De la fabrique du sacré à la révolution eucharistique ( 2020-05-20)  Par François Cassingena-Trevedy, moine bénédictin de Ligugé

[1].Quelques propos sur le retour à la messe.

C’est décidément chose étrange comme la messe, dans l’histoire religieuse de notre pays, a pu faire l’enjeu de débats et le fait encore, même depuis que l’immense majorité de nos concitoyens a cessé de s’y rendre, au point que l’on peut se demander, parfois, si toute cette chamaillerie épisodique n’entre point parmi les indicateurs de notre identité française. Que l’on songe à la fameuse boutade d’Henri IV converti par diplomatie au catholicisme, dans la perspective de son sacre de 1593 : « Paris vaut bien une messe », ou encore, en plein affrontement de la République et de l’Église à l’aube du siècle dernier, aux non moins fameuses « fiches » du Général André qui portaient éventuellement, sur les cadres de l’Armée, l’indication suivante : « va à la messe ». Alors que la normalisation d’une forme ordinaire et d’une forme extraordinaire du même rite romain (2007) n’a pas encore tout à fait aplani la courbe d’une opposition névralgique entre la « nouvelle messe » (1969) et la « messe de toujours » (?) qui connut chez nous son pic entre 1976 et 1988, la messe s’est trouvée tout récemment au cœur des revendications d’un puissant « lobby » catholique, au spectre complexe, auprès des autorités civiles, injustement soupçonnées de compromissions avec un antichristianisme souterrain et invétéré.

Parce qu’elle a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, et suscité de nombreuses prises de parole, il m’est venu à l’idée, ou plutôt il me tient à cœur de toucher quelques mots de la messe ou, plus exactement (car la nuance est considérable entre les deux termes), de l’Eucharistie. Ce faisant, j’espère, toujours attentif à tenir mon engagement, rendre quelque service, non seulement à la communauté catholique, mais au monde qui l’entoure et qui doit la considérer parfois, avouons-le, avec une certaine perplexité.

Assurément, la messe, passablement estompée du paysage sociologique français et désertée par une masse toujours plus considérable de baptisés officiels, a fait ces jours-ci beaucoup de réclame. Assurément, beaucoup de fidèles seront heureux, très prochainement, de retourner à la messe. Mais là ne devra pas s’arrêter notre chemin, et c’est précisément toute la matière de mon propos. Car enfin, sous la messe, l’Eucharistie ne s’est-elle pas fait ces temps-ci quelque peu oublier ? Tout le bruit que l’on a fait – et qu’à vrai dire l’on fait depuis si longtemps autour de la messe (sinon parfois au cours de la messe…) – ne nous empêche-t-il pas d’entendre l’Eucharistie ? Ne nous distrait-il pas sans cesse d’entrer dans le processus vertigineux qu’a inauguré, pour nous, au soir de sa passion, le geste à la fois si simple et si innovant de Jésus ? Il va donc falloir que, pour notre édification mutuelle et pour l’édification du monde (il serait temps d’y penser…), nous retournions non seulement à la messe, mais à l’Eucharistie, à supposer que quelqu’un d’entre nous puisse se targuer d’être jamais allé tout à fait jusque-là.

Il va falloir que nous allions de ma messe à la messe (ce qui représente déjà un pas considérable), et puis de la messe à l’Eucharistie, ce qui est l’œuvre de toute une vie chrétienne et de tout le pèlerinage temporel de l’Église vers le Royaume. Il va falloir que nous allions de la messe qui agite, qui divise, à l’Eucharistie qui est le « signe de l’unité » (Vatican II, Constitution sur la sainte liturgie, 47, citant Augustin).

Les temps que nous venons de traverser, et qui sont loin d’être révolus sans doute, ont réveillé beaucoup de fantasmes archaïques : celui de nos peurs, bien sûr, mais aussi celui de la « religion » (sinon parfois de la religiosité) qui cherche à les exorciser. Et antiquum documentum novo cedat ritui, chantait-on jadis dans le Tantum ergo qui accompagnait les Saluts du Saint-Sacrement, c’est-à-dire : « Que l’ancienne alliance cède le pas au Rite de la nouvelle. » Est-il certain que, touchant à ce « si grand Sacrement » – Tantum ergo Sacramentum – nous ayons vraiment fait le pas personnel et ecclésial qui va de l’ancien au nouveau, de l’archaïque à l’eschatologique, de l’habituel à l’inouï, du religieux au révolutionnaire, de la « religion » au christianisme ? Car enfin si nous savions le Don de Dieu (Jn 4, 10), si nous entrevoyions la portée de l’Acte pascal de Jésus qui nous a été transmis (1 Co 11, 23), si nous réalisions le caractère proprement explosif de la Fraction du pain (Lc 24, 35), alors nous ririons de nos mesquineries, nous pleurerions de nos disputes. De fait, à ausculter tout ce qui s’est donné ces derniers temps à voir, à lire et à entendre çà et là, l’on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de tristesse et l’on demeure parfois franchement ahuri. L’on croyait disparu depuis longtemps le « matérialisme » sacramentel : en fait il est toujours vivace, il semble s’endurcir, et s’entretient de tout ce que notre religion non évangélisée comporte de primaire.

Je parlerai donc ici comme modeste théologien, mais aussi, tout simplement, comme baptisé, comme chrétien du XXIe siècle, comme chrétien « œcuménique » aussi respectueux de l’héritage de nos Pères dans la foi que soucieux de la réception de l’Évangile par le monde d’aujourd’hui.

Rappelons d’abord que les sacrements chrétiens, gestes sauveurs du Christ identifiés et sans cesse approfondis par l’Église, traversent l’histoire des hommes : le style de leur célébration comme la théologie que l’on en fait. À commencer par l’Eucharistie qui est le plus grand d’entre eux, et justement parce qu’il est le plus grand. Tantum ergo Sacramentum… C’est ainsi que l’on peut considérer, au fil des siècles, une célébration paléochrétienne, une célébration médiévale, une célébration baroque, une célébration romantique, une célébration antéconciliaire et une célébration postconciliaire de l’Eucharistie. Et c’est encore ainsi qu’il s’est élaboré des théologies successives de l’Eucharistie : celle d’Augustin, celle de Paschase Radbert, celle de Thomas d’Aquin, celle de Suarez, celle de Odo Casel, pour ne citer que quelques exemples. Aucune n’a eu ni n’aura d’ailleurs le dernier mot, puisque aussi bien le geste testamentaire de l’homme de Nazareth – le festin qu’il a fait de son destin – ne cesse de dévoiler des aspects inédits, compte tenu des investigations de l’exégèse et de la science historique, des évolutions de l’ecclésiologie, de l’expérience pastorale et spirituelle. Or, au fil de l’histoire, la grande tentation qui guette notre célébration, notre théologie et notre rapport subjectif à l’Eucharistie, est le matérialisme. Car il existe bel et bien un matérialisme qui plombe notre compréhension, notre fréquentation, notre « économie » des réalités les plus spirituelles[2]. C’est peut-être d’ailleurs autour de l’Eucharistie que la tentation « religieuse » se fait la plus forte : celle de réduire le Vivant et la Vie à quelque chose que l’on fait, que l’on tient, que l’on consomme, que l’on mérite, que l’on possède. C’est relativement à l’Eucharistie que la régression chrétienne vers le « religieux » se fait la plus menaçante, alors même que ce « religieux » se drape dans les atours d’un « sacré » dont les attaches étrangement païennes n’ont pas grand-chose à voir avec la nouveauté radicale – révolutionnaire – qu’a instaurée le christianisme originel.

La théologie du haut moyen-âge occidental, régressant à cet égard sur des pages d’Augustin qui n’ont rien perdu de leur justesse (Cité de Dieu, X, 6 ; Sermon 272), a parlé volontiers – et maladroitement – des sacrements comme « vases » et comme « remèdes ». De fait, ce serait tellement facile, dans un sauve-qui-peut, dans un mouvement d’accaparation infantile, de mettre le bon Dieu en boite ! Mais les sacrements ne sont pas des vases tels qu’il s’en voyait autrefois sur les rayons des apothicaires et, même si le Christ guérit, les sacrements ne sont pas davantage des « médicaments » dans le sens immédiat du terme. Le Corps du Christ n’est pas une barre énergétique, ni le Sang du Christ une tisane bio. Or est-il bien sûr qu’une conception magique, utilitariste et égoïste des sacrements, et particulièrement de l’Eucharistie, ne continue pas, aujourd’hui, à hanter le tréfonds des consciences chrétiennes ? Les vases sacrés de nos liturgies, si légitime que soit le souci que nous avons de leur beauté, ne doivent pas nous donner le change : rien ne confine la Présence. Et le vocabulaire de la « Présence réelle » lui-même ne doit pas prêter à contresens : res, qui renvoie à une Réalité vivante, au grand Réel, à Celui qui est le Véritable (1 Jn 5, 20), se voit presque immanquablement tiré, du fait de nos manipulations, du côté de la « chose ». Or l’Eucharistie n’est pas Quelque Chose, pas même la Chose la plus précieuse qui soit au monde : elle est Quelqu’un. Et ce n’est pas tout : elle est Nous, car Ceci est mon corps (Mt 26, 26), toujours au péril d’être chosifié, doit être sans cesse « équilibré », éclairé par l’affirmation paulinienne : Or vous êtes, vous, le corps du Christ (1 Co 12, 27). Peut-être la véritable « institution » de l’Eucharistie serait-elle à chercher (ou du moins à chercher davantage qu’on ne le fait d’ordinaire) dans la parole de Jésus lui-même en Mt 18, 20 : Quand deux ou trois sont réunis en mon Nom, Je suis là au milieu d’eux. L’Eucharistie n’est donc pas ce Quelque chose, si précieux soit-il, si « sacré » soit-il, à quoi nous la réduisons par commodité, par faiblesse, par régression, par intérêt : elle est Lui, elle est Nous, elle est Lui avec Nous et Nous avec Lui, elle est cet Entre-Nous au milieu duquel Il surgit (ressuscite), au milieu duquel Il se produit librement comme Événement pascal, comme Événement unique. Elle est l’Aliment vivant (Jn 6) et personnel, humano-divin (Jésus, l’homme du Père), de notre vivre-ensemble-en-Lui. Elle est Présence, elle est Acte, avec toutes les conséquences « sociales « (proprement explosives et révolutionnaires), avec tout l’humanisme intégral qui en découle et dont Mt 25, 40 donne l’indépassable formule : En vérité, je vous le dis : ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. Si l’Eucharistie est « provoquée » par notre décision de vivre ensemble (deux ou trois en mon Nom) et non par notre instinct grégaire, l’on saisit alors l’importance fondamentale de ce que nous mettons en commun, de ce que nous avons en commun, ou plutôt de ce que nous sommes en commun, et qui est proprement l’Église. L’Eucharistie n’est pas le bonbon d’une jouissance individuelle (mon Jésus à moi tout seul), mais l’inauguration sacramentelle de notre difficile construction commune en Corps du Christ, avec ses redoutables exigences et le ferme propos qu’elle réclame, car, même si nous avons toujours l’amour à la bouche et aux cordes de nos guitares, nos assemblées raboutent parfois les uns aux autres des êtres qui, en surface, ne peuvent pas se sentir, dans une proximité où se révèle l’humour du grand Vivant qui nous a invités. L’intimité la plus délicieuse avec Jésus postule la solidarité la plus industrieuse avec ses « frères : en christianisme, il n’y a pas de vie mystique en a parte. Et la « messe », quand messe il y a, n’est pas autre chose que la célébration humble, exigeante et festive de tout cela. Je dis bien « célébration » et non « cérémonie », ni « culte » ; la messe n’est pas le culte de l’Être Suprême : laissons ce vocabulaire du « culte » aux autorités publiques, qui en usent au demeurant fort respectueusement et auxquelles on ne saurait reprocher, bien sûr, d’entrer dans le vif de la réalité en question.

