, mais la nature même de l’Eucharistie ?

**Ne faudrait-il pas envisager courageusement, pour l’avenir, et jusque dans nos communautés religieuses encore privilégiées, des messes plus espacées dans le temps, des messes qui viendraient consacrer, non pas un azyme insipide d’habitudes et de vies parallèles, mais le pain chaleureux, laborieux et complet de vies résolues à entrer pratiquement en communion profonde, à soutenir l’effort d’un pardon explicite et réciproque, et surtout ce partage fraternel de la Parole de Dieu qui, servant d’unique table sainte, fait la dignité d’un Peuple d’interprètes ? En d’autres termes, c’est l’épaisseur et la consistance de nos « provisions » eucharistiques qui sont à examiner et à travailler : provisions humaines faites de nos énergies, de nos travaux, de nos épreuves, de nos joies, de nos relations, tout ceci pour des eucharisties moins obligées, moins automatiques, moins machinales, qui viendraient tout simplement en leur lieu et en leur temps, et par conséquent plus à même de sustenter, parce que nécessitées par un arriéré de vie plus incarnée, plus ardente, et peut-être plus périlleuse (voir Ac 27, 33-38). Il ne faudrait pas que le désir individuel (sinon individualiste) de consommer nous obnubile à tel point que nous en venions à oublier, ici, ce que nous devons apporter : la matière première, le petit bois de notre humanité et les poissons de notre pêche commune, à l’issue de la peineuse nuit (Jn 21, 10).

Moins immédiat, peut-être, à se révéler comme tel, mais non moins grave, le second corollaire de la chosification de l’Eucharistie, ou sa seconde conséquence, est le cléricalisme. Car celui-ci se porte évidemment très bien de celle-là. Dans ces conditions, largement entretenues par les séquelles d’une théologie scolastique et tridentine mal comprise, toujours en passe de séduire, le prêtre s’impose comme le « sacrificateur » attitré qui « fabrique », qui « confectionne » l’Eucharistie (sacra facere), qui a autorité sur elle – sur Dieu même, pensez ! –, qui l’administre, qui la possède, avec la tentation trop évidente d’en confisquer la possession, avec le prestige personnel qui s’attache à son « pouvoir » (il faudrait évoquer ici la focalisation quasi magique sur les paroles de la consécration, si préjudiciable à l’équilibre de la théologie eucharistique). Prêtre fabriqué comme sacré par les instituts de formation cléricale, se fabriquant lui-même comme sacré dans la représentation qu’il a de lui-même, et fabricant de sacré aux yeux de trop de chrétiens qui en restent à une religion préchrétienne, voire non chrétienne[4]. Tout cela est aussi dangereux que désuet. En réalité ce n’est pas le prêtre, encore moins le prêtre seul, qui « fait » l’Eucharistie, mais l’Église. Le prêtre n’est pas l’homme exceptionnellement habilité à la « confection » du sacrement, mais le coordinateur et le serviteur de l’Action eucharistique à laquelle toute la communauté chrétienne collabore. Il n’est pas le fournisseur de la dévotion eucharistique, mais l’intermédiaire – l’entremetteur judicieux et délicat – de la Rencontre de la Communauté avec son Seigneur : il est celui qui porte le souci de la vie eucharistique du Peuple de Dieu dans l’exercice concret de la charité dont l’Eucharistie est le sacrement. Il prend soin, si j’ose dire, du soin que le Corps de Jésus-Christ a de lui-même et de tout le Monde invité à faire Corps en Jésus-Christ. Il est à souhaiter, pour l’avenir, que le prêtre, exonéré d’un fonctionnariat sacramentel dévorant qui réduit et épuise la portée véritable de son ministère, puisse participer ordinairement aux divers travaux séculiers des hommes et, de la sorte, se faire « ouvrier » au sens large et pluriel du terme. Faut-il ajouter que des hommes mariés seraient tout à fait en mesure de satisfaire à une telle reconfiguration du ministère ordonné ? Il est par ailleurs inutile désormais, compte tenu de l’état des lieux, de prétendre désespérément à la possession intégrale d’un territoire pour y imposer, pour y « maintenir » partout la messe. Le modèle territorial de la pastorale agonise et il est grand temps de battre en retraite pour oser et affiner d’autres modes, non de conquête, mais de présence : modes prophétiques, à proportion de leur modestie. Mieux vaut que le prêtre « lâche prise » territoriale pour faire signe, là où il est, à échelle humaine, en ayant à cœur d’éveiller une communauté nécessairement éparse à ses responsabilités baptismales, de faire grandir le Peuple de Dieu en intelligence de la Parole de Dieu, tandis qu’il s’abreuve lui-même profondément à cette source. L’on verrait bien, alors, non par effet d’une quelconque défaite, mais par décision positive et réfléchie, des eucharisties plus rares dans l’espace et dans le temps, mais aussi plus sommitales, c’est-à-dire mieux préparées par une longue marche commune (Lc 24, 13) vers ce « sommet » qu’elles représentent ; des eucharisties qui « restaurent » à l’étape (Lc 24, 28-30), au sens plénier du terme, parce qu’elles ne sont plus de simples chèques rituels sans provisions d’existence généreuse. Certains s’émerveillent du nombre de messes qui se disent à travers le monde en l’espace d’une minute : imaginons au contraire qu’il ne s’en célèbre qu’une seule où chacun se livrerait sans réserve au dynamisme pascal de Jésus-Christ et s’abîmerait littéralement, non dans des émotions sensibles, mais dans les conséquences logiques, pratiques – vertigineuses – de Ceci est mon Corps / Vous êtes le Corps du Christ : cette unique explosion nucléaire suffirait à transformer le monde. L’Eucharistie, en vérité, si on la laisse faire, si on se laisse faire par elle, personnellement, communautairement, mondialement, c’est de la dynamite : Christ, Puissance (dynamis, en grec) de Dieu et Sagesse de Dieu (1 Co 1, 24). Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir (…) quelle extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force qu’il a déployée en la personne du Christ (Ep. 1, 18-20).

