Retrouvons un principe d’Eglise :  « Ce qui concerne tous doit être discuté et approuvé par tous »

Publiée par Marguerite Champeaux-Rousselot, 20 août 2021

Quod omnes tangit, ab omnibus tractari et approbari debet.

Temps préparatoires au synode  des évêques sur la synodalité…

Nous sommes infiniment reconnaissants à Yves M.-J.Congar de s’être plongé dans ces textes qui vont du VIème siècle au XIII° siècle et nous restituent la vie des chrétiens, d’un  peuple de Dieu encore peu hiérarchisé et tout entier et uni : ces textes nous redonnent des droits souvent oubliés, droits de tous,  droits de frères, droits d’enfants de Dieu, ceux donnés par Jésus.

Il m’a semblé utile  et urgent de partager avec vous une partie  de la teneur d’un article  de cet Yves Congar, prêtre et théologien, en 1922… un de ceux qui sera le plus actif au Concile Vatican II. , qui  montre que son propre statut et ses droits ne sont pas différents de ceux des laïcs en ce qui concerne toutes, oui toutes les décisions prises en Eglise.  

Il fait le point historiquement, factuellement, sur une pratique de l’Eglise bien oubliée, effacée par une Tradition plus récente : la pratique enseignée par Jésus, celle où plusieurs réunis en son nom décident de qui les concerne, pratique  des premiers temps  chrétiens jusque vers le XIIIème siècle, effacée ensuite par une papauté soucieuse de son « pouvoir » inscrit comme quasiment divin et du pouvoir de ses relais, les clercs.

L’article[1] étant ardu et truffé de textes latins,   nous en avons rendu la lecture plus facile, mais le latin y figure quand même par souci de transparence.

Le texte intégral de l’article se trouve en ligne pour les références qui seraient incomplètes[2].

Retrouvons un principe d’Eglise :
« Ce qui concerne tous doit être discuté et approuvé par tous »
Quod omnes tangit, ab omnibus tractari  et approbari debet.

Un aspect démocratique dans l’organisation de l’Eglise ?!!? 

On entend souvent dire que l’Esprit Saint inspire l’Eglise, mais que c’est le Pape, tête de l’Eglise qui gouverne, et que telle est la Tradition apostolique depuis Pierre puis que l’Evangile montre Jésus lui remettant les clés et le troupeau : que telle est la Tradition apostolique depuis toujours.

Lorsque des affirmations ont de si grandes conséquences, lorsqu’elles semblent si étranges à notre époque, lorsqu’elles ont contribué à éloigner tant de personnes de l’Eglise institution alors qu’elles affirment que l’Evangile n’affirme pas cela, il n’est pas mauvais de voir ce qu’il en fut alors que Jésus ne semble pas avoir voulu de hiérarchie ni même de pyramide. 

« Ce qui concerne tous doit être discuté et approuvé par tous » est en fait la maxime  de bon sens qui a  servi de fondement pour l’organisation de l’Eglise jusqu’au  XIIIème siècle.

Cette pratique de l’Eglise bien oubliée, a été volontairement effacée par une Tradition plus récente qui date en fait du moment où une papauté soucieuse du salut des âmes a choisi de renforcer le pouvoir des clercs, leur pouvoir décisionnel en particulier.

Un article[3] d’Yves M.-J.Congar fait le point historiquement, factuellement, sur cette maxime fondamentale : il s’est  plongé dans les textes les plus anciens qui couvrent  jusqu’au XIIIème siècle et nous restituent la vie des chrétiens puis des catholiques, un groupe alors encore peu hiérarchisé : ces textes font ressurgir une organisation ecclésiale quasiment démocratique, souvent effacée des mémoires par la réforme grégorienne et le concile de Trente.

Il montre quelle maxime de droit en établissait des fondements sûrs :

Quod omnes tangit, ab omnibus tractari  et approbari debet[4].

« Ce qui concerne tous doit être discuté et approuvé par tous. »

Cette maxime, très utilisée, fut souvent par commodité abrégée par les premières lettres de ses trois premiers mots. Nous ferons  de même en transformant cet acronyme Q.o.t. en sigle : Qot, par commodité.

Le principe du Qot fut utilisé dans tous les domaines lorsque le droit s’affina en droit civil, privé comme public, en droit religieux, séculier et régulier, et même en droit politique

Notre article, partant du travail énorme d’Yves Congar, a pour but de rendre familière cette notion de Qot, de préciser qu’elle fut appliquée sans alternative dans l’Eglise jusqu’au XIIIème siècle,  d’en voir tout l’intérêt encore actuel et de fournir des arguments à qui souhaite diffuser ce principe. 

Plan :

(N.B. L’astérisque* permet de sauter d’une partie à une autre.)

1 Quod omnes tangit, Ce qui touche tous… : origine de cette maxime latine

2 Qot  concernant  le rôle de tous lors des décisions sur le gouvernement de l’Eglise

3 Qot  concernant la participation de tous aux décisions  des Conciles

4 Qot concernant la place de tous dans la prière, les sacrements, la doctrine, par rapport aux prêtres…   

5 Qot à l’intérieur des communautés religieuses… et ses essaimages inattendus en politique 

6 La fin du Qot avec le pape Boniface VIII  (1294-1303) et la réforme grégorienne

7 Un Bilan concernant les influences du Qot, passées et présentes

*1 Quod omnes tangit, Ce qui touche tous… : origine  de cette maxime latine

Yves Congar cite d’abord cette formule célèbre employée par  le pape Innocent III (1198–1216) :

« que selon l’autorité des décisions impériales, ce qui intéresse tout le monde doit être approuvé par tous.» 

Quum juxta imperialis sanctionibus auctoritatem ab omnibus quod omnes tangit approbari debeunt[5]. 

Une personne peut même être élue ou destituée si nécessaire quand cela n’a pas été respecté.

Il est intéressant de noter et de se rappeler une bonne fois pour toutes qu’il n’y avait pas, pour ce type de principe de base, de  distinction entre le domaine religieux et le domaine civil.

Y. Congar fait remonter ce précepte à une loi civile de Justinien, en 531, inséré dans la seconde édition du code qui stipulait la même règle que lorsque plusieurs tuteurs ont une tutela (tutelle, charge de responsable) individuelle :

« et en effet, il est absurde que leur administration commune soit décidée sans le consentement de tous, ou dans leur ignorance  de qui sera ordonné leur tuteur. Il est nécessaire que tous prennent part  à lui donner son autorité : que soit donc approuvé ensemble par tous ce qui les touche/intéresse semblablement » 

Etenim absurdum est solvi tutelam non consentiente, sed forsitan ignorante eo qui tutor fuerit ordinatus… Necesse est omnes suam auctoritatem praestare : ut quod omnes similiter tangit, ab omnibus comprobetur.[6]

Selon la coutume et la loi de cette époque, il faut partout obtenir le consentement de tous les intéressés pour une concession d’aqueduc ou pour tout jugement, dans le droit privé comme pratique finalement dans le droit public.

En 1206, le pape Innocent III  rappelle cette règle de droit, postulat de toute justice, de ne rien décider sans avoir entendu les intéressés  et discuté avec eux :

«  et en effet la raison/logique du droit exige que nous n’ordonnions rien au préjudice de ceux qui sont sujets des mêmes Eglises, lorsqu’ils n’ont été ni cités, ni convaincus ni par contumace s’ils sont absents. »  

Juris namque ratio postulat, ut in eorum praejudicium, quibus eaedem ecclesiae  subjectae, nihil ordinemus  de ipsis, quum nec citati sint, nec convincti, nec per contumacium se absentent…

Ce principe était donc bien connu dans l’Eglise, et il était mis en pratique.

Quelques textes parmi d’innombrables textes, dont Y Congar  a choisi les plus représentatifs :

Saint Bernard : « Il fallut écrire à tous au sujet de ce qui les regarde tous. »

                      Omnibus scribendum fuit de eo quod spectat ad omnes.  

Tous admettaient le principe suivant :

« Tous ceux que la chose en cause touche/concerne doivent être appelés. »   

Omnes illi quos causa (res) tangit vocandi sunt.

Innocent IV, le plus grand canoniste, commente une décrétale d’Alexandre IV :

«  Dans une transaction volontaire comme dans une composition, le consensus de tous ceux que la chose concerne,/touche est indispensable »   

In transactione voluntaria sicut in compositione, necessarius est consensus omnium quos res tangit. 

Un décrétiste, Bernard de Pavie et Jean d’André écrivent tous trois :

«  Quand on est questionné au sujet des droits, doivent être appelés tous ceux que concerne/touche la chose »

Quando inquiritur de juribus, debent vocari omnes quos res tangit, et nisi vocentur, vel etiam si ignorent, subvenitur eis de facili.[7]

Idem au procès de Jeanne d’Arc en 1452 ou 1453 : «  Bien que plusieurs personnes puissent être partie civile, comme tous deux que la chose regarde sont à entendre, et qu’elle regarde plusieurs personnes en général et en particulier … » (R. Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc, Paris, 1953, p. 39) 

Idem fin XIIème par Bernard de Pavie  pour tous les regroupements de gens, si nombreux à cette époque de corporations, collèges, monastères  etc. :

« Il faut donc qu’il soit su que, dans les choses qui doivent être faites ou organisées par un groupe/chapitre, le consensus de tous doit être requis, parce que ce qui touche tous, que ce soit approuvé ensemble par tous ! »      

Sciendum est igitur quod in his quae a capitulo fieri vel ordinari debent omnium consensus est requiendus, ut quod omnes tangit ab omnibus comprobetur. »[8]

Se reporter également au XIIIème siècle à toutes les  Regulae Juris publiées par Boniface VIII.

Le principe du consentement des fidèles n’était donc pas un vain mot.

Même si la décision n’était pas prise par les fidèles eux-mêmes, la décision proposée pouvait  être refusée.

*2 Qot concernant le rôle de tous pour les décisions sur le gouvernement de l’Eglise

En ce qui concerne plus spécifiquement les décisions de l’ordre du gouvernement de l’Eglise, l’Eglise s’en rapporte d’abord fondamentalement  aux Actes des Apôtres I, 23 s ; VI,5 ; XI,22 , XV,4 et 22 etc.

Y. Congar cite de nombreux exemples historiques : ainsi commente-t-il : « Clément de Rome ne fait vraiment que traduire  à son époque la pratique apostolique lorsqu’il précise que les apôtres et les autres personnages éminents  ont constitué certains hommes en charge  « avec l’approbation de toute l’Eglise ». Cette expression se réfère à l’épître de Paul, I Cor, XLIV, 3.

« Le consentement des fidèles à l’ordination des prêtres, ajoute-t-il, encore sollicité aujourd’hui dans des termes remarquables[9]est évidemment de tradition apostolique. Après Clément, Hippolyte en témoigne. »

L’Histoire des IIème et IVème siècles offre ensuite plusieurs exemples  d’Eglises refusant un autre évêque que celui  auquel la communauté  avait donné son adhésion[10].

Au début du Vème siècle, le pape Célestin Ier promulgue cette règle que reprendront les conciles d’Orléans de 549 et celui de Paris de 557 :

« Que nul  ne soit donné comme évêque à des gens malgré eux ».

Nullus invitis detur episcopus.

Peu après Célestin, Saint Léon formulé la même idée en une forme qui nous rapproche de la formule Qot :

« Celui qui devra les gouverner tous, qu’il soit élu par tous ! »

Qui praefecturus est omnibus ab omnibus eligatur[11].

Le pape Lucius III est  bien dans la tradition quand il précisait que tous les évêques d’une province devaient participer à l’élection et à l’ordination d’un nouveau métropolitain : élection solennelle par tous, présence de tous et unité consensuelle manifestée visiblement ;   pour un évêque ordinaire, il suffirait de trois  consécrateurs, aliis consentientibus[12] ».

*3 Qot concernant la participation de tous aux décisions des Conciles locaux

Y. Congar s’intéresse ensuite au fait que les fidèles participaient aux grandes décisions elles-mêmes prises dans les conciles locaux qui  organisaient  à diverses échelles les églises locales, (sans être œcuméniques) : Conciles africains sur lesquels nous sommes bien renseignés, gouvernement de  l’église de Carthage au temps de Saint Cyprien etc. Les domaines abordés sont de tous ordres. 

Saint Cyprien par exemple écrit à ses prêtres et à ses diacres que son  désir est d’« étudier en commun (avec eux) ce que demande le fait de gouverner l’Eglise (s.e.de Carthage), et, après l’avoir examiné tous ensemble, d’en décider exactement… m’étant fait une règle, dès le début de mon épiscopat, de ne rien décider sans votre conseil et sans le suffrage de mon peuple, d’après ma seule opinion personnelle. »[13]

*4 Qot concernant la place de tous dans la prière, les sacrements, la doctrine, par rapport aux prêtres…   

Le Qot s’applique en fait à ces questions qui touchent l’ensemble de toute l’Eglise : en effet, elle existe par la communion de tous autour de Jésus et de leur foi en Dieu : tous fils de Dieu. Jusqu’au XIIIème siècle, il existe certes une organisation, comme dans toutes les réalités biologiques individuelles et sociales humaines,  mais il n’y a pas de connotation de supériorité, ce qui serait contraire au paradoxe de l’Evangile qui prône des responsables « au service ».

La notion d’un sacré reposant par une volonté divine sur le prêtre en tant que personne précise et entre ses propres mains, n’est donc même pas encore évoquée. C’est pourquoi le Qot s’applique aussi dans ce qu’on peut appeler une délégation du peuple de Dieu à l’un d’entre eux, choisi par eux, garant, de maillon en maillon, de la communion avec l’Eglise  tout entière

Y. Congar rappelle entre autres  que le Amen signifie justement ce consentement des fidèles, dans l’Ancien Testament mais aussi dans  l’Apocalypse  et dans l’Eglise, jusqu’à la première description par Saint Justin[14] de la messe puis au texte de Tertullien de Saint-Augustin. Sans l’Amen des fidèles, une prière communautaire serait-elle ecclésiale ? une eucharistie serait-elle l’eucharistie ?

Concernant les assemblées eucharistiques, Innocent III, par exemple,  déclare dans un texte qui sera repris par Pie XII :

« Ce ne sont pas seulement les prêtres qui offrent, mais tous les fidèles avec eux. Car ce qui est rempli spécifiquement par le ministère des prêtres, cela est fait/agi de façon universelle ( = par tous)  par le vœu/la prière/la volonté des fidèles ».

Non solum offerunt sacerdotes, sed universi fideles. Namquod specialiter adimpletur ministerio sacerdotum, hoc universaliter agitur voto fidelium[15].

Il en était exactement de même pour les questions doctrinales : Y. Congar donne les références de nombreux textes qui montrent historiquement qu’on consultait, au nom du Qot, tous  les fidèles avant toute décision touchant à la doctrine.

Il en conclut : à cette époque « quelques-uns ont un magistère normatif ; mais tous sont éclairés et actifs.» Sur ce sujet, il  renvoie à un de ses ouvrages plus complet :  Jalons pour une théologie du laïcat, page 369 s.