*La chosification récurrente et endémique de l’Eucharistie a deux corollaires. Le premier est le consumérisme sacramentel qui, inconsciemment sans doute, use de l’Eucharistie, non comme du Pain de vie (Jn 6, 34), non comme du Vivant-Pain postulant le vivre, avec ses vertigineuses conséquences existentielles, mais comme d’un objet de consommation religieuse qui se juxtapose sans scrupules, le cas échéant, à d’autres formes du consumérisme moderne, avec tous les excitants émotionnels qui les accompagnent d’ordinaire. L’on se met alors à réclamer le sacrement comme un droit[3], l’on exige son église comme son restaurant ou sa station-service, dans une même « grande-surface » des besoins et des choses dont l’indifférenciation, affleurant dans certains propos récents, fait sérieusement problème. Pareille mentalité n’est pas sans lien avec la surconsommation sacramentelle à laquelle nous ont habitués, il faut bien le reconnaître, des siècles de chrétienté sociologique et qui, Dieu merci (peut-être !), se voit aujourd’hui de plus en plus compromise par la raréfaction des ministres ordonnés. Cette « surconsommation » est d’ailleurs majoritairement le fait des grandes agglomérations urbaines, pourvues d’un clergé plus nombreux, et qui ne semblent guère se représenter les régions de « disette » eucharistique qui les environnent : comment ne pas considérer comme une injustice à la fois sociale et spirituelle (trop peu relevée comme telle), le fait que les villes aient un accès beaucoup plus facile à l’Eucharistie que les campagnes ? L’on peut s’interroger, en tout cas, sur une certaine prétention, une certaine revendication, quant à l’accès « automatique » à l’Eucharistie. Car l’on ne vient pas à l’Eucharistie automatiquement, machinalement, pour obtenir son quota de satisfactions personnelles et de relations sociales adjacentes. Une plus grande frugalité ne serait-elle pas de mise, que n’imposerait ni la pénurie grandissante de ministres, ni je ne sais quelle recrudescence de sévérité janséniste, mais la nature même de l’Eucharistie ?

**Ne faudrait-il pas envisager courageusement, pour l’avenir, et jusque dans nos communautés religieuses encore privilégiées, des messes plus espacées dans le temps, des messes qui viendraient consacrer, non pas un azyme insipide d’habitudes et de vies parallèles, mais le pain chaleureux, laborieux et complet de vies résolues à entrer pratiquement en communion profonde, à soutenir l’effort d’un pardon explicite et réciproque, et surtout ce partage fraternel de la Parole de Dieu qui, servant d’unique table sainte, fait la dignité d’un Peuple d’interprètes ? En d’autres termes, c’est l’épaisseur et la consistance de nos « provisions » eucharistiques qui sont à examiner et à travailler : provisions humaines faites de nos énergies, de nos travaux, de nos épreuves, de nos joies, de nos relations, tout ceci pour des eucharisties moins obligées, moins automatiques, moins machinales, qui viendraient tout simplement en leur lieu et en leur temps, et par conséquent plus à même de sustenter, parce que nécessitées par un arriéré de vie plus incarnée, plus ardente, et peut-être plus périlleuse (voir Ac 27, 33-38). Il ne faudrait pas que le désir individuel (sinon individualiste) de consommer nous obnubile à tel point que nous en venions à oublier, ici, ce que nous devons apporter : la matière première, le petit bois de notre humanité et les poissons de notre pêche commune, à l’issue de la peineuse nuit (Jn 21, 10).

Moins immédiat, peut-être, à se révéler comme tel, mais non moins grave, le second corollaire de la chosification de l’Eucharistie, ou sa seconde conséquence, est le cléricalisme. Car celui-ci se porte évidemment très bien de celle-là. Dans ces conditions, largement entretenues par les séquelles d’une théologie scolastique et tridentine mal comprise, toujours en passe de séduire, le prêtre s’impose comme le « sacrificateur » attitré qui « fabrique », qui « confectionne » l’Eucharistie (sacra facere), qui a autorité sur elle – sur Dieu même, pensez ! –, qui l’administre, qui la possède, avec la tentation trop évidente d’en confisquer la possession, avec le prestige personnel qui s’attache à son « pouvoir » (il faudrait évoquer ici la focalisation quasi magique sur les paroles de la consécration, si préjudiciable à l’équilibre de la théologie eucharistique). Prêtre fabriqué comme sacré par les instituts de formation cléricale, se fabriquant lui-même comme sacré dans la représentation qu’il a de lui-même, et fabricant de sacré aux yeux de trop de chrétiens qui en restent à une religion préchrétienne, voire non chrétienne[4]. Tout cela est aussi dangereux que désuet. En réalité ce n’est pas le prêtre, encore moins le prêtre seul, qui « fait » l’Eucharistie, mais l’Église. Le prêtre n’est pas l’homme exceptionnellement habilité à la « confection » du sacrement, mais le coordinateur et le serviteur de l’Action eucharistique à laquelle toute la communauté chrétienne collabore. Il n’est pas le fournisseur de la dévotion eucharistique, mais l’intermédiaire – l’entremetteur judicieux et délicat – de la Rencontre de la Communauté avec son Seigneur : il est celui qui porte le souci de la vie eucharistique du Peuple de Dieu dans l’exercice concret de la charité dont l’Eucharistie est le sacrement. Il prend soin, si j’ose dire, du soin que le Corps de Jésus-Christ a de lui-même et de tout le Monde invité à faire Corps en Jésus-Christ. Il est à souhaiter, pour l’avenir, que le prêtre, exonéré d’un fonctionnariat sacramentel dévorant qui réduit et épuise la portée véritable de son ministère, puisse participer ordinairement aux divers travaux séculiers des hommes et, de la sorte, se faire « ouvrier » au sens large et pluriel du terme. Faut-il ajouter que des hommes mariés seraient tout à fait en mesure de satisfaire à une telle reconfiguration du ministère ordonné ? Il est par ailleurs inutile désormais, compte tenu de l’état des lieux, de prétendre désespérément à la possession intégrale d’un territoire pour y imposer, pour y « maintenir » partout la messe. Le modèle territorial de la pastorale agonise et il est grand temps de battre en retraite pour oser et affiner d’autres modes, non de conquête, mais de présence : modes prophétiques, à proportion de leur modestie. Mieux vaut que le prêtre « lâche prise » territoriale pour faire signe, là où il est, à échelle humaine, en ayant à cœur d’éveiller une communauté nécessairement éparse à ses responsabilités baptismales, de faire grandir le Peuple de Dieu en intelligence de la Parole de Dieu, tandis qu’il s’abreuve lui-même profondément à cette source. L’on verrait bien, alors, non par effet d’une quelconque défaite, mais par décision positive et réfléchie, des eucharisties plus rares dans l’espace et dans le temps, mais aussi plus sommitales, c’est-à-dire mieux préparées par une longue marche commune (Lc 24, 13) vers ce « sommet » qu’elles représentent ; des eucharisties qui « restaurent » à l’étape (Lc 24, 28-30), au sens plénier du terme, parce qu’elles ne sont plus de simples chèques rituels sans provisions d’existence généreuse. Certains s’émerveillent du nombre de messes qui se disent à travers le monde en l’espace d’une minute : imaginons au contraire qu’il ne s’en célèbre qu’une seule où chacun se livrerait sans réserve au dynamisme pascal de Jésus-Christ et s’abîmerait littéralement, non dans des émotions sensibles, mais dans les conséquences logiques, pratiques – vertigineuses – de Ceci est mon Corps / Vous êtes le Corps du Christ : cette unique explosion nucléaire suffirait à transformer le monde. L’Eucharistie, en vérité, si on la laisse faire, si on se laisse faire par elle, personnellement, communautairement, mondialement, c’est de la dynamite : Christ, Puissance (dynamis, en grec) de Dieu et Sagesse de Dieu (1 Co 1, 24). Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir (…) quelle extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force qu’il a déployée en la personne du Christ (Ep. 1, 18-20).