Et c’est ainsi qu’avec la chosification de l’Eucharistie il convient d’évoquer cette espèce d’inflation du rituel qui porte préjudice au spirituel ou s’autorise de fausses spiritualités. Assujettissement du spirituel au rituel, comme si, moyennant la régression religieuse dont j’ai parlé plus haut, le rituel était un absolu et décidait de tout, même de la catholicité de ceux qui participent à la messe ou la célèbrent, avec toutes les excommunications sournoises que cela entraîne. On idolâtre les cérémonies au lieu d’entrer dans le mystère d’amour et de communion fraternelle dont elles ne sont que le seuil. Certes, il ne s’agit pas de mépriser le rituel ni d’en faire superbement l’économie. Le rituel est nécessaire à la célébration de l’Eucharistie, et ce pour trois raisons. Pour une raison anthropologique, d’abord, car l’homme est naturellement créateur de ritualité ; pour une raison sociologique, ensuite, car un minimum de ritualité est indispensable à un bien vivre ensemble ; pour une raison esthétique, enfin, parce que la célébration eucharistique, en l’occurrence, appelle spontanément tout « l’offertoire » de la beauté dont l’homme est capable (et Dieu sait les trésors de beauté architecturale, poétique, plastique, musicale dont l’Eucharistie ne cesse d’être le foyer). Reste que nos dispositifs rituels ne confinent pas la Présence, ne conditionnent pas la Présence, n’obligent pas le Vivant à se présenter parmi nous. La messe n’est pas une machine rituelle garantie (et dûment vérifiée) pour « fabriquer » de la Présence réelle ! Nous nous contenterons donc, pour satisfaire à ce que nous sommes, pour mieux nous donner rendez-vous mutuel, pour mieux honorer l’Ami qui vient à notre domicile, d’une ritualité sobre, digne, raisonnable, ni bizarre, ni obsessionnelle, ni maniaque, comme il se voit dans ces hybridations néo-rétro dont maints célébrants prennent couramment l’initiative. Marthe, Marthe, tu t’agites… Une seule chose est nécessaire (Lc 10, 41-42). Et puis, parce que le Vivant est agile et libre, parce que le Bien-Aimé saute sur les montagnes et bondit sur les collines (Ct 2, 8), nous serons attentifs à tous les événements « eucharistiques » non ritualisés, non formalisés, inofficiels, de notre vie, à toutes les saillies imprévisibles de la Présence. Car il se passe bel et bien de l’eucharistique dans nos vies, et pas forcément à l’heure ni au lieu de la messe… Il se fait tout à coup de la Vie avec les natures mortes de notre vie… Tout ce minerai eucharistique, infiniment précieux, est à discerner après coup, à garder en mémoire, à conduire à l’église quand l’église est ouverte, et à apporter dans l’offertoire secret de nos messes dominicales, afin de ne pas y arriver le cœur vide. La fraction du pain (le premier et le plus beau nom de l’Eucharistie, Lc 24, 35 ; Ac 2, 42) dit quelque chose de la « fragilité » de Dieu et de la nôtre, en chemin : elle peut fulgurer tout à coup, entre les mains humaines les plus humbles, les plus rudes, les plus inattendues, tandis qu’elle échappe des mains de ceux qui pensent en être les propriétaires. Au vrai, il se rencontre partout des éclats du Vivant, et nous sommes nous-mêmes ces éclats. Nul ne saurait mettre la main sur lui (Jn 7, 30), ni individu, ni institution. La manne est pure gratuité : elle pourrit dès l’instant qu’on la met en réserve (Ex 16, 19-21).