Et Y. Congar, page 227 dans l’article ici étudié, de donner l’explication théologique de ces  relations :    

« le corps n’a pas à valider par une sorte de vote, les décisions du magistère, mais le magistère est assisté par le même Esprit qui anime le corps et il ne peut agir en dehors de ce conditionnement essentiel. Le principe hiérarchique justifie lui-même la validité de ses actes, mais il ne peut s’exercer, de fait, que dans une communion. C’est pourquoi, par exemple, dans chacune des deux grandes décisions dogmatiques du magistère extraordinaire de l’époque moderne, le pape a d’abord procédé à une consultation de toute l’Eglise.

C’est ainsi que, dans le triple domaine que comporte la vie de l’Eglise (gouvernement, sacrements, foi), la tradition alliait, à une structure hiérarchique, un régime concret d’association et de consentement».

C’est ce qu’on appelait le sensus fidei fidelium, le sens de la foi des fidèles : c’est lui qui  fondait légitimement  les choix de l’Eglise dans la mesure où il y avait eu  une consultation valable en amont.

*5 Qot à l’intérieur des communautés religieuses… et ses essaimages inattendus en politique 

Quant aux communautés religieuses, régulières, la pratique du Q.o.t. s’y fondait tout comme dans les communautés dans le siècle, mais également sur le fait que, en se réunissant à 2 ou 3 au nom de Jésus, la décision communautaire de pardonner est validée par Dieu : Matthieu, 18, v. 19 et 20. Également les textes des Actes des apôtres, 4, 32 et 11,42 47.

L’article cite de nombreux textes puisque les règles ont été fidèlement conservées et leur pratique de nos jours est très éclairante sur le Qot.

Entre autres choses, Y. Congar explique que ce système de consensus et d’écoute aura une certaine influence au moment où les rois cherchent à établir des règles pour diriger leurs grands  féodaux, leurs grands et leur peuple.

En effet, alors que les rois sont croyants et font partie de l’Eglise, le Qot reconnu de tous ne peut qu’exercer, parfois explicitement, toujours  implicitement, une influence qui préservera de la violence (et d’un absolutisme peut-être déjà concevable à la manière des tyrannies et des dictatures passées, mais qui était si visiblement  contraire à l’éthique de justice de l’Evangile qu’il était impossible à mettre en place  par un roi chrétien).      

Y. Congar n’oublie pas de citer l’emploi du Qot chez les Dominicains qui renforcent également ce système : en 1228, ces derniers initient un fort mouvement de représentation à l’intérieur de leurs chapitres généraux annuels.

«Cette innovation fut adoptée ensuite par les franciscains en  1239 et 1240 et chez certaines congrégations bénédictines. C’est ainsi qu’en 1248, le chapitre général de celle de Hambuye rendait cette institution obligatoire en l’expliquant dans ces termes :

«  Et parce que ce qui concerne tous doit être approuvé par tous, nous voulons et avons décidé que chaque couvent  envoie pour le chapitre évoqué auparavant un moine sélectionné, choisi d’un commun consensus, avec un abbé ou un prieur »   

Et quia, quod omnes tangit , ab omnibus debet approbari, volumus et statuimus, quod singuli conventus ad praedictum capitulum  aliquem monachum discretum de communi assensu electum cum abbate seu priore mittant.[16] 

Y. Congar rappelle que cette institution représentative dans ces ordres monastiques a même fini par influencer à la fin du XIIIème siècle par exemple les conseillers qui sont à l’origine du Parlement anglais.

Il explique ensuite longuement et précisément comment ce principe se répand en politique sauf quand il y a, par exemple  comme en France, une monarchie qui se veut de plus en plus puissante.

*6 La fin du Qot avec Boniface VIII  (1294-1303) et la réforme grégorienne  

Cette mise en pratique  du Qot aurait pu continuer à guider l’Eglise et à influencer les sociétés civiles, mais Boniface VIII (1294-1303) qui connaissait pourtant ces principes, voulut augmenter la puissance papale, et nous constatons que ce principe fut peu à peu contrecarré puis enterré…

Yves Congar décrit également dans son article, cet amenuisement progressif.

Les considérations finales d’Yves Congar :

« Il est temps de conclure cette histoire.

La maxime quod omnes tangit vient du droit romain, où il était un simple principe de procédure.

Porté par le courant communautaire du XIIe siècle, et plus foncièrement encore par le sens chrétien traditionnel en matière de vie politique, de vie ecclésiale et de vie religieuse communautaire, la maxime a vite pris une valeur plus large, dans le sens régime de conseil et de consentement.

Du domaine de la levée de taxes, qui engageait représentation et consentement, on est, dès le premier tiers du XIIIe siècle, passé à celui d’une  discussion des intérêts les plus généraux ; la philosophie politique d’Aristote, qui se répand à partir du milieu du XIIIe siècle, favorisa ce développement.

Par le jeu naturel des idées, mais surtout en raison de la montée de l’individualisme, de la critique de l’absolutisme fiscal, de la querelle entre Louis de Bavière et Jean XXII, enfin de la crise très grave ouverte par le Grand schisme, certains théologiens ont esquissé une application de notre maxime, érigée en principe de droit public, à la constitution même de l’Eglise.

Mais cette tentative a été complètement maîtrisée et éliminée par la victoire, définitive, de la doctrine romaine de la Monarchie pontificale. »

Et… Yves Congar a mis un M majuscule à Monarchie.

*7 Un Bilan concernant les influences du Qot, passées et présentes 

La maxime juridique romaine quod omnes tangit… a été employée jusqu’au XIIIème siècle, en des temps où, d’ailleurs, le religieux ne souhaitait pas se distinguer fondamentalement du civil, le civil lui semblant son niveau basique.  

 « Ce qui intéresse tout le monde doit être approuvé par tous » : cette  maxime simple et solide relevait et relève en effet et du bon sens populaire et de la Règle d’or. La foule ou le groupe expriment ses besoins et se fait confiance pour en organiser elle-même la mise en œuvre pratique.

De par le Qot, le droit et l’autorité naissent du consensus de tous et non d’une simple opinion personnelle ou  du vouloir d’un seul. Les décisions se prennent en commun, de façon semblable, de façon égale  (communiter, pariter, similiter). Rien ne doit être fait contre le gré des personnes concernées. Le Qot. va de pair avec les termes écoute, dialogue, respect, consensus, consentement, choix, élection aux deux sens du terme, représentation, communication, discussion, collaboration, coopération, synodalité, conciliation, transparence, égalité de droits, approbation, humilité, service,  etc.  De l’avis communautaire, qu’il soit en amont ou en aval ou les deux,  naît la validation de la décision. L’autorité d’un responsable ne peut s’exercer  que dans ce cadre qui la reconnaît et l’accepte : elle est  reconnue en amont par ceux que cela concerne, et en aval  le responsable doit répondre  de ses décisions devant eux. En matière politique, l’écoute et la représentativité garanties par le Qot fonctionnent aussi  comme base, au moins théorique : ce ne sont pas encore la centralisation, les privilèges, l’absolutisme qui  la remplacent comme principes à la base des organisations sociales et religieuses.  

Avec le Qot, en Eglise, comme l’Evangile demande à tous explicitement de ne pas céder à la tentation du pouvoir et de la richesse, de l’égoïsme et de l’orgueil ; il prône le paradoxe évangélique : le respect des plus fragiles, la cohérence de la foi et de l’amour dans l’humilité et le service. Les disciples de Jésus formant l’Assemblée peuvent alors s’organiser de façon relationnelle, mobile, avec des élus pour un temps défini, responsables devant la communauté, pour son bien ( peut-on parler d’évaluation ? ). Elle s’organise ecclésialement,   dans ses différents modes et modules, sans contrainte légale  ni sanctions, librement et de façon adaptée, de maillon en maillon, créant réseaux et niveaux, en communautés réunies par les liens de relation, sans hiérarchie ni interne ni externe, mais par la participation et la communication qui créent la communion, comme dans un corps humain où ce qui touche tous doit être décidé par tous.

Ce principe du Qot s’applique ainsi dans ce cadre, à l’élection des évêques, au choix d’un prêtre ou d’un diacre, dans les communautés monastiques ou  les petites églises, pour des services (actions, conseils, enseignements, liturgies etc.).

De l’avis communautaire, en amont ou en aval naît la validation de la décision et l’autorité qui permettra une gestion fraternelle et co-responsable. Même si chaque décision n’était pas prise en amont à leur niveau par les fidèles eux-mêmes, toute  décision proposée pouvait  en aval être refusée par eux. Lors de la prière, l’Amen de tous explicite et valide la proposition avancée par l’Ecriture ou par un responsable. En matière de religion catholique, la spécificité reconnue du prêtre (élu) pour tel ou tel service ou fonction etc. est en quelque sorte incluse dans l’universalité des fidèles et tous sont conscients que cette spécificité n’existerait pas sans eux : elle dépend d’eux, sans qu’il y ait de notion de supériorité d’un côté ou de l’autre.

Cependant au début du XIVème siècle,  face aux abus analysés comme venant de trop de liberté, certains, pensant  asseoir mieux le pouvoir de Dieu et sauver plus d’âmes, ont voulu réformer l’Eglise.

Boniface VIII a commencé à séparer les clercs du reste des fidèles en les reliant plus directement au sacré qui les rendait en quelque sorte définitivement et par définition  plus compétents que les simples fidèles. Contrairement au principe du Qot, les fidèles, même pourtant concernés, n’eurent progressivement plus le droit de donner leur avis ; l’autorité du pape et de ses clercs fut censée venir de Dieu et de l’Esprit Saint qui les inspirait spécialement : une hiérarchie naissait, dotée aussi de puissance matérielle pour mieux convaincre. Le Droit religieux se séparait du droit civil et ne tarderait pas à s’en réclamer comme supérieur.  

Grégoire VII, au XVème siècle, prit beaucoup de ses décisions au nom d’une nouvelle maxime qui mettait Dieu au centre de tout : « Ce qui touche à Dieu … »   Cette formule Quod Dei tangit  a été elle aussi abrégée ( QDt) car elle a été très utilisée par une papauté désireuse de contribuer à « sauver » les âmes, ce qui lui a semblé passer  par  son « pouvoir » inscrit désormais comme quasiment divin et relayé par « ses » clercs.

Le pape ou le clerc décidait de ce qui touchait, non plus des êtres humains comme les autres, mais avant tout des « fidèles » ; les consultations  n’étaient plus pratiquées : ceux qui étaient  concernés par les questions à traiter auraient  risqué de se tromper dans leurs choix. Le Qot inutile pouvait être nuisible et  il ne fut plus en usage. Le sensus fidei fidelium  lui aussi a été remisé : les fidèles  n’avaient plus de compétence. Il a, sauf exception,   quasiment disparu de l’image que les catholiques ont d’eux-mêmes et de leurs « droits » de baptisés.

Ainsi l’article d’Y. Congar  remet-il  au jour 13 siècles de pratique  de cette maxime qui a été quasiment complètement effacée de nos mémoires depuis le XIVème siècle par ce que certains appellent la Tradition ou la Monarchie sans précision de dates.

Les Lumières et Vatican II ont tenté de remettre au jour cette pratique positive, civile comme ecclésiale. Elle est à la base de nos démocraties civiles aujourd’hui, mais Vatican II n’a pas « réussi » de ce point de vue.

Les  révélations récentes concernant les abus en tous genres de l’Eglise ont montré que certains abus relèvent d’individus mais que d’autres relèvent de questions systémiques[17], d’un oubli du paradoxe évangélique[18], de dérives liées à de l’irrationnel  présenté comme inspiré par l’Esprit Saint…

A la réflexion, selon nous, ces abus et ces erreurs pourraient être liés en grande partie à l’effacement de ce Ce qui touche tous doit être approuvé par tous, la maxime simple et solide qui avait structuré l’Eglise parce que en accord avec l’Evangile de ses fondateurs.

Le système de Ptolémée a été remplacé par le système de Copernic qui avait été déjà conçu par Eratosthène…

Il serait possible pour les chrétiens catholiques de quitter une voie obsolète qui les isole pour  remettre en pratique à la maxime  qu’ils utilisent  partout ailleurs : « Ce qui concerne tous doit être discuté et approuvé par tous ».

Elle n’est pas contraire  à leur évangile, au contraire.

Des sociétés antiques l’avaient déjà promue et en avaient commencé la mise en place. L’évangile est allé plus loin, puisque dans le Royaume de Dieu il n’y a plus d’esclaves ni de mineurs à perpétuité ni d’exclus de ces droits. La fraternité vient d’une égalité  qui n’y est pas conditionnelle et où le Qot fonde l’Assemblée.

De quoi méditer en ces temps de Synode sur la synodalité qui revient à la charge par un autre chemin.

Marguerite Champeaux-Rousselot

(2021-08-20)


[1] Quod omnes tangit, ab omnibus tractari et approbari debet, par Yves M.-J.Congar, Revue Historique de droit français et étranger, 1922-)Quatrième série, Vol. 35 (1958), pp. 210-259 (50 pages), Dalloz.

https://www.jstor.org/stable/43847329

[2] https://www.jstor.org/stable/43847329?read-now=1&refreqid=excelsior%3A55323203e09e7cc38c2cd3fadefc1eeb&seq=49#page_scan_tab_contents

[3] Quod omnes tangit, ab omnibus tractari et approbari debet, par Yves M.-J.Congar, Revue Historique de droit français et étranger, 1922-)Quatrième série, Vol. 35 (1958), pp. 210-259 (50 pages), Dalloz.

https://www.jstor.org/stable/43847329

[4] Pour les non-latinistes :

Le verbe tangere  signifie toucher, concerner, intéresser..  Il a donné en français tangible et tact.

Le verbe tractari, au passif ici, signifie « être discuté, être traité  » et il a donné traiter de, détracteur, contrat

Le verbe approbari au passif ici signifie « être approuvé ».

Debet signifie  « doit »

[5]C. 7, X , I , 23 ( Friedberg, 11,152  ) Potthast, 5031.

[6] C. 5, LIX, 5.

[7] G. Post ( Traditio, 1946, p. 203-204  : Jean d’André, sur les Décr. de Grégoire IX, 2,27, 25, quamvis.

[8]  Summa Decretalium, ed.E.A.T. Laspeyres, Ratisbonne, 1860, p. 75

[9] consentement des fidèles à l’ordination de l’évêque ( Trad. apostol., c2) et consentement des prêtres à l’ordination des diacres (c9 ; trad. M. Botte, p. 40)

[10] Cf. Gr. Dix , dans Apostolic Ministry. Londres, 1946, p 277-278.

[11] Epist. X,4 ( P. L. 54,628) , Comp. Epist. X,6 : XIII,3 ; XIV , 5 ; CLXVII,1.

[12] C. 6, X, 1, 11 ( Friedberg, II, 119) : Si archiepiscopus obierit et alter fuerit ordinandus archiepiscopus, omnes episcopi ejusdem provinciae ad sedem metroplitanam conveniant, ut ab omnibus ipse eligatur  et ordinetur. Oportet autem ut ipse, qui illis omnibus praeesse debet, ab omnibus illis eligatur  et ordinetur. Reliqui vero comprovinciales episcopi , si necesse fuerit, ceteris consentientibus, atribus jussu archepiscopi peterunt ordinari ; sed melius est, si ipse cum omnibus eum, qui dignus est, elegerit, ou et cuncti pariter pontificem consecraverint.