Et c’est ainsi qu’avec la chosification de l’Eucharistie il convient d’évoquer cette espèce d’inflation du rituel qui porte préjudice au spirituel ou s’autorise de fausses spiritualités. Assujettissement du spirituel au rituel, comme si, moyennant la régression religieuse dont j’ai parlé plus haut, le rituel était un absolu et décidait de tout, même de la catholicité de ceux qui participent à la messe ou la célèbrent, avec toutes les excommunications sournoises que cela entraîne. On idolâtre les cérémonies au lieu d’entrer dans le mystère d’amour et de communion fraternelle dont elles ne sont que le seuil. Certes, il ne s’agit pas de mépriser le rituel ni d’en faire superbement l’économie. Le rituel est nécessaire à la célébration de l’Eucharistie, et ce pour trois raisons. Pour une raison anthropologique, d’abord, car l’homme est naturellement créateur de ritualité ; pour une raison sociologique, ensuite, car un minimum de ritualité est indispensable à un bien vivre ensemble ; pour une raison esthétique, enfin, parce que la célébration eucharistique, en l’occurrence, appelle spontanément tout « l’offertoire » de la beauté dont l’homme est capable (et Dieu sait les trésors de beauté architecturale, poétique, plastique, musicale dont l’Eucharistie ne cesse d’être le foyer). Reste que nos dispositifs rituels ne confinent pas la Présence, ne conditionnent pas la Présence, n’obligent pas le Vivant à se présenter parmi nous. La messe n’est pas une machine rituelle garantie (et dûment vérifiée) pour « fabriquer » de la Présence réelle ! Nous nous contenterons donc, pour satisfaire à ce que nous sommes, pour mieux nous donner rendez-vous mutuel, pour mieux honorer l’Ami qui vient à notre domicile, d’une ritualité sobre, digne, raisonnable, ni bizarre, ni obsessionnelle, ni maniaque, comme il se voit dans ces hybridations néo-rétro dont maints célébrants prennent couramment l’initiative. Marthe, Marthe, tu t’agites… Une seule chose est nécessaire (Lc 10, 41-42). Et puis, parce que le Vivant est agile et libre, parce que le Bien-Aimé saute sur les montagnes et bondit sur les collines (Ct 2, 8), nous serons attentifs à tous les événements « eucharistiques » non ritualisés, non formalisés, inofficiels, de notre vie, à toutes les saillies imprévisibles de la Présence. Car il se passe bel et bien de l’eucharistique dans nos vies, et pas forcément à l’heure ni au lieu de la messe… Il se fait tout à coup de la Vie avec les natures mortes de notre vie… Tout ce minerai eucharistique, infiniment précieux, est à discerner après coup, à garder en mémoire, à conduire à l’église quand l’église est ouverte, et à apporter dans l’offertoire secret de nos messes dominicales, afin de ne pas y arriver le cœur vide. La fraction du pain (le premier et le plus beau nom de l’Eucharistie, Lc 24, 35 ; Ac 2, 42) dit quelque chose de la « fragilité » de Dieu et de la nôtre, en chemin : elle peut fulgurer tout à coup, entre les mains humaines les plus humbles, les plus rudes, les plus inattendues, tandis qu’elle échappe des mains de ceux qui pensent en être les propriétaires. Au vrai, il se rencontre partout des éclats du Vivant, et nous sommes nous-mêmes ces éclats. Nul ne saurait mettre la main sur lui (Jn 7, 30), ni individu, ni institution. La manne est pure gratuité : elle pourrit dès l’instant qu’on la met en réserve (Ex 16, 19-21).

Nos églises vont ouvrir à nouveau leurs portes à tous ceux dont nous serons si heureux de revoir le visage et d’entendre la voix au terme de ces longues semaines de séparation. Fais-moi entendre ta voix, car ta voix est douce et ton visage est beau (Ct 2, 14), dit le Seigneur à son Peuple, dit la Parole de Dieu au Peuple de Dieu. Nos églises vont ouvrir bientôt leurs portes : il est temps d’y faire encore un peu de ménage. De nous mettre au clair, surtout, quant à la conception que nous nous faisons de leur finalité, c’est-à-dire de l’Eucharistie que nous y célébrons.

***Nos églises vont-elles ouvrir seulement pour un entre-soi confortable, pour des cérémonies où le rituel distrait du spirituel, pour la répétition de fadaises et de boniments infantiles, pour l’appel racoleur et tapageur à des émotions fugitives, pour l’entretien exténué et morose de la consommation religieuse ? Ou bien vont-elles s’ouvrir pour un questionnement et un approfondissement de nos énoncés traditionnels, pour une interprétation savoureuse de la Parole de Dieu loin de toute réduction moralisante, pour une ouverture efficace aux détresses sociales, pour une perméabilité réelle aux inquiétudes, aux doutes, aux débats des hommes et des femmes de ce temps, en un mot pour la révolution eucharistique ? Si le temps de confinement et de suspension du « culte » public nous a permis de prendre la mesure de la distance qui sépare les deux extrêmes de cette alternative, autrement dit du pas que le Seigneur de l’histoire attend de nous, alors, pour parler comme le bon roi Henri, le bénéfice que nous avons retiré valait bien quelques messes… en moins.

Fr  François Cassingena-Trevedy

20 mai 2020, solennité de l’Ascension

 

Cet article  est aussi  en ligne :  [1]https://www.facebook.com/notes/fran%C3%A7ois-cassingena-tr%C3%A9vedy/de-la-fabrique-du-sacr%C3%A9-%C3%A0-la-r%C3%A9volution-eucharistique-quelques-propos-sur-le-ret/3198309117060239/

[2] Il peut s’accompagner, paradoxalement, d’une indifférence complète au corps (nos corps !), à l’importance de sa présence et du contact physique qu’il appelle, comme l’ont montré certaines pratiques sacramentelles palliatives discutables durant le temps du confinement.

[3] On peut revendiquer la messe (« Nous voulons Dieu dans la patrie », comme il se chantait autrefois) : on ne saurait revendiquer l’Eucharistie ; à la pure grâce on ne peut que rendre grâces.

[4] J’ai inventorié les attaches historiques, psychologiques et politiques de tout cela dans mon petit livre Te igitur. Autour du Missel de saint Pie V, éditons Ad Solem, 2007

Sur ce qui a été vécu lors de la crise et du confinement, un autre article de ce même François Cassingena-Trevedy dans la vie : http://www.lavie.fr/religion/francois-cassingena-trevedy-nous-sommes-convoques-a-la-fraternite-du-desert-23-03-2020-104841_10.php

 

 

Des leçons vitales inattendues à tirer des deux synodes ( 2020)

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par Marguerite Champeaux-Rousselot

Les deux derniers synodes convergent entre autres vers une précieuse leçon de vie chrétienne, qui est certes en phase avec les questions d’écologie et de justice, mais également avec l’épineuse question du cléricalisme dont les nuisances ne sont désormais que trop évidentes : deux manières d’aborder concrètement la synodalité, un terme bien nouveau avouez-le, presque un néologisme … qu’il faut convertir en action !

Article de janvier 2020, actualisé le 26 mai 2020

Le Vatican vient d’annoncer aujourd’hui à 13 h que le Pape convoque un synode des évêques en 2022  sur le thème : «Pour une Église synodale : communion, participation et mission» !

C’est ce qui me fait vous partager cette réflexion qui date d’il y a quelques mois, après les retombées du synode d’Amazonie. Pour certains elles furent décevantes. Mais … Deux exemples permettant d’envisager une leçon un peu plus générale, je me suis demandé alors si les deux derniers synodes n’étaient pas un levain enfoui pour le moment dans la pâte à pain qui va tiédir et fermenter en se gonflant peu à peu… Je vous invite à poser doucement votre main sur cette boule qui fait espérer un pain nourrissant et énergétique…

Les deux derniers synodes convergent entre autres vers une précieuse leçon de vie chrétienne, qui est certes en phase avec les questions d’écologie et de justice, mais également avec l’épineuse question du cléricalisme dont les nuisances ne sont désormais que trop évidentes : deux manières d’aborder concrètement la synodalité, un terme bien nouveau avouez-le, presque un néologisme … qu’il faut convertir en action !
Ces deux dernies synodes me semblent emblématiques parce qu’on peut en tirer me semble-t-il, un enseignement précieux de « méthodique ecclésiale » … pour notre vie, tout simplement : une découverte à faire !

N.B. Ce qui suit ne se prétend pas absolument exact quant aux détails, ( même si elles sont justes, ce ne sont que des idées générales ) mais dessine autour de nous un large champ qui part du passé et s’étend jusqu’à l’horizon du long terme en couvrant ce qui nous ressemble et ce qui est différent de nous : cela indique des pistes de réflexion .
Bien sûr d’autres personnes peuvent vouloir lire autrement que moi son texte : cela montre seulement que nos personnalités individuelles comme civilisationnelles y sont respectées et ne sont pas contraintes autoritairement au-delà de ce qui est le strict nécessaire pour maintenir la fidélité à l’Evangile, cet Evangile autour de Jésus et de notre Père qui est le lien qui permet à l’Eglise d’être non pas une professionnelle de l’uniformisation, mais proposition de communion.

A lire aussi en introduction cette contribution de Arnaud Join-Lambert, docteur en théologie et professeur à l’Université Catholique de Louvain :

« Les processus synodaux depuis le concile Vatican II : une double expérience de l’Église et de l’Esprit Saint »

Le synode de la Famille

Le synode sur la Famille (2014-2015) a fait l’objet d’une consultation mondiale sur un sujet très général, universel, intemporel, « de tout temps », de tout pays, de tout un chacun. Ce synode a été situé dans une sorte de non-lieu pour répondre aux besoins d’un milieu qui se ressent souvent comme sage et mature… De chrétienté ancienne, comme une souche aux vastes ramifications usées où l’on espère les surgeons. On cherchait et on a pensé trouver auprès des autorités des consignes valables pour le monde entier et pour chacune des situations.

La réponse du pape a surpris, déçu, étonné… Elle a été difficile à lire car pour la première fois depuis longtemps, ce n’était pas une liste d’obligations et d’interdits avec des châtiments à la clé. Il a fallu la méditer longtemps pour en sentir la saveur fondamentale, et s’en saisir plus ou moins timidement au début pour bénéficier expérimentalement de son bienfait nutritif.
Le pape François y a prôné l’usage des principes évangéliques ; on n’ose écrire qu’il a suggéré le « le retour » à ces principes… mais tout le monde sait que lorsqu’on retourne à une source, l’eau n’en est pas croupie : elle est la même mais l’eau est toujours neuve et jaillissante.
Il n’a rien démoli dogmatiquement, mais a demandé qu’on nourrisse nos pratiques de l’Evangile lui-même pour régler avec souplesse des problèmes locaux, personnels, voire civilisationnels, continentaux, sociaux … ( on peut évoquer ici entre autres le divorce et les familles recomposées, l’adoption, la sexualité, la chasteté, la fécondité, la famille, les minorités, l’enfance, la vieillesse, le handicap, la pauvreté de certaines classes sociales ou familiales etc. ). La conscience de chacun vis-à-vis de son prochain et de ce que nous pouvons supposer de Dieu, telle est la mesure qui doit nous servir à juger et à nous juger, tel doit être le critère de nos actes et de nos jugements…

On a compris « chez nous » que cette sorte de non-lieu était un milieu un peu partout en décalage avec le monde ; que certains pouvaient en qualifier certains points de « sclérosé », de « décadent » ou de non-représentatif des fidèles…. Que certains qui avaient conservé un droit traditionnel à s’exprimer au nom de tous ne comprenaient pas que ce droit n’était plus, aujourd’hui, fondé sur une bonne adéquation. Et qu’il devenait impossible désormais de chercher une parole uniforme autorisée donnant des consignes valables pour le monde entier et pour chacune des situations : le pape appelait à une attitude ressemblant à celle de Jésus, pleine de joie pour soutenir ceux qui vont bien, pleine de compassion pour les victimes, de miséricorde pour ceux qui avaient erré, et à la conscience de chacun des fidèles se mettant sous le regard de Dieu, un Dieu Père, avec l’aide bienveillante de l’Eglise toute entière.
A cette aune, le dogme a été indirectement ressenti comme quelque chose de relatif devant la valeur universelle d’un Evangile qui amène la loi à son état parfait qui permet une justice individuelle dans l’amour qui nous est demandé le plus parfait possible… à l’image de l’amour dont nous sommes aimés par le Père, par Jésus , par certains …

Ce premier synode s’est finalement conclu sous la houlette d’un berger qui est là pour écouter les besoins de son troupeau d’aujourd’hui et non le guider autoritairement exclusivement vers les modèles traditionnels, pourtant éprouvés et utiles mais ressentis devant certains cas comme désormais notoirement insuffisants ou inadaptés.
Cette expérience nouvelle, qui a parfois désorienté certains, qui a suscité des incompréhensions, voire des résistances, a aussi permis à bien des catholiques de s’ouvrir à l’autre, de revenir vers des frères, de se rapprocher de l’Evangile, sans parler de l’espoir qu’il a suscité chez ceux qui avaient quitté l’Eglise ou suivaient un Jésus qui n’a jamais – et pour cause – donné comme objectif prioritaire une Eglise puissante en surface ou en nombre.