Nos églises vont ouvrir à nouveau leurs portes à tous ceux dont nous serons si heureux de revoir le visage et d’entendre la voix au terme de ces longues semaines de séparation. Fais-moi entendre ta voix, car ta voix est douce et ton visage est beau (Ct 2, 14), dit le Seigneur à son Peuple, dit la Parole de Dieu au Peuple de Dieu. Nos églises vont ouvrir bientôt leurs portes : il est temps d’y faire encore un peu de ménage. De nous mettre au clair, surtout, quant à la conception que nous nous faisons de leur finalité, c’est-à-dire de l’Eucharistie que nous y célébrons.

***Nos églises vont-elles ouvrir seulement pour un entre-soi confortable, pour des cérémonies où le rituel distrait du spirituel, pour la répétition de fadaises et de boniments infantiles, pour l’appel racoleur et tapageur à des émotions fugitives, pour l’entretien exténué et morose de la consommation religieuse ? Ou bien vont-elles s’ouvrir pour un questionnement et un approfondissement de nos énoncés traditionnels, pour une interprétation savoureuse de la Parole de Dieu loin de toute réduction moralisante, pour une ouverture efficace aux détresses sociales, pour une perméabilité réelle aux inquiétudes, aux doutes, aux débats des hommes et des femmes de ce temps, en un mot pour la révolution eucharistique ? Si le temps de confinement et de suspension du « culte » public nous a permis de prendre la mesure de la distance qui sépare les deux extrêmes de cette alternative, autrement dit du pas que le Seigneur de l’histoire attend de nous, alors, pour parler comme le bon roi Henri, le bénéfice que nous avons retiré valait bien quelques messes… en moins.

Fr  François Cassingena-Trevedy

20 mai 2020, solennité de l’Ascension

 

Cet article  est aussi  en ligne :  [1]https://www.facebook.com/notes/fran%C3%A7ois-cassingena-tr%C3%A9vedy/de-la-fabrique-du-sacr%C3%A9-%C3%A0-la-r%C3%A9volution-eucharistique-quelques-propos-sur-le-ret/3198309117060239/

[2] Il peut s’accompagner, paradoxalement, d’une indifférence complète au corps (nos corps !), à l’importance de sa présence et du contact physique qu’il appelle, comme l’ont montré certaines pratiques sacramentelles palliatives discutables durant le temps du confinement.

[3] On peut revendiquer la messe (« Nous voulons Dieu dans la patrie », comme il se chantait autrefois) : on ne saurait revendiquer l’Eucharistie ; à la pure grâce on ne peut que rendre grâces.

[4] J’ai inventorié les attaches historiques, psychologiques et politiques de tout cela dans mon petit livre Te igitur. Autour du Missel de saint Pie V, éditons Ad Solem, 2007

Sur ce qui a été vécu lors de la crise et du confinement, un autre article de ce même François Cassingena-Trevedy dans la vie : http://www.lavie.fr/religion/francois-cassingena-trevedy-nous-sommes-convoques-a-la-fraternite-du-desert-23-03-2020-104841_10.php

 

 

Des leçons vitales inattendues à tirer des deux synodes ( 2020)

Crédit photo

par Marguerite Champeaux-Rousselot

Les deux derniers synodes convergent entre autres vers une précieuse leçon de vie chrétienne, qui est certes en phase avec les questions d’écologie et de justice, mais également avec l’épineuse question du cléricalisme dont les nuisances ne sont désormais que trop évidentes : deux manières d’aborder concrètement la synodalité, un terme bien nouveau avouez-le, presque un néologisme … qu’il faut convertir en action !

Article de janvier 2020, actualisé le 26 mai 2020

Le Vatican vient d’annoncer aujourd’hui à 13 h que le Pape convoque un synode des évêques en 2022  sur le thème : «Pour une Église synodale : communion, participation et mission» !