Rappelons que la Glose ordinaire commentait ainsi les mots  ab omnibus de cette Décrétale : Not. Quod omnes tangit, ab omnibus  comprobari debet. ( cité par G. Post, das Traditio, 1946, p.04, n.35).

[13] Nihil sine consilio vestro et sine consensus plebis mea privatim sententia gerere : Epist. XIV, 1,2 et 4 ; trad. Bayard. Comp. Epist. XXXIV, 4,1 ; XXXII, etc.

[14] Apol. I, 65 et 67. Comp. St Jérome , In Galat. ( P. L. 16,355) ; Eusèbe , H.E., VII, ix, 4.

[15] Innocent III, De sacro altaris mysterio, III, 6  ( P.L. 217, 845). Cité dans l’encyclique Mediator Dei du 20 Nov 1947. (Ed. Roguet, n. 82. Une possible interprétation erronée est écartée, ibid. n. 90, un complété par le  n. 99)

[16]Cité p. 22 par J. Jassmeier, Das Mitbestimmungerecht der Untergebenen in den älteren  Männerordensverbänden  ( Münchener Theol. St. Kan. A bt, 5). Selon Y. Congar, cet ouvrage présente une histoire bien documentée du développement du droit des subordonnés à participer aux décisions dans les Ordres religieux d’hommes.

[17] Le retour (contraignant comme un chantage à l’Enfer)  à la sacralisation  et au rituel  dont Jésus  était sorti ; un idéalisme quasiment pervers et un symbolisme hypertrophié et chosifiant, etc.    

[18] Ex d’inversions des valeurs du monde : le plus petit est le plus grand, donner sa vie, c’est la gagner…  .

Synodalité de guérison et de prévention : un chemin qui suit l’Evangile ( 2020-03)

                                                  

par Marguerite Champeaux-Rousselot ( 2020-03)

Pour sortir des abus dans l’Eglise au Chili, le pape François propose un chemin dans sa  « Lettre de François  aux catholiques chiliens ».

Mais il prend soin d’indiquer que ce chemin devrait être celui pour remédier à toutes sortes d’abus… Nous pouvons donc lire cette lettre, et en tirer du fruit pour nous-même aussi.

I Synodal et Synodalité

Il décrit un chemin en détail mais le terme global qui peut caractériser le processus de guérison comme de prévention, tient en un mot, synodal,    qu’il emploie par deux fois : dans l’introduction (1°) et dans sa phrase de conclusion ( 2°), c’est dire l’importance pour lui de la synodalité.

Un terme qui, nous le savons désormais, sera au cœur du synode de 2022 qui concernera précisément la synodalité.

Voici les deux phrases :

1°) je voudrais également dire à chacun de vous en particulier : « La Sainte Mère Église attend de vous aujourd’hui que vous l’interpelliez. Et ensuite (…) l’Église a besoin que vous passiez votre permis d’adulte, spirituellement adultes, et que vous ayez le courage de nous dire : “cela me plaît, ce chemin me semble être celui à emprunter, cela ça ne va pas”… Dites-nous ce que vous sentez, ce que vous pensez »[1]. Ceci nous permet à tous de nous impliquer dans une Église dont la démarche synodale sait mettre Jésus au centre.

Au sein du Peuple de Dieu, il n’y a pas de chrétiens de première, deuxième ou troisième catégories.

2°) Je reconnais et apprécie votre exemple courageux et constant car dans les moments de turbulence, de honte et de douleur, vous continuez d’avancer dans la joie de l’Évangile.

Je les appelle à avancer, poussés par l’Esprit, à la recherche d’une Église chaque jour plus synodale, prophétique et pleine d’espoir, moins abusive parce qu’elle sait mettre Jésus au centre, en celui qui a faim, en le prisonnier, le migrant et l’abusé.

II  Nous transcrivons ci-dessous  les passages de cette Lettre qui ont une valeur générale, à titre de document de travail.

( Rappel : texte intégral  de la  « Lettre de François  aux catholiques chiliens »  ci-dessous)

… chercher avec eux des chemins de vérité et de vie à court, à moyen et à long terme, face à une plaie ouverte, douloureuse et complexe qui ne cesse de saigner depuis longtemps

Je les ai invités à regarder où le Saint-Esprit nous conduit, puisque « fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu »[2]

C’est avec joie et espérance que j’ai reçu la nouvelle qu’il y avait beaucoup de communautés, de villes et de chapelles où le peuple de Dieu priait, surtout pendant les jours où nous rencontrions les évêques. Le Peuple de Dieu implore à genoux le don du Saint-Esprit pour trouver la lumière au sein d’une Église blessée par son péché, pour implorer miséricorde, et pour qu’elle devienne prophétique jour après jour de par sa vocation[3]. Nous savons que la prière n’est jamais vaine et qu’« dans l’obscurité commence toujours à germer quelque chose de nouveau, qui tôt ou tard produira du fruit »[4]

le statut du Peuple de Dieu qui « est la dignité et la liberté des fils de Dieu, dans le cœur de qui, comme dans un temple, habite l’Esprit Saint »[5]. Le saint peuple fidèle de Dieu est oint de la grâce du Saint-Esprit ; par conséquent, lorsqu’il s’agit de réfléchir, de penser, d’évaluer, de discerner, nous devons être très attentifs à cette onction. Chaque fois qu’en tant qu’Église, que pasteurs, que personnes consacrées, nous avons oublié cette certitude, nous perdons notre chemin. Chaque fois que nous essayons de supplanter, de réduire au silence, de nier, d’ignorer ou de réduire à de petites élites le Peuple de Dieu dans sa totalité et ses différences, nous construisons des communautés, des plans pastoraux, des théologies appuyées, des spiritualités, des structures sans racines, sans histoire, sans visages, sans mémoire, sans corps, bref, sans vie. Nous désunir de la vie du Peuple de Dieu, nous précipite dans la désolation et dans la perversion de la nature ecclésiale ; la lutte contre une culture d’abus nécessite de renouveler cette certitude.

je voudrais également dire à chacun de vous en particulier : « La Sainte Mère Église attend de vous aujourd’hui que vous l’interpelliez. Et ensuite (…) l’Église a besoin que vous passiez votre permis d’adulte, spirituellement adultes, et que vous ayez le courage de nous dire : “cela me plaît, ce chemin me semble être celui à emprunter, cela ça ne va pas”… Dites-nous ce que vous sentez, ce que vous pensez »[6]. Ceci nous permet à tous de nous impliquer dans une Église dont la démarche synodale sait mettre Jésus au centre.

Au sein du Peuple de Dieu, il n’y a pas de chrétiens de première, deuxième ou troisième catégories. Votre participation active ne se résume pas à une concession que vous faites volontairement, mais elle est constitutive de la nature ecclésiale. Il est impossible d’imaginer le futur sans cette onction qui opère en chacun de vous et qui réclame et exige certainement de nouvelles formes de participation. J’exhorte tous les chrétiens à ne pas avoir peur d’être les protagonistes de la transformation revendiquée aujourd’hui, à impulser et à promouvoir des alternatives créatives dans la recherche quotidienne d’une Église qui veut chaque jour mettre « L’important » [7]  au centre. J’invite toutes les organisations diocésaines, quelle que soit leur région, à chercher consciemment et lucidement des espaces de communion et de participation pour que l’onction du Peuple de Dieu puisse trouver des médiations concrètes pour se manifester.

Le renouvellement de la hiérarchie ecclésiale par elle-même ne génère pas la transformation à laquelle le Saint-Esprit nous pousse. Nous sommes tenus de promouvoir conjointement une transformation ecclésiale qui nous concerne tous.

Une Église prophétique et par conséquent pleine d’espérance, exigera de tous une mystique des yeux ouverts[8], interrogative et non engourdie[9]. Ne vous laissez pas dépouiller de l’onction de l’Esprit.

« Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit »[10]. C’est ainsi que Jésus répondit à Nicodème quand ce dernier l’a interpellé sur la possibilité de naître à nouveau pour pouvoir entrer dans le royaume des cieux.

En ce moment, à la lumière de ce passage, il est bon pour nous de revoir notre histoire personnelle et communautaire : le Saint-Esprit souffle où il veut et comme il veut dans le seul but de nous aider à renaître. Loin de nous enfermer dans des schémas, des modalités, des structures fixes ou obsolètes, loin de démissionner ou « de baisser sa garde » face aux événements, l’Esprit Saint est continuellement en mouvement pour élargir sans cesse les yeux étroits, pour redonner le rêve à ceux qui ont perdu espérance[11], pour faire justice dans la vérité et dans la charité, pour purifier du péché et de la corruption et pour inviter en permanence à une nécessaire conversion. Sans ce regard de foi, tout ce que nous pouvons dire et faire tomberait dans l’oreille d’un sourd. Cette certitude est essentielle pour regarder le présent, sans faux-fuyants mais avec détermination, avec courage, mais aussi avec sagesse, avec ténacité mais sans violence, avec passion mais sans fanatisme, avec de la persévérance mais sans inquiétude. Cette certitude est essentielle pour changer ainsi tout ce qui menace aujourd’hui l’intégrité et la dignité de toute personne ; car les solutions qui s’imposent doivent faire face aux problèmes sans se laisser prendre au piège ou, ce qui serait pire, sans perpétuer les mêmes mécanismes que nous voulons éliminer[12]. Aujourd’hui, nous sommes mis au défi d’affronter, d’assumer et de souffrir le conflit, de pouvoir ainsi le résoudre et le transformer en un nouveau départ[13].

l’effort et à la persévérance de gens concrets qui, malgré le manque d’espoir ou de confiance, n’ont cessé inlassablement de rechercher la vérité ; je parle des victimes d’abus sexuels, de pouvoir, d’autorité et de ceux qui les ont crus et accompagnés.

La culture de l’abus et de la dissimulation est incompatible avec la logique de l’Évangile puisque le salut offert par le Christ est toujours une offre, un don qui réclame et exige la liberté. Laver les pieds des disciples c’est la manière avec laquelle le Christ nous montre le visage de Dieu. Ce n’est jamais par la contrainte ou l’obligation mais par le service. Soyons clairs, tout ce qui tente de contrer la liberté et l’intégrité des gens est anti-évangélique. Par conséquent, il est également nécessaire de générer des processus de foi où l’on apprend à savoir quand il faut douter et quand il ne faut pas. « La doctrine, ou mieux, notre compréhension et expression de celle-ci, “n’est pas un système clos, privé de dynamiques capables d’engendrer des questions, des doutes, des interrogations”, et “les questions de notre peuple, ses angoisses, ses combats, ses rêves, ses luttes, ses préoccupations, possèdent une valeur herméneutique que nous ne pouvons ignorer si nous voulons prendre au sérieux le principe de l’incarnation” (…) »[14] . J’invite tous les centres de formation religieuse, les facultés de théologie, les écoles, les collèges, les séminaires, les maisons de formation et de spiritualité, à promouvoir une réflexion théologique qui serait capable d’être à la hauteur des temps présents, à promouvoir une foi mature, adulte et qui assume l’« humus » vital du Peuple de Dieu avec ses idées et ses préoccupations. Je les invite à promouvoir ainsi des communautés capables de lutter contre les situations d’abus, des communautés où l’échange, la discussion et la confrontation sont les bienvenus[15]. Nous serons fructueux dans la mesure où nous rendons autonomes les communautés ouvertes de l’intérieur ; nous libérons ainsi des pensées fermées et auto-référentielles pleines de promesses et de mirages qui promettent la vie mais qui favorisent finalement la culture de l’abus.

Je voudrais faire une brève référence à la pastorale populaire qui existe dans un grand nombre de vos communautés et qui est un trésor inestimable et authentique où on apprend à écouter le cœur de notre peuple et dans le même acte le cœur de Dieu. Durant mon expérience de pasteur, j’ai appris à découvrir que la pastorale populaire est l’un des rares endroits où le peuple de Dieu est souverain de l’influence du cléricalisme qui cherche toujours à contrôler et à bloquer l’onction de Dieu sur son peuple. Apprendre de la piété populaire, c’est apprendre à entrer dans un nouveau type de relation, d’écoute et de spiritualité qui demande beaucoup de respect et ne se prête pas à des lectures rapides et simplistes, car la piété populaire « reflète une soif de Dieu que seuls les pauvres et les simples peuvent connaître »[16].

Être une « Église en marche » c’est également se laisser aider et interpeler[17]. N’oublions pas que « Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit »[18].

je pense nécessaire de vous partager ma joie et mon espoir d’avoir pu confirmer durant le dialogue que nous avons eu, votre reconnaissance à des personnes que j’aime appeler les « saints de la porte d’à côté »[19]. Ce serait injuste qu’en plus de notre douleur et notre embarras face à ces structures d’abus et de dissimulation qui se sont perpétuées et face à tant de mal qu’ils ont fait, nous ne reconnaissions pas les nombreux fidèles laïcs, consacrés et consacrées, prêtres et évêques qui donnent leur vie par amour dans les zones les plus reculées de la terre chilienne bien-aimée. Tous ceux-là sont des chrétiens qui savent pleurer avec les autres, qui cherchent la justice dans la faim et la soif, qui regardent et agissent avec miséricorde[20]  ; ce sont des chrétiens qui essaient chaque jour d’éclairer leur vie à la lumière du protocole[21]  avec lequel nous serons jugés : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi »[22].

Je reconnais et apprécie votre exemple courageux et constant car dans les moments de turbulence, de honte et de douleur, vous continuez d’avancer dans la joie de l’Évangile.

Je les appelle à avancer, poussés par l’Esprit, à la recherche d’une Église chaque jour plus synodale, prophétique et pleine d’espoir, moins abusive parce qu’elle sait mettre Jésus au centre, en celui qui a faim, en le prisonnier, le migrant et l’abusé.

François
Vatican, le 31 mai 2018, Fête de la Visitation de Notre-Dame

Traduction française de Kinda Elias pour La DC. Titre de La DC.

Choix et commentaire par Marguerite Champeaux-Rousselot ( 2020-03)

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III  Texte intégral  :

Chers frères et sœurs,

Le 8 avril dernier, j’ai convoqué mes frères évêques à Rome pour chercher avec eux des chemins de vérité et de vie à court, à moyen et à long terme, face à une plaie ouverte, douloureuse et complexe qui ne cesse de saigner depuis longtemps (1). Je leur ai suggéré qu’ils invitent tout le saint peuple de Dieu à se mettre en état de prière afin que le Saint-Esprit nous donne la force de ne pas tomber dans la tentation de nous enliser dans des propos dépourvus de sens, dans des diagnostics sophistiqués ou en de vains gestes, qui ne nous permettraient pas d’avoir le courage nécessaire pour faire face à la douleur causée, au visage des victimes et à l’ampleur des événements. Je les ai invités à regarder où le Saint-Esprit nous conduit, puisque « fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu » (2).