Et…

Il me semble que le synode que nous venons de vivre en 2019-2020, celui dit de l’Amazonie,  assure une fois de plus les méthodes libérantes qui doivent dynamiser nos actes de fils de Dieu : il le fait parallèlement au premier mais … en sens inverse, selon des lois de balistique ne relevant pas de notre physique habituelle…

Le Synode de l’Amazonie

Présentation de l’Instrument de travail du synode sur l’Amazonie :  "La région Panamazone, laboratoire pour la société et pour l’Eglise". 
http://www.synod.va/content/sinodoamazonico/fr/-actualite/sr-nathalie-becquart--presentation-de-linstrument-de-travail-du-.html
Crédit photo : cf. présentation de l’Instrument de travail du synode sur l’Amazonie : « La région Panamazone, laboratoire pour la société et pour l’Eglise

En effet, ce deuxième synode, dit sur l’Amazonie ( 2019-2020 ) a fait lui aussi l’objet d’une consultation mondiale sur un sujet très général, universel, mais particulièrement lié à notre époque et au futur de notre Terre : par exemple et surtout l’écologie et l’usage de notre Terre à tous, – un sujet humain plus que spécifiquement catholique ! – mais aussi ce qui en découle pour nous disciples du Christ et catholiques : que dire de la justice et de l’amour de Dieu ? et sur un plan religieux dans de tels contextes, comment vivre les sacrements ? comment avoir assez de prêtres ? Ce sont des sujets sur lesquels aucun dogme ( ou si peu ..) n’a été édicté car ils sont inattendus, étant les fruits d’une crise récente.

C’est un problème sur lequel l’Eglise cherche à entrer en résonance avec les Hommes car aucune Loi de la Bible n’en traite explicitement et Jésus lui-même n’en a guère parlé. Le sujet a été posé intentionnellement dans un pays impacté directement et fortement par cette crise : il s’agissait de répondre aux besoins emblématiques d’un pays neuf, en décalage avec d’autres régions plus puissantes du monde, une région de notre planète encore incomplètement développée à bien des égards, un pays où la chrétienté est relativement neuve, ardente quand elle existe, bourgeonnante de partout mais très fragile. C’est un exemple qui fait réfléchir, un terrain où les besoins sont criants, annonciateurs des mêmes besoins humains – civils, écologiques, religieux – dans d’autres régions du monde, un champ d’application où on subit l’expérimentation de certaines folies de l’égoïsme, encore inconnues… Mais aussi un terrain où les besoins spirituels et religieux, y compris chez les catholiques, pour être satisfaits, ont suscité et créé des solutions car si ce n’est pas interdit, n’est-ce pas que c’est parce que c’est permis ? L’Esprit d’intelligence et d’amour fait germer la vie.

Lors de ce Synode décentralisé dans son titre, ( synode de l’Amazonie), on cherchait, et on a pensé trouver, auprès des autorités ecclésiales des validations et des autorisations pour ce qui était inattendu et nouveau mais aussi en urgence et en priorité des limites et des interdictions ; on pensait trouver là encore des consignes claires et quasi-dogmatiques qui seraient valables pour le monde entier et pour chacune des situations futures ou déjà présentes mais pas encore gérées. Contents ou non, on se raisonnait alors : il faudrait les accepter comme telles et cela pouvait en quelque sorte rassembler le troupeau, certes un peu de force, mais pourquoi pas, dans ce monde si dangereux ?

Or la réponse du pape a là aussi surpris, déçu, étonné… en ce qui concerne les questions dites « religieuses ». Sa réponse a été là aussi difficile à lire avec sérénité car si, sur les questions « humaines » sa position rejoint celles qu’on peut supposer à un Jésus premier partisan de la laïcité dans une fraternité humaine écologique par essence, et s’il a réussi son examen en écologie, il n’a pas évoqué les questions à proprement parler stricto sensu catholiques, concernant par exemple les viri probati : il n’a ni interdit ni validé ces innovations religieuses qu’on peut qualifier de pragmatiques ou d’inspirées…
Oui, peu à peu nous comprenons que François aurait pu valider ces innovations en plaquant dessus des estampilles à l’ancienne : il y avait des arguments pour dans nos textes bibliques : une belle copie, cela fait joli dans un décor à l’ancienne. Cela nous aurait même réjouis et soulagés immédiatement qu’il nous tienne ainsi par la main, voire qu’il nous porte…
Mais il n’a pas maquillé ces innovations qui n’entraient pas dans les cadres ecclésiaux classiques. Il n’a pas plaqué sur ces mutations jaillissantes, rejetons innovants mais branchés sur la même sève, les étiquettes portant les noms de réalités anciennes traditionnelles et bien connues qui auraient donné une apparence de continuité à des solutions neuves pour un monde imprévu, voire imprévisible. Il ouvre toute liberté à la créativité avec l’aide de la réflexion et du discernement du Peuple de Dieu.

Disons plus : il nous semble qu’il n’a pas voulu mettre dans l’urgence un pansement sur la plaie : cela se serait peut-être révélé un cautère sur une jambe de bois. Il a peut-être jugé inutile de chercher à tout prix à faire persister le clergé, le titre même de prêtre, comme s’il était essentiel à l’Eglise catholique et à ceux qui suivent Jésus. On aura toujours bien sûr besoin de ces pasteurs, de ces disciples qui font écho à la parole de Dieu, de ces serviteurs qui nourrissent un peuple de frères. Mais en refusant de permettre ces nominations en masse de viri probati comme prêtres de énième catégorie, il a signifié implicitement « non » à un raffinement supplémentaire dans la hiérarchisation, à la création ( subreptice ou même involontaire ) de nouvelles classes : il a peut-être dit un non de plus au cléricalisme et a mis un frein à une éventuelle réactivation de ce que nombre de fidèles ressentent souvent comme le sacré dans le clergé depuis son installation.
Il n’a pas non plus menacé de châtiments ceux qui avaient été inspirés par leurs besoins  ( et par le bon sens,  et selon moi, par le sensus fidei  et l’Esprit, je le crois  )  et qui s’étaient retrouvés à innover sans avoir passé de diplôme ni fait d’études, ni avoir demandé une autorisation à  Rome puisqu’ils avaient la liberté enseignée par Jésus…   Il ne les a pas traités d’hérétiques bons pour le bûcher, de chrétiens mâtinés de sorcellerie, de syncrétistes, que sais-je ? Il ne s’est pas questionné sur leur catholicité

L’Amazonie et toutes les Amazonies continueront leur chemin de vie, sans s’occuper de savoir si elles sont d’avant-garde ou non.

Il existe ailleurs des prêtres mariés catholiques : qui cela dérange-t-il ? Et quand cela a-t-il commencé, si cela a commencé ? Quelle est la règle la plus ancienne ? Quand des clercs mariés ont-ils éventuellement rejoint l’Eglise catholique plutôt qu’une autre et pourquoi cela a-t-il été permis ? En quoi cela concernerait-il une Eglise par-dessus les schismes ? Nous avons tous à y réfléchir : à nous former sur ces questions pur avoir un avis éclairé.

La réponse d’un pape souvent attentif aux victimes et aux petits, ou plutôt sa non-réponse à ces deux synodes, m’a montré quelque chose de sa pédagogie.

Nous nous sommes sentis comme le tout-petit qui ne sait pas qu’il apprend à marcher : à chaque petit pas qu’il fait, château-branlant, l’adulte, avec un sourire, recule un petit peu sa main et maintient l’intervalle éducatif tout en étant prêt à l’empêcher de tomber…Nous avançons à petits pas, en tendant la main vers celui qui nous attire et veut lui, nous faire grandir… Il aurait pu nous traiter comme des bébés, ou faire comme l’adulte narcissique qui garde dans ses bras son mini-double infantile et docile. Il aurait pu avoir peur de nous donner notre liberté mais il a fait comme notre Père qui nous a créés pour être libres et s’interdit toute emprise abusive.
Il va nous falloir méditer là aussi cette Querida Amazonia… pour oser goûter à cette nourriture étrangère : ce n’est plus un plat tout prêt et cosmopolite qu’on nous sert, mais notre Père à tous vient goûter à cette cuisine née du pays lui-même, faite avec les moyens du bord, avec amour, en toute liberté, et à qui interdit-il de l’adopter telle qu’elle est réalisée actuellement ?
Sa non-réponse apparente après ce synode ressemble à l’écoute d’un adulte qui sait exarcer son autorité de façon positive :   il perçoit ce qui se cache au fond, derrière le comportement provocant, l’interpellation angoissée ou la question immédiate de l’adolescent et songe à le faire grandir.