C’est ce qui me fait vous partager cette réflexion qui date d’il y a quelques mois, après les retombées du synode d’Amazonie. Pour certains elles furent décevantes. Mais … Deux exemples permettant d’envisager une leçon un peu plus générale, je me suis demandé alors si les deux derniers synodes n’étaient pas un levain enfoui pour le moment dans la pâte à pain qui va tiédir et fermenter en se gonflant peu à peu… Je vous invite à poser doucement votre main sur cette boule qui fait espérer un pain nourrissant et énergétique…

Les deux derniers synodes convergent entre autres vers une précieuse leçon de vie chrétienne, qui est certes en phase avec les questions d’écologie et de justice, mais également avec l’épineuse question du cléricalisme dont les nuisances ne sont désormais que trop évidentes : deux manières d’aborder concrètement la synodalité, un terme bien nouveau avouez-le, presque un néologisme … qu’il faut convertir en action !
Ces deux dernies synodes me semblent emblématiques parce qu’on peut en tirer me semble-t-il, un enseignement précieux de « méthodique ecclésiale » … pour notre vie, tout simplement : une découverte à faire !

N.B. Ce qui suit ne se prétend pas absolument exact quant aux détails, ( même si elles sont justes, ce ne sont que des idées générales ) mais dessine autour de nous un large champ qui part du passé et s’étend jusqu’à l’horizon du long terme en couvrant ce qui nous ressemble et ce qui est différent de nous : cela indique des pistes de réflexion .
Bien sûr d’autres personnes peuvent vouloir lire autrement que moi son texte : cela montre seulement que nos personnalités individuelles comme civilisationnelles y sont respectées et ne sont pas contraintes autoritairement au-delà de ce qui est le strict nécessaire pour maintenir la fidélité à l’Evangile, cet Evangile autour de Jésus et de notre Père qui est le lien qui permet à l’Eglise d’être non pas une professionnelle de l’uniformisation, mais proposition de communion.

A lire aussi en introduction cette contribution de Arnaud Join-Lambert, docteur en théologie et professeur à l’Université Catholique de Louvain :

« Les processus synodaux depuis le concile Vatican II : une double expérience de l’Église et de l’Esprit Saint »

Le synode de la Famille

Le synode sur la Famille (2014-2015) a fait l’objet d’une consultation mondiale sur un sujet très général, universel, intemporel, « de tout temps », de tout pays, de tout un chacun. Ce synode a été situé dans une sorte de non-lieu pour répondre aux besoins d’un milieu qui se ressent souvent comme sage et mature… De chrétienté ancienne, comme une souche aux vastes ramifications usées où l’on espère les surgeons. On cherchait et on a pensé trouver auprès des autorités des consignes valables pour le monde entier et pour chacune des situations.

La réponse du pape a surpris, déçu, étonné… Elle a été difficile à lire car pour la première fois depuis longtemps, ce n’était pas une liste d’obligations et d’interdits avec des châtiments à la clé. Il a fallu la méditer longtemps pour en sentir la saveur fondamentale, et s’en saisir plus ou moins timidement au début pour bénéficier expérimentalement de son bienfait nutritif.
Le pape François y a prôné l’usage des principes évangéliques ; on n’ose écrire qu’il a suggéré le « le retour » à ces principes… mais tout le monde sait que lorsqu’on retourne à une source, l’eau n’en est pas croupie : elle est la même mais l’eau est toujours neuve et jaillissante.
Il n’a rien démoli dogmatiquement, mais a demandé qu’on nourrisse nos pratiques de l’Evangile lui-même pour régler avec souplesse des problèmes locaux, personnels, voire civilisationnels, continentaux, sociaux … ( on peut évoquer ici entre autres le divorce et les familles recomposées, l’adoption, la sexualité, la chasteté, la fécondité, la famille, les minorités, l’enfance, la vieillesse, le handicap, la pauvreté de certaines classes sociales ou familiales etc. ). La conscience de chacun vis-à-vis de son prochain et de ce que nous pouvons supposer de Dieu, telle est la mesure qui doit nous servir à juger et à nous juger, tel doit être le critère de nos actes et de nos jugements…