C’est avec joie et espérance que j’ai reçu la nouvelle qu’il y avait beaucoup de communautés, de villes et de chapelles où le peuple de Dieu priait, surtout pendant les jours où nous rencontrions les évêques. Le Peuple de Dieu implore à genoux le don du Saint-Esprit pour trouver la lumière au sein d’une Église blessée par son péché, pour implorer miséricorde, et pour qu’elle devienne prophétique jour après jour de par sa vocation (3). Nous savons que la prière n’est jamais vaine et qu’« dans l’obscurité commence toujours à germer quelque chose de nouveau, qui tôt ou tard produira du fruit » (4).

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La lettre du pape François aux catholiques chiliens

  1. Faire appel à vous, vous demander de prier n’était pas un recours fonctionnel usuel, ni un simple geste de bonne volonté. Au contraire, je voulais placer les choses à leur place, précise et précieuse, et situer le problème là où il doit être : le statut du Peuple de Dieu qui « est la dignité et la liberté des fils de Dieu, dans le cœur de qui, comme dans un temple, habite l’Esprit Saint» (5). Le saint peuple fidèle de Dieu est oint de la grâce du Saint-Esprit ; par conséquent, lorsqu’il s’agit de réfléchir, de penser, d’évaluer, de discerner, nous devons être très attentifs à cette onction. Chaque fois qu’en tant qu’Église, que pasteurs, que personnes consacrées, nous avons oublié cette certitude, nous perdons notre chemin. Chaque fois que nous essayons de supplanter, de réduire au silence, de nier, d’ignorer ou de réduire à de petites élites le Peuple de Dieu dans sa totalité et ses différences, nous construisons des communautés, des plans pastoraux, des théologies appuyées, des spiritualités, des structures sans racines, sans histoire, sans visages, sans mémoire, sans corps, bref, sans vie. Nous désunir de la vie du Peuple de Dieu, nous précipite dans la désolation et dans la perversion de la nature ecclésiale ; la lutte contre une culture d’abus nécessite de renouveler cette certitude.

Comme je l’ai dit aux jeunes de Maipu, je voudrais également dire à chacun de vous en particulier : « La Sainte Mère Église attend de vous aujourd’hui que vous l’interpelliez. Et ensuite (…) l’Église a besoin que vous passiez votre permis d’adulte, spirituellement adultes, et que vous ayez le courage de nous dire : “cela me plaît, ce chemin me semble être celui à emprunter, cela ça ne va pas”… Dites-nous ce que vous sentez, ce que vous pensez » (6). Ceci nous permet à tous de nous impliquer dans une Église dont la démarche synodale sait mettre Jésus au centre.

Au sein du Peuple de Dieu, il n’y a pas de chrétiens de première, deuxième ou troisième catégories. Votre participation active ne se résume pas à une concession que vous faites volontairement, mais elle est constitutive de la nature ecclésiale. Il est impossible d’imaginer le futur sans cette onction qui opère en chacun de vous et qui réclame et exige certainement de nouvelles formes de participation. J’exhorte tous les chrétiens à ne pas avoir peur d’être les protagonistes de la transformation revendiquée aujourd’hui, à impulser et à promouvoir des alternatives créatives dans la recherche quotidienne d’une Église qui veut chaque jour mettre « L’important » (7) au centre. J’invite toutes les organisations diocésaines, quelle que soit leur région, à chercher consciemment et lucidement des espaces de communion et de participation pour que l’onction du Peuple de Dieu puisse trouver des médiations concrètes pour se manifester.

Le renouvellement de la hiérarchie ecclésiale par elle-même ne génère pas la transformation à laquelle le Saint-Esprit nous pousse. Nous sommes tenus de promouvoir conjointement une transformation ecclésiale qui nous concerne tous.

Une Église prophétique et par conséquent pleine d’espérance, exigera de tous une mystique des yeux ouverts (8), interrogative et non engourdie (9). Ne vous laissez pas dépouiller de l’onction de l’Esprit.

  1. « Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit » (10). C’est ainsi que Jésus répondit à Nicodème quand ce dernier l’a interpellé sur la possibilité de naître à nouveau pour pouvoir entrer dans le royaume des cieux.

En ce moment, à la lumière de ce passage, il est bon pour nous de revoir notre histoire personnelle et communautaire : le Saint-Esprit souffle où il veut et comme il veut dans le seul but de nous aider à renaître. Loin de nous enfermer dans des schémas, des modalités, des structures fixes ou obsolètes, loin de démissionner ou « de baisser sa garde » face aux événements, l’Esprit Saint est continuellement en mouvement pour élargir sans cesse les yeux étroits, pour redonner le rêve à ceux qui ont perdu espérance (11), pour faire justice dans la vérité et dans la charité, pour purifier du péché et de la corruption et pour inviter en permanence à une nécessaire conversion. Sans ce regard de foi, tout ce que nous pouvons dire et faire tomberait dans l’oreille d’un sourd. Cette certitude est essentielle pour regarder le présent, sans faux-fuyants mais avec détermination, avec courage, mais aussi avec sagesse, avec ténacité mais sans violence, avec passion mais sans fanatisme, avec de la persévérance mais sans inquiétude. Cette certitude est essentielle pour changer ainsi tout ce qui menace aujourd’hui l’intégrité et la dignité de toute personne ; car les solutions qui s’imposent doivent faire face aux problèmes sans se laisser prendre au piège ou, ce qui serait pire, sans perpétuer les mêmes mécanismes que nous voulons éliminer (12). Aujourd’hui, nous sommes mis au défi d’affronter, d’assumer et de souffrir le conflit, de pouvoir ainsi le résoudre et le transformer en un nouveau départ (13).

  1. En premier lieu, il serait injuste d’attribuer ce processus uniquement aux derniers événements vécus. L’ensemble du processus de révision et de purification que nous sommes en train de vivre est possible grâce à l’effort et à la persévérance de gens concrets qui, malgré le manque d’espoir ou de confiance, n’ont cessé inlassablement de rechercher la vérité ; je parle des victimes d’abus sexuels, de pouvoir, d’autorité et de ceux qui les ont crus et accompagnés. Des victimes dont la clameur a atteint le ciel (14). Je voudrais, encore une fois, remercier publiquement le courage et la persévérance de tous.

Ce temps est un temps pour l’écoute et le discernement afin d’atteindre les racines qui ont permis à ces atrocités de se produire et de se perpétuer, et pour enfin trouver des solutions au scandale des abus, non avec une simple stratégie de confinement et de contention – essentielle, mais insuffisante – mais avec toutes les mesures nécessaires pour prendre en charge le problème dans sa complexité.

En ce sens, je voudrais m’attarder sur le mot « écouter », car discerner veut dire apprendre à écouter ce que l’Esprit veut nous dire. Et nous ne pouvons le faire que si nous sommes capables d’écouter la réalité de ce qui se passe (15).

Je crois que c’est là l’un de nos principaux défauts et omissions : ne pas savoir écouter les victimes. Ainsi, on a tiré des conclusions partielles qui manquaient d’éléments cruciaux pour un discernement sain et clair. Avec honte je dois dire que nous n’avons pas su entendre et réagir à temps.

La visite de Mgr Scicluna et de Mgr Bertomeu est née de notre constatation qu’il y avait des situations que nous n’avions pas su voir ni entendre. En tant qu’Église, nous ne pouvions continuer à marcher en ignorant la souffrance de nos frères. Après avoir lu le rapport, j’ai voulu rencontrer certaines victimes d’abus sexuels, de pouvoir et de conscience, pour les écouter et leur demander pardon pour nos péchés et nos omissions.

  1. Dans ces réunions, j’ai constaté comment le manque de reconnaissance d’écoute de leurs histoires, ainsi que le manque de reconnaissance d’acceptation des erreurs et omissions tout au long du processus, nous avaient empêchés d’avancer. Une reconnaissance qui se veut plus qu’une expression de bonne volonté envers les victimes, elle se veut plutôt une nouvelle façon de s’arrêter devant la vie, devant les autres et devant Dieu. L’espoir dans un lendemain meilleur et la confiance en la Providence sont nés et croissent pour nous pousser à « assumer la fragilité, les limites que nous impose le péché afin de nous aider à aller de l’avant» (16). Un « plus jamais » à la culture de l’abus et au système de camouflage qui a permis à cette dernière de se perpétuer, nécessite de travailler les uns avec les autres pour créer une culture d’attention aux autres qui imprègne nos manières d’établir des relations, de prier, de penser, de vivre l’autorité, ainsi que nos coutumes, nos langues et notre relation au pouvoir et à l’argent. Nous savons aujourd’hui que le meilleur moyen de faire face à la douleur causée c’est de s’engager dans une conversion personnelle, communautaire et sociale qui nous apprend à écouter et surtout à prendre soin des plus vulnérables. Il est donc urgent de créer des espaces où la culture de l’abus et de la dissimulation ne soit pas le schéma dominant ; où une attitude critique et interrogative ne soit pas assimilée à la trahison. Cela doit nous inciter, en tant qu’Église, à rechercher humblement tous les acteurs qui façonnent la réalité sociale et à promouvoir des instances de dialogue et de confrontation constructive afin d’évoluer vers une culture d’attention et de protection.

Appréhender cette société uniquement à partir – ou avec – nos forces et nos outils, nous encerclera dans une dynamique volontariste dangereuse qui périrait à court terme (17). Nous devons aider et générer une société où la culture de la violence ne trouve pas de place pour se perpétuer. J’exhorte tous les chrétiens, en particulier les responsables des centres de formation et d’éducation tertiaires (18), des centres formels et informels d’éducation à la santé, des instituts de formation et les universités à mettre en commun leurs forces et ressources dans les diocèses et à impliquer toute la société civile, dans la promotion de manière lucide et stratégique, d’une culture d’attention et de protection. Que chacun de ces espaces promeuve une nouvelle mentalité.

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La lettre du pape François aux catholiques chiliens

  1. La culture de l’abus et de la dissimulation est incompatible avec la logique de l’Évangile puisque le salut offert par le Christ est toujours une offre, un don qui réclame et exige la liberté. Laver les pieds des disciples c’est la manière avec laquelle le Christ nous montre le visage de Dieu. Ce n’est jamais par la contrainte ou l’obligation mais par le service. Soyons clairs, tout ce qui tente de contrer la liberté et l’intégrité des gens est anti-évangélique. Par conséquent, il est également nécessaire de générer des processus de foi où l’on apprend à savoir quand il faut douter et quand il ne faut pas. « La doctrine, ou mieux, notre compréhension et expression de celle-ci, “n’est pas un système clos, privé de dynamiques capables d’engendrer des questions, des doutes, des interrogations”, et “les questions de notre peuple, ses angoisses, ses combats, ses rêves, ses luttes, ses préoccupations, possèdent une valeur herméneutique que nous ne pouvons ignorer si nous voulons prendre au sérieux le principe de l’incarnation” (…) » (19). J’invite tous les centres de formation religieuse, les facultés de théologie, les écoles, les collèges, les séminaires, les maisons de formation et de spiritualité, à promouvoir une réflexion théologique qui serait capable d’être à la hauteur des temps présents, à promouvoir une foi mature, adulte et qui assume l’« humus » vital du Peuple de Dieu avec ses idées et ses préoccupations. Je les invite à promouvoir ainsi des communautés capables de lutter contre les situations d’abus, des communautés où l’échange, la discussion et la confrontation sont les bienvenus (20). Nous serons fructueux dans la mesure où nous rendons autonomes les communautés ouvertes de l’intérieur ; nous libérons ainsi des pensées fermées et auto-référentielles pleines de promesses et de mirages qui promettent la vie mais qui favorisent finalement la culture de l’abus.

Je voudrais faire une brève référence à la pastorale populaire qui existe dans un grand nombre de vos communautés et qui est un trésor inestimable et authentique où on apprend à écouter le cœur de notre peuple et dans le même acte le cœur de Dieu. Durant mon expérience de pasteur, j’ai appris à découvrir que la pastorale populaire est l’un des rares endroits où le peuple de Dieu est souverain de l’influence du cléricalisme qui cherche toujours à contrôler et à bloquer l’onction de Dieu sur son peuple. Apprendre de la piété populaire, c’est apprendre à entrer dans un nouveau type de relation, d’écoute et de spiritualité qui demande beaucoup de respect et ne se prête pas à des lectures rapides et simplistes, car la piété populaire « reflète une soif de Dieu que seuls les pauvres et les simples peuvent connaître » (21).

Être une « Église en marche » c’est également se laisser aider et interpeler (22). N’oublions pas que « Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit » (23).

  1. Comme je vous l’ai dit, lors des rencontres avec les victimes, j’ai pu constater que le manque de reconnaissance nous empêche d’avancer. C’est pourquoi je pense nécessaire de vous partager ma joie et mon espoir d’avoir pu confirmer durant le dialogue que nous avons eu, votre reconnaissance à des personnes que j’aime appeler les « saints de la porte d’à côté» (24). Ce serait injuste qu’en plus de notre douleur et notre embarras face à ces structures d’abus et de dissimulation qui se sont perpétuées et face à tant de mal qu’ils ont fait, nous ne reconnaissions pas les nombreux fidèles laïcs, consacrés et consacrées, prêtres et évêques qui donnent leur vie par amour dans les zones les plus reculées de la terre chilienne bien-aimée. Tous ceux-là sont des chrétiens qui savent pleurer avec les autres, qui cherchent la justice dans la faim et la soif, qui regardent et agissent avec miséricorde (25) ; ce sont des chrétiens qui essaient chaque jour d’éclairer leur vie à la lumière du protocole (26) avec lequel nous serons jugés : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi » (27).

Je reconnais et apprécie votre exemple courageux et constant car dans les moments de turbulence, de honte et de douleur, vous continuez d’avancer dans la joie de l’Évangile. Ce témoignage me fait beaucoup de bien à moi et me soutient dans mon propre désir de surmonter l’égoïsme et de me donner encore plus (28). Afin de réduire l’importance et la gravité du mal causé et de rechercher les racines des problèmes, nous sommes également engagés à reconnaître la force agissante et active de l’Esprit dans tant de vies. Sans ce regard, nous resterions à mi-chemin et nous pourrions entrer dans une logique qui, loin de chercher à améliorer le bien et à réparer le mal, biaiserait la réalité et nous ferait tomber dans une grave injustice.

Accepter les coups, ainsi que les limites personnelles et communautaires, loin d’être une action de plus, devient le point de départ de tout un processus authentique de conversion et de transformation. N’oublions jamais que Jésus-Christ ressuscité se présente aux siens avec ses blessures. Plus précisément, c’est grâce à ses blessures que Thomas a pu confesser la foi. Nous sommes invités à ne pas déguiser, masquer ou cacher nos plaies.

Une Église blessée est capable de comprendre et d’être émue par les blessures du monde d’aujourd’hui, de se les approprier, d’en souffrir, de les accompagner et de chercher à les guérir. Une Église avec des plaies ne se met pas au centre, ne se croit pas parfaite, ne cherche pas à couvrir et à cacher son mal, elle se remet plutôt au seul qui peut guérir les blessures et qui a pour nom Jésus-Christ (29).