Nous apprenons là quelque chose que l’Eglise a souvent oublié sur elle-même…
Il semble qu’à bien des égards, nous allons nous trouver dans la situation des premières Eglises telle que nous la voyons dans nos premiers textes du nouveau Testament, une fois leurs portraits débarrassés de leur aspect trop idéalisé parfois mais en conservant leur chaleur communicative pleine d’espérance et de conviction attractives.
Les besoins de la communauté font jaillir des solutions, et plus les besoins augmentent plus les solutions s’ouvrent pour vivre avec Dieu : celui-ci, Père aimant et non-captateur, n’a guère posé de limites ni d’obligations pour le servir et servir nos frères.
Osons être vrais, enfin, d’ailleurs ! Les dogmes eux aussi ont été posés à une certaine époque pour répondre aux besoins d’une époque d’une façon appropriée. Le dogme est une formalisation dans nos mots de réalités qui dépassent nos mots trop humains et qui se révèlent finalement par essence assez inadaptés, convenons-en.
L’Evangile lui, dans sa simplicité, laisse l’inspiration souffler à sa guise sans contrainte, sur toute notre Terre, pour y faire s’épanouir la vie.
Sur le plan écologique et social, humain, nous ne piaulerons plus en réclamant plus de gâteries toutes faites, des serviettes jetables pour ne pas avoir à les laver, ou des résumés tout faits (même faux) sur Internet. Nous pouvons nous nourrir respectueusement de ce qui est possible sur chaque pouce de notre Terre, en apprenant ce qui nous convient selon nos besoins, et non selon nos envies, nos répulsions ou nos craintes irraisonnées et infantiles. Nous goûterons de plus en plus gastronomiquement la saveur fondamentale de son bienfait nutritif, et partagerons la saveur de notre vie.
Sur le plan religieux et plus précisément celui de notre confession catholique, il en va ici exactement comme lors d’Amoris Laetitia : François n’a rien démoli dogmatiquement, mais a demandé qu’on nourrisse nos pratiques avant tout de l’Evangile lui-même afin de régler avec souplesse des problèmes locaux, personnels, voire civilisationnels, continentaux, sociaux …

En guise d’ouverture finale :

Si les deux synodes ont ajusté des tirs croisés sur un objectif similaire, c’est donc qu’il doit être bien important !
Ils convergent sur les questions brûlantes et urgentes d’écologie et de justice, en délaissant également certaines solutions qui auraient peut-être pu faire illusion, des moyens-termes qui auraient pu être en fait décalés si Rome y avait mis son grain de sel par trop administratif et auraient eu un petit goût dogmatique ou doctrinal déplacé, des nouveautés qui auraient pu être récupérées, rigidifiées, instrumentalisées, imposées mal à propos, ou sclérosantes et de nouveau excluantes.
Ni laisser-aller négligent, ni laisser-faire paresseux, ni parti-pris inutilement blessant, la non-réponse du pape, pleine de respect pour ces jeunes peuples dynamiques, leur donne déjà les droits d’une personne : et nous-mêmes pouvons ( avons le droit de .. ) prendre exemple sur lui, – et sur eux – , pour trouver les réponses à nos propres besoins. Il leur laisse la liberté de le faire à leur façon et leur proximité directe permettra d’éviter les écueils énumérés ci-dessus.
François ne s’est pas laissé séduire par la facilité de proposer une illusion de plus à croire, un grade qui aurait renforcé en fait implicitement un nouvel avatar du cléricalisme.
Il n’a rien altéré de ce que beaucoup appellent la Tradition sans se demander à quand elle remonte, il n’a rien évoqué du dogme et n’a pas entrepris activement de légitimer des nouveautés qui se seraient opposées à la Tradition.
Mais… son attitude ne pose-t-elle pas la question de savoir s’il faut qu’une autorité légitime ce qui n’a pas à l’être ? On peut se demander si ce n’est pas déjà légitime même si certains s’y opposent.

Le levain fait fermenter la pâte, et la levure gagne peu à peu cette pâte qui semblait amorphe. Un levain cuit tout seul, ce serait atroce à manger !
Ecouter les besoins de son troupeau d’aujourd’hui, nouveau troupeau, nouveaux besoins, planète toujours nouvelle, esprit toujours nouveau.

Sa non-réponse apparente est la seule manière de garder une porte ouverte au possible, à l’espérance, à la confiance, à la vie. Et qui peut savoir si, en fermant la porte, il n’aurait pas fermé la porte à l’Esprit ? Il aime à passer par toutes les portes et même les portes fermées… ! Si nous lui fermons craintivement des portes, qu’il rentre par la fenêtre, vent puissant ou brise attentive, force qui agite ce qu’on voit ou oxygène du coeur…
Il s’agit de nous permettre tous de grandir, de même qu’une véritable autorité, après avoir discerné les limites minimum imposées par la sécurité et le bien-être de l’enfant et des autres, ( et non autre chose), lui fait confiance tout en veillant de loin, discrètement, pour un rappel si nécessaire.
Son silence qu’on sait attentif pourtant au cri des petits, ne nous renvoie-t-il pas manu paternale si j’ose dire à ce qui seul peut compter : l’Evangile vécu par Jésus, ce maître en souplesse pour mettre à disposition une Loi capable de gérer des problèmes individuels et contingents …

L’Evangile fait s’incliner la Loi en ses aspects contingents pour laisser régner l’amour qui nous est demandé le plus parfait possible, à l’image de l’amour dont nous sommes aimés par le Père, par Jésus et par certains… La conscience de chacun vis-à-vis de son prochain et de ce que nous pouvons supposer de Dieu est ce qui ressemblerait le plus à la Loi : mais une loi de libération, celle des Jubilés qui inventaient en Israël une méthode qui dynamisera nos actes de fils de Dieu.
Si la Lettre de l’Evangile n’interdit pas, elle laisse le champ libre à l’esprit d’amour au service de la propre croissance d’une Eglise qui ne ressemble pas à nos bâtiments faits de blocs taillés uniformément : elle est faite de pierres palpitantes et diverses qui s’harmonisent sans cesse, sans plan ni style prédéfinis. Une région géographique à un instant T peut également représenter exemplairement un aspect ponctuel dispersé çà et là dans le monde entier et au fil du temps. C’est ce que le pape appelle une Eglise synodale , une Eglise en chemin, une Eglise sur les chemins ; d’autres évoquent des « visages d’Eglise » ou « les éclats d’Evangile » un peu partout ; et l’Evangile, par la voix de celui qui nous invite tous à y aller, ces « demeures nombreuses dans la maison de mon Père » qui nous attendent : soyons sûrs que ce Père les a faites différentes et adaptées au confort et à la joie de chacun qui peut y apporter son bagage, ses trésors et en faire à son tour un havre hospitalier pour d’autres qui attendent…

Je viens, alors que je cherchais sur quoi finir mes réflexions, de trouver une image stimulante dans un ouvrage intitulé « Pour un accompagnement sans emprise » : « L’accompagnateur est du côté de la vigie, et non à la place de celui qui tient la barre ».

La situation des premières Eglises, aussi différentes qu’autonomes, faut-il en avoir peur, si elles sont unies fraternellement en Jésus, notre vigie, notre lumière ? Peut-être une façon de revoir le sens si positif du terme autorité  qui est bidirectionnelle, ce qui est au coeur d’une démarche authentiquement synodale

La pâte du futur pain dont nous faisons partie continue à fermenter.

Marguerite Champeaux-Rousselot





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Querida Amazonia… et réflexion sur le cléricalisme, par Jean-Luc Lecat (2020-02-24)

Au cœur d’un très beau texte sur l’Amazonie, plein d’ouvertures, de respect, d’attentions aux plus démunis et de volonté d’inculturation… le triomphe du cléricalisme !

Le célibat des prêtres n’est pas entamé, l’ordination d’hommes mariés n’est pas concevable, les clercs restent au pouvoir et l’ordination des femmes serait inconvenante, cela les « cléricaliserait »  et « provoquerait un subtil appauvrissement de leur apport indispensable  » (& 100) !  Et c’est le « prêtre suprême » qui le décrète. Les apparences sont sauves, François a évité le schisme, la haute diplomatie est couronnée de succès. L’aile conservatrice de l’Eglise peut se vanter d’avoir remporté le match…

À moins que… à moins que… le document de travail élaboré avec les évêques lors du Synode de l’Amazonie ne permette des chemins de traverse, des inventions loin des censeurs rigoristes de la curie et des discours doctrinaires…

Mais cela c’est une autre histoire qui, peut-être, va s’écrire dans le secret des forêts équatoriales…

 

Il n’en reste pas moins que le prêtre reste le pivot, indiscutė et indiscutable, de tout le renouvellement et de la reconquête proposés, même  si les laïcs sont omniprésents et très sollicités

Aucune ouverture n’est faite pour reconnaître et dénoncer le sacerdoce ministériel  comme la racine absolue du cléricalisme contre lequel François a déclaré en août 2018 une  guerre sans merci. Et pourtant, ici, pour François, il s’agit de« …déterminer ce qui est spécifique au prêtre, ce qui ne peut pas être délégué. La réponse se trouve dans le sacrement de l’Ordre sacré qui le configure au Christ prêtre. Et la première conclusion est que ce caractère exclusif reçu dans l’Ordre le rend capable, seulement lui, de présider l’Eucharistie.[125] C’est sa fonction spécifique principale et qui ne peut être déléguée. »(& 87) Tout est dit et… redit catégoriquement !

Tant que les prêtres ne dénonceront pas ce pouvoir sacré qui leur est  attribué à  l’exclusion des autres baptisés , le problème de l’institution ecclésiale au 21e siècle, en Amazonie comme dans le reste du monde, restera entier : la vraie question n’est pas « mariés ou non », mais d’inventer, pour notre temps, cette vie de l’Eglise.

Certains hommes « retiennent jalousement ce rang qui les égale à  Dieu », contrairement à Jésus « qui n’a pas retenu jalousement le rang qui l’égalait à  Dieu » ( Philippiens, chap. 2, verset 6) !  Sans doute remettent-ils souvent en cause leur façon de vivre ou d’exercer leur ministère,  mais n’osent pas remettre en question leur statut même de détenteur d’un pouvoir sacré, dans ce qu’ils pensent être  leur « supplément d’être », le sacrement de l’Ordre.

Je reçois ce texte un peu comme nous avions reçu « Humanae vitae » sur le contrôle des naissances : Paul VI n’avait pas osé ouvrir les portes  à une façon contemporaine de regarder cette question, et cela a été le début d’une désaffection très grande pour la parole de l’Église, et le déclencheur de multiples départs  fracassants ou… sur la pointe des pieds, mais radicaux ! .

« Querida Amazonia », me semble manifester le même manque d’audace  pour regarder la situation en face et accepter une remise en cause radicale de l’Eglise et de son sacerdoce ministériel. Cette prise de position de François ne risque-t-elle pas d’entraîner un rejet désespéré, et définitif, de cette Eglise et de son pouvoir clérical ?

Qu’est-ce que cette Église, gérée par des clercs, qui ne croit qu’à sa façon de voir et n’accepte pas de se laisser remettre en question par les interpellations de ses fidèles eux-mêmes,  comme par les questionnements du monde dans lequel elle vit ?

La curie, le courant traditionnel, les théologiens sont-ils tellement menaçants et puissants  au point d’empêcher une réelle remise en cause profonde de la structure ?