On a compris « chez nous » que cette sorte de non-lieu était un milieu un peu partout en décalage avec le monde ; que certains pouvaient en qualifier certains points de « sclérosé », de « décadent » ou de non-représentatif des fidèles…. Que certains qui avaient conservé un droit traditionnel à s’exprimer au nom de tous ne comprenaient pas que ce droit n’était plus, aujourd’hui, fondé sur une bonne adéquation. Et qu’il devenait impossible désormais de chercher une parole uniforme autorisée donnant des consignes valables pour le monde entier et pour chacune des situations : le pape appelait à une attitude ressemblant à celle de Jésus, pleine de joie pour soutenir ceux qui vont bien, pleine de compassion pour les victimes, de miséricorde pour ceux qui avaient erré, et à la conscience de chacun des fidèles se mettant sous le regard de Dieu, un Dieu Père, avec l’aide bienveillante de l’Eglise toute entière.
A cette aune, le dogme a été indirectement ressenti comme quelque chose de relatif devant la valeur universelle d’un Evangile qui amène la loi à son état parfait qui permet une justice individuelle dans l’amour qui nous est demandé le plus parfait possible… à l’image de l’amour dont nous sommes aimés par le Père, par Jésus , par certains …

Ce premier synode s’est finalement conclu sous la houlette d’un berger qui est là pour écouter les besoins de son troupeau d’aujourd’hui et non le guider autoritairement exclusivement vers les modèles traditionnels, pourtant éprouvés et utiles mais ressentis devant certains cas comme désormais notoirement insuffisants ou inadaptés.
Cette expérience nouvelle, qui a parfois désorienté certains, qui a suscité des incompréhensions, voire des résistances, a aussi permis à bien des catholiques de s’ouvrir à l’autre, de revenir vers des frères, de se rapprocher de l’Evangile, sans parler de l’espoir qu’il a suscité chez ceux qui avaient quitté l’Eglise ou suivaient un Jésus qui n’a jamais – et pour cause – donné comme objectif prioritaire une Eglise puissante en surface ou en nombre.

Et…

Il me semble que le synode que nous venons de vivre en 2019-2020, celui dit de l’Amazonie,  assure une fois de plus les méthodes libérantes qui doivent dynamiser nos actes de fils de Dieu : il le fait parallèlement au premier mais … en sens inverse, selon des lois de balistique ne relevant pas de notre physique habituelle…

Le Synode de l’Amazonie

Présentation de l’Instrument de travail du synode sur l’Amazonie :  "La région Panamazone, laboratoire pour la société et pour l’Eglise". 
http://www.synod.va/content/sinodoamazonico/fr/-actualite/sr-nathalie-becquart--presentation-de-linstrument-de-travail-du-.html
Crédit photo : cf. présentation de l’Instrument de travail du synode sur l’Amazonie : « La région Panamazone, laboratoire pour la société et pour l’Eglise

En effet, ce deuxième synode, dit sur l’Amazonie ( 2019-2020 ) a fait lui aussi l’objet d’une consultation mondiale sur un sujet très général, universel, mais particulièrement lié à notre époque et au futur de notre Terre : par exemple et surtout l’écologie et l’usage de notre Terre à tous, – un sujet humain plus que spécifiquement catholique ! – mais aussi ce qui en découle pour nous disciples du Christ et catholiques : que dire de la justice et de l’amour de Dieu ? et sur un plan religieux dans de tels contextes, comment vivre les sacrements ? comment avoir assez de prêtres ? Ce sont des sujets sur lesquels aucun dogme ( ou si peu ..) n’a été édicté car ils sont inattendus, étant les fruits d’une crise récente.

C’est un problème sur lequel l’Eglise cherche à entrer en résonance avec les Hommes car aucune Loi de la Bible n’en traite explicitement et Jésus lui-même n’en a guère parlé. Le sujet a été posé intentionnellement dans un pays impacté directement et fortement par cette crise : il s’agissait de répondre aux besoins emblématiques d’un pays neuf, en décalage avec d’autres régions plus puissantes du monde, une région de notre planète encore incomplètement développée à bien des égards, un pays où la chrétienté est relativement neuve, ardente quand elle existe, bourgeonnante de partout mais très fragile. C’est un exemple qui fait réfléchir, un terrain où les besoins sont criants, annonciateurs des mêmes besoins humains – civils, écologiques, religieux – dans d’autres régions du monde, un champ d’application où on subit l’expérimentation de certaines folies de l’égoïsme, encore inconnues… Mais aussi un terrain où les besoins spirituels et religieux, y compris chez les catholiques, pour être satisfaits, ont suscité et créé des solutions car si ce n’est pas interdit, n’est-ce pas que c’est parce que c’est permis ? L’Esprit d’intelligence et d’amour fait germer la vie.