Cette certitude est celle qui nous poussera à rechercher, avec le temps et l’inopportunité, l’engagement à générer une culture où chacun a le droit de respirer un air exempt de toutes sortes d’abus. Une culture sans la dissimulation qui finit par vicier toutes nos relations. Une culture qui, face au péché, génère une dynamique de repentance, de miséricorde et de pardon et qui face au crime, génère la dénonciation, le jugement et la sanction.

  1. Chers frères, j’ai commencé cette lettre en vous disant que faire appel à vous n’est pas une ressource fonctionnelle ou un geste de bonne volonté, au contraire, c’est invoquer l’onction que vous avez en tant que Peuple de Dieu. Avec vous, nous pouvons planifier les étapes nécessaires pour un renouveau et une conversion ecclésiale saine et de long terme. Avec vous, nous pouvons générer la transformation qui plus que nécessaire, devient impérative. Sans vous, rien ne peut être fait. J’exhorte tous les fidèles du saint Peuple de Dieu qui vivent au Chili à ne pas avoir peur de s’impliquer. Je les appelle à avancer, poussés par l’Esprit, à la recherche d’une Église chaque jour plus synodale, prophétique et pleine d’espoir, moins abusive parce qu’elle sait mettre Jésus au centre, en celui qui a faim, en le prisonnier, le migrant et l’abusé.

Je vous demande de ne pas cesser de prier pour moi. Je le fais également pour vous et je demande à Jésus de vous bénir et à la Sainte Vierge de prendre soin de vous.

François
Vatican, le 31 mai 2018, Fête de la Visitation de Notre-Dame

Traduction française de Kinda Elias pour La DC. Titre de La DC.

(1) Lettre du pape François aux évêques du Chili suite au rapport de Mgr Charles J. Scicluna, 8 avril 2018.

(2) Pape Benoît XVl, Deus caritas est, n. 16 ; DC 2006, n. 2352, p. 173-174.

(3) Rencontre du pape François avec les prêtres, les religieux, les consacrés et séminaristes, cathédrale de Santiago du Chili, 16 janvier 2018 ; DC 2018, n. 2530, p. 11.

(4) Pape François, exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 276 ; DC 2014, n. 2513, p. 77.

(5) Concile Vatican II, Lumen gentium, n. 9.

(6) Rencontre du pape François avec les jeunes, basilique nationale de Maipu, 17 janvier 2018.

(7) Jésus-Christ, (ndlr).

(8) Une attitude d’union et d’ouverture à Dieu et à l’Église, (ndlr).

(9) Pape François, exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 96 ; DC 2018, n. 2531, p. 23.

(10) Jn, 3. 8.

(11) Pape François, Homélie de la sainte messe de Solennité de la Pentecôte 2018.

(12) Il est bon de reconnaître certaines organisations et certains médias qui ont abordé la question des abus de manière responsable, recherchant toujours la vérité et ne faisant pas de cette douloureuse réalité une ressource médiatique pour augmenter la note dans sa programmation.

(13) Pape François, exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 227 ; DC 2014 ; n. 2513, p. 65.

(14) « Le Seigneur dit : “J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances” » Ex 3, 7.

(15) « Souvenons-nous que c’était le premier mot-mandat que le peuple d’Israël reçut de Yahvé : Écoute Israël » (Dt 6, 4).

(17) Pape François, exhortation apostolique Gaudete et exsultate, nn. 47-59 ; DC 2018, n. 2531, p. 14-17.

(16) Pape François, Visite au Centre pénitentiaire pour femmes, Santiago, Chili, 6 janvier 2018 ; DC 2018, n. 2530, p. 8.

(19) Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 44 ; DC 2018, n. 2531, p. 13.

(18) Programmes d’enseignement “non universitaire”, (ndlr).

(21) Pape Paul Vl, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n. 48 ; DC 1976, n. 1689, p. 10.

(20) Il est essentiel d’effectuer les rénovations indispensables dans les centres de formation impulsées par la récente Constitution apostolique Veritates gaudium. À titre d’exemple, je tiens à souligner que « en effet, la tâche urgente de notre temps est que tout le peuple de Dieu soit prêt à entreprendre, avec esprit « une nouvelle étape d’évangélisation. Cela nécessite « un processus déterminé de discernement, et de purification ». Dans ce processus, un renouvellement correct du système des études ecclésiastiques est appelé à jouer un rôle stratégique. En effet, celles-ci ne sont pas seulement appelées à offrir des lieux et des parcours de formation qualifiée des prêtres, des personnes consacrées et des laïcs engagés, mais elles constituent une sorte de laboratoire culturel providentiel où l’Église fait un exercice d’interprétation performative de la réalité qui jaillit de l’événement de Jésus-Christ et qui se nourrit des dons de la sagesse et de la science dont le Saint-Esprit enrichit sous des formes variées tout le Peuple de Dieu ? : du sensus fidei fidelium au magistère des pasteurs, du charisme des prophètes à celui des docteurs et des théologiens. ». Pape François, constitution apostolique Veritates gaudium, n. 3 ; DC 2018, n. 2530, p.44-45.

(23) Jn 3, 8.

(22) Cela peut se lire aussi : se remettre en question, (ndlr).

(25) Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 16.79.82 ; DC 2018, n. 2531, p. 8-9, 20, 20-21.

(24) Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 6-9 ; DC 2018, n. 2531, p. 6-7.

(27) Mt 25, 34-36.

(26) Économie du salut, (ndlr).

(29) Pape François, Rencontre avec les prêtres, les religieux, les consacrés et les séminaristes, à Santiago du Chili, 16 janvier 2018 ; DC 2018, n. 2530, p. 11-16.

(28) Pape François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 76 ; DC 20148, n. 2513, p. 27.

[1] Rencontre du pape François avec les jeunes, basilique nationale de Maipu, 17 janvier 2018.

[2] Pape Benoît XVl, Deus caritas est, n. 16 ; DC 2006, n. 2352, p. 173-174.

[3] Rencontre du pape François avec les prêtres, les religieux, les consacrés et séminaristes, cathédrale de Santiago du Chili, 16 janvier 2018 ; DC 2018, n. 2530, p. 11.

[4] Pape François, exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 276 ; DC 2014, n. 2513, p. 77.

[5] Concile Vatican II, Lumen gentium, n. 9.

[6] Rencontre du pape François avec les jeunes, basilique nationale de Maipu, 17 janvier 2018.

[7] Jésus-Christ, (ndlr).

[8] Une attitude d’union et d’ouverture à Dieu et à l’Église, (ndlr).

[9] Pape François, exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 96 ; DC 2018, n. 2531, p. 23.

[10] Jn, 3. 8.

[11] Pape François, Homélie de la sainte messe de Solennité de la Pentecôte 2018.

[12] Il est bon de reconnaître certaines organisations et certains médias qui ont abordé la question des abus de manière responsable, recherchant toujours la vérité et ne faisant pas de cette douloureuse réalité une ressource médiatique pour augmenter la note dans sa programmation.

[13] Pape François, exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 227 ; DC 2014 ; n. 2513, p. 65.

[14] Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 44 ; DC 2018, n. 2531, p. 13.

[15] Il est essentiel d’effectuer les rénovations indispensables dans les centres de formation impulsées par la récente Constitution apostolique Veritates gaudium. À titre d’exemple, je tiens à souligner que « en effet, la tâche urgente de notre temps est que tout le peuple de Dieu soit prêt à entreprendre, avec esprit « une nouvelle étape d’évangélisation. Cela nécessite « un processus déterminé de discernement, et de purification ». Dans ce processus, un renouvellement correct du système des études ecclésiastiques est appelé à jouer un rôle stratégique. En effet, celles-ci ne sont pas seulement appelées à offrir des lieux et des parcours de formation qualifiée des prêtres, des personnes consacrées et des laïcs engagés, mais elles constituent une sorte de laboratoire culturel providentiel où l’Église fait un exercice d’interprétation performative de la réalité qui jaillit de l’événement de Jésus-Christ et qui se nourrit des dons de la sagesse et de la science dont le Saint-Esprit enrichit sous des formes variées tout le Peuple de Dieu ? : du sensus fidei fidelium au magistère des pasteurs, du charisme des prophètes à celui des docteurs et des théologiens. ». Pape François, constitution apostolique Veritates gaudium, n. 3 ; DC 2018, n. 2530, p.44-45.

[16] Pape Paul Vl, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n. 48 ; DC 1976, n. 1689, p. 10.

[17] Cela peut se lire aussi : se remettre en question, (ndlr).

[18] Jn 3, 8.

[19] Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 6-9 ; DC 2018, n. 2531, p. 6-7.

[20] Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n. 16.79.82 ; DC 2018, n. 2531, p. 8-9, 20, 20-21.

[21] Économie du salut, (ndlr).

[22] Mt 25, 34-36.

Des leçons vitales inattendues à tirer des deux synodes ( 2020)

Crédit photo

par Marguerite Champeaux-Rousselot

Les deux derniers synodes convergent entre autres vers une précieuse leçon de vie chrétienne, qui est certes en phase avec les questions d’écologie et de justice, mais également avec l’épineuse question du cléricalisme dont les nuisances ne sont désormais que trop évidentes : deux manières d’aborder concrètement la synodalité, un terme bien nouveau avouez-le, presque un néologisme … qu’il faut convertir en action !

Article de janvier 2020, actualisé le 26 mai 2020

Le Vatican vient d’annoncer aujourd’hui à 13 h que le Pape convoque un synode des évêques en 2022  sur le thème : «Pour une Église synodale : communion, participation et mission» !

C’est ce qui me fait vous partager cette réflexion qui date d’il y a quelques mois, après les retombées du synode d’Amazonie. Pour certains elles furent décevantes. Mais … Deux exemples permettant d’envisager une leçon un peu plus générale, je me suis demandé alors si les deux derniers synodes n’étaient pas un levain enfoui pour le moment dans la pâte à pain qui va tiédir et fermenter en se gonflant peu à peu… Je vous invite à poser doucement votre main sur cette boule qui fait espérer un pain nourrissant et énergétique…

Les deux derniers synodes convergent entre autres vers une précieuse leçon de vie chrétienne, qui est certes en phase avec les questions d’écologie et de justice, mais également avec l’épineuse question du cléricalisme dont les nuisances ne sont désormais que trop évidentes : deux manières d’aborder concrètement la synodalité, un terme bien nouveau avouez-le, presque un néologisme … qu’il faut convertir en action !
Ces deux dernies synodes me semblent emblématiques parce qu’on peut en tirer me semble-t-il, un enseignement précieux de « méthodique ecclésiale » … pour notre vie, tout simplement : une découverte à faire !

N.B. Ce qui suit ne se prétend pas absolument exact quant aux détails, ( même si elles sont justes, ce ne sont que des idées générales ) mais dessine autour de nous un large champ qui part du passé et s’étend jusqu’à l’horizon du long terme en couvrant ce qui nous ressemble et ce qui est différent de nous : cela indique des pistes de réflexion .
Bien sûr d’autres personnes peuvent vouloir lire autrement que moi son texte : cela montre seulement que nos personnalités individuelles comme civilisationnelles y sont respectées et ne sont pas contraintes autoritairement au-delà de ce qui est le strict nécessaire pour maintenir la fidélité à l’Evangile, cet Evangile autour de Jésus et de notre Père qui est le lien qui permet à l’Eglise d’être non pas une professionnelle de l’uniformisation, mais proposition de communion.

A lire aussi en introduction cette contribution de Arnaud Join-Lambert, docteur en théologie et professeur à l’Université Catholique de Louvain :

« Les processus synodaux depuis le concile Vatican II : une double expérience de l’Église et de l’Esprit Saint »

Le synode de la Famille

Le synode sur la Famille (2014-2015) a fait l’objet d’une consultation mondiale sur un sujet très général, universel, intemporel, « de tout temps », de tout pays, de tout un chacun. Ce synode a été situé dans une sorte de non-lieu pour répondre aux besoins d’un milieu qui se ressent souvent comme sage et mature… De chrétienté ancienne, comme une souche aux vastes ramifications usées où l’on espère les surgeons. On cherchait et on a pensé trouver auprès des autorités des consignes valables pour le monde entier et pour chacune des situations.

La réponse du pape a surpris, déçu, étonné… Elle a été difficile à lire car pour la première fois depuis longtemps, ce n’était pas une liste d’obligations et d’interdits avec des châtiments à la clé. Il a fallu la méditer longtemps pour en sentir la saveur fondamentale, et s’en saisir plus ou moins timidement au début pour bénéficier expérimentalement de son bienfait nutritif.
Le pape François y a prôné l’usage des principes évangéliques ; on n’ose écrire qu’il a suggéré le « le retour » à ces principes… mais tout le monde sait que lorsqu’on retourne à une source, l’eau n’en est pas croupie : elle est la même mais l’eau est toujours neuve et jaillissante.
Il n’a rien démoli dogmatiquement, mais a demandé qu’on nourrisse nos pratiques de l’Evangile lui-même pour régler avec souplesse des problèmes locaux, personnels, voire civilisationnels, continentaux, sociaux … ( on peut évoquer ici entre autres le divorce et les familles recomposées, l’adoption, la sexualité, la chasteté, la fécondité, la famille, les minorités, l’enfance, la vieillesse, le handicap, la pauvreté de certaines classes sociales ou familiales etc. ). La conscience de chacun vis-à-vis de son prochain et de ce que nous pouvons supposer de Dieu, telle est la mesure qui doit nous servir à juger et à nous juger, tel doit être le critère de nos actes et de nos jugements…

On a compris « chez nous » que cette sorte de non-lieu était un milieu un peu partout en décalage avec le monde ; que certains pouvaient en qualifier certains points de « sclérosé », de « décadent » ou de non-représentatif des fidèles…. Que certains qui avaient conservé un droit traditionnel à s’exprimer au nom de tous ne comprenaient pas que ce droit n’était plus, aujourd’hui, fondé sur une bonne adéquation. Et qu’il devenait impossible désormais de chercher une parole uniforme autorisée donnant des consignes valables pour le monde entier et pour chacune des situations : le pape appelait à une attitude ressemblant à celle de Jésus, pleine de joie pour soutenir ceux qui vont bien, pleine de compassion pour les victimes, de miséricorde pour ceux qui avaient erré, et à la conscience de chacun des fidèles se mettant sous le regard de Dieu, un Dieu Père, avec l’aide bienveillante de l’Eglise toute entière.
A cette aune, le dogme a été indirectement ressenti comme quelque chose de relatif devant la valeur universelle d’un Evangile qui amène la loi à son état parfait qui permet une justice individuelle dans l’amour qui nous est demandé le plus parfait possible… à l’image de l’amour dont nous sommes aimés par le Père, par Jésus , par certains …

Ce premier synode s’est finalement conclu sous la houlette d’un berger qui est là pour écouter les besoins de son troupeau d’aujourd’hui et non le guider autoritairement exclusivement vers les modèles traditionnels, pourtant éprouvés et utiles mais ressentis devant certains cas comme désormais notoirement insuffisants ou inadaptés.
Cette expérience nouvelle, qui a parfois désorienté certains, qui a suscité des incompréhensions, voire des résistances, a aussi permis à bien des catholiques de s’ouvrir à l’autre, de revenir vers des frères, de se rapprocher de l’Evangile, sans parler de l’espoir qu’il a suscité chez ceux qui avaient quitté l’Eglise ou suivaient un Jésus qui n’a jamais – et pour cause – donné comme objectif prioritaire une Eglise puissante en surface ou en nombre.