Faut-il quitter l’Eglise pour pouvoir la réformer ? Jusques à  quand devra-t-on se contenter de discours lénifiants et louangeurs sur l’action indispensable des laïcs, hommes et femmes, qui sembleraient  les seuls sauveurs possibles de cette Eglise cléricale, …à  condition d’être dans les clous ! ?…

Combien de temps faudra-t-il pour reconnaître qu’il y a ni clercs ni laïcs, (*) mais seulement des baptisés, tous à égalité, hommes et témoins et porteurs de la Bonne Nouvelle de Vie pour tous les humains ?

Jean-Luc Lecat  – 16 février 2020

 

(*) cf un chapitre très fort  intitulé « Ni clerc, ni laïc  » de José Arregi, dans « Eclats d’humanité  »                                  Ed. Temps Présent, p. 13 à 16

 

NB – Une précision par rapport au texte  ci-dessus

Je ne cherche pas à juger le pape François et de quel droit le ferais-je ! Je trouve qu’il publie un texte plein de richesses et de pistes sur l’Amazonie.

Ici je me situe au niveau du cléricalisme que représente la  prise de position de François sur le prêtre.

Je me réfère ici au système que le pape consolide en donnant une définition du prêtre qu’il dit  » configuré  au Christ Tête « , et auquel est reconnu par l’Eglise  un pouvoir particulier par rapport aux autres baptisés.

C’est sur ce point que se place ma réflexion et je reconnais que je m’attaque à  une montagne !

Mais, à mon avis, c’est une question fondamentale à laquelle nous devons accepter de nous confronter, si douloureux et difficile que cela puisse être.

Le fond du problème de l’Eglise actuelle n ‘est pas, selon moi, le mariage ou le célibat des clercs, l’ordination des femmes… Je crois que le fond du problème, la racine du cléricalisme  que François lui-même nous a demandé  de contester en août 2018, est lié au statut même d’hommes ordonnés , c’est la place attribuée aux prêtres dans l’Église catholique, le « pouvoir  sacré  » qui leur est reconnu.

Même si cela s’enracine dans une longue histoire de la théologie,  c’est sur ce point fondamental qu’il faut, me semble-t-il, que le peuple entier des baptisés ait le courage de se pencher.

Jean-Luc Lecat  24 /02/2020

Musées en visites virtuelles

Pour les amateurs, voici des musées en visite virtuelle: 
 
– Le Musée Reina Sofia de Madrid: https://www.museoreinasofia.es/abierto-online
– Le Metropolitan Museum de New York en 360°: https://www.metmuseum.org/art/online-features/met-360-project

Street-Art à Saint-Merry, église de Paris

Street art à Saint-Merry : un souffle de passé éclaire notre avenir.

Echanges exceptionnels…

« Janvier 2020. A la reprise de l’atelier autour de Michel de Certeau, nous entendons ses questions : comment sommes-nous présents à ce que nous vivons ? et à ce que vivent nos contemporains ? Car les gens sont en quête de sens aujourd’hui. Certains nous renvoient à l’expérience de la semaine de Street-art, vécue à Saint-Merry en 2016. Un évènement exceptionnel autant pour les artistes participants que pour la communauté du Centre Pastoral de Saint-Merry… Et notre environnement. »

Le Street Art dans l’église Saint-Merry à Paris. Un film de Clément Gourand

« Célébrer pour faire Église » : une liturgie vivifiante et vivante

Le 27 décembre 2019, Jean-Marie Martin a publié  sur le site La Christité : « Célébrer pour faire Église ». Dans cet article, datant probablement de 1992 ou peu avant, Joseph Pierron (décédé il y a tout juste 20 ans), se réfère à l’église Saint-Merri (ou Saint-Merry) de Parisprès de Beaubourg et de l’Hôtel de Ville,  rue de la Verrerie et rue Saint-Martin, où une autre façon de célébrer pour faire Église se vit depuis 1975, année où Xavier de Chalendar a eu en charge le projet «d’inventer et d’assurer une nouvelle présence d’Église. »
Comme le disait Xavier de Chalendar, « Je trouve qu’on pourrait donner davantage de place à l’initiative des chrétiens de base, par rapport à l’importance prise par les équipes pastorales. Il faut toujours laisser les gens continuer à inventer, et accueillir ces inventions ; que les chrétiens ne restent pas passifs, qu’ils décident plus, qu’ils fassent des choix. Il y a une confusion détestable entre fidélité et répétition ».
Il y a vingt ans, le 27 décembre 1999,  Joseph Pierron nous quittait. Occasion ici de lui rendre hommage. C'est en 1985 qu'il se joignit à l'équipe du Centre Pastoral des Halles-Beaubourg à Paris. Il y travailla jusqu'à son décès. L'article publié ici fait partie du livre de René Simon, Actualiser la morale (mélanges offerts à René Simon). Paris, Cerf, 1992. À l'époque René Simon, salésien de Don Bosco faisait partie de la même équipe pastorale, il est décédé en 2004.

CÉLÉBRER POUR FAIRE ÉGLISE, par Joseph Pierron dans le livre offert à René Simon

René Simon fait partie de la communauté du Centre Pastoral des Halles-Beaubourg qui se réunit en l’église Saint Merri. […] C’est à partir de ce lieu particulier que je tenterai d’approcher ce qu’il en est de la célébration eucharistique qui est le cœur et la source de toute communauté. C’est dire que je ne saurais tirer des principes universels, immédiatement transposables ailleurs. Bien plutôt, les quelques singularités montreront les problèmes qui se posent à nous et poseront la question du sérieux de la pluralité dans l’unique culte de l’Église romaine.

Lorsque ce quartier de Paris – que les Halles centrales ont déserté pour la banlieue – se rénove, il apparaît encore plus nettement que la densité des églises paroissiales dans ce secteur est trop important au regard des demandes de catéchisation et de sacramentalisation. Le centre de Paris bouge : de nouveaux besoins se font plus pressants, d’où l’idée du Cardinal Marty de répartir ces tâches nouvelles aux diverses églises. Au centre pastoral des Halles-Beaubourg il confie celle d’inventer et d’assurer une nouvelle présence d’Église. Xavier de Chalendar et une équipe de laïques de prêtres se lancent dans cette entreprise.

Saint-Merri est de plain-pied avec la rue Saint-Martin, vieille route de communication nord-sud et de pèlerinage qui débouche sur la tour Saint-Jacques et qui ouvre le chemin vers Saint-Jacques de Compostelle. Aujourd’hui la procession ne se fait plus dans le même sens : les passants ne marchent plus vers l’église mais bien vers le Centre national d’art moderne, dit aussi Centre Pompidou et sa piazza.

C’est un des lieux qui, à Paris, dit l’impact de la modernité. L’église de Saint-Merri, si belle soit-elle, affrontée au musée d’Art moderne, risquait d’être rejetée du côté du passé ; plus, elle peut apparaître opposée et rivale de la modernité établie sur les bords du flux, elle ne veut pas être marginalisée. Tout d’abord elle peut être ouverte et accueillante. Reste que le rapport au monde qui advient reste une interrogation bien réelle.

Rapidement, la célébration eucharistique s’est révélée nécessaire pour constituer la communauté. Il n’était pas question de satisfaire à bon compte à l’obligation dominicale, encore moins de satisfaire à une forme de piété… Dans le dynamisme d’une communauté qui s’instaurait, dans les divergences d’opinion, dans les discussions autour des options à prendre, dans une ferveur à exprimer, en fonction de désirs à réaliser, il s’agissait bien d’une question d’identité chrétienne qui devait s’affirmer ; heureux si des gens qui depuis des années « ne pratiquaient plus » s’y reconnaissaient comme chrétiens. C’est dans la parole et le mystère de Jésus, du Dieu qui vient, du Dieu pascal, que se trouvait le lieu de l’unité.

Encore fallait-il que ce ne soit pas « le prêtre qui célèbre l’eucharistie » mais bien que ce soit « la communauté qui célèbre » ou encore mieux que ce soit « l’Esprit qui célèbre dans la communauté ». La communauté devait faire eucharistie. Ce n’était pas dévaluer le prêtre, le réduire ; c’était au contraire le situer, l’intégrer. Bien plus authentiquement que notre église de pierre, la communauté rassemblée, invitée, la communauté de ceux qui se savent appelés par leur nom constituent notre lieu d’Église. Le principe était beau, dynamique, enthousiasmant. Il fallait qu’il devienne créateur, constituant et qu’il reste cohérent. Ce n’est pas une tâche facile.

La décision de célébrer l’eucharistie prise, les questions n’ont cessé de se poser, sans obtenir de réponses qui soient sans équivoque, évidentes. Les options restent contestables et contestées. La première question a été celle du rythme des célébrations. Dans la même église, une messe paroissiale est célébrée chaque jour. Des rassemblements de prières se sont organisés, avec des périodicités variées : ils répondent à des exigences personnelles. Le rythme choisi pour la célébration communautaire est hebdomadaire : c’était une façon de se relier à la pratique ecclésiale commune, donc se donner le statut d’une communauté chrétienne, de maintenir aussi le symbolisme de jour « un », mémorial de la résurrection du Christ, signe de l’attente de son retour.

La seconde question porte sur « qui célèbre ? » Une fois admis que c’est la communauté qui célèbre dans l’Esprit, il est apparu que la constitution d’une équipe liturgique, du fait de son aspect institutionnel, ne répondait guère à ce principe. La préparation de la célébration a lieu le mardi soir : vient qui veut. C’est courir le risque de se retrouver tout seul, ou celui de voir souvent les mêmes têtes, mais c’est aussi s’ouvrir à une recherche insoupçonnée au point de départ. Cela nécessite une sorte d’apprentissage, car partager la parole ne suffit pas à bâtir une célébration.

Dans la même ligne, on a voulu éviter la constitution d’une chorale séparée. La communauté qui célèbre est aussi celle qui chante : un groupe chant a donc été créé, qui crée chants et mélodies, qui assure l’apprentissage des chants par la communauté, qui anime leur exécution, avec le souci constant que toute l’assemblée participe. C’est la même ligne de recherche qui fait que, si aucun des prêtres de la communauté n’est présent, il ne sera pas fait appel à un prêtre étranger. La célébration sera une assemblée dominicale sans prêtre. L’intention est de bien situer le rôle et la fonction du prêtre au cœur de la communauté. Le souci de ne pas accentuer le poids clérical fait que les célébrations concélébrées sont rares : Jeudi saint, Noël…

Célébrer, c’est aussi occuper symboliquement un espace. L’espace de cette belle église du XVIe siècle a été conçu pour un type de célébration qui était dominant à l’époque. C’est une difficulté majeure : comment célébrer le mystère eucharistique dans une perspective différente notoirement de celle dans laquelle ce lieu a été conçu ? Certes on peut distordre les significations ; il en reste toujours un malaise. Par exemple, la chaire reste pour longtemps encore pendue à son pilier, symbole certes d’une parole proclamée, pratique à l’époque où les micros n’existaient pas, mais symbole aussi d’une parole qui tombait de haut, de la bouche d’un homme séparé, mis à part, pris comme intermédiaire du divin. Le chœur, lui, était construit pour laisser place à des conventuels chargés de la louange. Il a de telles proportions qu’il est déjà trop grand pour accueillir la messe quotidienne. Il est certes possible de dresser un autel à l’entrée du chœur et de célébrer face aux fidèles groupés dans la nef. Le rapport symbolique fondamental ne sera pas changé. Assis les uns derrière les autres, les assistants seront tous tournés vers leur seule bouche d’enseignement.