Lors de ce Synode décentralisé dans son titre, ( synode de l’Amazonie), on cherchait, et on a pensé trouver, auprès des autorités ecclésiales des validations et des autorisations pour ce qui était inattendu et nouveau mais aussi en urgence et en priorité des limites et des interdictions ; on pensait trouver là encore des consignes claires et quasi-dogmatiques qui seraient valables pour le monde entier et pour chacune des situations futures ou déjà présentes mais pas encore gérées. Contents ou non, on se raisonnait alors : il faudrait les accepter comme telles et cela pouvait en quelque sorte rassembler le troupeau, certes un peu de force, mais pourquoi pas, dans ce monde si dangereux ?

Or la réponse du pape a là aussi surpris, déçu, étonné… en ce qui concerne les questions dites « religieuses ». Sa réponse a été là aussi difficile à lire avec sérénité car si, sur les questions « humaines » sa position rejoint celles qu’on peut supposer à un Jésus premier partisan de la laïcité dans une fraternité humaine écologique par essence, et s’il a réussi son examen en écologie, il n’a pas évoqué les questions à proprement parler stricto sensu catholiques, concernant par exemple les viri probati : il n’a ni interdit ni validé ces innovations religieuses qu’on peut qualifier de pragmatiques ou d’inspirées…
Oui, peu à peu nous comprenons que François aurait pu valider ces innovations en plaquant dessus des estampilles à l’ancienne : il y avait des arguments pour dans nos textes bibliques : une belle copie, cela fait joli dans un décor à l’ancienne. Cela nous aurait même réjouis et soulagés immédiatement qu’il nous tienne ainsi par la main, voire qu’il nous porte…
Mais il n’a pas maquillé ces innovations qui n’entraient pas dans les cadres ecclésiaux classiques. Il n’a pas plaqué sur ces mutations jaillissantes, rejetons innovants mais branchés sur la même sève, les étiquettes portant les noms de réalités anciennes traditionnelles et bien connues qui auraient donné une apparence de continuité à des solutions neuves pour un monde imprévu, voire imprévisible. Il ouvre toute liberté à la créativité avec l’aide de la réflexion et du discernement du Peuple de Dieu.

Disons plus : il nous semble qu’il n’a pas voulu mettre dans l’urgence un pansement sur la plaie : cela se serait peut-être révélé un cautère sur une jambe de bois. Il a peut-être jugé inutile de chercher à tout prix à faire persister le clergé, le titre même de prêtre, comme s’il était essentiel à l’Eglise catholique et à ceux qui suivent Jésus. On aura toujours bien sûr besoin de ces pasteurs, de ces disciples qui font écho à la parole de Dieu, de ces serviteurs qui nourrissent un peuple de frères. Mais en refusant de permettre ces nominations en masse de viri probati comme prêtres de énième catégorie, il a signifié implicitement « non » à un raffinement supplémentaire dans la hiérarchisation, à la création ( subreptice ou même involontaire ) de nouvelles classes : il a peut-être dit un non de plus au cléricalisme et a mis un frein à une éventuelle réactivation de ce que nombre de fidèles ressentent souvent comme le sacré dans le clergé depuis son installation.
Il n’a pas non plus menacé de châtiments ceux qui avaient été inspirés par leurs besoins  ( et par le bon sens,  et selon moi, par le sensus fidei  et l’Esprit, je le crois  )  et qui s’étaient retrouvés à innover sans avoir passé de diplôme ni fait d’études, ni avoir demandé une autorisation à  Rome puisqu’ils avaient la liberté enseignée par Jésus…   Il ne les a pas traités d’hérétiques bons pour le bûcher, de chrétiens mâtinés de sorcellerie, de syncrétistes, que sais-je ? Il ne s’est pas questionné sur leur catholicité

L’Amazonie et toutes les Amazonies continueront leur chemin de vie, sans s’occuper de savoir si elles sont d’avant-garde ou non.

Il existe ailleurs des prêtres mariés catholiques : qui cela dérange-t-il ? Et quand cela a-t-il commencé, si cela a commencé ? Quelle est la règle la plus ancienne ? Quand des clercs mariés ont-ils éventuellement rejoint l’Eglise catholique plutôt qu’une autre et pourquoi cela a-t-il été permis ? En quoi cela concernerait-il une Eglise par-dessus les schismes ? Nous avons tous à y réfléchir : à nous former sur ces questions pur avoir un avis éclairé.

La réponse d’un pape souvent attentif aux victimes et aux petits, ou plutôt sa non-réponse à ces deux synodes, m’a montré quelque chose de sa pédagogie.