Et…

Il me semble que le synode que nous venons de vivre en 2019-2020, celui dit de l’Amazonie,  assure une fois de plus les méthodes libérantes qui doivent dynamiser nos actes de fils de Dieu : il le fait parallèlement au premier mais … en sens inverse, selon des lois de balistique ne relevant pas de notre physique habituelle…

Le Synode de l’Amazonie

Présentation de l’Instrument de travail du synode sur l’Amazonie :  "La région Panamazone, laboratoire pour la société et pour l’Eglise". 
http://www.synod.va/content/sinodoamazonico/fr/-actualite/sr-nathalie-becquart--presentation-de-linstrument-de-travail-du-.html
Crédit photo : cf. présentation de l’Instrument de travail du synode sur l’Amazonie : « La région Panamazone, laboratoire pour la société et pour l’Eglise

En effet, ce deuxième synode, dit sur l’Amazonie ( 2019-2020 ) a fait lui aussi l’objet d’une consultation mondiale sur un sujet très général, universel, mais particulièrement lié à notre époque et au futur de notre Terre : par exemple et surtout l’écologie et l’usage de notre Terre à tous, – un sujet humain plus que spécifiquement catholique ! – mais aussi ce qui en découle pour nous disciples du Christ et catholiques : que dire de la justice et de l’amour de Dieu ? et sur un plan religieux dans de tels contextes, comment vivre les sacrements ? comment avoir assez de prêtres ? Ce sont des sujets sur lesquels aucun dogme ( ou si peu ..) n’a été édicté car ils sont inattendus, étant les fruits d’une crise récente.

C’est un problème sur lequel l’Eglise cherche à entrer en résonance avec les Hommes car aucune Loi de la Bible n’en traite explicitement et Jésus lui-même n’en a guère parlé. Le sujet a été posé intentionnellement dans un pays impacté directement et fortement par cette crise : il s’agissait de répondre aux besoins emblématiques d’un pays neuf, en décalage avec d’autres régions plus puissantes du monde, une région de notre planète encore incomplètement développée à bien des égards, un pays où la chrétienté est relativement neuve, ardente quand elle existe, bourgeonnante de partout mais très fragile. C’est un exemple qui fait réfléchir, un terrain où les besoins sont criants, annonciateurs des mêmes besoins humains – civils, écologiques, religieux – dans d’autres régions du monde, un champ d’application où on subit l’expérimentation de certaines folies de l’égoïsme, encore inconnues… Mais aussi un terrain où les besoins spirituels et religieux, y compris chez les catholiques, pour être satisfaits, ont suscité et créé des solutions car si ce n’est pas interdit, n’est-ce pas que c’est parce que c’est permis ? L’Esprit d’intelligence et d’amour fait germer la vie.

Lors de ce Synode décentralisé dans son titre, ( synode de l’Amazonie), on cherchait, et on a pensé trouver, auprès des autorités ecclésiales des validations et des autorisations pour ce qui était inattendu et nouveau mais aussi en urgence et en priorité des limites et des interdictions ; on pensait trouver là encore des consignes claires et quasi-dogmatiques qui seraient valables pour le monde entier et pour chacune des situations futures ou déjà présentes mais pas encore gérées. Contents ou non, on se raisonnait alors : il faudrait les accepter comme telles et cela pouvait en quelque sorte rassembler le troupeau, certes un peu de force, mais pourquoi pas, dans ce monde si dangereux ?

Or la réponse du pape a là aussi surpris, déçu, étonné… en ce qui concerne les questions dites « religieuses ». Sa réponse a été là aussi difficile à lire avec sérénité car si, sur les questions « humaines » sa position rejoint celles qu’on peut supposer à un Jésus premier partisan de la laïcité dans une fraternité humaine écologique par essence, et s’il a réussi son examen en écologie, il n’a pas évoqué les questions à proprement parler stricto sensu catholiques, concernant par exemple les viri probati : il n’a ni interdit ni validé ces innovations religieuses qu’on peut qualifier de pragmatiques ou d’inspirées…
Oui, peu à peu nous comprenons que François aurait pu valider ces innovations en plaquant dessus des estampilles à l’ancienne : il y avait des arguments pour dans nos textes bibliques : une belle copie, cela fait joli dans un décor à l’ancienne. Cela nous aurait même réjouis et soulagés immédiatement qu’il nous tienne ainsi par la main, voire qu’il nous porte…
Mais il n’a pas maquillé ces innovations qui n’entraient pas dans les cadres ecclésiaux classiques. Il n’a pas plaqué sur ces mutations jaillissantes, rejetons innovants mais branchés sur la même sève, les étiquettes portant les noms de réalités anciennes traditionnelles et bien connues qui auraient donné une apparence de continuité à des solutions neuves pour un monde imprévu, voire imprévisible. Il ouvre toute liberté à la créativité avec l’aide de la réflexion et du discernement du Peuple de Dieu.

Disons plus : il nous semble qu’il n’a pas voulu mettre dans l’urgence un pansement sur la plaie : cela se serait peut-être révélé un cautère sur une jambe de bois. Il a peut-être jugé inutile de chercher à tout prix à faire persister le clergé, le titre même de prêtre, comme s’il était essentiel à l’Eglise catholique et à ceux qui suivent Jésus. On aura toujours bien sûr besoin de ces pasteurs, de ces disciples qui font écho à la parole de Dieu, de ces serviteurs qui nourrissent un peuple de frères. Mais en refusant de permettre ces nominations en masse de viri probati comme prêtres de énième catégorie, il a signifié implicitement « non » à un raffinement supplémentaire dans la hiérarchisation, à la création ( subreptice ou même involontaire ) de nouvelles classes : il a peut-être dit un non de plus au cléricalisme et a mis un frein à une éventuelle réactivation de ce que nombre de fidèles ressentent souvent comme le sacré dans le clergé depuis son installation.
Il n’a pas non plus menacé de châtiments ceux qui avaient été inspirés par leurs besoins  ( et par le bon sens,  et selon moi, par le sensus fidei  et l’Esprit, je le crois  )  et qui s’étaient retrouvés à innover sans avoir passé de diplôme ni fait d’études, ni avoir demandé une autorisation à  Rome puisqu’ils avaient la liberté enseignée par Jésus…   Il ne les a pas traités d’hérétiques bons pour le bûcher, de chrétiens mâtinés de sorcellerie, de syncrétistes, que sais-je ? Il ne s’est pas questionné sur leur catholicité

L’Amazonie et toutes les Amazonies continueront leur chemin de vie, sans s’occuper de savoir si elles sont d’avant-garde ou non.

Il existe ailleurs des prêtres mariés catholiques : qui cela dérange-t-il ? Et quand cela a-t-il commencé, si cela a commencé ? Quelle est la règle la plus ancienne ? Quand des clercs mariés ont-ils éventuellement rejoint l’Eglise catholique plutôt qu’une autre et pourquoi cela a-t-il été permis ? En quoi cela concernerait-il une Eglise par-dessus les schismes ? Nous avons tous à y réfléchir : à nous former sur ces questions pur avoir un avis éclairé.

La réponse d’un pape souvent attentif aux victimes et aux petits, ou plutôt sa non-réponse à ces deux synodes, m’a montré quelque chose de sa pédagogie.

Nous nous sommes sentis comme le tout-petit qui ne sait pas qu’il apprend à marcher : à chaque petit pas qu’il fait, château-branlant, l’adulte, avec un sourire, recule un petit peu sa main et maintient l’intervalle éducatif tout en étant prêt à l’empêcher de tomber…Nous avançons à petits pas, en tendant la main vers celui qui nous attire et veut lui, nous faire grandir… Il aurait pu nous traiter comme des bébés, ou faire comme l’adulte narcissique qui garde dans ses bras son mini-double infantile et docile. Il aurait pu avoir peur de nous donner notre liberté mais il a fait comme notre Père qui nous a créés pour être libres et s’interdit toute emprise abusive.
Il va nous falloir méditer là aussi cette Querida Amazonia… pour oser goûter à cette nourriture étrangère : ce n’est plus un plat tout prêt et cosmopolite qu’on nous sert, mais notre Père à tous vient goûter à cette cuisine née du pays lui-même, faite avec les moyens du bord, avec amour, en toute liberté, et à qui interdit-il de l’adopter telle qu’elle est réalisée actuellement ?
Sa non-réponse apparente après ce synode ressemble à l’écoute d’un adulte qui sait exarcer son autorité de façon positive :   il perçoit ce qui se cache au fond, derrière le comportement provocant, l’interpellation angoissée ou la question immédiate de l’adolescent et songe à le faire grandir.

Nous apprenons là quelque chose que l’Eglise a souvent oublié sur elle-même…
Il semble qu’à bien des égards, nous allons nous trouver dans la situation des premières Eglises telle que nous la voyons dans nos premiers textes du nouveau Testament, une fois leurs portraits débarrassés de leur aspect trop idéalisé parfois mais en conservant leur chaleur communicative pleine d’espérance et de conviction attractives.
Les besoins de la communauté font jaillir des solutions, et plus les besoins augmentent plus les solutions s’ouvrent pour vivre avec Dieu : celui-ci, Père aimant et non-captateur, n’a guère posé de limites ni d’obligations pour le servir et servir nos frères.
Osons être vrais, enfin, d’ailleurs ! Les dogmes eux aussi ont été posés à une certaine époque pour répondre aux besoins d’une époque d’une façon appropriée. Le dogme est une formalisation dans nos mots de réalités qui dépassent nos mots trop humains et qui se révèlent finalement par essence assez inadaptés, convenons-en.
L’Evangile lui, dans sa simplicité, laisse l’inspiration souffler à sa guise sans contrainte, sur toute notre Terre, pour y faire s’épanouir la vie.
Sur le plan écologique et social, humain, nous ne piaulerons plus en réclamant plus de gâteries toutes faites, des serviettes jetables pour ne pas avoir à les laver, ou des résumés tout faits (même faux) sur Internet. Nous pouvons nous nourrir respectueusement de ce qui est possible sur chaque pouce de notre Terre, en apprenant ce qui nous convient selon nos besoins, et non selon nos envies, nos répulsions ou nos craintes irraisonnées et infantiles. Nous goûterons de plus en plus gastronomiquement la saveur fondamentale de son bienfait nutritif, et partagerons la saveur de notre vie.
Sur le plan religieux et plus précisément celui de notre confession catholique, il en va ici exactement comme lors d’Amoris Laetitia : François n’a rien démoli dogmatiquement, mais a demandé qu’on nourrisse nos pratiques avant tout de l’Evangile lui-même afin de régler avec souplesse des problèmes locaux, personnels, voire civilisationnels, continentaux, sociaux …

En guise d’ouverture finale :

Si les deux synodes ont ajusté des tirs croisés sur un objectif similaire, c’est donc qu’il doit être bien important !
Ils convergent sur les questions brûlantes et urgentes d’écologie et de justice, en délaissant également certaines solutions qui auraient peut-être pu faire illusion, des moyens-termes qui auraient pu être en fait décalés si Rome y avait mis son grain de sel par trop administratif et auraient eu un petit goût dogmatique ou doctrinal déplacé, des nouveautés qui auraient pu être récupérées, rigidifiées, instrumentalisées, imposées mal à propos, ou sclérosantes et de nouveau excluantes.
Ni laisser-aller négligent, ni laisser-faire paresseux, ni parti-pris inutilement blessant, la non-réponse du pape, pleine de respect pour ces jeunes peuples dynamiques, leur donne déjà les droits d’une personne : et nous-mêmes pouvons ( avons le droit de .. ) prendre exemple sur lui, – et sur eux – , pour trouver les réponses à nos propres besoins. Il leur laisse la liberté de le faire à leur façon et leur proximité directe permettra d’éviter les écueils énumérés ci-dessus.
François ne s’est pas laissé séduire par la facilité de proposer une illusion de plus à croire, un grade qui aurait renforcé en fait implicitement un nouvel avatar du cléricalisme.
Il n’a rien altéré de ce que beaucoup appellent la Tradition sans se demander à quand elle remonte, il n’a rien évoqué du dogme et n’a pas entrepris activement de légitimer des nouveautés qui se seraient opposées à la Tradition.
Mais… son attitude ne pose-t-elle pas la question de savoir s’il faut qu’une autorité légitime ce qui n’a pas à l’être ? On peut se demander si ce n’est pas déjà légitime même si certains s’y opposent.

Le levain fait fermenter la pâte, et la levure gagne peu à peu cette pâte qui semblait amorphe. Un levain cuit tout seul, ce serait atroce à manger !
Ecouter les besoins de son troupeau d’aujourd’hui, nouveau troupeau, nouveaux besoins, planète toujours nouvelle, esprit toujours nouveau.

Sa non-réponse apparente est la seule manière de garder une porte ouverte au possible, à l’espérance, à la confiance, à la vie. Et qui peut savoir si, en fermant la porte, il n’aurait pas fermé la porte à l’Esprit ? Il aime à passer par toutes les portes et même les portes fermées… ! Si nous lui fermons craintivement des portes, qu’il rentre par la fenêtre, vent puissant ou brise attentive, force qui agite ce qu’on voit ou oxygène du coeur…
Il s’agit de nous permettre tous de grandir, de même qu’une véritable autorité, après avoir discerné les limites minimum imposées par la sécurité et le bien-être de l’enfant et des autres, ( et non autre chose), lui fait confiance tout en veillant de loin, discrètement, pour un rappel si nécessaire.
Son silence qu’on sait attentif pourtant au cri des petits, ne nous renvoie-t-il pas manu paternale si j’ose dire à ce qui seul peut compter : l’Evangile vécu par Jésus, ce maître en souplesse pour mettre à disposition une Loi capable de gérer des problèmes individuels et contingents …

L’Evangile fait s’incliner la Loi en ses aspects contingents pour laisser régner l’amour qui nous est demandé le plus parfait possible, à l’image de l’amour dont nous sommes aimés par le Père, par Jésus et par certains… La conscience de chacun vis-à-vis de son prochain et de ce que nous pouvons supposer de Dieu est ce qui ressemblerait le plus à la Loi : mais une loi de libération, celle des Jubilés qui inventaient en Israël une méthode qui dynamisera nos actes de fils de Dieu.
Si la Lettre de l’Evangile n’interdit pas, elle laisse le champ libre à l’esprit d’amour au service de la propre croissance d’une Eglise qui ne ressemble pas à nos bâtiments faits de blocs taillés uniformément : elle est faite de pierres palpitantes et diverses qui s’harmonisent sans cesse, sans plan ni style prédéfinis. Une région géographique à un instant T peut également représenter exemplairement un aspect ponctuel dispersé çà et là dans le monde entier et au fil du temps. C’est ce que le pape appelle une Eglise synodale , une Eglise en chemin, une Eglise sur les chemins ; d’autres évoquent des « visages d’Eglise » ou « les éclats d’Evangile » un peu partout ; et l’Evangile, par la voix de celui qui nous invite tous à y aller, ces « demeures nombreuses dans la maison de mon Père » qui nous attendent : soyons sûrs que ce Père les a faites différentes et adaptées au confort et à la joie de chacun qui peut y apporter son bagage, ses trésors et en faire à son tour un havre hospitalier pour d’autres qui attendent…

Je viens, alors que je cherchais sur quoi finir mes réflexions, de trouver une image stimulante dans un ouvrage intitulé « Pour un accompagnement sans emprise » : « L’accompagnateur est du côté de la vigie, et non à la place de celui qui tient la barre ».