Aucune solution ne pouvait être pleinement satisfaisante. En fait, on a déterminé deux lieux dont la structuration est très différente : l’un pour la liturgie de la parole, l’autre pour la célébration du mémorial et pour le partage du repas. Il y a donc une coupure entre la parole et l’eucharistie. Ce n’est pas sans inconvénient, comme le fait remarquer René Simon dans Aujourd’hui, des chrétiens (53, 1984, p. 10-11) : « Les deux Tables : liturgie de la parole et liturgie du repas ». Nous retrouverons ces difficultés en parlant du déroulement de la célébration.

 

ENTRÉE EN CÉLÉBRATION

Le premier impératif est de constituer en assemblée célébrante ceux et celles qui viennent assister à la messe. Il n’est plus question d’entrer discrètement en silence, dans une église où l’on s’assoit, au mieux pour se recueillir, le plus souvent en attendant que le clergé entre en procession. Ici les gens sont heureux de se retrouver, de se communiquer des nouvelles. Il faut fréquemment rappeler l’importance de l’accueil des nouveaux qui peuvent être timides, réticents, non accoutumés à ce mode de rencontre. Pourtant il faut bien se reconnaître comme croyants désireux de participer à un mystère commun.

L’orgue prépare directement l’entrée en célébration. L’ouverture est faite généralement par un membre de l’équipe pastorale. Son intervention a pour but de faire cesser la rumeur des retrouvailles et d’accueillir les nouveaux, de souder la communauté en lui rappelant certains aspects de la mission de la communauté, de présenter l’axe principal de réflexion et de prière qui a été choisie lors de la préparation. Parfois il peut se faire que l’ouverture se fasse directement par l’exécution d’un chant spécialement bien adapté à la fête célébrée ou au texte de l’Évangile.

L’entrée en prière proprement dite se fait par le chant : au lieu de l’introït qui rythmait la procession solennelle du clergé, l’intention est de se donner une seule voix. Le chant n’est pas l’ornementation d’une célébration ; il constitue une autre parole, une parole de fête, contre-distinguée de cette parole qu’est le commentaire, qui sera plus réflexif ou plus interprétatif. Rassemblés presque en cercle dans un bel espace de la nef centrale, autour du lutrin qui porte la parole d’Écriture qui oriente toute la célébration, le chant permet de se retrouver dans la même tonalité. Le chant n’est plus un moyen ; il est un milieu qui éveille en chacun des harmoniques, qui enveloppe tous ceux et celles qui sont venus pour célébrer ensemble.

 

LA CÉLÉBRATION DE LA PAROLE

Le lieu est donc bien approprié pour l’écoute de la Parole, pour l’accueil de ce qui fonde notre vie de croyants ; les gens se voient et la parole passe. En plus du lieu, un climat s’est peu à peu développé, cette orientation vers la Parole, toujours neuve, encore inentendue, vers l’In-ouï de Dieu ; il y a cette attente d’une parole inentendue, l’approche d’une vérité qu’on ne possède pas, qui n’est pas un savoir que l’on pourrait détenir. La parole n’est que orientation vers…, marche vers…, passage à… « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » : on trouve dans la recherche même… L’effort n’est donc pas d’obtenir un consensus sur des contenus, mais de créer une attitude de recherche, d’accueil et d’étonnement.

Ce qui est indiqué, montré, l’inouï de Dieu, c’est l’événement central de la mort et de la résurrection du Christ, toujours recueilli, toujours accueilli, jamais possédé. Cette orientation de lecture discipline les interventions spontanées, évite une moralisation trop rapide. Elle n’est pas toujours facile à tenir : certaines lectures plus anthropologiques risquent de la masquer. Le danger peut se retrouver quand la lecture se situe dans un contexte politique et social, dans des moments où la lutte, si nécessaire, pour la justice et le droit risque d’occulter la gratuité du salut. La nécessité du devoir de l’homme ne rend pas forcément toute la profondeur de l’appel de Dieu. La parole doit donc être risquée : elle doit bien s’incarner pour accomplir sa vérité. Car la parole est vraie quand elle s’accomplit. C’est là notre première référence : la Bonne Nouvelle de Jésus qui est toujours nouveauté et plénitude.

La parole n’est pas réservée aux prêtres. On ne peut pas dire qu’il y ait méfiance à l’égard d’une parole de clerc. On se méfie plutôt de la « langue de bois » qui peut aussi bien se trouver dans la bouche des laïcs… Renouveler un langage qui, de toute manière, nous précède, n’est pas une petite tâche et l’aventure n’est pas exempte de dérapages. Mais il faut tabler sur le fait que la communauté est adulte et se réapproprie le discours. Au reste, ce n’est pas la précision des définitions qui compte, mais bien plutôt le dynamisme que le langage entraîne, le mouvement qu’il crée. C’est bien dans ce cheminement que se construit l’unité. N’empêche que l’unité est comme une semence qui doit croître et produire du fruit. L’unité ne se base pas tellement sur l’uniformité du discours et de son contenu. De toutes parts, la Parole nous déborde. L’unité va se réaliser dans l’acte d’écoute, soucieux d’éviter le malentendu. On s’appuie bien sur l’autorité de la parole, pas forcément sur l’autorité de celui qui la délivre ou l’interprète… fût-ce avec assurance.

La Parole, mais quelle parole ? Sous quelle forme ? Le choix des textes ne peut être un tri entre les bons textes et les mauvais, entre ceux qui plaisent et ceux qui ne plaisent pas, entre ceux qui « sont riches » (dans le jargon actuel ceux qui permettent nombre d’interprétations spontanées) à l’opposé des textes peineux. L’Écriture est tout entière le recueil de la Parole.

Les textes sont donc généralement ceux que l’Église propose pour ce dimanche-là : c’est un signe de communion avec les autres églises. Il faut vraiment des circonstances exceptionnelles pour que l’on prenne d’autres textes : par exemple, l’évangile de Nicodème en Jean 3 a été choisi pour la célébration du baptême de onze enfants de la communauté, alors que l’Église universelle célébrait la fête du Corps et du Sang du Christ. Le choix d’un autre évangile que celui du jour s’est produit dans des célébrations œcuméniques. Mais le souci reste de se relier à l’Église et de reconnaître la parole de Dieu dans sa totalité.

Ce n’est pourtant pas un choix facile : le découpage des péricopes n’est pas évident, la traduction est parfois approchée, supportée par des présupposés. Plus encore, très souvent, on ne voit pas le principe qui a conduit à mettre ensemble les trois textes proposés, si bien que, dans la majorité des cas, on ne prend pas les trois. Habituellement même, on n’en prend qu’un, quitte a utilisé l’un des deux autres, soit pour la préface, soit pour la post communion. Dans le texte retenu, on choisit une phrase qui, exposée sur le lutrin, au milieu de l’assemblée, indique le grand axe de la célébration. Elle restera affichée toute la semaine.

La parole proclamée, son interprétation est généralement plurielle, d’abord pour souligner la richesse de cette parole qui ne peut être enclose dans une définition, ensuite pour marquer le dynamisme de cette parole qui est vraie en ce qu’elle ouvre des pistes d’expression et qu’elle s’accomplit dans des actes. Il nous apparaît de plus en plus que la communication et l’interprétation de la parole ne peuvent être le fait d’un seul, qui serait le clerc ou le plus compétent en exégèse ou en théologie. Ce qui nous semble plus essentiel, c’est que la parole ait sens en divers lieux, qu’elle puisse s’accomplir en diverses situations : l’expérience chrétienne est bien le lieu où la parole est créatrice et rénovatrice.

Une conséquence pratique, mais qui influe sur la tonalité de la célébration : si la parole est plurielle, elle ne peut être que brève, incisive, par le fait plus percutante dans la dénonciation qui est toujours dans la parole évangélique et plus pressante dans l’invitation à vivre.

En revanche, les modes d’intervention autour de la parole sont peu nombreux : ils sont conditionnés par le lieu et le nombre des participants. Il peut se faire que le commentaire prenne une forme interrogative quand il s’agit d’un appel à la conversion. Quelquefois le commentaire est pris dans une prière responsoriale. Le mode le plus fréquent est le commentaire de la parole. Confié lors de la préparation de la liturgie à plusieurs membres de la communauté, il présente de ce fait une pluralité de points de vue sur ce texte. La variété des points de vue n’est pas infinie : le milieu d’origine des participants est assez homogène. Les dangers sont alors visibles : le discours entre initiés, le discours intellectualisé, l’introduction de formulations reprises aux cours de formation. Les requêtes de notre monde sont très éloignées. Ce sont des critiques dont il nous faut nous souvenir. Généralement le prêtre intervient une fois. Je n’ai jamais vu deux prêtres prendre la parole au cours de la même cérémonie. On cherche aussi à éviter que la parole du prêtre n’apparaisse comme parole de conclusion : il est bon qu’elle reste ouverture, invitation, libération, interrogation…

Un autre mode de communication de la parole, c’est l’échange en petits groupes. À partir de la parole proclamée et brièvement interprétée, un thème de réflexion est proposé à la discussion d’un petit groupe de dix à quinze personnes : le plus souvent la parole circule bien ; elle a un caractère prononcé de témoignage ; mais justement si l’échange est bon, le temps paraît trop court. Mais il se crée un certain isolement car, vu le nombre des groupes, ce qui a été échangé ne peut remonter à la grande assemblée. Par ailleurs le rythme de la célébration est rompu ; certes, souvent un chant réintroduit le thème principal et le ravive. Il n’en reste pas moins qu’avec l’augmentation du nombre des membres de la communauté, c’est un mode de partage difficile à gérer. Pourtant on en voit bien la visée : découvrir l’impact de la parole dans l’expérience vécue soit des personnes soit de la communauté.

Un autre mode de communication est parfois utilisé : c’est ce que nous appelons le micro libre. Le texte sacré a été lu ; une interprétation ouverte en a été donnée : une question principale s’en est dégagée. Qui le veut, peut venir dire comment il la saisit dans son expérience personnelle : il n’y a pas de polémique, pas de censure, encore moins une reprise par le prêtre. Les dangers sont évidents : la trop grande personnalisation des témoignages, le risque de voir certaines personnes devenir des abonnés à cet exercice. Mais dans cette lecture spontanée, parfois de véritables découvertes se font.