Nous nous sommes sentis comme le tout-petit qui ne sait pas qu’il apprend à marcher : à chaque petit pas qu’il fait, château-branlant, l’adulte, avec un sourire, recule un petit peu sa main et maintient l’intervalle éducatif tout en étant prêt à l’empêcher de tomber…Nous avançons à petits pas, en tendant la main vers celui qui nous attire et veut lui, nous faire grandir… Il aurait pu nous traiter comme des bébés, ou faire comme l’adulte narcissique qui garde dans ses bras son mini-double infantile et docile. Il aurait pu avoir peur de nous donner notre liberté mais il a fait comme notre Père qui nous a créés pour être libres et s’interdit toute emprise abusive.
Il va nous falloir méditer là aussi cette Querida Amazonia… pour oser goûter à cette nourriture étrangère : ce n’est plus un plat tout prêt et cosmopolite qu’on nous sert, mais notre Père à tous vient goûter à cette cuisine née du pays lui-même, faite avec les moyens du bord, avec amour, en toute liberté, et à qui interdit-il de l’adopter telle qu’elle est réalisée actuellement ?
Sa non-réponse apparente après ce synode ressemble à l’écoute d’un adulte qui sait exarcer son autorité de façon positive :   il perçoit ce qui se cache au fond, derrière le comportement provocant, l’interpellation angoissée ou la question immédiate de l’adolescent et songe à le faire grandir.

Nous apprenons là quelque chose que l’Eglise a souvent oublié sur elle-même…
Il semble qu’à bien des égards, nous allons nous trouver dans la situation des premières Eglises telle que nous la voyons dans nos premiers textes du nouveau Testament, une fois leurs portraits débarrassés de leur aspect trop idéalisé parfois mais en conservant leur chaleur communicative pleine d’espérance et de conviction attractives.
Les besoins de la communauté font jaillir des solutions, et plus les besoins augmentent plus les solutions s’ouvrent pour vivre avec Dieu : celui-ci, Père aimant et non-captateur, n’a guère posé de limites ni d’obligations pour le servir et servir nos frères.
Osons être vrais, enfin, d’ailleurs ! Les dogmes eux aussi ont été posés à une certaine époque pour répondre aux besoins d’une époque d’une façon appropriée. Le dogme est une formalisation dans nos mots de réalités qui dépassent nos mots trop humains et qui se révèlent finalement par essence assez inadaptés, convenons-en.
L’Evangile lui, dans sa simplicité, laisse l’inspiration souffler à sa guise sans contrainte, sur toute notre Terre, pour y faire s’épanouir la vie.
Sur le plan écologique et social, humain, nous ne piaulerons plus en réclamant plus de gâteries toutes faites, des serviettes jetables pour ne pas avoir à les laver, ou des résumés tout faits (même faux) sur Internet. Nous pouvons nous nourrir respectueusement de ce qui est possible sur chaque pouce de notre Terre, en apprenant ce qui nous convient selon nos besoins, et non selon nos envies, nos répulsions ou nos craintes irraisonnées et infantiles. Nous goûterons de plus en plus gastronomiquement la saveur fondamentale de son bienfait nutritif, et partagerons la saveur de notre vie.
Sur le plan religieux et plus précisément celui de notre confession catholique, il en va ici exactement comme lors d’Amoris Laetitia : François n’a rien démoli dogmatiquement, mais a demandé qu’on nourrisse nos pratiques avant tout de l’Evangile lui-même afin de régler avec souplesse des problèmes locaux, personnels, voire civilisationnels, continentaux, sociaux …

En guise d’ouverture finale :

Si les deux synodes ont ajusté des tirs croisés sur un objectif similaire, c’est donc qu’il doit être bien important !
Ils convergent sur les questions brûlantes et urgentes d’écologie et de justice, en délaissant également certaines solutions qui auraient peut-être pu faire illusion, des moyens-termes qui auraient pu être en fait décalés si Rome y avait mis son grain de sel par trop administratif et auraient eu un petit goût dogmatique ou doctrinal déplacé, des nouveautés qui auraient pu être récupérées, rigidifiées, instrumentalisées, imposées mal à propos, ou sclérosantes et de nouveau excluantes.
Ni laisser-aller négligent, ni laisser-faire paresseux, ni parti-pris inutilement blessant, la non-réponse du pape, pleine de respect pour ces jeunes peuples dynamiques, leur donne déjà les droits d’une personne : et nous-mêmes pouvons ( avons le droit de .. ) prendre exemple sur lui, – et sur eux – , pour trouver les réponses à nos propres besoins. Il leur laisse la liberté de le faire à leur façon et leur proximité directe permettra d’éviter les écueils énumérés ci-dessus.
François ne s’est pas laissé séduire par la facilité de proposer une illusion de plus à croire, un grade qui aurait renforcé en fait implicitement un nouvel avatar du cléricalisme.
Il n’a rien altéré de ce que beaucoup appellent la Tradition sans se demander à quand elle remonte, il n’a rien évoqué du dogme et n’a pas entrepris activement de légitimer des nouveautés qui se seraient opposées à la Tradition.
Mais… son attitude ne pose-t-elle pas la question de savoir s’il faut qu’une autorité légitime ce qui n’a pas à l’être ? On peut se demander si ce n’est pas déjà légitime même si certains s’y opposent.