La situation des premières Eglises, aussi différentes qu’autonomes, faut-il en avoir peur, si elles sont unies fraternellement en Jésus, notre vigie, notre lumière ? Peut-être une façon de revoir le sens si positif du terme autorité  qui est bidirectionnelle, ce qui est au coeur d’une démarche authentiquement synodale

La pâte du futur pain dont nous faisons partie continue à fermenter.

Marguerite Champeaux-Rousselot





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« Célébrer pour faire Église » : une liturgie vivifiante et vivante

Le 27 décembre 2019, Jean-Marie Martin a publié  sur le site La Christité : « Célébrer pour faire Église ». Dans cet article, datant probablement de 1992 ou peu avant, Joseph Pierron (décédé il y a tout juste 20 ans), se réfère à l’église Saint-Merri (ou Saint-Merry) de Parisprès de Beaubourg et de l’Hôtel de Ville,  rue de la Verrerie et rue Saint-Martin, où une autre façon de célébrer pour faire Église se vit depuis 1975, année où Xavier de Chalendar a eu en charge le projet «d’inventer et d’assurer une nouvelle présence d’Église. »
Comme le disait Xavier de Chalendar, « Je trouve qu’on pourrait donner davantage de place à l’initiative des chrétiens de base, par rapport à l’importance prise par les équipes pastorales. Il faut toujours laisser les gens continuer à inventer, et accueillir ces inventions ; que les chrétiens ne restent pas passifs, qu’ils décident plus, qu’ils fassent des choix. Il y a une confusion détestable entre fidélité et répétition ».
Il y a vingt ans, le 27 décembre 1999,  Joseph Pierron nous quittait. Occasion ici de lui rendre hommage. C'est en 1985 qu'il se joignit à l'équipe du Centre Pastoral des Halles-Beaubourg à Paris. Il y travailla jusqu'à son décès. L'article publié ici fait partie du livre de René Simon, Actualiser la morale (mélanges offerts à René Simon). Paris, Cerf, 1992. À l'époque René Simon, salésien de Don Bosco faisait partie de la même équipe pastorale, il est décédé en 2004.

CÉLÉBRER POUR FAIRE ÉGLISE, par Joseph Pierron dans le livre offert à René Simon

René Simon fait partie de la communauté du Centre Pastoral des Halles-Beaubourg qui se réunit en l’église Saint Merri. […] C’est à partir de ce lieu particulier que je tenterai d’approcher ce qu’il en est de la célébration eucharistique qui est le cœur et la source de toute communauté. C’est dire que je ne saurais tirer des principes universels, immédiatement transposables ailleurs. Bien plutôt, les quelques singularités montreront les problèmes qui se posent à nous et poseront la question du sérieux de la pluralité dans l’unique culte de l’Église romaine.

Lorsque ce quartier de Paris – que les Halles centrales ont déserté pour la banlieue – se rénove, il apparaît encore plus nettement que la densité des églises paroissiales dans ce secteur est trop important au regard des demandes de catéchisation et de sacramentalisation. Le centre de Paris bouge : de nouveaux besoins se font plus pressants, d’où l’idée du Cardinal Marty de répartir ces tâches nouvelles aux diverses églises. Au centre pastoral des Halles-Beaubourg il confie celle d’inventer et d’assurer une nouvelle présence d’Église. Xavier de Chalendar et une équipe de laïques de prêtres se lancent dans cette entreprise.

Saint-Merri est de plain-pied avec la rue Saint-Martin, vieille route de communication nord-sud et de pèlerinage qui débouche sur la tour Saint-Jacques et qui ouvre le chemin vers Saint-Jacques de Compostelle. Aujourd’hui la procession ne se fait plus dans le même sens : les passants ne marchent plus vers l’église mais bien vers le Centre national d’art moderne, dit aussi Centre Pompidou et sa piazza.

C’est un des lieux qui, à Paris, dit l’impact de la modernité. L’église de Saint-Merri, si belle soit-elle, affrontée au musée d’Art moderne, risquait d’être rejetée du côté du passé ; plus, elle peut apparaître opposée et rivale de la modernité établie sur les bords du flux, elle ne veut pas être marginalisée. Tout d’abord elle peut être ouverte et accueillante. Reste que le rapport au monde qui advient reste une interrogation bien réelle.

Rapidement, la célébration eucharistique s’est révélée nécessaire pour constituer la communauté. Il n’était pas question de satisfaire à bon compte à l’obligation dominicale, encore moins de satisfaire à une forme de piété… Dans le dynamisme d’une communauté qui s’instaurait, dans les divergences d’opinion, dans les discussions autour des options à prendre, dans une ferveur à exprimer, en fonction de désirs à réaliser, il s’agissait bien d’une question d’identité chrétienne qui devait s’affirmer ; heureux si des gens qui depuis des années « ne pratiquaient plus » s’y reconnaissaient comme chrétiens. C’est dans la parole et le mystère de Jésus, du Dieu qui vient, du Dieu pascal, que se trouvait le lieu de l’unité.

Encore fallait-il que ce ne soit pas « le prêtre qui célèbre l’eucharistie » mais bien que ce soit « la communauté qui célèbre » ou encore mieux que ce soit « l’Esprit qui célèbre dans la communauté ». La communauté devait faire eucharistie. Ce n’était pas dévaluer le prêtre, le réduire ; c’était au contraire le situer, l’intégrer. Bien plus authentiquement que notre église de pierre, la communauté rassemblée, invitée, la communauté de ceux qui se savent appelés par leur nom constituent notre lieu d’Église. Le principe était beau, dynamique, enthousiasmant. Il fallait qu’il devienne créateur, constituant et qu’il reste cohérent. Ce n’est pas une tâche facile.

La décision de célébrer l’eucharistie prise, les questions n’ont cessé de se poser, sans obtenir de réponses qui soient sans équivoque, évidentes. Les options restent contestables et contestées. La première question a été celle du rythme des célébrations. Dans la même église, une messe paroissiale est célébrée chaque jour. Des rassemblements de prières se sont organisés, avec des périodicités variées : ils répondent à des exigences personnelles. Le rythme choisi pour la célébration communautaire est hebdomadaire : c’était une façon de se relier à la pratique ecclésiale commune, donc se donner le statut d’une communauté chrétienne, de maintenir aussi le symbolisme de jour « un », mémorial de la résurrection du Christ, signe de l’attente de son retour.

La seconde question porte sur « qui célèbre ? » Une fois admis que c’est la communauté qui célèbre dans l’Esprit, il est apparu que la constitution d’une équipe liturgique, du fait de son aspect institutionnel, ne répondait guère à ce principe. La préparation de la célébration a lieu le mardi soir : vient qui veut. C’est courir le risque de se retrouver tout seul, ou celui de voir souvent les mêmes têtes, mais c’est aussi s’ouvrir à une recherche insoupçonnée au point de départ. Cela nécessite une sorte d’apprentissage, car partager la parole ne suffit pas à bâtir une célébration.

Dans la même ligne, on a voulu éviter la constitution d’une chorale séparée. La communauté qui célèbre est aussi celle qui chante : un groupe chant a donc été créé, qui crée chants et mélodies, qui assure l’apprentissage des chants par la communauté, qui anime leur exécution, avec le souci constant que toute l’assemblée participe. C’est la même ligne de recherche qui fait que, si aucun des prêtres de la communauté n’est présent, il ne sera pas fait appel à un prêtre étranger. La célébration sera une assemblée dominicale sans prêtre. L’intention est de bien situer le rôle et la fonction du prêtre au cœur de la communauté. Le souci de ne pas accentuer le poids clérical fait que les célébrations concélébrées sont rares : Jeudi saint, Noël…

Célébrer, c’est aussi occuper symboliquement un espace. L’espace de cette belle église du XVIe siècle a été conçu pour un type de célébration qui était dominant à l’époque. C’est une difficulté majeure : comment célébrer le mystère eucharistique dans une perspective différente notoirement de celle dans laquelle ce lieu a été conçu ? Certes on peut distordre les significations ; il en reste toujours un malaise. Par exemple, la chaire reste pour longtemps encore pendue à son pilier, symbole certes d’une parole proclamée, pratique à l’époque où les micros n’existaient pas, mais symbole aussi d’une parole qui tombait de haut, de la bouche d’un homme séparé, mis à part, pris comme intermédiaire du divin. Le chœur, lui, était construit pour laisser place à des conventuels chargés de la louange. Il a de telles proportions qu’il est déjà trop grand pour accueillir la messe quotidienne. Il est certes possible de dresser un autel à l’entrée du chœur et de célébrer face aux fidèles groupés dans la nef. Le rapport symbolique fondamental ne sera pas changé. Assis les uns derrière les autres, les assistants seront tous tournés vers leur seule bouche d’enseignement.

Aucune solution ne pouvait être pleinement satisfaisante. En fait, on a déterminé deux lieux dont la structuration est très différente : l’un pour la liturgie de la parole, l’autre pour la célébration du mémorial et pour le partage du repas. Il y a donc une coupure entre la parole et l’eucharistie. Ce n’est pas sans inconvénient, comme le fait remarquer René Simon dans Aujourd’hui, des chrétiens (53, 1984, p. 10-11) : « Les deux Tables : liturgie de la parole et liturgie du repas ». Nous retrouverons ces difficultés en parlant du déroulement de la célébration.

 

ENTRÉE EN CÉLÉBRATION

Le premier impératif est de constituer en assemblée célébrante ceux et celles qui viennent assister à la messe. Il n’est plus question d’entrer discrètement en silence, dans une église où l’on s’assoit, au mieux pour se recueillir, le plus souvent en attendant que le clergé entre en procession. Ici les gens sont heureux de se retrouver, de se communiquer des nouvelles. Il faut fréquemment rappeler l’importance de l’accueil des nouveaux qui peuvent être timides, réticents, non accoutumés à ce mode de rencontre. Pourtant il faut bien se reconnaître comme croyants désireux de participer à un mystère commun.

L’orgue prépare directement l’entrée en célébration. L’ouverture est faite généralement par un membre de l’équipe pastorale. Son intervention a pour but de faire cesser la rumeur des retrouvailles et d’accueillir les nouveaux, de souder la communauté en lui rappelant certains aspects de la mission de la communauté, de présenter l’axe principal de réflexion et de prière qui a été choisie lors de la préparation. Parfois il peut se faire que l’ouverture se fasse directement par l’exécution d’un chant spécialement bien adapté à la fête célébrée ou au texte de l’Évangile.

L’entrée en prière proprement dite se fait par le chant : au lieu de l’introït qui rythmait la procession solennelle du clergé, l’intention est de se donner une seule voix. Le chant n’est pas l’ornementation d’une célébration ; il constitue une autre parole, une parole de fête, contre-distinguée de cette parole qu’est le commentaire, qui sera plus réflexif ou plus interprétatif. Rassemblés presque en cercle dans un bel espace de la nef centrale, autour du lutrin qui porte la parole d’Écriture qui oriente toute la célébration, le chant permet de se retrouver dans la même tonalité. Le chant n’est plus un moyen ; il est un milieu qui éveille en chacun des harmoniques, qui enveloppe tous ceux et celles qui sont venus pour célébrer ensemble.

 

LA CÉLÉBRATION DE LA PAROLE

Le lieu est donc bien approprié pour l’écoute de la Parole, pour l’accueil de ce qui fonde notre vie de croyants ; les gens se voient et la parole passe. En plus du lieu, un climat s’est peu à peu développé, cette orientation vers la Parole, toujours neuve, encore inentendue, vers l’In-ouï de Dieu ; il y a cette attente d’une parole inentendue, l’approche d’une vérité qu’on ne possède pas, qui n’est pas un savoir que l’on pourrait détenir. La parole n’est que orientation vers…, marche vers…, passage à… « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » : on trouve dans la recherche même… L’effort n’est donc pas d’obtenir un consensus sur des contenus, mais de créer une attitude de recherche, d’accueil et d’étonnement.

Ce qui est indiqué, montré, l’inouï de Dieu, c’est l’événement central de la mort et de la résurrection du Christ, toujours recueilli, toujours accueilli, jamais possédé. Cette orientation de lecture discipline les interventions spontanées, évite une moralisation trop rapide. Elle n’est pas toujours facile à tenir : certaines lectures plus anthropologiques risquent de la masquer. Le danger peut se retrouver quand la lecture se situe dans un contexte politique et social, dans des moments où la lutte, si nécessaire, pour la justice et le droit risque d’occulter la gratuité du salut. La nécessité du devoir de l’homme ne rend pas forcément toute la profondeur de l’appel de Dieu. La parole doit donc être risquée : elle doit bien s’incarner pour accomplir sa vérité. Car la parole est vraie quand elle s’accomplit. C’est là notre première référence : la Bonne Nouvelle de Jésus qui est toujours nouveauté et plénitude.

La parole n’est pas réservée aux prêtres. On ne peut pas dire qu’il y ait méfiance à l’égard d’une parole de clerc. On se méfie plutôt de la « langue de bois » qui peut aussi bien se trouver dans la bouche des laïcs… Renouveler un langage qui, de toute manière, nous précède, n’est pas une petite tâche et l’aventure n’est pas exempte de dérapages. Mais il faut tabler sur le fait que la communauté est adulte et se réapproprie le discours. Au reste, ce n’est pas la précision des définitions qui compte, mais bien plutôt le dynamisme que le langage entraîne, le mouvement qu’il crée. C’est bien dans ce cheminement que se construit l’unité. N’empêche que l’unité est comme une semence qui doit croître et produire du fruit. L’unité ne se base pas tellement sur l’uniformité du discours et de son contenu. De toutes parts, la Parole nous déborde. L’unité va se réaliser dans l’acte d’écoute, soucieux d’éviter le malentendu. On s’appuie bien sur l’autorité de la parole, pas forcément sur l’autorité de celui qui la délivre ou l’interprète… fût-ce avec assurance.

La Parole, mais quelle parole ? Sous quelle forme ? Le choix des textes ne peut être un tri entre les bons textes et les mauvais, entre ceux qui plaisent et ceux qui ne plaisent pas, entre ceux qui « sont riches » (dans le jargon actuel ceux qui permettent nombre d’interprétations spontanées) à l’opposé des textes peineux. L’Écriture est tout entière le recueil de la Parole.