Dans cette première partie, la place la plus importante est donc donnée à la parole, reçue du texte, mais qui n’est vraie parole que dans l’impact de nos vies. Deux éléments coutumiers de la célébration n’apparaissent guère : le Kyrie et le Gloria. L’omission est reconnue et acceptée : nous ne souhaitons pas que leur récitation devienne une pure répétition. En revanche, quand nous les utiliserons, ils seront sciemment solennisés pour exprimer une dimension de notre rapport à Dieu. Le Kyrie, par exemple, se développe quand la célébration s’oriente dans la confession des péchés, la supplication ou vers l’accueil de la miséricorde de Dieu. Le Gloria trouve place dans les cérémonies de louange et d’action de grâces. La recherche ici est d’éviter ce qui n’ouvre plus l’oreille, ce qui n’attire pas le cœur. Il y a peut-être dans cette conception une bonne part d’illusion ; reste que nous souhaitons que le message soit nouveauté et espérance.

 

DU LIEU DE LA PAROLE AU LIEU DU REPAS

 Tout un symbolisme pourrait se vivre si le lieu de la célébration eucharistique était le même que celui de la parole : le mémorial eucharistique se déroulerait au cœur même de la Parole qui annonce et remémore l’événement fondateur qui va se revivre dans la foi. Le foyer de célébration serait unique. Cela se fait quelquefois : Jeudi saint, multiplication des pains. Mais généralement, la communauté se rend dans le chœur. Ce transfert ne reste pas sans symbolique : « Lève-toi et marche » a dit la Parole. C’est un autre aspect de la parole, celle qui guérit et met en route.

Ce déplacement peut se faire dans un joyeux désordre, en pleine amitié, comme un peuple qui pérégrine vers cet ailleurs qu’a indiqué la Parole. Ce sera alors au célébrant de faire le lien avec la Parole proclamée et interprétée. Il ne faudrait pas que l’effectuation de la prière eucharistique sombre, plus ou moins dans un rite magique ; ce serait détruire le mystère. En même temps, elle ne peut être explicative : elle est celle qui initie vraiment le mémorial de l’événement du salut qui devient présence ou prophétie…

Parfois le déplacement est processionnel quand, par exemple, le silence apparaît comme l’ambiance la mieux adaptée au mode de célébration choisi. Ce peut être aussi le cas lorsque est demandé à la communauté ce que nous appelons entre nous un geste symbolique qui a pour but de faire participer toute la communauté. J’en évoque un, récent : mercredi des cendres – ouverture du carême de la montée vers Pâques, marche vers la paix. À la croisée du transept a été allumé un brasero ; de chaque côté deux petites tables avec une coupelle de cendres. Le geste doit traduire ce qu’induit la parole : chacun se sait cendres enfermées dans l’éphémère, le mortel, mais vivant pour renaître ; chacun prendra donc une pincée de cendres qui le représente et la jettera au feu qui, lui, représente l’amour de Dieu en Jésus-Christ : c’est la participation à la mort et à la résurrection du Christ qui va être au cœur de la célébration eucharistique.

On peut noter, en passant, que la récitation du Credo est le plus souvent télescopée ; ce n’est pas mépris, encore moins rejet. Mais il faut bien dire que le Credo de Nicée-Constantinople que nos devanciers dans la foi ont élaboré pour éviter les « hérésies » est composé dans un style qui n’a pas la tonalité générale de nos célébrations. Il n’est pas de soi ressenti comme un levier, un dynamisme, encore moins comme un appel. On prendra donc plutôt le style de la profession baptismale, quand la communauté veut se rassembler dans l’expression de sa foi. Cette question montre bien une des difficultés de célébrer : la communauté se sent héritière d’un passé très riche, mais elle se réapproprie difficilement un langage pourtant théologiquement très riche. Je ne prendrai, comme exemple, que ces oraisons latines traditionnelles, bien rythmées, théologiquement très inspirées, qui, traduites en français, ne disent rien.

 L’ACTE EUCHARISTIQUE

La communauté est maintenant rassemblée dans le chœur : l’autel fait face, non à la nef, mais à l’abside. L’espace occupé a donc la forme d’un ovale où les fidèles se tiennent debout, serrés, participants, pas seulement assistants. Le moment prend un certain poids. Le ton de la parole change : on entre dans le mémorial, dans le rappel de l’acte qui fonde notre foi et notre communauté. Tout en étant louange et action de grâces, la parole est de forme narrative, un récit solennisé qui invite à l’accueil de cet événement dans l’adhésion de foi. C’est un exercice difficile que cette parole-là qui laisse peu de place à l’invention.

Elle est préparée par la parole d’offertoire qui donne l’occasion à la communauté de se concentrer et de densifier sa présence, d’intensifier son aspect collectif. Tous sont tournés vers l’autel, ils ne sont plus dans le face-à-face de la communication de la parole. L’entassement ne permet guère de gestes. Certes on a pu critiquer l’enfermement de ce cercle communautaire. Il est difficile au passant d’entrer dans le cercle. Mais c’est le moment où tous sont fixés sur la nouveauté inouïe de cette présence du Christ par l’accomplissement de sa parole, dans le « maintenant de l’acte de passage » où, par son Esprit la communauté prend conscience d’être le Corps du Ressuscité.

La préface qui ouvre la grande prière eucharistique fait le lien avec la parole proclamée et écoutée. Là, la parole n’est plus anecdote, ni exhortation moralisante ; elle fait partie de l’événement du salut : la parole reprise et célébrée constitue le maintenant de la Résurrection. L’Évangile est Bonne Nouvelle parce qu’il n’a encore jamais été aussi puissance de Dieu pour le salut. Là l’espace est bien adapté à cette communion dans la foi, dans la chaleur de la prière unique. Les chants se répercutent tout autrement : ils créent un regroupement encore plus intense.

Le récit de l’institution, connu, simple, prend, dans ce moment très court, tout à la fois pesanteur et lumière. Il n’est pas question de changer le récit de l’institution, mais là encore, pour éviter l’usure et la répétition, il suffit d’accentuer un mot, de laisser un court temps de silence entre le récit de l’institution et le chant de l’anamnèse, voire de chanter deux fois l’anamnèse, une fois après la consécration du pain, une fois après la consécration du vin.

C’est certainement là que la communauté prend le plus conscience d’être constituée d’ailleurs, d’être anticipée, d’être devancée par l’amour de Dieu. C’est le moment de la gratuité, de la miséricorde, du pardon – du don qui est par-delà toute attente – de l’accueil de cette parole qui est Jésus le Christ.

La préoccupation des hommes et du monde reste présente, en particulier dans la prière d’intercession qui suit l’épiclèse. Mais on sent bien qu’une telle supplication n’est pas pleinement adaptée à la requête éthique de notre temps ; c’est un peu se débarrasser sur Dieu de ce qui nous préoccupe, alors que nous ne voyons pas quelle solution proposer. Nous avons donc beaucoup à réfléchir à ce qu’il en est de l’intercession et au devoir éthique qui nous incombe.

Le Notre Père, généralement récité, exceptionnellement chanté, est la conclusion de la liturgie du mémorial. La communauté unifiée peut demander de faire la volonté du Père, c’est-à-dire de réaliser le désir qu’elle porte au plus profond. Elle est alors orientée vers les autres, vers la parole à annoncer, vers l’engagement à prendre. Le baiser de paix symbolise cette unité des croyants rassemblés dans l’œuvre du Père.

 

LA LITURGIE DU REPAS

C’est à ce point que se situe la symbolique du partage. Certes on a tenté de solenniser ce moment, en particulier en donnant la communion sous les deux espèces. Un tel mode de distribution exige que soit démultipliés les points de distribution du pain et du vin. Mais au lieu d’être le rassemblement, le partage, c’est l’éclatement et la dispersion. Si l’on ne communie qu’avec le pain en faisant circuler des corbeilles, le temps de la communion s’étire trop du fait des participants. Le geste est certes porteur d’un beau symbolisme du rôle des chrétiens les uns vis-à-vis des autres. Quoi qu’il en soit, sous une forme ou sous une autre, ce partage n’a que peu de rapport avec ce qu’on appelle ordinairement un repas. On a tenté parfois de donner à la célébration un prolongement en offrant un repas ; une fois même le repas a suivi immédiatement l’office qui était celui de la multiplication des pains, et cela s’est déroulé dans l’église. Mais ce ne sont que des pis-aller qui ne permettent pas de vivre symboliquement une réalité.En fait, la meilleure traduction de ce partage reste l’amitié réelle qui s’exprime aussitôt la messe terminée. C’est souvent là aussi que les initiatives en faveur des droits de l’homme se font jour. Reste que la liaison n’est pas évidente entre le mémorial eucharistique et ce que l’on pourrait appeler une dimension éthique. Il nous reste à inventer dans les contraintes d’espace et de temps et de nombre.

À l’expérience, célébrée reste toujours une aventure et un risque : il est certes plus facile de s’en remettre à un rituel bien déterminé… mais il n’est pas certain que ce soit la meilleure voie pour entrer dans le dynamisme de la célébration de l’acte fondateur qui est mémorial, présence et prophétie, pour y découvrir le sens de la création et du monde, pour y renouveler l’espérance et l’agir. Notre vœu est de rester par là fidèle à la parole instauratrice et à l’intention ecclésiale.

Article de Joseph Pierron, mis par Jean-Marie Martin sur son site La Christité.

 

 

 

 

 

 

L’Islam et ses sources ( 2019-11-21)

Soirée d’échanges

organisée par le collectif ESPOIRS ( Ecoute et Solidarité pour un Partage et une Ouverture Inter-religieuse et Spirituelle)

Le thème : L’Islam et ses sources.

Rendez-vous 10, rue Noël Donval, 22 300 à Lannion
Pour plus de renseignements, contacter le 06 51 81 81 89

 

Les dix derniers siècles de pratique du célibat des prêtres : quel bilan pour quel avenir ? ( 2019-11-04)

A propos du célibat des prêtres, le cardinal Ouellet a écrit que l’Eglise n’avait pas besoin d’ordonner des « viri probati » : https://www.cath.ch/newsf/leglise-na-pas-besoin-de-viri-probati-estime-le-cardinal-ouellet/ .
J’ai pu avoir cette info sur un site qui suit de près le Synode en Amazonie : https://synodequotidien.wordpress.com/2019/11/03/3-novembre-2019/

Après lecture du texte du Cardinal Ouellet, nous nous interrogeons sur trois points.

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