Le levain fait fermenter la pâte, et la levure gagne peu à peu cette pâte qui semblait amorphe. Un levain cuit tout seul, ce serait atroce à manger !
Ecouter les besoins de son troupeau d’aujourd’hui, nouveau troupeau, nouveaux besoins, planète toujours nouvelle, esprit toujours nouveau.

Sa non-réponse apparente est la seule manière de garder une porte ouverte au possible, à l’espérance, à la confiance, à la vie. Et qui peut savoir si, en fermant la porte, il n’aurait pas fermé la porte à l’Esprit ? Il aime à passer par toutes les portes et même les portes fermées… ! Si nous lui fermons craintivement des portes, qu’il rentre par la fenêtre, vent puissant ou brise attentive, force qui agite ce qu’on voit ou oxygène du coeur…
Il s’agit de nous permettre tous de grandir, de même qu’une véritable autorité, après avoir discerné les limites minimum imposées par la sécurité et le bien-être de l’enfant et des autres, ( et non autre chose), lui fait confiance tout en veillant de loin, discrètement, pour un rappel si nécessaire.
Son silence qu’on sait attentif pourtant au cri des petits, ne nous renvoie-t-il pas manu paternale si j’ose dire à ce qui seul peut compter : l’Evangile vécu par Jésus, ce maître en souplesse pour mettre à disposition une Loi capable de gérer des problèmes individuels et contingents …

L’Evangile fait s’incliner la Loi en ses aspects contingents pour laisser régner l’amour qui nous est demandé le plus parfait possible, à l’image de l’amour dont nous sommes aimés par le Père, par Jésus et par certains… La conscience de chacun vis-à-vis de son prochain et de ce que nous pouvons supposer de Dieu est ce qui ressemblerait le plus à la Loi : mais une loi de libération, celle des Jubilés qui inventaient en Israël une méthode qui dynamisera nos actes de fils de Dieu.
Si la Lettre de l’Evangile n’interdit pas, elle laisse le champ libre à l’esprit d’amour au service de la propre croissance d’une Eglise qui ne ressemble pas à nos bâtiments faits de blocs taillés uniformément : elle est faite de pierres palpitantes et diverses qui s’harmonisent sans cesse, sans plan ni style prédéfinis. Une région géographique à un instant T peut également représenter exemplairement un aspect ponctuel dispersé çà et là dans le monde entier et au fil du temps. C’est ce que le pape appelle une Eglise synodale , une Eglise en chemin, une Eglise sur les chemins ; d’autres évoquent des « visages d’Eglise » ou « les éclats d’Evangile » un peu partout ; et l’Evangile, par la voix de celui qui nous invite tous à y aller, ces « demeures nombreuses dans la maison de mon Père » qui nous attendent : soyons sûrs que ce Père les a faites différentes et adaptées au confort et à la joie de chacun qui peut y apporter son bagage, ses trésors et en faire à son tour un havre hospitalier pour d’autres qui attendent…

Je viens, alors que je cherchais sur quoi finir mes réflexions, de trouver une image stimulante dans un ouvrage intitulé « Pour un accompagnement sans emprise » : « L’accompagnateur est du côté de la vigie, et non à la place de celui qui tient la barre ».

La situation des premières Eglises, aussi différentes qu’autonomes, faut-il en avoir peur, si elles sont unies fraternellement en Jésus, notre vigie, notre lumière ? Peut-être une façon de revoir le sens si positif du terme autorité  qui est bidirectionnelle, ce qui est au coeur d’une démarche authentiquement synodale

La pâte du futur pain dont nous faisons partie continue à fermenter.

Marguerite Champeaux-Rousselot





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