Les textes sont donc généralement ceux que l’Église propose pour ce dimanche-là : c’est un signe de communion avec les autres églises. Il faut vraiment des circonstances exceptionnelles pour que l’on prenne d’autres textes : par exemple, l’évangile de Nicodème en Jean 3 a été choisi pour la célébration du baptême de onze enfants de la communauté, alors que l’Église universelle célébrait la fête du Corps et du Sang du Christ. Le choix d’un autre évangile que celui du jour s’est produit dans des célébrations œcuméniques. Mais le souci reste de se relier à l’Église et de reconnaître la parole de Dieu dans sa totalité.

Ce n’est pourtant pas un choix facile : le découpage des péricopes n’est pas évident, la traduction est parfois approchée, supportée par des présupposés. Plus encore, très souvent, on ne voit pas le principe qui a conduit à mettre ensemble les trois textes proposés, si bien que, dans la majorité des cas, on ne prend pas les trois. Habituellement même, on n’en prend qu’un, quitte a utilisé l’un des deux autres, soit pour la préface, soit pour la post communion. Dans le texte retenu, on choisit une phrase qui, exposée sur le lutrin, au milieu de l’assemblée, indique le grand axe de la célébration. Elle restera affichée toute la semaine.

La parole proclamée, son interprétation est généralement plurielle, d’abord pour souligner la richesse de cette parole qui ne peut être enclose dans une définition, ensuite pour marquer le dynamisme de cette parole qui est vraie en ce qu’elle ouvre des pistes d’expression et qu’elle s’accomplit dans des actes. Il nous apparaît de plus en plus que la communication et l’interprétation de la parole ne peuvent être le fait d’un seul, qui serait le clerc ou le plus compétent en exégèse ou en théologie. Ce qui nous semble plus essentiel, c’est que la parole ait sens en divers lieux, qu’elle puisse s’accomplir en diverses situations : l’expérience chrétienne est bien le lieu où la parole est créatrice et rénovatrice.

Une conséquence pratique, mais qui influe sur la tonalité de la célébration : si la parole est plurielle, elle ne peut être que brève, incisive, par le fait plus percutante dans la dénonciation qui est toujours dans la parole évangélique et plus pressante dans l’invitation à vivre.

En revanche, les modes d’intervention autour de la parole sont peu nombreux : ils sont conditionnés par le lieu et le nombre des participants. Il peut se faire que le commentaire prenne une forme interrogative quand il s’agit d’un appel à la conversion. Quelquefois le commentaire est pris dans une prière responsoriale. Le mode le plus fréquent est le commentaire de la parole. Confié lors de la préparation de la liturgie à plusieurs membres de la communauté, il présente de ce fait une pluralité de points de vue sur ce texte. La variété des points de vue n’est pas infinie : le milieu d’origine des participants est assez homogène. Les dangers sont alors visibles : le discours entre initiés, le discours intellectualisé, l’introduction de formulations reprises aux cours de formation. Les requêtes de notre monde sont très éloignées. Ce sont des critiques dont il nous faut nous souvenir. Généralement le prêtre intervient une fois. Je n’ai jamais vu deux prêtres prendre la parole au cours de la même cérémonie. On cherche aussi à éviter que la parole du prêtre n’apparaisse comme parole de conclusion : il est bon qu’elle reste ouverture, invitation, libération, interrogation…

Un autre mode de communication de la parole, c’est l’échange en petits groupes. À partir de la parole proclamée et brièvement interprétée, un thème de réflexion est proposé à la discussion d’un petit groupe de dix à quinze personnes : le plus souvent la parole circule bien ; elle a un caractère prononcé de témoignage ; mais justement si l’échange est bon, le temps paraît trop court. Mais il se crée un certain isolement car, vu le nombre des groupes, ce qui a été échangé ne peut remonter à la grande assemblée. Par ailleurs le rythme de la célébration est rompu ; certes, souvent un chant réintroduit le thème principal et le ravive. Il n’en reste pas moins qu’avec l’augmentation du nombre des membres de la communauté, c’est un mode de partage difficile à gérer. Pourtant on en voit bien la visée : découvrir l’impact de la parole dans l’expérience vécue soit des personnes soit de la communauté.

Un autre mode de communication est parfois utilisé : c’est ce que nous appelons le micro libre. Le texte sacré a été lu ; une interprétation ouverte en a été donnée : une question principale s’en est dégagée. Qui le veut, peut venir dire comment il la saisit dans son expérience personnelle : il n’y a pas de polémique, pas de censure, encore moins une reprise par le prêtre. Les dangers sont évidents : la trop grande personnalisation des témoignages, le risque de voir certaines personnes devenir des abonnés à cet exercice. Mais dans cette lecture spontanée, parfois de véritables découvertes se font.

Dans cette première partie, la place la plus importante est donc donnée à la parole, reçue du texte, mais qui n’est vraie parole que dans l’impact de nos vies. Deux éléments coutumiers de la célébration n’apparaissent guère : le Kyrie et le Gloria. L’omission est reconnue et acceptée : nous ne souhaitons pas que leur récitation devienne une pure répétition. En revanche, quand nous les utiliserons, ils seront sciemment solennisés pour exprimer une dimension de notre rapport à Dieu. Le Kyrie, par exemple, se développe quand la célébration s’oriente dans la confession des péchés, la supplication ou vers l’accueil de la miséricorde de Dieu. Le Gloria trouve place dans les cérémonies de louange et d’action de grâces. La recherche ici est d’éviter ce qui n’ouvre plus l’oreille, ce qui n’attire pas le cœur. Il y a peut-être dans cette conception une bonne part d’illusion ; reste que nous souhaitons que le message soit nouveauté et espérance.

 

DU LIEU DE LA PAROLE AU LIEU DU REPAS

 Tout un symbolisme pourrait se vivre si le lieu de la célébration eucharistique était le même que celui de la parole : le mémorial eucharistique se déroulerait au cœur même de la Parole qui annonce et remémore l’événement fondateur qui va se revivre dans la foi. Le foyer de célébration serait unique. Cela se fait quelquefois : Jeudi saint, multiplication des pains. Mais généralement, la communauté se rend dans le chœur. Ce transfert ne reste pas sans symbolique : « Lève-toi et marche » a dit la Parole. C’est un autre aspect de la parole, celle qui guérit et met en route.

Ce déplacement peut se faire dans un joyeux désordre, en pleine amitié, comme un peuple qui pérégrine vers cet ailleurs qu’a indiqué la Parole. Ce sera alors au célébrant de faire le lien avec la Parole proclamée et interprétée. Il ne faudrait pas que l’effectuation de la prière eucharistique sombre, plus ou moins dans un rite magique ; ce serait détruire le mystère. En même temps, elle ne peut être explicative : elle est celle qui initie vraiment le mémorial de l’événement du salut qui devient présence ou prophétie…

Parfois le déplacement est processionnel quand, par exemple, le silence apparaît comme l’ambiance la mieux adaptée au mode de célébration choisi. Ce peut être aussi le cas lorsque est demandé à la communauté ce que nous appelons entre nous un geste symbolique qui a pour but de faire participer toute la communauté. J’en évoque un, récent : mercredi des cendres – ouverture du carême de la montée vers Pâques, marche vers la paix. À la croisée du transept a été allumé un brasero ; de chaque côté deux petites tables avec une coupelle de cendres. Le geste doit traduire ce qu’induit la parole : chacun se sait cendres enfermées dans l’éphémère, le mortel, mais vivant pour renaître ; chacun prendra donc une pincée de cendres qui le représente et la jettera au feu qui, lui, représente l’amour de Dieu en Jésus-Christ : c’est la participation à la mort et à la résurrection du Christ qui va être au cœur de la célébration eucharistique.

On peut noter, en passant, que la récitation du Credo est le plus souvent télescopée ; ce n’est pas mépris, encore moins rejet. Mais il faut bien dire que le Credo de Nicée-Constantinople que nos devanciers dans la foi ont élaboré pour éviter les « hérésies » est composé dans un style qui n’a pas la tonalité générale de nos célébrations. Il n’est pas de soi ressenti comme un levier, un dynamisme, encore moins comme un appel. On prendra donc plutôt le style de la profession baptismale, quand la communauté veut se rassembler dans l’expression de sa foi. Cette question montre bien une des difficultés de célébrer : la communauté se sent héritière d’un passé très riche, mais elle se réapproprie difficilement un langage pourtant théologiquement très riche. Je ne prendrai, comme exemple, que ces oraisons latines traditionnelles, bien rythmées, théologiquement très inspirées, qui, traduites en français, ne disent rien.

 L’ACTE EUCHARISTIQUE

La communauté est maintenant rassemblée dans le chœur : l’autel fait face, non à la nef, mais à l’abside. L’espace occupé a donc la forme d’un ovale où les fidèles se tiennent debout, serrés, participants, pas seulement assistants. Le moment prend un certain poids. Le ton de la parole change : on entre dans le mémorial, dans le rappel de l’acte qui fonde notre foi et notre communauté. Tout en étant louange et action de grâces, la parole est de forme narrative, un récit solennisé qui invite à l’accueil de cet événement dans l’adhésion de foi. C’est un exercice difficile que cette parole-là qui laisse peu de place à l’invention.

Elle est préparée par la parole d’offertoire qui donne l’occasion à la communauté de se concentrer et de densifier sa présence, d’intensifier son aspect collectif. Tous sont tournés vers l’autel, ils ne sont plus dans le face-à-face de la communication de la parole. L’entassement ne permet guère de gestes. Certes on a pu critiquer l’enfermement de ce cercle communautaire. Il est difficile au passant d’entrer dans le cercle. Mais c’est le moment où tous sont fixés sur la nouveauté inouïe de cette présence du Christ par l’accomplissement de sa parole, dans le « maintenant de l’acte de passage » où, par son Esprit la communauté prend conscience d’être le Corps du Ressuscité.

La préface qui ouvre la grande prière eucharistique fait le lien avec la parole proclamée et écoutée. Là, la parole n’est plus anecdote, ni exhortation moralisante ; elle fait partie de l’événement du salut : la parole reprise et célébrée constitue le maintenant de la Résurrection. L’Évangile est Bonne Nouvelle parce qu’il n’a encore jamais été aussi puissance de Dieu pour le salut. Là l’espace est bien adapté à cette communion dans la foi, dans la chaleur de la prière unique. Les chants se répercutent tout autrement : ils créent un regroupement encore plus intense.

Le récit de l’institution, connu, simple, prend, dans ce moment très court, tout à la fois pesanteur et lumière. Il n’est pas question de changer le récit de l’institution, mais là encore, pour éviter l’usure et la répétition, il suffit d’accentuer un mot, de laisser un court temps de silence entre le récit de l’institution et le chant de l’anamnèse, voire de chanter deux fois l’anamnèse, une fois après la consécration du pain, une fois après la consécration du vin.

C’est certainement là que la communauté prend le plus conscience d’être constituée d’ailleurs, d’être anticipée, d’être devancée par l’amour de Dieu. C’est le moment de la gratuité, de la miséricorde, du pardon – du don qui est par-delà toute attente – de l’accueil de cette parole qui est Jésus le Christ.

La préoccupation des hommes et du monde reste présente, en particulier dans la prière d’intercession qui suit l’épiclèse. Mais on sent bien qu’une telle supplication n’est pas pleinement adaptée à la requête éthique de notre temps ; c’est un peu se débarrasser sur Dieu de ce qui nous préoccupe, alors que nous ne voyons pas quelle solution proposer. Nous avons donc beaucoup à réfléchir à ce qu’il en est de l’intercession et au devoir éthique qui nous incombe.

Le Notre Père, généralement récité, exceptionnellement chanté, est la conclusion de la liturgie du mémorial. La communauté unifiée peut demander de faire la volonté du Père, c’est-à-dire de réaliser le désir qu’elle porte au plus profond. Elle est alors orientée vers les autres, vers la parole à annoncer, vers l’engagement à prendre. Le baiser de paix symbolise cette unité des croyants rassemblés dans l’œuvre du Père.

 

LA LITURGIE DU REPAS

C’est à ce point que se situe la symbolique du partage. Certes on a tenté de solenniser ce moment, en particulier en donnant la communion sous les deux espèces. Un tel mode de distribution exige que soit démultipliés les points de distribution du pain et du vin. Mais au lieu d’être le rassemblement, le partage, c’est l’éclatement et la dispersion. Si l’on ne communie qu’avec le pain en faisant circuler des corbeilles, le temps de la communion s’étire trop du fait des participants. Le geste est certes porteur d’un beau symbolisme du rôle des chrétiens les uns vis-à-vis des autres. Quoi qu’il en soit, sous une forme ou sous une autre, ce partage n’a que peu de rapport avec ce qu’on appelle ordinairement un repas. On a tenté parfois de donner à la célébration un prolongement en offrant un repas ; une fois même le repas a suivi immédiatement l’office qui était celui de la multiplication des pains, et cela s’est déroulé dans l’église. Mais ce ne sont que des pis-aller qui ne permettent pas de vivre symboliquement une réalité.En fait, la meilleure traduction de ce partage reste l’amitié réelle qui s’exprime aussitôt la messe terminée. C’est souvent là aussi que les initiatives en faveur des droits de l’homme se font jour. Reste que la liaison n’est pas évidente entre le mémorial eucharistique et ce que l’on pourrait appeler une dimension éthique. Il nous reste à inventer dans les contraintes d’espace et de temps et de nombre.

À l’expérience, célébrée reste toujours une aventure et un risque : il est certes plus facile de s’en remettre à un rituel bien déterminé… mais il n’est pas certain que ce soit la meilleure voie pour entrer dans le dynamisme de la célébration de l’acte fondateur qui est mémorial, présence et prophétie, pour y découvrir le sens de la création et du monde, pour y renouveler l’espérance et l’agir. Notre vœu est de rester par là fidèle à la parole instauratrice et à l’intention ecclésiale.

Article de Joseph Pierron, mis par Jean-Marie Martin sur son site La Christité.

 

 

 

 

 

 

Dominique Collin : Le christianisme n’existe pas encore. 2018 (Résumé-compte-rendu de M. Champeaux-Rousselot)

Dominique Collin : Le christianisme n’existe pas encore. Editions Salvator, 2018
(Résumé-compte-rendu de Marguerite Champeaux-Rousselot, 2019-05)

( compte-rendu personnel : Continuer la lecture de Dominique Collin : Le christianisme n’existe pas encore. 2018 (Résumé-compte-rendu de M. Champeaux-Rousselot)

L’Esprit du christianisme, Joseph Moingt, 2018. ( Résumé/compte-rendu par M. Champeaux-Rousselot)

L’Esprit du christianisme, Joseph Moingt, 2018.
( Résumé/compte-rendu par Marguerite Champeaux-Rousselot, 2019-05)

Ce compte-rendu est fait du point de vue qui m’intéressait… J’ai surtout pris ce qui était le plus nouveau, le plus caractéristique, le plus fort ou le plus discutable… Continuer la lecture de L’Esprit du christianisme, Joseph Moingt, 2018. ( Résumé/compte-rendu par M. Champeaux-Rousselot)

Comment en est-on arrivé à des prêtres catholiques non mariés ?

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